ARTICLE XCIV.
Comment ces passions sont excitées par
des biens et des maux qui ne regardent
que le corps : et en quoy consistent le chatoüillement et la douleur.

Ainsi lors qu’on est en pleine santé et que le temps est plus serain que de coustume, on sent en soy une gayeté qui ne vient d’aucune fonction de l’entendement, mais seulement des impressions que le mouvement AT XI, 399 des esprits fait dans le cerveau ; Et on se sent triste en mesme façon lors que le corps est indisposé, encore qu’on ne sçache point qu’il le soit. Ainsi le chatoüillement des sens est suivy de si pres par la Ioye, et la douleur par la Tristesse, que la pluspart Le Gras, p. 128
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des hommes ne les distinguent point. Toutefois ils different si fort, qu’on peut quelquefois souffrir des douleurs avec Ioye, et recevoir des chatoüillemens qui déplaisent. Mais la cause qui fait que pour l’ordinaire la Ioye suit du chatoüillement, est que tout ce qu’on nomme chatoüillement ou sentiment agreable, consiste en ce que les objets des sens excitent quelque mouvement dans les nerfs, qui seroit capable de leur nuire s’ils n’avoient pas assez de force pour luy resister, ou que le corps ne fust pas bien disposé. ce qui fait une impression dans le cerveau, laquelle estant instituée de la Nature pour témoigner cette bonne disposition et cette force, la represente à l’ame comme un bien qui luy apartient, entant qu’elle est unie avec le corps, et ainsi excite en elle la Ioye. C’est presque la mesme raison qui fait qu’on Le Gras, p. 129
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prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de Passions, mesme à la Tristesse, et à la Haine, lors que ces passions ne sont causées que par les avantures estranges qu’on voit representer sur un theatre, ou par d’autres pareils sujets, qui ne pouvant nous nuire en aucune façon, semblent chatoüiller nostre ame en la touchant. Et la cause qui fait que la douleur produit ordinairement la Tristesse, est que le sentiment qu’on nomme douleur, vient tousjours de quelque action si violente qu’elle offense les nerfs ; en sorte qu’estant AT XI, 400 institué de la nature pour signifier à l’âme le dommage que reçoit le corps par cette action, et sa foiblesse en ce qu’il ne luy a pû resister, il luy represente l’un et l’autre comme des maux qui luy sont tousjours desagreables, excepté lors qu’ils causent quelques biens qu’elle estime plus qu’eux.