ARTICLE L.
Qu’il n’y a point d’ame si foible, qu’elle
ne puisse estant bien conduite acquerir
un pouvoir absolu sur ses passions.

Et il est utile icy de sçavoir que, comme il a deja esté dit cy dessus, encore que chaque mouvement de la glande, semble avoir esté joint par la nature à chacune de nos pensées, dés le commencement de nostre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude ; AT XI, 369 Ainsi que l’experience fait voir aux paroles, qui excitent des mouvemens en la glande, lesquels selon l’institution de la nature ne representent à l’ame que leur son, lors qu’elles sont proferées de la voix, ou la figure de leurs lettres, Le Gras, p. 76
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lors qu’elles sont escrites, et qui neantmoins par l’habitude qu’on a acquise en pensant à ce qu’elles signifient, lors qu’on a ouy leur son, ou bien qu’on a vû leurs lettres, ont coustume de faire concevoir cette signification, plustost que la figure de leurs lettres, ou bien le son de leurs syllabes. Il est utile aussi de sçavoir, qu’encore que les mouvemens tant de la glande que des esprits et du cerveau, qui representent à l’ame certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en elle certaines passions, ils peuvent toutefois par habitude en estre separez, et joints à d’autres fort differens; Et mesme que cette habitude peut estre acquise par une seule action, et ne requiert point un long usage. Ainsi lors qu’on rencontre inopinement quelque chose de fort sale, en une viande qu’on mange avec appetit, la surprise de cette rencontre peut Le Gras, p. 77
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tellement changer la disposition du cerveau, qu’on ne pourra plus voir par apres de telle viande qu’avec horreur, au lieu qu’on la mangeoit auparavant avec plaisir. Et on peut remarquer la mesme chose dans les bestes; car encore qu’elles n’ayent point de raison, n’y peut estre aussi aucune pensée, tous les mouvemens des esprits et de la glande, qui excitent en nous les passions, ne laissent pas d’estre en elles, et d’y servir à entretenir et fortifier, non pas comme en nous les passions, mais les mouvemens des nerfs et des muscles, AT XI, 370 qui ont coustume de les accompagner. Ainsi lors qu’un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle, et lors qu’il oit tirer un fuzil, ce bruit l’incite naturellement à s’en fuïr : mais neantmoins on dresse ordinairement les chiens couchans en telle sorte, que la veuë d’une perdrix fait qu’ils Le Gras, p. 78
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s’arrestent, et que le bruit qu’ils oyent apres, lors qu’on tire sur elle, fait qu’ils y accourent. Or ces choses sont utiles à sçavoir, pour donner le courage à un chacun d’estudier à regler ses passions. Car puis qu’on peut avec un peu d’industrie changer les mouvemens du cerveau, dans les animaux depourveus de raison, il est evident qu’on le peut encore mieux dans les hommes ; et que ceux mesme qui ont les plus foibles ames, pourroient acquerir un empire tres-absolu sur toutes leurs passions, si on employoit assez d’industrie à les dresser, et à les conduire.