AT VI, 109

DES SENS EN GENERAL.
Discours Quatriesme.

Mais il faut que ie vous die maintenant quelque chose de la Nature des sens en general, afin de pouuoir d’autant plus aysement expliquer en particulier celuy de la veuë. On sçait desia assés que c’est l’áme qui sent, et non le cors : car on voit que lors qu’elle est diuertie par vne extase ou forte contemplation, tout le cors demeure sans sentiment, encores qu’il y ait diuers obiects qui le touchent. Et on sçait que ce n’est pas proprement, en tant qu’elle est dans les membres qui seruent d’organes aux sens exterieurs, qu’elle sent, mais en tant qu’elle est dans le cerueau, où elle exerce cette faculté qu’ils apellent le sens commun ; car on voit des blessures et maladies qui n’offensant que le cerueau seul, empeschent generalement tous les sens, encores que le reste du cors ne laisse point pour cela d’estre animé. En Maire, p. 30
Image haute résolution sur Gallica
fin on sçait que c’est par l’entremise des Nerfs, que les impressions que font les obiets dans les membres exterieurs, paruienẽt iusques à l’ame dans le cerueau : car on voit diuers accidens, qui ne nuisant à rien qu’à quelque Nerf, ostent le sentiment de toutes les parties du cors, où ce Nerf enuoye ces branches, sans rien diminuer de celuy des autres. Mais pour sçauoir plus particulierement en quelle sorte l’ame demeurant dans le cerueau, peut AT VI, 110 ainsi par l’entremise des Nerfs, receuoir les impressions des obiets qui sont au dehors, il faut distinguer trois choses en ces Nerfs ; à sçauoir premierement les peaux qui les enuelopent, et qui prenant leur origine de celles qui enuelopent le cerueau, sont comme de petits tuyaux diuisés en plusieurs branches, qui se vont espandre ça et lâ par tous les membres, en mesme façon que les venes et les arteres. Puis leur substance interieure, qui s’estend en forme de petits filets tout le long de ces tuyaux, depuis le cerueau, d’où elle prend son origine, iusques aux extremités des autres membres, où elle s’attache ; en sorte qu’on peut imaginer en chacun de ces petits tuyaux, plusieurs de ces petits filets independans les vns des autres. Puis enfin les esprits animaux, qui sont comme vn air ou vn vent tres-subtil, qui venant des chambres ou concauités, qui sont dans le cerueau, s’escoule par ces mesmes tuyaux dans les muscles. Or les Anatomistes et Medecins auoüent assés, que ces trois choses se trouuent dans les Nerfs ; mais il ne me semble point qu’aucun d’eux en ait encores bien distingué les vsages. Car voyant que les Nerfs ne seruent pas seulement à donner le sentiment aux membres, mais Maire, p. 31
Image haute résolution sur Gallica
aussi à les mouuoir, et qu’il y a quelque fois des paralysies, qui ostent le mouuement, sans oster pour cela le sentiment ; tantost ils ont dit, qu’il y auoit deux sortes de Nerfs, dont les vns ne seruoyent que pour les sens, et les autres que pour les mouuemens ; et tantost que la faculté de sentir, estoit dans les peaux ou membranes, et que celle de mouuoir, estoit dans la substance interieure des Nerfs ; qui sont choses fort repugnantes à AT VI, 111 l’experience et à la raison. Car qui a iammais pû remarquer aucun Nerf, qui seruist au mouuement, sans seruir aussi à quelque sens ? Et comment, si c’estoit des peaux que le sentiment despendist, les diuerses impressions des obiets pourroyent elles par le moyen de ces peaux paruenir iusques au cerueau ? Afin donc d’euiter ces difficultés, il faut penser que ce sont les esprits, qui coulans par les Nerfs dans les Muscles, et les enflans plus ou moins, tantost les vns, tantost les autres, selon les diuerses façons que le cerueau les distribue, causent le mouuement de tous les membres : et que ce sont les petits filets, dont la substance interieure de ces Nerfs est composée, qui seruent aus sens. Et d’autant que ie n’ay point icy besoin de parler des mouuemens, ie desire seulement que vous conceuiés, que ces petits filets estans enfermés, comme i’ay dit, en des tuyaux qui sont tousiours enflés et tenus ouuers par les esprits qu’ils contienent, ne se pressent ny empeschent aucunement les vns les autres, et sont estendus depuis le cerueau iusques aux extremités de tous les membres qui sont capables de quelque sentiment, en telle sorte que pour peu qu’on touche et face mouuoir l’endroit de ces mẽbres, où quelqu’vn d’eux est attaché, Maire, p. 32
Image haute résolution sur Gallica
on fait aussi mouuoir au mesme instant l’endroit du cerueau d’où il vient, ainsi que tirant l’vn des bouts d’vne corde qui est toute tendue, on fait mouuoir au mesme instant l’autre bout. Car sçachant que ces filets sont ainsi enfermés en des tuyaux, que les esprits tienent tousiours vn peu enflés et entre ouuerts, il est aysé à entendre qu’encores qu’ils fussent beaucoup plus deliés, que ceux que filent les vers à soye, et plus foibles, AT VI, 112 que ceux des araignées, ils ne lairroyent pas de se pouuoir estendre, depuis la teste iusques aux membres les plus esloignés, sans estre en aucun hasard de se rompre, ny que les diuerses situations de ces membres empeschassent leurs mouuemens. Il faut outre cela prendre garde à ne pas supposer, que pour sentir, l’ame ait besoin de contempler quelques images qui soyent enuoyées par les obiects iusques au cerueau, ainsi que font communément nos Philosophes ; ou du moins il faut conceuoir la nature de ces images tout autrement qu’ils ne font. Car d’autant qu’ils ne considerent en elles autre chose, sinon qu’elles doiuent auoir de la resemblance auec les obiects qu’elles representent, il leur est impossible de nous monstrer, comment elles peuuent estre formées par ces obiects, et receues par les organes des sens exterieurs, et transmises par les Nerfs iusques au cerueau. Et ils n’ont eu aucune raison de les supposer, sinon que voyant que nostre pensée peut facilement estre excitée par vn tableau, à conceuoir l’obiect qui y est peint, il leur a semblé qu’elle deuoit l’estre en mesme façon, à conceuoir ceux qui touchent nos sens, par quelques petits tableaux qui s’en formassent en nostre Maire, p. 33
Image haute résolution sur Gallica
teste. Au lieu que nous deuons considerer, qu’il y a plusieurs autres choses que des images, qui peuuent exciter nostre pensée ; comme par exemple, les signes et les paroles, qui ne resemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient. Et si pour ne nous esloigner que le moins qu’il est possible des opinions desia receues, nous aymons mieux auoüer, que les obiets que nous sentons, enuoyent veritablement leurs images iusques au AT VI, 113 dedans de nostre cerueau : il faut au moins que nous remarquions, qu’il n’y a aucunes images, qui doiuent en tout resembler aux obiets qu’elles representent, car autrement il n’y auroit point de distinction entre l’obiet et son image : mais qu’il suffit qu’elles leur resemblent en peu de choses ; et souuent mesme que leur perfection depend de ce qu’elles ne leur resemblent pas tant qu’elles pourroyent faire. Comme vous voyés que les taille-douces n’estant faites que d’vn peu d’encre posée çà et là sur du papier, nous representent des forets, des villes, des hommes, et mesme des batailles, et des tempestes, bien que d’vne infinité de diuerses qualités qu’elles nous font conceuoir en ces obiets, il n’y en ait aucune que la figure seule, dont elles ayent proprement la resemblance. Et encores est-ce vne resemblance fort imparfaite, vû que sur vne superficie toute plate, elles nous representent des cors diuersement releués et enfoncés. Et que mesme, suiuant les regles de la perspectiue, souuent elles representent mieux des cercles, par des ouales, que par d’autres cercles ; et des quarrés par lozanges que pardes lozanges que par d’autres quarrés, et ainsi de toutes les autres figures. en sorte que souuent pour estre plus Maire, p. 34
Image haute résolution sur Gallica
parfaites en qualité d’images, et representer mieux vn obiect, elles doiuent ne luy pas resembler. Or il faut que nous pensions tout le mesme des images qui se forment en nostre cerueau, et que nous remarquions, qu’il est seulement question de sçauoir, comment elles peuuent donner moyen à l’ame, de sentir toutes les diuerses qualités des obiets ausquels elles se raportent, et non point, comment elles ont en soy leur resemblance. Comme AT VI, 114 lors que l’Aueugle, dont nous auons parlé cydessus, touche quelques cors de son baston, il est certain que ces cors n’enuoyent autre chose iusques à luy, sinon que faisant mouuoir diuersement son baston, selon les diuerses qualités qui sont en eux, ils meuuent par mesme moyen les nerfs de sa main, et en suite les endroits de son cerueau d’où vienent ces nerfs ; ce qui donne occasion à son ame, de sentir tout autant de diuerses qualités en ces cors, qu’il se trouue de varietés dans les mouuemens, qui sont causés par eux en son cerueau.