Le Gras, p. 1
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AT XI, 327

LES
PASSIONS
DE L’AME.
PREMIERE PARTIE,
DES PASSIONS
EN GENERAL :
Et par occasion de toute la
nature de l’homme.

ARTICLE I.
Que ce qui est Passion au regard d’un
sujet, est tousiours Action à
quelque autre égard.

Il n’y a rien en quoy paroisse mieux combien les sciences que nous avons des anciens sont defectueuses, qu’en ce qu’ils ont escrit des Passions. Car bien que ce soit une Le Gras, p. 2
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matiere dont la connoissance a tousiours esté fort recherchée ; et qu’elle ne semble pas estre des plus difficiles, à cause que chacun les sentant en soy-mesme, on n’a point besoin d’emprunter d’ailleurs aucune observation pour en decouvrir la nature : toutesfois ce que les Anciens en ont enseigné est si peu de chose, et pour la plus part si peu croyable, que je ne AT XI, 328 puis avoir aucune esperance d’approcher de la verité, qu’en m’éloignant des chemins qu’ils ont suivis. C’est pourquoy je seray obligé d’escrire icy en mesme façon, que si je traitois d’une matiere que jamais personne avant moy n’eust touchée. Et pour commencer, je considere que tout ce qui se fait, ou qui arrive de nouveau, est generalement appellé par les Philosophes une Passion au regard du sujet auquel il arrive, et une Action au regard de celuy qui fait qu’il arrive. Le Gras, p. 3
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En sorte que bien que l’agent et le patient soient souvent fort differens, l’Action et la Passion ne laissent pas d’estre tousjours une mesme chose, qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets ausquels on la peut raporter.

ARTICLE II.
Que pour connoistre les Passions de l’ame,
il faut distinguer ses fonctions
d’avec celles du corps.

Pvis aussi je considere que nous ne remarquons point qu’il y ait aucun sujet qui agisse plus immediatement contre nostre ame, que le corps auquel elle est jointe ; et que par consequent nous devons penser que ce qui est en elle une Passion, est communement en luy une Action ; en sorte qu’il ny a point de meilleur chemin pour venir à la connoissance de nos Passions, que d’examiner la difference Le Gras, p. 4
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qui est entre l’ame et le corps, affin de connoistre auquel des deux on doit attribuër chacune des fonctions qui sont en nous.

AT XI, 329

ARTICLE III.
Quelle regle on doit suivre pour
cet effect.

A Quoy on ne trouvera pas grande difficulté, si on prend garde que tout ce que nous experimentons estre en nous, et que nous voyons aussy pouvoir estre en des corps tout à fait inanimés, ne doit estre attribué qu’à nostre corps ; Et au contraire que tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit estre attribué à nostre ame.

Le Gras, p. 5
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ARTICLE IV.
Que la chaleur et le mouvement des
membres procedent du corps, et
les pensées de l’ame.

Ainsy à cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous avons raison de croire que toutes les sortes de pensées qui sont en nous appartienent à l’ame ; Et à cause que nous ne doutons point qu’il n’y ait des corps inanimez, qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nostres, et qui ont autant ou plus de chaleur (ce que l’experience fait voir en la flamme, qui seule a beaucoup plus de chaleur et de mouvements qu’aucun de nos membres) nous devons croire que toute la chaleur, et tous les mouvements qui sont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point Le Gras, p. 6
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de la pensée, n’appartienent qu’au corps.

AT XI, 330

ARTICLE V.
Que c’est erreur de croire que l’ame
donne le mouvement et la
chaleur au corps.

Au moyen de quoy nous eviterons une erreur tres-considerable, et en laquelle plusieurs sont tombez, en sorte que j’estime qu’elle est la premiere cause qui a empesché qu’on n’ait pû bien expliquer jusques icy les Passions, et les autres choses qui appartienent à l’ame. Elle consiste en ce que voyant que tous les corps morts sont privez de chaleur, et en suite de mouvement, on s’est imaginé que c’estoit l’absence de l’ame qui faisoit cesser ces mouvements et cette chaleur ; Et ainsy on a creu sans raison, que nostre chaleur naturelle et tous les mouvements de nos corps Le Gras, p. 7
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dépendent de l’ame : Au lieu qu’on devoit penser au contraire, que l’ame ne s’absente lorsqu’on meurt, qu’à cause que cette chaleur cesse, et que les organes qui servent à mouvoir le corps se corrompent.

ARTICLE VI.
Quelle difference il y a entre un corps
vivant et un corps mort.

Affin donc que nous evitions ceste erreur, considerons que la mort n’arrive jamais par la faute de l’ame, mais seulement parce que quelcune des principales parties du corps se corrompt ; et jugeons que le corps d’un homme vivant differe autant de celuy d’un homme AT XI, 331 mort, que fait une montre, ou autre automate (c’est à dire, autre machine qui se meut de soy-mesme) lors qu’elle est montée, et qu’elle a en soy le principe corporel des mouvemens pour lesquels Le Gras, p. 8
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elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, et la mesme montre, ou autre machine, lors qu’elle est rompuë et que le principe de son mouvement cesse d’agir.

ARTICLE VII.
Breve explication des parties du
corps, et de quelques unes
de ses fonctions.

Pour rendre cela plus intelligible, j’expliqueray icy en peu de mots toute la façon dont la machine de nostre corps est composée. Il n’y a personne qui ne sçache deja qu’il y a en nous un cœur, un cerveau, un estomac, des muscles, des nerfs, des arteres, des venes, et choses semblables. On sçait aussi que les viandes qu’on mange descendent dans l’estomac et dans les boyaux, d’où leur suc, coulant dans le foye, et dans toutes les venes, Le Gras, p. 9
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se mesle avec le sang qu’elles contienent, et par ce moyen en augmente la quantité. Ceux qui ont tant soit peu ouy parler de la Medecine, sçavent outre cela comment le cœur est composé, et comment tout le sang des venes peut facilement couler de la vene cave en son costé droit, et de là passer dans le poumon, par le vaisseau qu’on nomme la vene arterieuse, puis retourner du poumon dans le costé gauche du cœur, par le vaisseau nommé l’artere veneuse, et en fin passer de là dans la grande artere, dont les AT XI, 332 branches se respandent par tout le corps. Mesme tous ceux que l’authorité des Anciens n’a point entierement aveuglez, et qui ont voulu ouvrir les yeux pour examiner l’opinion d’Herveus touchant la circulation du sang, ne doutent point que toutes les venes et les arteres du corps, ne soient comme des ruisseaux, par Le Gras, p. 10
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où le sang coule sans cesse fort promptement, en prenant son cours de la cavité droite du cœur par la vene arterieuse, dont les branches sont esparses en tout le poumon, et jointes à celles de l’artere veneuse, par laquelle il passe du poumon dans le costé gauche du cœur, puis de là il va dans la grande artere, dont les branches esparses par tout le reste du corps sont jointes aux branches de la vene cave, qui portent derechef le mesme sang en la cavité droite du cœur : En sorte que ses deux cavitez sont comme des escluses, par chacune desquelles passe tout le sang, à chasque tour qu’il fait dans le corps. De plus on sçait que tous les mouvemens des membres dependent des muscles ; Et que ces muscles sont opposez les uns aux autres en telle sorte, que lors que l’un d’eux s’accourcit, il tire vers soy la partie du corps à laquelle il Le Gras, p. 11
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est attaché, ce qui fait allonger au mesme temps le muscle qui luy est opposé : Puis s’il arrive en un autre temps que ce dernier s’accourcisse, il fait que le premier se rallonge, et il retire vers soy la partie à laquelle ils sont attachez. En fin on sçait que tous ces mouvemens des muscles, comme aussi tous les sens, dépendent des nerfs, qui sont comme de petits filets, ou comme de petits tuyaux qui vienent tous du cerveau, et contienent, ainsy que luy, un certain air ou vent tres-subtil, qu’on nomme les esprits animaux.

AT XI, 333

ARTICLE VIII.
Quel est le principe de toutes ces
fonctions.

Mais on ne sçait pas communement, en quelle façon ces esprits animaux et ces nerfs contribuent aux mouvemens et aux Le Gras, p. 12
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sens, ny quel est le Principe corporel qui les fait agir ; c’est pourquoy, encore que j’en aye deja touché quelque chose en d’autres escrits, je ne lairray pas de dire icy succinctement, que pendant que nous vivons il y a une chaleur continuelle en nostre cœur, qui est une espece de feu que le sang des venes y entretient, et que ce feu est le principe corporel de tous les mouvemens de nos membres.

ARTICLE IX.
Comment se fait le mouvement
du cœur.

Son premier effet est qu’il dilate le sang dont les cavitez du cœur sont remplies : ce qui est cause que ce sang ayant besoin d’occuper un plus grand lieu, passe avec impetuosité de la cavité droite dans la vene arterieuse, et de la gauche dans la grande artere. Puis Le Gras, p. 13
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cette dilatation cessant, il entre incontinant de nouveau sang de la vene cave en la cavité droite du cœur, et de l’artere veneuse en la gauche. car il y a de petites peaux aux entrées de ces quatre vaisseaux tellement disposées, qu’elles font que le sang ne peut entrer dans AT XI, 334 le cœur que par les deux derniers, ny en sortir que par les deux autres. Le nouveau sang entré dans le cœur, y est incontinant apres rarefié en mesme façon que le precedent. Et c’est en cela seul que consiste le pouls ou battement du cœur et des arteres ; en sorte que ce battement se reïtere autant de fois qu’il entre de nouveau sang dans le cœur. C’est aussy cela seul qui donne au sang son mouvement, et fait qu’il coule sans cesse tres-viste en toutes les arteres et les venes ; Au moyen de quoy il porte la chaleur, qu’il acquiert dans le cœur, à toutes les autres parties Le Gras, p. 14
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du corps ; et il leur sert de nourriture.

ARTICLE X.
Comment les esprits animaux sont produits
dans le cerveau.

Mais ce qu’il y a icy de plus considerable, c’est que toutes les plus vives et plus subtiles parties du sang, que la chaleur a rarrfié dans le cœur, entrent sans cesse en grande quantité dans les cavitez du cerveau. Et la raison qui fait qu’elles y vont plustost qu’en aucun autre lieu, est que tout le sang qui sort du cœur par la grande artere, prend son cours en ligne droite vers ce lieu là, et que n’y pouvant pas tout entrer, à cause qu’il n’y a que des passages fort estroits, celles de ses parties qui sont les plus agitées et les plus subtiles y passent seules, pendant que le reste se respand en tous les autres endroits Le Gras, p. 15
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du corps. Or ces parties du sang tres-subtiles composent les esprits animaux. AT XI, 335 Et elles n’ont besoin à cet effect de recevoir aucun autre changement dans le cerveau, sinon qu’elles y sont separées des autres parties du sang moins subtiles. Car ce que je nomme icy des esprits, ne sont que des corps, et ils n’ont point d’autre proprieté, sinon que ce sont des corps tres-petits, et qui se meuvent tres-viste, ainsi que les parties de la flamme qui sort d’un flambeau : En sorte qu’ils ne s’arestent en aucun lieu ; et qu’à mesure qu’il en entre quelques uns dans les cavitez du cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores qui sont en sa substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, et de la dans les muscles, au moyen de quoy ils meuvent le corps en toutes les diverses façons qu’il peut estre meu.

Le Gras, p. 16
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ARTICLE XI.
Comment se font les mouvemens des
muscles.

Car la seule cause de tous les mouvemens des membres est, que quelques muscles s’acourcissent, et que leurs opposez s’alongent, ainsi qu’il a deja esté dit. Et la seule cause qui fait qu’un muscle s’acourcit plustost que son opposé, est qu’il vient tant soit peu plus d’esprits du cerveau vers luy que vers l’autre. Non pas que les esprits qui vienent immediatement du cerveau suffisent seuls pour mouvoir ces muscles, mais ils determinent les autres esprits, qui sont desia dans ces deux muscles, à sortir tous fort promptement de l’un d’eux, et passer dans l’autre : au moyen de quoy celuy d’ou ils sortent devient plus long et plus lasche ; AT XI, 336 et celuy dans lequel ils entrent, Le Gras, p. 17
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estant promptement enflé par eux, s’accourcit, et tire le membre auquel il est attaché. Ce qui est facile à concevoir, pourvû que l’on sçache qu’il n’y a que fort peu d’esprits animaux qui vienent continuellement du cerveau vers chaque muscle, mais qu’il y en a tousjours quantité d’autres enfermez dans le mesme muscle, qui s’y meuvent tres-viste, quelquefois en tournoyant seulement dans le lieu où ils sont, à sçavoir lors qu’ils ne trouvent point de passages ouverts pour en sortir, et quelquefois en coulant dans le muscle opposé. d’autant qu’il y a de petites ouvertures en chacun de ces muscles, par où ces esprits peuvent couler de l’un dans l’autre, et qui sont tellement disposées, que lors que les esprits qui vienent du cerveau vers l’un d’eux, ont tant soit peu plus de force que ceux qui vont vers l’autre, ils ouvrent toutes les entrées Le Gras, p. 18
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par où les esprits de l’autre muscle peuvent passer en cettuy-cy, et ferment en mesme temps toutes celles par où les esprits de cettuycy peuvent passer en l’autre : au moyen de quoy tous les esprits contenus auparavant en ces deux muscles, s’assemblent en l’un d’eux fort promptement, et ainsi l’enflent et l’accourcissent, pendant que l’autre s’allonge et se relasche.

ARTICLE XII.
Comment les objets de dehors agissent
contre les organes des sens.

Il reste encore icy à sçavoir les causes, qui font que les esprits ne coulent pas tousjours du cerveau dans AT XI, 337 les muscles en mesme façon, et qu’il en vient quelquefois plus vers les uns que vers les autres. Car outre l’action de l’ame qui veritablement est en nous l’une de ces causes, ainsi que je diray cy-apres, Le Gras, p. 19
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il y en a encore deux autres, qui ne dépendent que du corps, lesquelles il est besoin de remarquer. La premiere consiste en la diversité des mouvemens qui sont excitez dans les organes des sens par leurs objets, laquelle j’ay deja expliquée assez amplement en la Dioptrique ; mais affin que ceux qui verront cet escrit, n’ayent pas besoin d’en avoir leu d’autres, Ie repeteray icy qu’il y a trois choses à considerer dans les nerfs ; à sçavoir leur moëlle ou substance interieure, qui s’estend en forme de petits filets depuis le cerveau, d’où elle prend son origine, jusques aux extremitez des autres membres ausquelles ces filets sont attachez ; Puis les peaux qui les environnent, et qui estant continuës avec celles qui envelopent le cerveau, composent de petits tuyaux dans lesquels ces petits filets sont enfermez ; Puis en fin les esprits animaux, Le Gras, p. 20
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qui estant portez par ces mesmes tuyaux depuis le cerveau jusques aux muscles, sont cause que ces filets y demeurent entierement libres, et estendus en telle sorte, que la moindre chose qui meut la partie du corps où l’extrémité de quelqu’un d’eux est attachée, fait mouvoir par mesme moyen la partie du cerveau d’où il vient. En mesme façon que lors qu’on tire l’un des bouts d’une corde on fait mouvoir l’autre.

AT XI, 338

ARTICLE XIII.
Que cette action des objets de dehors,
peut conduire diversement les
esprits dans les muscles.

Et j’ay expliqué en la Dioptrique, comment tous les objets de la veuë, ne se communiquent à nous que par cela seul, qu’ils meuvent localement, par l’entremise Le Gras, p. 21
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des corps transparens qui sont entre eux et nous, les petits filets des nerfs optiques, qui sont au fond de nos yeux, et en suite les endroits du cerveau d’où vienent ces nerfs : qu’ils les meuvent, dis-je, en autant de diverses façons qu’ils nous font voir de diversitez dans les choses ; Et que ce ne sont pas immediatement les mouvemens qui se font en l’œil, mais ceux qui se font dans le cerveau, qui representent à l’ame ces objets. A l’exemple de quoy il est aysé de concevoir que les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, la douleur, la faim, la soif, et generalement tous les objets, tant de nos autres sens exterieurs, que de nos appetits interieurs, excitent aussi quelque mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusques au cerveau. Et outre que ces divers mouvemens du cerveau font avoir à nostre ame divers sentimens, ils peuvent aussi Le Gras, p. 22
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faire sans elle, que les esprits prenent leur cours vers certains muscles, plustost que vers d’autres, et ainsi qu’ils meuvent nos membres. Ce que je prouveray seulement icy par un exemple. Si quelcun avance promptement sa main contre nos AT XI, 339 yeux, comme pour nous fraper, quoy que nous sçachions qu’il est nostre ami, qu’il ne fait cela que par jeu, et qu’il se gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous empescher de les fermer : ce qui monstre que ce n’est point par l’entremise de nostre ame qu’ils se ferment, puisque c’est contre nostre volonté, laquelle est sa seule ou du moins sa principale action ; Mais que c’est à cause que la machine de nostre corps est tellement composée, que le mouvement de cette main vers nos yeux, excite un autre mouvement en nostre cerveau, qui conduit les esprits animaux dans Le Gras, p. 23
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les muscles qui font abaisser les paupieres.

ARTICLE XIV.
Que la diversité qui est entre les
esprits peut aussi diversifier
leur cours.

L’autre cause qui sert à conduire diversement les esprits animaux dans les muscles, est l’inégale agitation de ces esprits, et la diversité de leurs parties. Car lors que quelques unes de leurs parties sont plus grosses et plus agitées que les autres, elles passent plus avant en ligne droite dans les cavitez et dans les pores du cerveau, et par ce moyen sont conduites en d’autres muscles qu’elles ne seroient, si elles avoient moins de force.

Le Gras, p. 24
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AT XI, 340

ARTICLE XV.
Quelles sont les causes de leur
diversité.

Et cette inegalité peut proceder des diverses matieres dont ils sont composez, comme on voit en ceux qui ont beu beaucoup de vin, que les vapeurs de ce vin entrant promptement dans le sang, montent du cœur au cerveau, où elles se convertissent en esprits, qui estant plus forts et plus abondans que ceux qui y sont d’ordinaire, sont capables de mouvoir le corps en plusieurs estranges façons. Cette inegalité des esprits, peut aussi proceder des diverses dispositions du cœur, du foye, de l’estomac, de la rate, et de toutes les autres parties qui contribuent à leur production. Car il faut principalement icy remarquer certains petits nerfs inserez dans la baze du Le Gras, p. 25
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cœur, qui servent à eslargir et estrecir les entrées de ses concavitez : au moyen de quoy le sang s’y dilatant plus ou moins fort, produit des esprits diversement disposez. Il faut aussi remarquer que bien que le sang qui entre dans le cœur, y viene de tous les autres endroits du corps, il arrive souvent neantmoins, qu’il y est davantage poussé de quelques parties que des autres, à cause que les nerfs et les muscles qui respondent à ces parties là, le pressent ou l’agitent davantage ; Et que selon la diversité des parties desquelles il vient le plus, il se dilate diversement dans le cœur, et en suite produit des esprits qui ont des qualitez differentes. Ainsi par exemple, celuy qui vient de la partie inferieure du AT XI, 341 foye, où est le fiel, se dilate d’autre façon dans le cœur, que celuy qui vient de la rate ; et cetuy-cy autrement que celuy qui vient des venes Le Gras, p. 26
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des bras ou des jambes ; et enfin cettuycy tout autrement que le suc des viandes, lors qu’estant nouvellement sorti de l’estomac et des boyaux, il passe promptement par le foye jusques au cœur.

ARTICLE XVI.
Comment tous les membres peuvent
estre meus par les objets des sens,
et par les esprits, sans
l’ayde de l’ame.

Enfin il faut remarquer que la machine de nostre corps est tellement composée, que tous les changemens qui arrivent au mouvement des esprits, peuvent faire qu’ils ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres ; et reciproquement que lors que quelcun de ces pores est tant soit peu plus ou moins ouvert que de coustume, par l’action des nerfs qui servent au sens, cela change quelque Le Gras, p. 27
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chose au mouvement des esprits, et fait qu’ils sont conduits dans les muscles qui servent à mouvoir le corps, en la façon qu’il est ordinairement meu à l’occasion d’une telle action. En sorte que tous les mouvemens que nous faisons sans que nostre volonté y contribuë, (comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bestes) ne dépendent que de la conformation de nos membres, AT XI, 342 et du cours que les esprits excitez par la chaleur du cœur suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles. En mesme façon que le mouvement d’une monstre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses rouës.

Le Gras, p. 28
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ARTICLE XVII.
Quelles sont les fonctions de l’ame.

Apres avoir ainsi consideré toutes les fonctions qui appartienent au corps seul, il est aysé de connoistre qu’il ne reste rien en nous que nous devions attribuër à nostre ame, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres : à sçavoir les unes sont les actions de l’ame, les autres sont ses passions. Celles que je nomme ses actions, sont toutes nos volontez, à cause que nous experimentons qu’elles vienent directement de nostre ame, et semblent ne dependre que d’elle ; Comme au contraire on peut generalement nommer ses passions, toutes les sortes de perceptions ou connoissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n’est pas nostre ame qui les fait telles qu’elles sont, Le Gras, p. 29
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et que tousjours elle les reçoit des choses qui sont representées par elles.

ARTICLE XVIII.
De la volonté.

Derechef nos volontez sont de deux sortes : car les AT XI, 343 unes sont des actions de l’ame, qui se terminent en l’ame mesme, comme lors que nous voulons aymer Dieu, ou generalement appliquer nostre pensée à quelque objet qui n’est point materiel. Les autres sont des actions qui se terminent en nostre corps, comme lors que de cela seul que nous avons la volonté de nous promener, il suit que nos jambes se remuent et que nous marchons.

Le Gras, p. 30
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ARTICLE XIX.
De la Perception.

Nos perceptions sont aussi de deux sortes, et les unes ont l’ame pour cause, les autres le corps. Celles qui ont l’ame pour cause sont les perceptions de nos volontez, et de toutes les imaginations ou autres pensées qui en dépendent. Car il est certain que nous ne sçaurions vouloir aucune chose, que nous n’apercevions par mesme moyen que nous la voulons. Et bien qu’au regard de nostre ame, ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c’est aussi en elle une passion d’apercevoir qu’elle veut. Toutefois à cause que cette perception et cette volonté ne sont en effet qu’une mesme chose, la denomination se fait tousjours par ce qui est le plus noble ; et ainsi on n’a Le Gras, p. 31
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point coustume de la nommer une passion, mais seulement une action.

AT XI, 344

ARTICLE XX.
Des imaginations et autres pensées qui
sont formées par l’ame.

Lors que nostre ame s’applique à imaginer quelque chose qui n’est point, comme à se representer un palais enchanté ou une chimere ; et aussi lors qu’elle s’applique à considerer quelque chose qui est seulement intelligible, et non point imaginable, par exemple, à considerer sa propre nature, les perceptions qu’elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu’elle les apperçoit. c’est pourquoy on a coustume de les considerer comme des actions, plustost que comme des passions.

Le Gras, p. 32
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ARTICLE XXI.
Des imaginations qui n’ont pour cause
que le corps.

Entre les perceptions qui sont causées par le corps, la plus part dependent des nerfs. mais il y en a aussi quelques unes qui n’en dependent point, et qu’on nomme des imaginations, ainsi que celles d’ont je viens de parler, desquelles neantmoins elles different en ce que nostre volonté ne s’employe point à les former ; ce qui fait qu’elles ne peuvent estre mises au nombre des actions de l’ame ; Et elles ne procedent que de ce que les esprits estant diversement agitez, et rencontrant les traces de diverses impressions qui ont precedé dans le cerveau, ils y prenent leur cours AT XI, 345 fortuitement par certains pores, plustost que par d’autres. Telles sont les illusions de Le Gras, p. 33
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nos songes, Et aussi les resveries que nous avons souvent estant éveillez, lors que nostre pensée erre, nonchalamment, sans s’appliquer à rien de soy-mesme. Or encore que quelques unes de ces imaginations, soient des passions de l’ame, en prenant ce mot en sa plus propre et plus particuliere signification ; et qu’elles puissent estre toutes ainsi nommées, si on le prend en une signification plus generale : Toutefois pource qu’elles n’ont pas une cause si notable et si determinée, que les perceptions que l’ame reçoit par l’entremise des nerfs, et qu’elles semblent n’en estre que l’ombre et la peinture, avant que nous les puissions bien distinguer, il faut considerer la difference qui est entre ces autres.

Le Gras, p. 34
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ARTICLE XXII.
De la difference qui est entre les autres
perceptions.

Toutes les perceptions que je n’ay pas encore expliquées vienent à l’ame par l’entremise des nerfs, et il y a entre elles cette difference, que nous les rapportons les unes aux objets de dehors qui frapent nos sens, les autres à nostre corps, où à quelques unes de ses parties, et enfin les autres à nostre ame.

AT XI, 346

ARTICLE XXIII.
Des perceptions que nous rapportons aux
objets qui sont hors de nous.

Celles que nous rapportons à des choses qui sont hors de nous, à sçavoir aux objets de nos sens, sont causées (au moins, lors que nostre opinion n’est point fausse) Le Gras, p. 35
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par ces objets, qui, excitant quelques mouvemens dans les organes des sens exterieurs, en excitent aussi par l’entremise des nerfs dans le cerveau, lesquels font que l’ame les sent. Ainsi lors que nous voyons la lumiere d’un flambeau, et que nous oyons le son d’une cloche, ce son et cette lumiere sont deux diverses actions, qui par cela seul qu’elles excitent deux divers mouvemens en quelques uns de nos nerfs, et par leur moyen dans le cerveau, donnent à l’ame deux sentimens differens, lesquels nous raportons tellement aux sujets que nous supposons estre leurs causes, que nous pensons voir le flambeau mesme, et ouïr la cloche, non pas sentir seulement des mouvemens qui vienent d’eux.

Le Gras, p. 36
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ARTICLE XXIV.
Des perceptions que nous raportons à
nostre corps.

Les perceptions que nous raportons à nostre corps ou à quelques unes de ses parties, sont celles que nous avons de la faim, de la soif, et de nos autres appetits naturels ; à quoy on peut joindre la douleur, la AT XI, 347 chaleur, et les autres affections que nous sentons comme dans nos membres, et non pas comme dans les objets qui sont hors de nous ; Ainsi nous pouvons sentir en mesme temps, et par l’entremise des mesmes nerfs, la froideur de nostre main, et la chaleur de la flamme dont elle s’approche ; ou bien au contraire la chaleur de la main, et le froid de l’air auquel elle est exposée : Sans qu’il y ait aucune difference entre les actions qui nous font sentir le chaud ou le Le Gras, p. 37
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froid qui est en nostre main, et celles qui nous font sentir celuy qui est hors de nous ; si non que l’une de ces actions survenant à l’autre, nous jugeons que la premiere est deja en nous, et que celle qui survient n’y est pas encore, mais en l’objet qui la cause.

ARTICLE XXV.
Des perceptions que nous raportons à
nostre ame.

Les perceptions qu’on raporte seulement à l’ame, sont celles dont on sent les effets comme en l’ame mesme, et desquelles on ne connoist communement aucune cause prochaine, à laquelle on les puisse raporter. Tels sont les sentimens de joye, de colere, et autres semblables, qui sont quelquefois excitez en nous par les objets qui meuvent nos nerfs, et quelquefois aussi par d’autres causes. Le Gras, p. 38
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Or encore que toutes nos perceptions, tant celles qu’on rapporte aux objets qui sont hors de nous, que celles qu’on rapporte aux diverses affections de nostre corps, soient veritablement des passions au regard de nostre ame, lors AT XI, 348 qu’on prend ce mot en sa plus generale signification ; Toutefois on a coustume de le restreindre à signifier seulement celles qui se rapportent à l’ame mesme. Et ce ne sont que ces dernieres que j’ay entrepris icy d’expliquer sous le nom des passions de l’ame.

ARTICLE XXVI.
Que les imaginations, qui ne depen
dent que du mouvement fortuit des
esprits, peuvent estre d’aussi veritables
passions, que les perceptions qui
dépendent des nerfs.

Il reste icy à remarquer, que toutes les mesmes choses que l’ame Le Gras, p. 39
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aperçoit par l’entremise des nerfs, luy peuvent aussi estre représentées par le cours fortuit des esprits ; sans qu’il y ait autre difference, sinon que les impressions qui vienent dans le cerveau par les nerfs, ont coustume d’estre plus vives et plus expresses, que celles que les esprits y excitent. ce qui m’a fait dire en l’art. 21. que celles-cy sont comme l’ombre ou la peinture des autres. Il faut aussi remarquer qu’il arrive quelquefois, que cette peinture est si semblable à la chose qu’elle represente, qu’on peut y estre trompé touchant les perceptions qui se rapportent aux objets qui sont hors de nous, ou bien celles qui se rapportent à quelques parties de nostre corps, mais qu’on ne peut pas l’estre en mesme façon touchant les passions, d’autant qu’elles sont si proches et si interieures à nostre ame, qu’il est impossible qu’elle les sente sans qu’elles soient veritablement Le Gras, p. 40
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telles qu’elle les sent. Ainsi souvent lorsque l’on dort, et mesme quelquefois AT XI, 349 estant éveillé on imagine si fortement certaines choses, qu’on pense les voir devant soy, ou les sentir en son corps, bien qu’elles n’y soient aucunement : Mais encore qu’on soit endormi, et qu’on resve ; on ne sçauroit se sentir triste ou emeu de quelque autre passion, qu’il ne soit tres-vray que l’ame a en soy cette passion.

ARTICLE XXVII.
La Definition des Passions de l’ame.

Apres avoir ainsi consideré en quoy les passions de l’ame different de toutes ses autres pensées, il me semble qu’on peut generalement les definir, Des perceptions, ou des sentimens, ou des émotions de l’ame, qu’on raporte particulierement à elle, et qui sont Le Gras, p. 41
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causées, entretenuës, et fortifiées par quelque mouvement des esprits.

ARTICLE XXVIII.
Explication de la premiere partie de
cette definition.

On les peut nommer des perceptions lors qu’on se sert generalement de ce mot, pour signifier toutes les pensées qui ne sont point des actions de l’ame, ou des volontez ; mais non point lors qu’on ne s’en sert que pour signifier des connoissances evidentes. car l’experience fait voir que ceux qui sont les plus agitez par leurs passions, ne sont pas ceux qui les connoissent le AT XI, 350 mieux, et qu’elles sont du nombre des perceptions que l’estroite alliance qui est entre l’ame et le corps rend confuses et obscures. On les peut aussi nommer des sentimens, à cause qu’elles Le Gras, p. 42
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sont receuës en l’ame en mesme façon que les objets des sens exterieurs, et ne sont pas autrement connuës par elle. Mais on peut encore mieux les nommer des émotions de l’ame, non seulement à cause que ce nom peut estre attribué à tous les changemens qui arrivent en elle, c’est à dire à toutes les diverses pensées qui luy vienent ; mais particulierement, pource que de toutes les sortes de pensées qu’elle peut avoir, il n’y en a point d’autres qui l’agitent et l’esbranlent si fort que font ces passions.

ARTICLE XXIX.
Explication de son autre partie.

I’adjouste qu’elles se rapportent particulierement à l’ame, pour les distinguer des autres sentimens, qu’on rapporte, les uns aux objets exterieurs, comme les odeurs, les Le Gras, p. 43
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sons, les couleurs ; les autres à nostre corps, comme la faim, la soif, la douleur. I’adjouste aussi qu’elles sont causées, entretenuës et fortifiées par quelque mouvement des esprits, affin de les distinguer de nos volontez, qu’on peut nommer des émotions de l’ame qui se raportent à elle, mais qui sont causées par elle mesme ; Et aussi affin d’expliquer leur derniere et plus prochaine cause, qui les distingue derechef des autres sentimens.

AT XI, 351

ARTICLE XXX.
Que l’ame est unie à toutes les parties
du corps conjointement.

Mais pour entendre plus parfaitement toutes ces choses, il est besoin de sçavoir, que l’ame est veritablement jointe à tout le corps, et qu’on ne peut pas proprement dire qu’elle soit en quelcune de ses parties, à l’exclusion Le Gras, p. 44
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des autres, à cause qu’il est un, et en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses organes, qui se raportent tellement tous l’un à l’autre, que lors que quelcun d’eux est osté, cela rend tout le corps defectueux : Et à cause qu’elle est d’une nature qui n’a aucun raport à l’estenduë, ny aux dimensions, ou autres proprietez de la matiere, dont le corps est composé ; mais seulement à tout l’assemblage de ses organes. Comme il paroist, de ce qu’on ne sçauroit aucunement concevoir la moitié ou le tiers d’une ame, ny quelle estenduë elle occupe ; et qu’elle ne devient point plus petite de ce qu’on retranche quelque partie du corps, mais qu’elle s’en separe entierement lors qu’on dissout l’assemblage de ses organes.

Le Gras, p. 45
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ARTICLE XXXI.
Qu’il y a une petite glande dans le cerveau
en laquelle l’ame exerce ses fonctions,
plus particulierement que
dans les autres parties.

Il est besoin aussi de sçavoir que bien que l’ame soit jointe à tout le corps, il y a neantmoins en luy quelque AT XI, 352 partie, en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulierement qu’en toutes les autres. Et on croit communement que cette partie est le cerveau, ou peut estre le cœur ; le cerveau, à cause que c’est à luy que se raportent les organes des sens ; et le cœur, à cause que c’est comme en luy qu’on sent les passions. Mais en examinant la chose avec soin, il me semble avoir evidemment reconnu, que la partie du corps en laquelle l’ame exerce immediatement ses fonctions, n’est nullement le cœur ; Le Gras, p. 46
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ni aussi tout le cerveau, mais seulement la plus interieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance, et tellement suspenduë au dessus du conduit, par lequel les esprits de ses cavitez anterieures ont communication avec ceux de la posterieure, que les moindres mouvemens qui sont en elle, peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits, et reciproquement que les moindres changemens qui arrivent au cours des esprits, peuvent beaucoup pour changer les mouvemens de cette glande.

ARTICLE XXXII.
Comment on connoist que cette glande,
est le principal siege de l’ame.

La raison qui me persuade que l’ame ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que cette Le Gras, p. 47
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glande, où elle exerce immediatement ses fonctions, est que je considere que les autres parties de nostre cerveau AT XI, 353 sont toutes doubles, comme aussi nous avons deux yeux, deux mains, deux oreilles, et enfin tous les organes de nos sens exterieurs sont doubles ; Et que d’autant que nous n’avons qu’une seule et simple pensée d’une mesme chose en mesme temps, il faut necessairement qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui vienent par les deux yeux, ou les deux autres impressions qui vienent d’un seul objet par les doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant qu’elles parvienent à l’ame, affin qu’elles ne luy representent pas deux objets au lieu d’un. Et on peut aysement concevoir que ces images ou autres impressions se reünissent en cette glande, par l’entremise des esprits qui remplissent les cavitez Le Gras, p. 48
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du cerveau ; mais il n’y a aucun autre endroit dans le corps, où elles puissent ainsi estre uniës, sinon en suite de ce qu’elles le sont en cette glande.

ARTICLE XXXIII.
Que le siege des passions n’est pas dans
le cœur.

Pour l’opinion de ceux qui pensent que l’ame reçoit ses passions dans le cœur, elle n’est aucunement considerable ; car elle n’est fondée que sur ce que les passions y font sentir quelque alteration ; et il est aysé à remarquer que cette alteration n’est sentie comme dans le cœur, que par l’entremise d’un petit nerf qui descend du cerveau vers luy : ainsi que la douleur est sentie comme dans le pied, par l’entremise des nerfs du pied ; et les astres sont aperceus comme dans le AT XI, 354 ciel, par l’entremise de leur Le Gras, p. 49
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lumiere et des nerfs optiques : en sorte qu’il n’est pas plus necessaire que nostre ame exerce immediatement ses fonctions dans le cœur, pour y sentir ses passions, qu’il est necessaire qu’elle soit dans le ciel pour y voir les astres.

ARTICLE XXXIV.
Comment l’ame et le corps agissent l’un
contre l’autre.

Concevons donc icy que l’ame a son siege principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, d’où elle rayonne en tout le reste du corps par l’entremise des esprits, des nerfs et mesme du sang, qui, participant aux impressions des esprits, les peut porter par les arteres en tous les membres. Et nous souvenant de ce qui a esté dit cy dessus de la machine de nostre corps, à sçavoir que les petits filets de nos nerfs sont tellement Le Gras, p. 50
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distribuez en toutes ses parties, qu’à l’occasion des divers mouvemens qui y sont excitez par les objets sensibles, ils ouvrent diversement les pores du cerveau. ce qui fait que les esprits animaux, contenus en ses cavitez entrent diversement dans les muscles, au moyen dequoy ils peuvent mouvoir les membres en toutes les diverses façons qu’ils sont capables d’estre meus ; et aussi que toutes les autres causes, qui peuvent diversement mouvoir les esprits, suffisent pour les conduire en divers muscles. Adjoustons icy que la petite glande qui est le principal siege de l’ame, est tellement suspenduë entre les cavitez qui AT XI, 355 contiennent ces esprits, qu’elle peut estre meuë par eux en autant de diverses façons, qu’il y a de diversitez sensibles dans les objets ; Mais qu’elle peut aussi estre diversement meuë par l’ame, laquelle est de telle Le Gras, p. 51
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nature qu’elle reçoit autant de diverses impressions en elle, c’est à dire, qu’elle a autant de diverses perceptions, qu’il arrive de divers mouvemens en cette glande. Comme aussi reciproquement la machine du corps est tellement composée, que de cela seul que cette glande est diversement meuë par l’ame, ou par telle autre cause que ce puisse estre, elle pousse les esprits qui l’environnent vers les pores du cerveau, qui les conduisent par les nerfs dans les muscles, au moyen dequoy elle leur fait mouvoir les membres.

ARTICLE XXXV.
Exemple de la façon que les impressions
des objets s’unissent en la glande
qui est au milieu du
cerveau.

Ainsi par exemple, si nous voyons quelque animal venir vers Le Gras, p. 52
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nous, la lumiere refleschie de son corps en peint deux images, une en chacun de nos yeux ; et ces deux images en forment deux autres, par l’entremise des nerfs optiques, dans la superficie interieure du cerveau, qui regarde ses concavitez ; puis de là, par l’entremise des esprits dont ces cavitez sont remplies, ces images rayonnent en telle sorte vers la petite glande que ces esprits environnent, que le mouvement qui compose chaque point de l’une des images, tend vers le mesme point de la glande, vers lequel AT XI, 356 tend le mouvement, qui forme le point de l’autre image, lequel represente la mesme partie de cet animal ; au moyen de quoy les deux images qui sont dans le cerveau n’en composent qu’une seule sur la glande, qui agissant immediatement contre l’ame, luy fait voir la figure de cet animal.

Le Gras, p. 53
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ARTICLE XXXVI.
Exemple de la façon que les Passions sont
excitées en l’ame.

Et outre cela si cette figure est fort estrange et fort effroyable, c’est à dire si elle a beaucoup de rapport avec les choses qui ont esté auparavant, nuisibles au corps, cela excite en l’ame la passion de la crainte, et en suite celle de la hardiesse, ou bien celle de la peur et de l’espouvante, selon le divers temperament du corps, ou la force de l’ame, et selon qu’on s’est auparavant garanti par la defense ou par la fuite, contre les choses nuisibles ausquelles l’impression presente a du rapport. Car cela rend le cerveau tellement disposé en quelques hommes, que les esprits reflechis de l’image ainsi formée sur la glande, vont de là se rendre, partie dans les nerfs qui servent à Le Gras, p. 54
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tourner le dos et remuer les jambes pour s’en fuïr ; et partie en ceux qui eslargissent ou estrecissent tellement les orifices du cœur, ou bien qui agitent tellement les autres parties d’où le sang luy est envoyé, que ce sang y estant rarefié d’autre façon que de coustume, il envoye des esprits au cerveau, qui sont propres à AT XI, 357 entretenir et fortifier la passion de la peur, c’est à dire qui sont propres à tenir ouverts, ou bien à ouvrir derechef, les pores du cerveau qui les conduisent dans les mesmes nerfs. Car de cela seul que ces esprits entrent en ces pores, ils excitent un mouvement particulier en cette glande, lequel est institué de la nature, pour faire sentir à l’ame cette passion. Et pource que ces pores se raportent principalement aux petits nerfs, qui servent à reserrer ou eslargir les orifices du cœur, cela fait que l’ame la Le Gras, p. 55
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sent principalement comme dans le cœur.

ARTICLE XXXVII.
Comment il paroist qu’elles sont toutes
causées par quelque mouvement
des esprits.

Et pource que le semblable arrive en toutes les autres passions, à sçavoir qu’elles sont principalement causées par les esprits contenus dans les cavitez du cerveau, entant qu’ils prenent leur cours vers les nerfs, qui servent à eslargir ou estrecir les orifices du cœur, ou à pousser diversement vers luy le sang qui est dans les autres parties, ou, en quelque autre façon que ce soit à entretenir la mesme passion : On peut clairement entendre de cecy, pourquoy j’ay mis cy dessus en leur definition, qu’elles sont causées par quelque mouvement particulier des esprits.

Le Gras, p. 56
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AT XI, 358

ARTICLE XXXVIII.
Exemple des mouvemens du corps qui
accompagnent les passions, et ne
dependent point de l’ame.

Au reste en mesme façon que le cours que prenent ces esprits vers les nerfs du cœur, suffit pour donner le mouvement à la glande, par lequel la peur est mise dans l’ame ; ainsi aussi par cela seul que quelques esprits vont en mesme temps vers les nerfs, qui servent à remuër les jambes pour fuïr, ils causent un autre mouvement en la mesme glande, par le moyen duquel l’ame sent et aperçoit cette fuite, laquelle peut en cette façon estre excitée dans le corps, par la seule disposition des organes, et sans que l’ame y contribuë.

Le Gras, p. 57
Image haute résolution sur Gallica

ARTICLE XXXIX.
Comment une mesme cause peut exciter
diverses passions en divers hommes.

La mesme impression que la presence d’un objet effroyable fait sur la glande, et qui cause la peur en quelques hommes, peut exciter en d’autres le courage et la hardiesse : dont la raison est, que tous les cerveaux ne sont pas disposez en mesme façon ; et que le mesme mouvement de la glande, qui en quelques uns excite la peur, fait dans les autres que les esprits entrent dans les pores du cerveau, qui les conduisent partie dans les nerfs qui servent à remuër les mains AT XI, 359 pour se defendre, et partie en ceux qui agitent et poussent le sang vers le cœur, en la façon qui est requise pour produire des esprits propres à continuër cette defence, et en retenir la volonté.

Le Gras, p. 58
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ARTICLE XL.
Quel est le principal effect des
passions.

Car il est besoin de remarquer que le principal effect de toutes les passions dans les hommes, est qu’elles incitent et disposent leur ame à vouloir les choses ausquelles elles preparent leur corps : En sorte que le sentiment de la peur l’incite à vouloir fuïr, celuy de la hardiesse à vouloir combattre : et ainsi des autres.

ARTICLE XLI.
Quel est le pouvoir de l’ame au regard
du corps.

Mais la volonté est tellement libre de sa nature, qu’elle ne peut jamais estre contrainte : et des deux sortes de pensées que j’ay distinguées en l’ame, dont les unes Le Gras, p. 59
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sont ses actions, à sçavoir ses volontez, les autres ses passions, en prenant ce mot en sa plus generale signification, qui comprend toutes sortes de perceptions ; Les premieres sont absolument en son pouvoir, et ne peuvent qu’indirectement estre changées par le corps ; comme au contraire les dernieres dependent absolument des actions qui les produisent, et elles ne peuvent qu’indirectement estre changées AT XI, 360 par l’ame, excepté lors qu’elle est elle mesme leur cause. Et toute l’action de l’ame consiste en ce que par cela seul qu’elle veut quelque chose, elle fait que la petite glande, à qui elle est estroitement jointe, se meut en la façon qui est requise pour produire l’effect qui se raporte à cette volonté.

Le Gras, p. 60
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ARTICLE XLII.
Comment on trouve en sa memoire les
choses dont on veut se souvenir.

Ainsi lors que l’ame veut se souvenir de quelque chose, cette volonté fait que la glande se penchant successivement vers divers costez, pousse les esprits vers divers endroits du cerveau, jusques à ce qu’ils rencontrent celuy où sont les traces que l’objet dont on veut se souvenir y a laissées. Car ces traces ne sont autre chose sinon que les pores du cerveau, par où les esprits ont auparavant pris leur cours, à cause de la presence de cet objet, ont acquis par cela une plus grande facilité que les autres, à estre ouverts derechef en mesme façon, par les esprits qui vienent vers eux : En sorte que ces esprits rencontrant ces pores, entrent dedans plus facilement que dans Le Gras, p. 61
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les autres : au moyen de quoy ils excitent un mouvement particulier en la glande, lequel represente à l’ame le mesme objet, et luy fait connoistre qu’il est celuy duquel elle vouloit se souvenir.

AT XI, 361

ARTICLE XLIII.
Comment l’ame peut imaginer, estre
attentive, et mouvoir le corps.

Ainsi quand on veut imaginer quelque chose qu’on n’a jamais veuë, cette volonté a la force de faire que la glande se meut en la façon qui est requise, pour pousser les esprits vers les pores du cerveau, par l’ouverture desquels cette chose peut estre representée. Ainsi quand on veut arester son attention à considerer quelque temps un mesme objet, cette volonté retient la glande pendant ce temps là, penchée vers un mesme costé. Ainsi enfin quand on veut Le Gras, p. 62
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marcher, ou mouvoir son corps en quelque autre façon, cette volonté fait que la glande pousse les esprits vers les muscles qui servent à cet effect.

ARTICLE XLIV.
Que chaque volonté est naturellement
jointe à quelque mouvement de la
glande ; mais que par industrie ou
par habitude on la peut joindre à
d’autres.

Toutefois ce n’est pas tousjours la volonté d’exciter en nous quelque mouvement, ou quelque autre effect, qui peut faire que nous l’excitons : mais cela change selon que la nature ou l’habitude ont diversement joint chaque mouvement de la glande à chaque pensée. Ainsi, par exemple, si on veut disposer ses yeux à regarder un objet fort eloigné, cette volonté fait que AT XI, 362 leur prunelle s’eslargit ; Le Gras, p. 63
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et si on les veut disposer à regarder un objet fort proche, cette volonté fait qu’elle s’estrecit. Mais si on pense seulement à eslargir la prunelle, on a beau en avoir la volonté, on ne l’eslargit point pour cela : d’autant que la nature n’a pas joint le mouvement de la glande, qui sert à pousser les esprits vers le nerf optique en la façon qui est requise pour eslargir ou estrécir la prunelle, avec la volonté de l’eslargir ou estrecir, mais bien avec celle de regarder des objets esloignez ou proches. Et lors qu’en parlant nous ne pensons qu’au sens de ce que nous voulons dire, cela fait que nous remüons la langue et les levres beaucoup plus promptement et beaucoup mieux, que si nous pensions à les remuër en toutes les façons qui sont requises pour proferer les mesmes paroles. D’autant que l’habitude, que nous avons acquise en apprenant Le Gras, p. 64
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à parler, a fait que nous avons joint l’action de l’ame, qui par l’entremise de la glande peut mouvoir la langue et les levres, avec la signification des paroles, qui suivent de ces mouvemens, plustost qu’avec les mouvemens mesmes.

ARTICLE XLV.
Quel est le pouvoir de l’ame au regard
de ses passions.

Nos passions ne peuvent pas aussi directement estre excitées ny ostées par l’action de nostre volonté ; mais elles peuvent l’estre indirectement par la representation des choses qui ont coustume d’estre jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires AT XI, 363 à celles que nous voulons rejetter. Ainsi, pour exciter en soy la hardiesse et oster la peur, il ne suffit pas d’en avoir Le Gras, p. 65
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la volonté, mais il faut s’appliquer à considerer les raisons, les objets, ou les exemples, qui persuadent que le peril n’est pas grand ; qu’il y a tousjours plus de seureté en la defense qu’en la fuite ; qu’on aura de la gloire et de la joye d’avoir vaincu, au lieu qu’on ne peut attendre que du regret et de la honte d’avoir fuï, et choses semblables.

ARTICLE XLVI.
Quelle est la raison qui empesche que
l’ame ne puisse entierement
disposer de ses passions.

Et il y a une raison particuliere qui empesche l’ame de pouvoir promptement changer ou arrester ses passions, laquelle m’a donné sujet de mettre cy dessus en leur definition qu’elles sont non seulement causées, mais aussi entretenuës et fortifiées, par quelque mouvement particulier des Le Gras, p. 66
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esprits. Cette raison est, qu’elles sont presque toutes accompagnées de quelque émotion qui se fait dans le cœur, et par consequent aussi en tout le sang et les esprits, en sorte que jusques à ce que cette émotion ait cessé, elles demeurent presentes à nostre pensée, en mesme façon que les objets sensibles y sont presens, pendant qu’ils agissent contre les organes de nos sens. Et comme l’ame en se rendant fort attentive à quelque autre chose peut s’empescher d’ouïr un petit bruit, ou de sentir une petite AT XI, 364 douleur, mais ne peut s’empescher en mesme façon d’ouïr le tonnerre, ou de sentir le feu qui brusle la main : Ainsi elle peut aysement surmonter les moindres passions, mais non pas les plus violentes et les plus fortes, sinon apres que l’émotion du sang et des esprits est appaisée. Le plus que la volonté puisse faire, pendant que cette Le Gras, p. 67
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émotion est en sa vigueur, c’est de ne pas consentir à ses effects ; et de retenir plusieurs des mouvemens ausquels elle dispose le corps. Par exemple, si la colere fait lever la main pour fraper, la volonté peut ordinairement la retenir ; si la peur incite les jambes à fuïr la volonté les peut arester, et ainsi des autres.

ARTICLE XLVII.
En quoy consistent les combats qu’on a
coustume d’imaginer entre la
partie inferieure et la superieure
de l’ame.

Et ce n’est qu’en la repugnance, qui est entre les mouvemens que le corps par ses esprits, et l’ame par sa volonté, tendent à exciter en mesme temps dans la glande, que consistent tous les combats qu’on a coustume d’imaginer, entre la partie inferieure de l’ame, Le Gras, p. 68
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qu’on nomme sensitive, et la superieure qui est raisonnable ; ou bien entre les appetits naturels et la volonté. Car il n’y a en nous qu’une seule ame, et cette ame n’a en soy aucune diversité de parties ; la mesme qui est sensitive, est raisonnable, et tous ses appetits sont des volontez. L’erreur qu’on a commise en luy faisant jouër divers personages, qui sont ordinairement contraires les uns aux autres, ne vient que de AT XI, 365 ce qu’on n’a pas bien distingué ses fonctions d’avec celles du corps, auquel seul on doit attribuër tout ce qui peut estre remarqué en nous qui repugne à nostre raison. En sorte qu’il n’y a point en cecy d’autre combat, sinon que la petite glande qui est au milieu du cerveau, pouvant estre poussée d’un costé par l’ame, et de l’autre par les esprits animaux, qui ne sont que des corps, ainsi que j’ay dit cy dessus, il arrive souvent Le Gras, p. 69
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que ces deux impulsions sont contraires, et que la plus forte empesche l’effect de l’autre. Or on peut distinguer deux sortes de mouvemens, excitez par les esprits dans la glande ; les uns representent à l’ame les objets qui meuvent les sens, ou les impressions qui se rencontrent dans le cerveau, et ne font aucun effort sur sa volonté ; les autres y font quelque effort, à sçavoir ceux qui causent les passions ou les mouvemens du corps qui les accompagnent. Et pour les premiers, encore qu’ils empeschent souvent les actions de l’ame, ou bien qu’ils soyent empeschez par elles, toutefois à cause qu’ils ne sont pas directement contraires, on n’y remarque point de combat. On en remarque seulement entre les derniers et les volontez qui leur repugnent : par exemple, entre l’effort dont les esprits poussent la glande pour causer Le Gras, p. 70
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en l’ame le desir de quelque chose, et celuy dont l’ame la repousse par la volonté qu’elle a de fuïr la mesme chose. Et ce qui fait principalement paroistre ce combat, c’est que la volonté n’ayant pas le pouvoir d’exciter directement les passions, ainsi qu’il a deja esté dit, elle est contrainte AT XI, 366 d’user d’industrie, et de s’appliquer à considerer successivement diverses choses, dont s’il arrive que l’une ait la force de changer pour un moment le cours des esprits, il peut arriver que celle qui suit ne l’a pas, et qu’ils le reprenent aussi tost apres, à cause que la disposition qui a precedé dans les nerfs, dans le cœur, et dans le sang, n’est pas changée : ce qui fait que l’ame se sent poussée presque en mesme temps à desirer et ne desirer pas une mesme chose : Et c’est de la qu’on a pris occasion d’imaginer en elle deux puissances qui se combatent. Le Gras, p. 71
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Toutefois on peut encore concevoir quelque combat, en ce que souvent la mesme cause, qui excite en l’ame quelque passion, excite aussi certains mouvemens dans le corps, ausquels l’ame ne contribuë point, et lesquels elle areste ou tasche d’arester si tost qu’elle les aperçoit : comme on esprouve lors que ce qui excite la peur, fait aussi que les esprits entrent dans les muscles qui servent à remüer les jambes pour fuïr, et que la volonté qu’on a d’estre hardy les arreste.

ARTICLE XLVIII.
En quoy on connoist la force ou la foi
blesse des ames, et quel est le
mal des plus foibles.

Or c’est par le succes de ces combats que chacun peut connoistre la force ou la foiblesse de son ame. Car ceux en qui naturellement Le Gras, p. 72
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la volonté peut le plus aysément vaincre les passions, et arrester les mouvemens du corps qui les accompagnent, ont sans doute AT XI, 367 les ames les plus fortes. Mais il y en a qui ne peuvent esprouver leur force, pource qu’ils ne font jamais combattre leur volonté avec ses propres armes, mais seulement avec celles que luy fournissent quelques passions pour resister à quelques autres. Ce que je nomme ses propres armes, sont des jugemens fermes et determinez touchant la connoissance du bien et du mal, suivant lesquels elle a resolu de conduire les actions de sa vie. Et les ames les plus foibles de toutes, sont celles dont la volonté ne se determine point ainsi à suivre certains jugemens, mais se laisse continuellement emporter aux passions presentes, lesquelles estant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à Le Gras, p. 73
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leur parti, et l’employant à combattre contre elle mesme, mettent l’ame au plus deplorable estat qu’elle puisse estre. Ainsi lors que la peur represente la mort comme un mal extreme, et qui ne peut estre evité que par la fuite, si l’ambition d’autre costé represente l’infamie de cette fuite, comme un mal pire que la mort, ces deux passions agitent diversement la volonté, laquelle obeïssant tantost à l’une, tantost à l’autre, s’oppose continuellement à soy mesme, et ainsi rend l’ame esclave et malheureuse.

ARTICLE XLIX.
Que la force de l’ame ne suffit pas sans
la connoissance de la verité.

Il est vray qu’il y a fort peu d’hommes si foibles et irresolus, qu’ils ne vueillent rien que ce que leur passion AT XI, 368 presente leur dicte. La Le Gras, p. 74
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plus part ont des jugemens determinez, suivant lesquels ils reglent une partie de leurs actions. Et bien que souvent ces jugements soient faux, et mesme fondez sur quelques passions, par lesquelles la volonté s’est auparavant laissé vaincre ou seduire; toutefois à cause qu’elle continuë de les suivre, lors que la passion qui les a causez est absente, on les peut considérer comme ses propres armes, et penser que les ames sont plus fortes ou plus foibles, à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces jugemens, et resister aux passions presentes qui leur sont contraires. Mais il y a pourtant grande difference entre les resolutions qui procedent de quelque fausse opinion, et celles qui ne sont appuïées que sur la connoissance de la verité : d’autant que, si on suit ces dernieres, on est asseuré de n’en avoir jamais de regret, ni de repentir ; au Le Gras, p. 75
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lieu qu’on en a tousjours d’avoir suivi les premieres, lors qu’on en decouvre l’erreur.

ARTICLE L.
Qu’il n’y a point d’ame si foible, qu’elle
ne puisse estant bien conduite acquerir
un pouvoir absolu sur ses passions.

Et il est utile icy de sçavoir que, comme il a deja esté dit cy dessus, encore que chaque mouvement de la glande, semble avoir esté joint par la nature à chacune de nos pensées, dés le commencement de nostre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude ; AT XI, 369 Ainsi que l’experience fait voir aux paroles, qui excitent des mouvemens en la glande, lesquels selon l’institution de la nature ne representent à l’ame que leur son, lors qu’elles sont proferées de la voix, ou la figure de leurs lettres, Le Gras, p. 76
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lors qu’elles sont escrites, et qui neantmoins par l’habitude qu’on a acquise en pensant à ce qu’elles signifient, lors qu’on a ouy leur son, ou bien qu’on a vû leurs lettres, ont coustume de faire concevoir cette signification, plustost que la figure de leurs lettres, ou bien le son de leurs syllabes. Il est utile aussi de sçavoir, qu’encore que les mouvemens tant de la glande que des esprits et du cerveau, qui representent à l’ame certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en elle certaines passions, ils peuvent toutefois par habitude en estre separez, et joints à d’autres fort differens; Et mesme que cette habitude peut estre acquise par une seule action, et ne requiert point un long usage. Ainsi lors qu’on rencontre inopinement quelque chose de fort sale, en une viande qu’on mange avec appetit, la surprise de cette rencontre peut Le Gras, p. 77
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tellement changer la disposition du cerveau, qu’on ne pourra plus voir par apres de telle viande qu’avec horreur, au lieu qu’on la mangeoit auparavant avec plaisir. Et on peut remarquer la mesme chose dans les bestes; car encore qu’elles n’ayent point de raison, n’y peut estre aussi aucune pensée, tous les mouvemens des esprits et de la glande, qui excitent en nous les passions, ne laissent pas d’estre en elles, et d’y servir à entretenir et fortifier, non pas comme en nous les passions, mais les mouvemens des nerfs et des muscles, AT XI, 370 qui ont coustume de les accompagner. Ainsi lors qu’un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle, et lors qu’il oit tirer un fuzil, ce bruit l’incite naturellement à s’en fuïr : mais neantmoins on dresse ordinairement les chiens couchans en telle sorte, que la veuë d’une perdrix fait qu’ils Le Gras, p. 78
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s’arrestent, et que le bruit qu’ils oyent apres, lors qu’on tire sur elle, fait qu’ils y accourent. Or ces choses sont utiles à sçavoir, pour donner le courage à un chacun d’estudier à regler ses passions. Car puis qu’on peut avec un peu d’industrie changer les mouvemens du cerveau, dans les animaux depourveus de raison, il est evident qu’on le peut encore mieux dans les hommes ; et que ceux mesme qui ont les plus foibles ames, pourroient acquerir un empire tres-absolu sur toutes leurs passions, si on employoit assez d’industrie à les dresser, et à les conduire.