Le Gras, p. 79
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AT XI, 371

LES
PASSIONS
DE L’AME.
SECONDE PARTIE,
Du nombre et de l’ordre des
Passions, et l’explication
des six primitives.

ARTICLE LI.
Quelles sont les premieres causes
des passions.

On connoist de ce qui a esté dit cy dessus, que la derniere et plus prochaine cause des passions de l’ame, n’est autre que l’agitation, dont les esprits meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau. Mais cela ne suffit pas pour les pouvoir distinguer les unes des Le Gras, p. 80
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autres : Il est besoin de rechercher leurs sources, et d’examiner leurs premieres causes. Or encore qu’elles puissent quelquefois estre causées par l’action de l’ame, qui se determine à concevoir tels ou tels objets; Et aussi par le seul temperament du corps, ou par les AT XI, 372 impressions qui se rencontrent fortuitement dans le cerveau, comme il arrive lors qu’on se sent triste ou joyeux sans en pouvoir dire aucun sujet; Il paroist neantmoins par ce qui a esté dit, que toutes les mesmes peuvent aussi estre excitées par les objets qui meuvent les sens, et que ces objets sont leurs causes plus ordinaires et principales : D’où il suit que pour les trouver toutes, il suffit de considerer tous les effets de ces objets.

Le Gras, p. 81
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ARTICLE LII.
Quel est leur usage, et comment on les
peut denombrer.

Ie remarque outre cela, que les objets qui meuvent les sens, n’excitent pas en nous diverses passions à raison de toutes les diversitez qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu’ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en general estre importans; Et que l’usage de toutes les passions consiste en cela seul, qu’elles disposent l’ame à vouloir les choses que la nature dicte nous estre utiles, et à persister en cette volonté ; comme aussi la mesme agitation des esprits, qui a coustume de les causer, dispose le corps aux mouvemens qui servent à l’execution de ces choses. C’est pourquoy affin de les denombrer, il faut seulement examiner par ordre, Le Gras, p. 82
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en combien de diverses façons qui nous importent nos sens peuvent estre meus par leurs objets. Et je feray icy le denombrement de toutes les principales passions selon l’ordre qu’elles peuvent ainsi estre trouvées.

AT XI, 373

L’ordre et le denombrement
des Passions

ARTICLE LIII.
L’Admiration.

Lors que la premiere rencontre de quelque objet nous surprent, et que nous le jugeons estre nouveau, ou fort different de ce que nous connoissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devoit estre, cela fait que nous l’admirons et en sommes estonnez. Et pour ce que cela peut arriver avant que nous connoissions aucunement si cet objet nous est Le Gras, p. 83
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convenable, ou s’il ne l’est pas, il me semble que l’Admiration est la premiere de toutes les passions. Et elle n’a point de contraire, à cause que si l’objet qui se presente n’a rien en soy qui nous surprene, nous n’en sommes aucunement émeus, et nous le considerons sans passion.

ARTICLE LIV.
L’Estime et le Mespris, la Generosité
ou l’Orgueil, et l’Humilité
ou la Bassesse.

A l’Admiration est jointe l’Estime ou le Mespris, selon que c’est la grandeur d’un objet ou sa petitesse que nous admirons. Et nous pouvons ainsi nous estimer ou nous mespriser nous mesmes : d’où vienent AT XI, 374 les passions, et en suite les habitudes de Magnanimité ou d’Orgueil, et d’Humilité ou de Bassesse.

Le Gras, p. 84
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ARTICLE LV.
La Veneration et le Dedain.

Mais quand nous estimons ou mesprisons d’autres objets, que nous considerons comme des causes libres capables de faire du bien ou du mal, de l’Estime vient la Veneration, et du simple mespris le Dedain.

ARTICLE LVI.
L’Amour et la Haine.

Or toutes les passions precedentes peuvent estre excitées en nous sans que nous apercevions en aucune façon si l’objet qui les cause est bon ou mauvais. Mais lors qu’une chose nous est representée comme bonne à nostre egard, c’est à dire, comme nous estant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l’Amour ; Et lors Le Gras, p. 85
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qu’elle nous est representée comme mauvaise ou nuisible ; cela nous excite à la Haine.

ARTICLE LVII.
Le Desir.

De la mesme consideration du bien et du mal naissent toutes les autres passions, Mais affin de les mettre par ordre, je distingue les temps, et considerant AT XI, 375 qu’elles nous portent bien plus à regarder l’avenir que le present ou le passé, je commence par le Desir. Car non seulement lors qu’on desire acquerir un bien qu’on n’a pas encore, ou bien eviter un mal qu’on juge pouvoir arriver ; mais aussi lors qu’on ne souhaite que la conservation d’un bien, ou l’absence d’un mal, qui est tout ce à quoy se peut estendre cette passion, il est evident qu’elle regarde tousjours l’avenir.

Le Gras, p. 86
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ARTICLE LVIII.
L’Esperance, la Crainte, la Ialousie,
la Securité, et le Desespoir.

Il suffit de penser que l’acquisition d’un bien ou la fuite d’un mal est possible, pour estre incité à la desirer. Mais quand on considere outre cela, s’il y a beaucoup ou peu d’apparence qu’on obtiene ce qu’on desire, ce qui nous represente qu’il y en a beaucoup, excite en nous l’Esperance, et ce qui nous represente qu’il y en a peu, excite la Crainte : dont la Ialousie est une espece. Et lors que l’Esperance est extreme, elle change de nature, et se nomme Securité ou Asseurance. Comme au contraire l’extreme Crainte devient Desespoir.

Le Gras, p. 87
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ARTICLE LIX.
L’Irresolution, le Courage, la Hardiesse,
l’Emulation, la Lascheté,
et l’Espouvante.

Et nous pouvons ainsi esperer et craindre, encore que l’evenement de ce que nous attendons ne depende AT XI, 376 aucunement de nous : Mais quand il nous est representé comme en dependant, il peut y avoir de la difficulté en l’election des moyens, ou en l’execution. De la premiere vient l’Irresolution, qui nous dispose à deliberer et prendre conseil. A la derniere s’oppose le Courage, ou la Hardiesse, dont l’Emulation est une espece. Et la Lascheté est contraire au courage, comme la Peur ou l’Espouvante à la Hardiesse.

Le Gras, p. 88
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ARTICLE LX.
Le Remors.

Et si on s’est determiné à quelque action, avant que l’Irresolution fust ostée, cela fait naistre le Remors de conscience : lequel ne regarde pas le temps à venir, comme les passions precedentes, mais le present ou le passé.

ARTICLE LXI.
La Ioye et la Tristesse.

Et la consideration du bien present excite en nous de la Ioye, celle du mal de la Tristesse, lors que c’est un bien ou un mal qui nous est representé comme nous apartenant.

Le Gras, p. 89
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ARTICLE LXII.
La Moquerie, l’Envie, la Pitié.

Mais lors qu’il nous est representé comme appartenant à d’autres hommes, nous pouvons les en estimer AT XI, 377 dignes ou indignes : Et lors que nous les en estimons dignes, cela n’excite point en nous d’autre passion que la Ioye, entant que c’est pour nous quelque bien de voir que les choses arrivent comme elles doivent. Il y a seulement cette difference, que la Ioye qui vient du bien est serieuse ; au lieu que celle qui vient du mal est accompagnée de Ris et de Moquerie. Mais si nous les en estimons indignes, le bien excite l’Envie, et le mal la Pitié, qui sont des especes de tristesse. Et il est à remarquer que les mesmes passions qui se rapportent aux biens ou aux maux presens, peuvent souvent Le Gras, p. 90
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aussi estre rapportées à ceux qui sont à venir, entant que l’opinion qu’on a qu’ils aviendront, les represente comme presens.

ARTICLE LXIII.
La Satisfaction de soy-mesme, et
le Repentir.

Nous pouvons aussi considerer la cause du bien ou du mal, tant present que passé. Et le bien qui a esté fait par nous-mesmes nous donne une satisfaction interieure, qui est la plus douce de toutes les passions : Au lieu que le mal excite le Repentir, qui est la plus amere.

ARTICLE LXIV.
La Faveur, et la Reconnoissance.

Mais le bien qui a esté fait par d’autres, est cause que nous avons pour eux de la Faveur, encore Le Gras, p. 91
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que ce AT XI, 378 ne soit point à nous qu’il ait esté fait ; Et si c’est à nous, à la Faveur nous joignons la Reconnoissance.

ARTICLE LXV.
L’Indignation et la Colere.

Tout de mesme le mal fait par d’autres, n’estant point rapporté à nous, fait seulement que nous avons pour eux de l’Indignation ; Et lors qu’il y est rapporté, il emeut aussi la Colere.

ARTICLE LXVI.
La Gloire, et la Honte.

De plus le bien qui est, ou qui a esté en nous, estant rapporté à l’opinion que les autres en peuvent avoir, excite en nous de la Gloire ; Et le mal de la Honte.

Le Gras, p. 92
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ARTICLE LXVII.
Le Degoust, le Regret et l’Allegresse.

Et quelquefois la durée du bien cause l’Ennuy, ou le Degoust ; au lieu que celle du mal diminüe la Tristesse. En fin du bien passé vient le Regret, qui est une espece de Tristesse ; Et du mal passé vient l’Allegresse, qui est une espece de Ioye.

AT XI, 379

ARTICLE LXVIII.
Pourquoy ce denombrement des Passions
est different de celuy qui est communement receu.

Voyla l’ordre qui me semble estre le meilleur pour denombrer les Passions. En quoy je sçay bien que je m’éloigne de l’opinion de tous ceux qui en ont cy devant escrit ; Mais ce n’est pas sans grande raison. Car ils tirent leur denombrement Le Gras, p. 93
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de ce qu’ils distinguent en la partie sensitive de l’ame deux appetits, qu’ils nomment, l’un Concupiscible, l’autre Irascible. Et pour ce que je ne connois en l’ame aucune distinction de parties, ainsi que j’ay dit cy dessus, cela me semble ne signifier autre chose sinon qu’elle a deux facultez, l’une de desirer, l’autre de se fascher ; et à cause qu’elle a en mesme façon les facultez d’admirer, d’aymer, d’esperer, de craindre, et ainsi de recevoir en soy chacune des autres passions, ou de faire les actions ausquelles ces passions la poussent, je ne voy pas pourquoy ils ont voulu les rapporter toutes à la concupiscence ou à la colere. Outre que leur denombrement ne comprent point toutes les principales passions, comme je croy que fait cetuycy. Ie parle seulement des principales, à cause qu’on en pourroit encore distinguer plusieurs autres Le Gras, p. 94
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plus particulieres, et leur nombre est indefini.

AT XI, 380

ARTICLE LXIX.
Qu’il n’y a que six Passions primitives.

Mais le nombre de celles qui sont simples et primitives n’est pas fort grand. Car en faisant une reveuë sur toutes celles que j’ay denombrées, on peut aysement remarquer qu’il n’y en a que six qui soient telles, à sçavoir l’Admiration, l’Amour, la Haine, le Desir, la Ioye, et la Tristesse ; Et que toutes les autres sont composées de quelques unes de ces six, ou bien en sont des especes. C’est pourquoy affin que leur multitude n’embarasse point les lecteurs, je traiteray icy separement des six primitives ; et par apres je feray voir en quelle façon toutes les autres en tirent leur origine.

Le Gras, p. 95
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ARTICLE LXX.
De l’Admiration.
Sa definition et sa cause.

L’Admiration est une subite surprise de l’ame, qui fait qu’elle se porte à considerer avec attention les objets qui luy semblent rares et extraordinaires. Ainsi elle est causée premierement par l’impression qu’on a dans le cerveau, qui represente l’object comme rare, et par consequent digne d’estre fort consideré ; puis en suite par le mouvement des esprits, qui sont disposez par cette impression à tendre avec grande force vers l’endroit du cerveau où elle est, pour l’y fortifier AT XI, 381 et conserver : comme aussi ils sont disposez par elle à passer de là dans les muscles, qui servent à retenir les organes des sens en la mesme situation qu’ils sont, Le Gras, p. 96
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affin qu’elle soit encore entretenuë par eux, si c’est par eux qu’elle a esté formée.

ARTICLE LXXI.
Qu’il n’arrive aucun changement
dans le cœur ny dans le sang
en cette passion.

Et cette passion a cela de particulier, qu’on ne remarque point qu’elle soit accompagnée d’aucun changement qui arrive dans le cœur et dans le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est, que n’ayant pas le bien ny le mal pour objet, mais seulement la connoissance de la chose qu’on admire, elle n’a point de rapport avec le cœur et le sang, desquels depend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connoissance.

Le Gras, p. 97
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ARTICLE LXXII.
En quoy consiste la force de l’Admiration.

Ce qui n’empesche pas qu’elle n’ait beaucoup de force, à cause de la surprise, c’est à dire, de l’arrivement subit et inopiné de l’impression qui change le mouvement des esprits : laquelle surprise est propre et particuliere à cette passion : en sorte que lors qu’elle AT XI, 382 se rencontre en d’autres, comme elle a coustume de se rencontrer presque en toutes, et de les augmenter, c’est que l’admiration est jointe avec elles. Et sa force depend de deux choses, à sçavoir de la nouveauté, et de ce que le mouvement qu’elle cause, a des son commencement toute sa force. Car il est certain qu’un tel mouvement a plus d’effect, que ceux qui estant foibles d’abord, et ne croissant que Le Gras, p. 98
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peu à peu, peuvent aysement estre detournez. Il est certain aussi que les objets des sens qui sont nouveaux, touchent le cerveau en certaines parties ausquelles il n’a point coustume d’estre touché, et que ces parties estant plus tendres, ou moins fermes, que celles qu’une agitation frequente a endurcies, cela augmente l’effect des mouvemens qu’ils y excitent. Ce qu’on ne trouvera pas incroyable, si on considere que c’est une pareille raison qui fait que les plantes de nos pieds estant accoustumées à un attouchement assez rude, par la pesanteur du corps qu’elles portent, nous ne sentons que fort peu cet attouchement quand nous marchons ; au lieu qu’un autre beaucoup moindre et plus doux, dont on les chatoüille, nous est presque insuportable, à cause seulement qu’il ne nous est pas ordinaire.

Le Gras, p. 99
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ARTICLE LXXIII.
Ce que c’est que l’Estonnement.

Et cette surprise a tant de pouvoir, pour faire que les esprits, qui sont dans les cavitez du cerveau, y prenent leur cours vers le lieu où est l’impression de AT XI, 383 l’objet qu’on admire, qu’elle les y pousse quelquefois tous, et fait qu’ils sont tellement occupez à conserver cette impression, qu’il n’y en a aucuns qui passent de la dans les muscles, ny mesme qui se detournent en aucune façon des premieres traces qu’ils ont suivies dans le cerveau : ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statuë, et qu’on ne peut apercevoir de l’objet que la premiere face qui s’est presentée, ny par consequent en acquerir une plus particuliere connoissance. C’est cela qu’on nomme communement estre estonné; et Le Gras, p. 100
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l’Estonnement est un exces d’admiration, qui ne peut jamais estre que mauvais.

ARTICLE LXXIV.
A quoy servent toutes les passions, et
à quoy elles nuisent.

Or il est aysé à connoistre de ce qui a esté dit cy dessus, que l’utilité de toutes les passions ne consiste qu’en ce qu’elles fortifient et font durer en l’ame des pensées, lesquelles il est bon qu’elle conserve, et qui pourroient facilement sans cela en estre effacées. Comme aussi tout le mal qu’elles peuvent causer, consiste en ce qu’elles fortifient et conservent ces pensées plus qu’il n’est besoin ; ou bien qu’elles en fortifient et conservent d’autres, ausquelles il n’est pas bon de s’arrester.

Le Gras, p. 101
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AT XI, 384

ARTICLE LXXV.
A quoy sert particulierement l’Admiration.

Et on peut dire en particulier de l’Admiration, qu’elle est utile, en ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons en nostre memoire les choses que nous avons auparavant ignorées. Car nous n’admirons que ce qui nous paroist rare et extraordinaire : et rien ne nous peut paroistre tel que pource que nous l’avons ignoré, ou mesme aussi pource qu’il est different des choses que nous avons sçeuës : car c’est cette difference qui fait qu’on le nomme extraordinaire. Or encore qu’une chose qui nous estoit inconnuë se presente de nouveau à nostre entendement, ou à nos sens, nous ne la retenons point pour cela en nostre memoire, si ce n’est que l’idée que nous en Le Gras, p. 102
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avons soit fortifiée en nostre cerveau par quelque passion ; ou bien aussi par l’application de nostre entendement, que nostre volonté determine à une attention et reflexion particuliere. Et les autres passions peuvent servir pour faire qu’on remarque les choses qui paroissent bonnes ou mauvaises : mais nous n’avons que l’admiration pour celles qui paroissent seulement rares. Aussi voyons nous que ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette passion, sont ordinairement fort ignorans.

AT XI, 385

ARTICLE LXXVI.
En quoy elle peut nuire : Et comment on
peut suppleer à son defaut et
corriger son exces.

Mais il arrive bien plus souvent qu’on admire trop, et qu’on s’estonne, en apercevant des choses qui ne meritent que peu ou Le Gras, p. 103
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point d’estre considerées, que non pas qu’on admire trop peu. Et cela peut entierement oster ou pervertir l’usage de la raison. C’est pourquoy encore qu’il soit bon d’estre né avec quelque inclination à cette passion, pource que cela nous dispose à l’acquisition des sciences ; nous devons toutefois tascher par apres de nous delivrer le plus qu’il est possible. Car il est aysé de suppleer à son defaut par une reflexion et attention particuliere, à laquelle nostre volonté peut tousjours obliger nostre entendement, lors que nous jugeons que la chose qui se presente en vaut la peine. Mais il n’y a point d’autre remede pour s’empescher d’admirer avec exces, que d’acquerir la connoissance de plusieurs choses, et de s’exercer en la consideration de toutes celles qui peuvent sembler les plus rares et les plus estranges.

Le Gras, p. 104
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ARTICLE LXXVII.
Que ce ne sont ni les plus stupides, ni
les plus habiles, qui sont le plus
portez à l’Admiration.

Av reste encore qu’il n’y ait que ceux qui sont hebetez et stupides, qui ne sont point portez de leur AT XI, 386 naturel à l’Admiration, ce n’est pas à dire que ceux qui ont le plus d’esprit, y soient tousjours le plus enclins ; mais ce sont principalement ceux qui, bien qu’ils ayent un sens commun assez bon, n’ont pas toutefois grande opinion de leur suffisance.

ARTICLE LXXVIII.
Que son exces peut passer en habitude,
lors qu’on manque
de le corriger.

Et bien que cette passion semble se diminuer par l’usage, à Le Gras, p. 105
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cause que plus on rencontre de choses rares qu’on admire, plus on s’accoustume à cesser de les admirer, et à penser que toutes celles qui se peuvent presenter par apres sont vulgaires. Toutefois lors qu’elle est excessive, et qu’elle fait qu’on arreste seulement son attention sur la premiere image des objets qui se sont presentez, sans en acquerir d’autre connoissance, elle laisse apres soy une habitude, qui dispose l’ame à s’arrester en mesme façon sur tous les autres objets qui se presentent, pourveu qu’ils luy paroissent tant soit peu nouveaux. Et c’est ce qui fait durer la maladie de ceux qui sont aveuglement curieux, c’est à dire, qui recherchent les raretez seulement pour les admirer, et non point pour les connoistre : car ils devienent peu à peu si admiratifs, que des choses de nulle importance ne sont pas moins capables de les arrester, que Le Gras, p. 106
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celles dont la recherche est plus utile.

AT XI, 387

ARTICLE LXXIX.
Les definitions de l’Amour et de
la Haine.

L’Amour est une emotion de l’ame, causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paroissent luy estre convenables. Et la Haine est une emotion, causée par les esprits, qui incite l’ame à vouloir estre separée des objets qui se presentent à elle comme nuisibles. Ie dis que ces emotions sont causées par les esprits, affin de distinguer l’Amour et la Haine, qui sont des passions et dependent du corps, tant des jugemens qui portent aussi l’ame à se joindre de volonté avec les choses qu’elle estime bonnes, et à se separer de celles qu’elle estime mauvaises, que des emotions Le Gras, p. 107
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que ces seuls jugements excitent en l’ame.

ARTICLE LXXX.
Ce que c’est que se joindre ou separer
de volonté.

Av reste par le mot de volonté, je n’entens pas icy parler du desir qui est une passion à part, et se rapporte à l’avenir, mais du consentement par lequel on se considere des à present comme joint avec ce qu’on aime : en sorte qu’on imagine un tout, duquel on pense estre seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre. Comme au contraire en la haine on se considere seul comme un tout, entierement separé de la chose pour laquelle on a de l’aversion.

Le Gras, p. 108
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AT XI, 388

ARTICLE LXXXI.
De la distinction qu’on a coustume de
faire entre l’Amour de concupiscence
et de bienvueillance.

Or on distingue communement deux sortes d’Amour, l’une desquelles est nommée Amour de bienvueillance, c’est à dire, qui incite à vouloir du bien à ce qu’on aime ; l’autre est nommée Amour de concupiscence, c’est à dire qui fait desirer la chose qu’on aime. Mais il me semble que cette distinction regarde seulement les effets de l’Amour, et non point son essence. Car si tost qu’on s’est joint de volonté à quelque objet, de quelle nature qu’il soit, on a pour luy de la bienvueillance, c’est à dire on joint aussi à luy de volonté les choses qu’on croit luy estre convenables : ce qui est un des principaux effects de l’Amour. Et Le Gras, p. 109
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si on juge que ce soit un bien de le posseder, ou d’estre associé avec luy d’autre façon que de volonté, on le desire : ce qui est aussi l’un des plus ordinaires effets de l’amour.

ARTICLE LXXXII.
Comment des passions fort differentes
convienent en ce qu’elles participent
de l’Amour.

Il n’est pas besoin aussi de distinguer autant d’especes d’Amour qu’il y a de divers objets qu’on peut aymer. Car, par exemple, encore que les passions qu’un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l’ar AT XI, 389 gent, un yvrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme d’honneur pour son ami ou pour sa maistresse, et un bon pere pour ses enfans, soient bien differentes entre elles, toutefois, en ce qu’elles participent de l’Amour, elles Le Gras, p. 110
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sont semblables. Mais les quatre premiers n’ont de l’Amour que pour la possession des objets ausquels se rapporte leur passion, et n’en ont point pour les objets mesme, pour lesquels ils ont seulement du desir, meslé avec d’autres passions particulieres. Au lieu que l’Amour qu’un bon pere a pour ses enfans est si pure, qu’il ne desire rien avoir d’eux, et ne veut point les posseder autrement qu’il fait, ny estre joint à eux plus estroitement qu’il est deja : mais les considerant comme d’autres soy-mesme, il recherche leur bien comme le sien propre, ou mesme avec plus de soin, pourceque se representant que luy et eux font un tout, dont il n’est pas la meilleure partie, il prefere souvent leurs interests aux siens, et ne craint pas de se perdre pour les sauver. L’affection que les gens d’honneur ont pour leurs amis est de cette mesme nature, bien qu’elle Le Gras, p. 111
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soit rarement si parfaite ; et celle qu’ils ont pour leur maistresse en participe beaucoup, mais elle participe aussi un peu de l’autre.

ARTICLE LXXXIII.
De la difference qui est entre la simple
Affection, l’Amitié, et la Devotion.

On peut ce me semble avec meilleure raison distinguer AT XI, 390 l’amour, par l’estime qu’on fait de ce qu’on aime à comparaison de soy-mesme. Car lors qu’on estime l’objet de son Amour moins que soy, on n’a pour luy qu’une simple Affection ; lors qu’on l’estime à l’esgal de soy, cela se nomme Amitié, et lors qu’on l’estime davantage, la passion qu’on a peut estre nommée Devotion. Ainsi on peut avoir de l’affection pour une fleur, pour un oiseau, pour un cheval, mais à moins que d’avoir l’esprit Le Gras, p. 112
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fort dereglé, on ne peut avoir de l’Amitié que pour des hommes. Et ils sont tellement l’objet de cette passion, qu’il n’y a point d’homme si imparfait, qu’on ne puisse avoir pour luy une amitié tres-parfaite, lors qu’on pense qu’on en est aymé, et qu’on a l’ame veritablement noble et genereuse : suivant ce qui sera expliqué cy apres, en l’Art. 154 et 156. Pour ce qui est de la Devotion, son principal objet est sans doute la souveraine divinité, à laquelle on ne sçauroit manquer d’estre devot, lors qu’on la connoist comme il faut. mais on peut aussi avoir de la Devotion pour son Prince, pour son païs, pour sa ville, et mesme pour un homme particulier, lors qu’on l’estime beaucoup plus que soy. Or la difference qui est entre ces trois sortes d’Amours, paroist principalement par leurs effets : car d’autant qu’en toutes on se considere Le Gras, p. 113
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comme joint et uni à la chose aimée, on est tousjours prest d’abandonner la moindre partie du tout qu’on compose avec elle, pour conserver l’autre. Ce qui fait qu’en la simple affection, l’on se prefere tousjours à ce qu’on ayme ; Et qu’au contraire en la Devotion, l’on prefere tellement la chose aimée à soy-mesme, qu’on ne craint pas de mourir pour la conserver. De quoy on a vû souvant AT XI, 391 des exemples, en ceux qui se sont exposez à une mort certaine pour la defense de leur Prince, ou de leur ville, et mesme aussi quelquefois pour des personnes particulieres ausquelles ils s’estoient devoüez.

ARTICLE LXXXIV.
Qu’il n’y a pas tant d’especes de Haine
que d’Amour.

Av reste encore que la Haine soit directement opposée à Le Gras, p. 114
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l’Amour, on ne la distingue pas toutefois en autant d’especes : à cause qu’on ne remarque pas tant la difference qui est entre les maux desquels on est separé de volonté, qu’on fait celle qui est entre les biens ausquels on est joint.

ARTICLE LXXXV.
De l’Agréement et de l’Horreur.

Et je ne trouve qu’une seule distinction considerable, qui soit pareille en l’une et en l’autre. Elle consiste en ce que les objets tant de l’Amour que de la Haine, peuvent estre representez à l’ame par les sens exterieurs, ou bien par les interieurs et par sa propre raison. Car nous appellons communemẽt bien, ou mal, ce que nos sens interieurs ou nostre raison nous font juger convenable, ou contraire à nostre nature ; mais nous appellons beau ou laid, ce qui nous est Le Gras, p. 115
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ainsi representé par nos sens exterieurs, principalement par celuy de la veuë, lequel seul est plus consideré que AT XI, 392 tous les autres. D’où naissent deux especes d’Amour, à sçavoir, celle qu’on a pour les choses bonnes, et celle qu’on a pour les belles, à laquelle on peut donner le nom d’Agréement, affin de ne la pas confondre avec l’autre, ni aussi avec le Desir auquel on attribuë souvant le nom d’Amour. Et de là naissent en mesme façon deux especes de Haine, l’une desquelles se rapporte aux choses mauvaises, l’autre à celles qui sont laides ; et cete derniere peut estre appellée Horreur, ou Aversion, affin de la distinguer. Mais ce qu’il y a icy de plus remarquable, c’est que ces passions d’Agréement et d’Horreur, ont coustume d’estre plus violentes que les autres especes d’Amour ou de Haine, à cause que ce qui vient à l’ame par les Le Gras, p. 116
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sens, la touche plus fort que ce qui luy est representé par sa raison ; et que toutefois elles ont ordinairement moins de vérité. En sorte que de toutes les passions ce sont celles-cy qui trompent le plus, et dont on doit le plus soigneusement se garder.

ARTICLE LXXXVI.
La Definition du Desir.

La passion du Desir est une agitation de l’Ame causée par les esprits, qui la dispose à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se represente estre convenables. Ainsi on ne desire pas seulement la presence du bien absent, mais aussi la conservation du present ; Et de plus l’absence du mal, tant de celuy qu’on a deja, que de celuy qu’on croit pouvoir recevoir au temps à venir.

Le Gras, p. 117
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AT XI, 393

ARTICLE LXXXVII.
Que c’est une passion qui n’a
point de contraire.

Ie sçay bien que communement dans l’Escole on oppose la passion qui tend à la recherche du bien, laquelle seule on nomme Desir, à celle qui tend à la fuite du mal, laquelle on nomme Aversion. Mais d’autant qu’il n’y a aucun bien, dont la privation ne soit un mal ; ny aucun mal consideré comme une chose positive, dont la privation ne soit un bien ; et qu’en recherchant, par exemple, les richesses, on fuit necessairement la pauvreté, en fuyant les maladies on recherche la santé, et ainsi des autres ; Il me semble que c’est tousjours un mesme mouvement qui porte à la recherche du bien, et ensemble à la fuite du mal qui luy est contraire. I’y remarque seulement Le Gras, p. 118
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cette difference, que le Desir qu’on a lors qu’on tend vers quelque bien, est accompagné d’Amour, et en suite d’Esperance et de Ioye ; au lieu que le mesme Desir ; lors qu’on tend à s’eloigner du mal contraire à ce bien, est accompagné de Haine, de Crainte et de Tristesse ; ce qui est cause qu’on le juge contraire à soy mesme. Mais si on veut le considerer lors qu’il se raporte également en mesme temps à quelque bien pour le rechercher, et au mal opposé pour l’éviter, on peut voir tres-evidemment que ce n’est qu’une seule passion qui fait l’un et l’autre.

AT XI, 394

ARTICLE LXXXVIII.
Quelles sont ses diverses especes.

Il y auroit plus de raison de distinguer le Desir en autant de diverses especes, qu’il y a de divers objets qu’on recherche. Car par Le Gras, p. 119
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exemple la Curiosité qui n’est autre chose qu’un Desir de connoistre, differe beaucoup du Desir de gloire, et cetuy-cy du Desir de vengeance, et ainsi des autres. Mais il suffit icy de sçavoir qu’il y en a autant que d’especes d’Amour ou de Haine ; et que les plus considerables et les plus forts sont ceux qui naissent de l’Agréement et de l’Horreur.

ARTICLE LXXXIX.
Quel est le Desir qui naist
de l’Horreur.

Or encore que ce ne soit qu’un mesme Desir qui tend à la recherche d’un bien, et à la fuite du mal qui luy est contraire, ainsi qu’il a esté dit : Le Desir qui naist de l’Agréement ne laisse pas d’estre fort different de celuy qui naist de l’Horreur. Car cet Agréement et cete Horreur, qui veritablement Le Gras, p. 120
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sont contraires, ne sont pas le bien et le mal, qui servent d’objets à ces Desirs, mais seulement deux emotions de l’ame, qui la disposent à rechercher deux choses fort differentes. A sçavoir l’Horreur est instituée de la Nature pour representer à l’ame une mort subite et inopinée : en sorte que, bien que ce ne soit quelquefois que l’attouchement d’un vermisseau, ou le bruit d’une feüille AT XI, 395 tremblante, ou son ombre, qui fait avoir de l’Horreur, on sent d’abord autant d’emotion, que si un peril de mort tres-evident s’offroit aux sens. Ce qui fait subitement naistre l’agitation, qui porte l’ame à employer toutes ses forces pour eviter un mal si present. Et c’est cete espece de Desir, qu’on appelle communement la Fuite ou l’Aversion.

Le Gras, p. 121
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ARTICLE XC.
Quel est celuy qui naist de
l’Agréement.

Av contraire l’Agréement est particulierement institué de la Nature pour representer la jouïssance de ce qui agrée, comme le plus grand de tous les biens qui apartienent à l’homme : ce qui fait qu’on desire tres-ardemment cette jouïssance. Il est vray qu’il y a diverses sortes d’Agréemens, et que les Desirs qui en naissent ne sont pas tous egalement puissans. Car par exemple, la beauté des fleurs nous incite seulement à les regarder, et celle des fruits à les manger. Mais le principal est celuy qui vient des perfections qu’on imagine en une personne, qu’on pense pouvoir devenir un autre soy-mesme : car avec la difference du sexe, que la Nature a mise dans Le Gras, p. 122
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les hommes, ainsi que dans les animaux sans raison, elle a mis aussi certaines impressions dans le cerveau, qui font qu’en certain âge et en certain temps on se considere comme defectueux, et comme si on n’estoit que la moitié d’un tout, dont une personne de l’autre sexe doit estre l’autre moitié : en sorte que l’acquisition de cete AT XI, 396 moitié est confusement representée par la Nature, comme le plus grand de tous les biens imaginables. Et encore qu’on voye plusieurs personnes de cet autre sexe, on n’en souhaite pas pour cela plusieurs en mesme temps, d’autant que la Nature ne fait point imaginer qu’on ait besoin de plus d’une moitié. Mais lors qu’on remarque quelque chose en une, qui agrée davantage que ce qu’on remarque au mesme temps dans les autres, cela determine l’ame à sentir pour celle la seule, toute l’inclination que la Le Gras, p. 123
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Nature luy donne à rechercher le bien, qu’elle luy represente comme le plus grand qu’on puisse posseder. Et cette inclination ou ce Desir qui naist ainsi de l’Agréement, est appellé du nom d’Amour, plus ordinairement que la Passion d’Amour, qui a cy dessus esté descrite. Aussi a-t’il de plus estranges effects, et c’est luy qui sert de principale matiere aux faiseurs de Romans et aux Poëtes.

ARTICLE XCI.
La definition de la Ioye.

La Ioye est une agreable emotion de l’ame, en laquelle consiste la jouïssance qu’elle a du bien, que les impressions du cerveau luy representent comme sien. Ie dis que c’est en cete emotion que consiste la jouïssance du bien : car en effect l’ame ne reçoit aucun autre fruit de tous les biens qu’elle possede ; Le Gras, p. 124
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et pendant qu’elle n’en a aucune Ioye, on peut dire qu’elle n’en joüit pas plus que si elle ne les possedoit AT XI, 397 point. I’adjouste aussi, que c’est du bien que les impressions du cerveau luy representent comme sien, affin de ne pas confondre cette joye qui est une passion, avec la joye purement intellectuelle, qui vient en l’ame par la seule action de l’ame, et qu’on peut dire estre une agreable emotion excitée en elle par elle mesme, en laquelle consiste la jouïssance qu’elle a du bien que son entendement luy represente comme sien. Il est vray que pendant que l’ame est jointe au corps, cette joye intellectuelle ne peut gueres manquer d’estre accompagnée de celle qui est une passion. Car si tost que nostre entendement s’aperçoit que nous possedons quelque bien, encore que ce bien puisse estre si different de tout ce qui appartient au Le Gras, p. 125
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corps, qu’il ne soit point du tout imaginable, l’imagination ne laisse pas de faire incontinent quelque impression dans le cerveau, de laquelle suit le mouvement des esprits, qui excite la passion de la Ioye.

ARTICLE XCII.
La definition de la Tristesse.

La Tristesse est une langueur desagreable, en laquelle consiste l’incommodité que l’ame reçoit du mal, ou du defaut, que les impressions du cerveau luy representent comme luy apartenant. Et il y a aussi une Tristesse intellectuelle, qui n’est pas la passion, mais qui ne manque gueres d’en estre accompagnée.

Le Gras, p. 126
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AT XI, 398

ARTICLE XCIII.
Quelles sont les causes de ces
deux Passions.

Or lors que la Ioye ou la Tristesse intellectuelle excite ainsi celle qui est une passion, leur cause est assez evidente ; Et on voit de leurs definitions, que la Ioye vient de l’opinion qu’on a de posseder quelque bien, et la Tristesse de l’opinion qu’on a d’avoir quelque mal ou quelque defaut. Mais il arrive souvent qu’on se sent triste ou joyeux, sans qu’on puisse ainsi distinctement remarquer le bien ou le mal qui en sont les causes ; à sçavoir lors que ce bien ou ce mal font leurs impressions dans le cerveau sans l’entremise de l’ame, quelquefois à cause qu’ils n’apartienent qu’au corps, et quelquefois aussi encore qu’ils apartienent à l’ame, à cause qu’elle ne les considere Le Gras, p. 127
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pas comme bien et mal, mais sous quelque autre forme, dont l’impression est jointe avec celle du bien et du mal dans le cerveau.

ARTICLE XCIV.
Comment ces passions sont excitées par
des biens et des maux qui ne regardent
que le corps : et en quoy consistent le chatoüillement et la douleur.

Ainsi lors qu’on est en pleine santé et que le temps est plus serain que de coustume, on sent en soy une gayeté qui ne vient d’aucune fonction de l’entendement, mais seulement des impressions que le mouvement AT XI, 399 des esprits fait dans le cerveau ; Et on se sent triste en mesme façon lors que le corps est indisposé, encore qu’on ne sçache point qu’il le soit. Ainsi le chatoüillement des sens est suivy de si pres par la Ioye, et la douleur par la Tristesse, que la pluspart Le Gras, p. 128
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des hommes ne les distinguent point. Toutefois ils different si fort, qu’on peut quelquefois souffrir des douleurs avec Ioye, et recevoir des chatoüillemens qui déplaisent. Mais la cause qui fait que pour l’ordinaire la Ioye suit du chatoüillement, est que tout ce qu’on nomme chatoüillement ou sentiment agreable, consiste en ce que les objets des sens excitent quelque mouvement dans les nerfs, qui seroit capable de leur nuire s’ils n’avoient pas assez de force pour luy resister, ou que le corps ne fust pas bien disposé. ce qui fait une impression dans le cerveau, laquelle estant instituée de la Nature pour témoigner cette bonne disposition et cette force, la represente à l’ame comme un bien qui luy apartient, entant qu’elle est unie avec le corps, et ainsi excite en elle la Ioye. C’est presque la mesme raison qui fait qu’on Le Gras, p. 129
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prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de Passions, mesme à la Tristesse, et à la Haine, lors que ces passions ne sont causées que par les avantures estranges qu’on voit representer sur un theatre, ou par d’autres pareils sujets, qui ne pouvant nous nuire en aucune façon, semblent chatoüiller nostre ame en la touchant. Et la cause qui fait que la douleur produit ordinairement la Tristesse, est que le sentiment qu’on nomme douleur, vient tousjours de quelque action si violente qu’elle offense les nerfs ; en sorte qu’estant AT XI, 400 institué de la nature pour signifier à l’âme le dommage que reçoit le corps par cette action, et sa foiblesse en ce qu’il ne luy a pû resister, il luy represente l’un et l’autre comme des maux qui luy sont tousjours desagreables, excepté lors qu’ils causent quelques biens qu’elle estime plus qu’eux.

Le Gras, p. 130
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ARTICLE XCV.
Comment elles peuvent aussi estre excitées
par des biens et des maux que
l’ame ne remarque point, encore qu’ils luy appartienent. Comme sont
le plaisir qu’on prend à se hasarder
ou à se souvenir du mal passé
.

Ainsi le plaisir que prenent souvent les jeunes gens à entreprendre des choses difficiles, et à s’exposer à des grands perils, encore mesme qu’ils n’en esperent aucun profit, ny aucune gloire, vient en eux de ce que la pensée qu’ils ont que ce qu’ils entreprenent est difficile, fait une impression dans leur cerveau, qui estant jointe avec celle qu’ils pourroient former, s’ils pensoient que c’est un bien de se sentir assez courageux, assez heureux, assez adroit, ou assez fort, pour oser se hasarder à tel point, est cause qu’ils y prenent plaisir. Le Gras, p. 131
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Et le contentement qu’ont les vieillards, lors qu’ils se souvienent des maux qu’ils ont soufferts, vient de ce qu’ils se representent que c’est un bien, d’avoir pû non obstant cela subsister.

AT XI, 401

ARTICLE XCVI.
Quels sont les mouvemens du sang et
des esprits, qui causent les cinq
passions precedentes.

Les cinq passions que j’ay icy commencé à expliquer, sont tellement jointes ou opposées les unes aux autres, qu’il est plus aysé de les considerer toutes ensemble, que de traiter separement de chacune, ainsi qu’il a esté traité de l’Admiration. Et leur cause n’est pas comme la siene dans le cerveau seul, mais aussi dans le cœur, dans la rate, dans le foye, et dans toutes les autres parties du corps, entant qu’elles servent à la production Le Gras, p. 132
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du sang, et en suite des esprits. Car encore que toutes les venes conduisent le sang qu’elles contienent vers le cœur, il arrive neantmoins quelquefois que celuy de quelques unes y est poussé avec plus de force que celuy des autres ; et il arrive aussi que les ouvertures par où il entre dans le cœur, ou bien celles par où il en sort, sont plus élargies ou plus resserrées une fois que l’autre.

ARTICLE XCVII.
Les principales experiences qui servent
à connoistre ces mouvemens
en l’Amour.

Or en considerant les diverses alterations que l’experience fait voir dans nostre corps, pendant que AT XI, 402 nostre ame est agitée de diverses passions, je remarque en l’Amour quand elle est seule, c’est à dire, quand elle n’est accompagnée Le Gras, p. 133
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d’aucune forte Ioye, ou Desir, ou Tristesse, que le battement du poulx est égal, et beaucoup plus grand et plus fort que de coustume, qu’on sent une douce chaleur dans la poitrine, et que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l’estomac ; en sorte que cette Passion est utile pour la santé.

ARTICLE XCVIII.
En la Haine.

Ie remarque au contraire en la Haine, que le poulx est inégal, et plus petit, et souvent plus viste, qu’on sent des froideurs entremelées de je ne sçay quelle chaleur aspre et picquante dans la poitrine, que l’estomac cesse de faire son office, et est enclin à vomir et rejeter les viandes qu’on a mangées, ou du moins à les corrompre et convertir en mauvaises humeurs.

Le Gras, p. 134
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ARTICLE XCIX.
En la Ioye.

En la Ioye, que le poulx est égal et plus viste qu’à l’ordinaire, mais qu’il n’est pas si fort ou si grand qu’en l’Amour, et qu’on sent une chaleur agreable, qui n’est pas seulement en la poitrine, mais qui se répand aussi en toutes les parties exterieures du corps, AT XI, 403 avec le sang qu’on voit y venir en abondance ; et que cependant on perd quelquefois l’appetit, à cause que la digestion se fait moins que de coustume.

ARTICLE C.
En la Tristesse.

En la Tristesse, que le poulx est foible et lent, et qu’on sent comme des liens autour du cœur, qui le serrent, et des glaçons qui Le Gras, p. 135
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le gelent, et communiquent leur froideur au reste du corps ; et que cependant on ne laisse pas d’avoir quelquefois bon appetit, et de sentir que l’estomac ne manque point à faire son devoir, pourvû qu’il n’y ait point de Haine meslée avec la Tristesse.

ARTICLE CI.
Au Desir.

En fin je remarque cela de particulier dans le Desir, qu’il agite le cœur plus violemment qu’aucune des autres Passions, et fournit au cerveau plus d’esprits ; lesquels passans de là dans les muscles, rendent tous les sens plus aigus, et toutes les parties du corps plus mobiles.

Le Gras, p. 136
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ARTICLE CII.
Le mouvement du sang et des esprits
en l’Amour.

Ces observations, et plusieurs autres qui seroient trop longues à escrire, m’ont donné sujet de juger AT XI, 404 que, lors que l’entendement se represente quelque objet d’Amour, l’impression que cette pensée fait dans le cerveau, conduit les esprits animaux par les nerfs de la sixiesme paire, vers les muscles qui sont autour des intestins et de l’estomac, en la façon qui est requise pour faire que le suc des viandes, qui se convertit en nouveau sang, passe promptement vers le cœur, sans s’arrester dans le foye, et qu’y estant poussé avec plus de force, que celuy qui est dans les autres parties du corps, il y entre en plus grande abondance, et y excite une chaleur plus forte, Le Gras, p. 137
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à cause qu’il est plus grossier, que celuy qui a deja esté raréfié plusieurs fois, en passant et repassant par le cœur. ce qui fait qu’il envoye aussi des esprits vers le cerveau, dont les parties sont plus grosses et plus agitées qu’à l’ordinaire : et ces esprits fortifians l’impression que la premiere pensée de l’objet aymable y a faite, obligent l’ame à s’arrester sur cette pensée. Et c’est en cela que consiste la passion d’Amour.

ARTICLE CIII.
En la Haine.

Av contraire en la Haine, la premiere pensée de l’objet qui donne de l’aversion, conduit tellement les esprits qui sont dans le cerveau vers les muscles de l’estomac et des intestins, qu’ils empeschent que le suc des viandes ne se mesle avec le sang, en reserrant Le Gras, p. 138
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toutes les ouvertures par où il a coustume d’y couler ; et elle les conduit aussi tellement vers les petits nerfs AT XI, 405 de la rate, et de la partie inferieure du foye, où est le receptacle de la bile, que les parties du sang qui ont coustume d’estre rejetées vers ces endroits là, en sortent, et coulent, avec celuy qui est dans les rameaux de la vene cave, vers le cœur. ce qui cause beaucoup d’inégalitez en sa chaleur ; d’autant que le sang qui vient de la rate ne s’échauffe et se raréfie qu’à peine, et qu’au contraire celuy qui vient de la partie inferieure du foye, où est tousjours le fiel, s’embrase et se dilate fort promptement. En suite de quoy les esprits qui vont au cerveau, ont aussi des parties fort inégales, et des mouvemens fort extraordinaires ; D’où vient qu’ils y fortifient les idées de Haine qui s’y trouvent deja imprimées, et disposent l’ame Le Gras, p. 139
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à des pensées qui sont pleines d’aigreur et d’amertume.

ARTICLE CIV.
En la Ioye.

En la Ioye ce ne sont pas tant les nerfs de la rate, du foye, de l’estomac, ou des intestins, qui agissent, que ceux qui sont en tout le reste du corps ; et particulierement celuy qui est autour des orifices du cœur, lequel ouvrant et élargissant ces orifices, donne moyen au sang, que les autres nerfs chassent des venes vers le cœur, d’y entrer et d’en sortir en plus grande quantité que de coustume. Et pource que le sang qui entre alors dans le cœur, y a deja passé et repassé plusieurs fois, estant venu des arteres dans les venes, il se dilate fort aysement, et produit des esprits, dont les parties AT XI, 406 estant fort égales et subtiles, elles sont propres Le Gras, p. 140
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à former et fortifier les impressions du cerveau, qui donnent à l’ame des pensées gayes et tranquilles.

ARTICLE CV.
En la Tristesse.

Av contraire en la Tristesse, les ouvertures du cœur sont fort retrecies par le petit nerf qui les environne, et le sang des venes n’est aucunement agité : ce qui fait qu’il en va fort peu vers le cœur. Et cependant les passages par où le suc des viandes coule de l’estomac et des intestins vers le foye, demeurent ouverts ; ce qui fait que l’appetit ne diminuë point, excepté lors que la Haine, laquelle est souvent jointe à la tristesse, les ferme.

Le Gras, p. 141
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ARTICLE CVI.
Au Desir.

En fin la Passion du Desir a cela de propre, que la volonté qu’on a d’obtenir quelque bien, ou de fuïr quelque mal, envoye promptement les esprits du cerveau vers toutes les parties du corps, qui peuvent servir aux actions requises pour cet effect ; et particulierement vers le cœur, et les parties qui luy fournissent le plus de sang, affin qu’en recevant plus grande abondance que de coustume, il envoye plus grande quantité AT XI, 407 d’esprits vers le cerveau, tant pour y entretenir et fortifier l’idée de cette volonté, que pour passer de là dans tous les organes des sens, et tous les muscles qui peuvent estre employez pour obtenir ce qu’on desire.

Le Gras, p. 142
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ARTICLE CVII.
Quelle est la cause de ces mouvemens
en l’Amour.

Et je deduis les raisons de tout cecy, de ce qui a esté dit cy dessus, qu’il y a telle liaison entre notre ame et nostre corps, que lors que nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se presente point à nous par apres, que l’autre ne s’y presente aussi. Comme on voit en ceux qui ont pris avec grande aversion quelque breuvage estans malades, qu’ils ne peuvent rien boire ou manger par apres, qui en approche du goust, sans avoir derechef la mesme aversion ; Et pareillement qu’ils ne peuvent penser à l’aversion qu’on a des medecines, que le mesme goust ne leur reviene en la pensée. Car il me semble que les premieres Le Gras, p. 143
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passions que nostre ame a euës, lors qu’elle a commencé d’estre jointe à nostre corps, ont deu estre, que quelquefois le sang, ou autre suc qui entrait dans le cœur, estoit un aliment plus convenable que l’ordinaire, pour y entretenir la chaleur qui est le principe de la vie ; ce qui estoit cause que l’ame joignoit à soy de volonté cet aliment, c’est à dire, l’aymoit ; et en mesme temps les AT XI, 408 esprits couloient du cerveau vers les muscles, qui pouvoient presser ou agiter les parties d’où il estoit venu vers le cœur, pour faire qu’elles luy en envoyassent d’avantage ; et ces parties étoient l’estomac et les intestins, dont l’agitation augmente l’appetit, ou bien aussi le foye et le poulmon, que les muscles du diaphragme peuvent presser. C’est pourquoy ce mesme mouvement des esprits, a tousjours accompagné depuis la passion d’Amour.

Le Gras, p. 144
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ARTICLE CVIII.
En la Haine.

Qvelquefois au contraire il venoit quelque suc estranger vers le cœur, qui n’estoit pas propre à entretenir la chaleur, ou mesme qui la pouvoit esteindre : ce qui estoit cause que les esprits, qui montoient du cœur au cerveau, excitoient en l’ame la passion de la Haine. Et en mesme temps aussi ces esprits alloient du cerveau vers les nerfs, qui pouvoient pousser du sang de la rate, et des petites venes du foye, vers le cœur, pour empescher ce suc nuisible d’y entrer ; et de plus vers ceux qui pouvoient repousser ce mesme suc vers les intestins, et vers l’estomac, ou aussi quelquefois obliger l’estomac à le vomir. D’où vient que ces mesmes mouvemens ont coustume d’accompagner Le Gras, p. 145
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la passion de la Haine. Et on peut voir à l’œil qu’il y a dans le foye quantité de venes, ou conduits, assez larges, par où le suc des viandes peut passer de la veine porte en la veine cave, et de là au cœur, sans s’arrester aucunement au foye; mais qu’il y en a aussi AT XI, 409 une infinité d’autres plus petites ou il peut s’arrester, et qui contienent tousjours du sang de reserve, ainsi que fait aussi la rate ; lequel sang estant plus grossier que celuy qui est dans les autres parties du corps, peut mieux servir d’aliment au feu qui est dans le cœur, quand l’estomac et les intestins manquent de luy en fournir.

ARTICLE CIX.
En la Ioye.

Il est aussi quelquefois arrivé au commencement de nostre vie, que le sang contenu dans les veines Le Gras, p. 146
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estoit un aliment assez convenable pour entretenir la chaleur du cœur, et qu’elles en contenoient en telle quantité, qu’il n’avoit point besoin de tirer aucune nourriture d’ailleurs. Ce qui a excité en l’ame la Passion de la Ioye ; et a fait en mesme temps que les orifices du cœur se sont plus ouverts que de coustume ; et que les esprits coulans abondamment du cerveau, non seulement dans les nerfs qui servent à ouvrir ces orifices, mais aussi generalement en tous les autres qui poussent le sang des veines vers le cœur, empeschent qu’il n’y en viene de nouveau du foye, de la rate, des intestins et de l’estomac. C’est pourquoy ces mesmes mouvemens accompagnent la Ioye.

Le Gras, p. 147
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AT XI, 410

ARTICLE CX.
En la Tristesse.

Qvelquefois au contraire il est arrivé que le corps a eu faute de nourriture, et c’est ce qui doit avoir fait sentir à l’ame sa premiere Tristesse, au moins celle qui n’a point esté jointe à la Hayne. Cela mesme a fait aussi que les orifices du cœur se sont estrecis, à cause qu’ils ne recevoient que peu de sang ; et qu’une assez notable partie de ce sang est venuë de la rate, à cause qu’elle est comme le dernier reservoir qui sert à en fournir au cœur, lors qu’il ne luy en vient pas assez d’ailleurs. C’est pourquoy les mouvemens des esprits et des nerfs, qui servent à estrecir ainsi les orifices du cœur, et à y conduire du sang de la rate, accompagnent tousjours la Tristesse.

Le Gras, p. 148
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ARTICLE CXI.
Au Desir.

En fin tous les premiers Desirs que l’ame peut avoir eus, lors qu’elle estoit nouvellement jointe au corps, ont esté, de recevoir les choses qui luy estoient convenables, et de repousser celles qui luy estoient nuisibles. Et ç’a esté pour ces mesmes effets, que les esprits ont commencé déslors à mouvoir tous les muscles et tous AT XI, 411 les organes des sens, en toutes les façons qu’ils les peuvent mouvoir. Ce qui est cause que maintenant lors que l’ame desire quelque chose, tout le corps devient plus agile et plus disposé à se mouvoir, qu’il n’a coustume d’estre sans cela. Et lors qu’il arrive d’ailleurs que le corps est ainsi disposé, cela rend les desirs de l’ame plus forts et plus ardens.

Le Gras, p. 149
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ARTICLE CXII.
Quels sont les signes exterieurs de
ces Passions.

Ce que j’ay mis icy, fait assez entendre la cause des differences du poulx, et de toutes les autres proprietez que j’ay cy dessus attribuées à ces passions, sans qu’il soit besoin que je m’areste à les expliquer davantage. Mais pource que j’ay seulement remarqué en chacune, ce qui s’y peut observer lors qu’elle est seule, et qui sert à connoistre les mouvemens du sang et des esprits qui les produisent, il me reste encore à traiter de plusieurs signes exterieurs, qui ont coustume de les accompagner, et qui se remarquent bien mieux lors qu’elles sont meslées plusieurs ensemble, ainsi qu’elles ont coustume d’estre, que lors qu’elles sont separées. Les principaux de ces Le Gras, p. 150
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signes sont les actions des yeux et du visage, les changemens de couleur, les tremblemens, la langueur, la pasmoison, les ris, les larmes, les gemissemens, et les souspirs.

AT XI, 412

ARTICLE CXIII.
Des actions des yeux et du visage.

Il n’y a aucune Passion que quelque particuliere action des yeux ne declare : et cela est si manifeste en quelques unes, que mesme les valets les plus stupides peuvent remarquer à l’œil de leur maistre, s’il est fasché contre eux, ou s’il ne l’est pas. Mais encore qu’on aperçoive aysement ces actions des yeux, et qu’on sçache ce qu’elles signifient, il n’est pas aysé pour cela de les descrire, à cause que chacune est composée de plusieurs changemens, qui arrivent au mouvement et en la figure de l’œil, lesquels sont si particuliers et si petits, Le Gras, p. 151
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que chacun d’eux ne peut estre aperceu separement, bienque ce qui resulte de leur conjonction soit fort aysé à remarquer. On peut dire quasi le mesme des actions du visage, qui accompagnent aussi les passions : car bien qu’elles soient plus grandes que celles des yeux, il est toutefois malaysé de les distinguer ; Et elles sont si peu differentes, qu’il y a des hommes qui font presque la mesme mine lors qu’ils pleurent, que les autres lorsqu’ils rient. Il est vray qu’il y en a quelques unes qui sont assez remarquables, comme sont les rides du front en la colere, et certains mouvemens du nez et des levres en l’indignation, et en la moquerie ; mais elles ne semblent pas tant estre naturelles que volontaires. Et generalement toutes les actions, tant du visage que des yeux, peuvent estre changées par l’ame, lors que voulant cacher Le Gras, p. 152
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sa AT XI, 413 passion, elle en imagine fortement une contraire : en sorte qu’on s’en peut aussi bien servir à dissimuler ses passions, qu’à les declarer.

ARTICLE CXIV.
Des changemens de couleur.

On ne peut pas si facilement s’empescher de rougir ou de palir, lors que quelque passion y dispose : pource que ces changemens ne dependent pas des nerfs et des muscles, ainsi que les precedens ; et qu’ils vienent plus immediatement du cœur, lequel on peut nommer la source des passions, en tant qu’il prepare le sang et les esprits à les produire. Or il est certain que la couleur du visage ne vient que du sang, lequel coulant continuellement du cœur par les arteres en toutes les veines, et de toutes les veines dans le cœur, colore Le Gras, p. 153
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plus ou moins le visage, selon qu’il remplit plus ou moins les petites veines qui sont vers sa superficie.

AT XI, 414

ARTICLE CXV.
Comment la Ioye fait rougir.

Ainsi la joye rend la couleur plus vive et plus vermeille, pource qu’en ouvrant les escluses du cœur, elle fait que le sang coule plus viste en toutes les veines ; et que devenant plus chaud et plus subtil, il enfle mediocrement toutes les parties du visage, ce qui en rend l’air plus riant et plus gay.

ARTICLE CXVI.
Comment la Tristesse fait palir.

La Tristesse au contraire, en étrecissant les orifices du cœur, fait que le sang coule plus lentement dans les veines, et que devenant Le Gras, p. 154
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plus froid et plus espais, il a besoin d’y occuper moins de place ; en sorte que se retirant dans les plus larges, qui sont les plus proches du cœur, il quitte les plus éloignées : dont les plus apparentes estant celles du visage, cela le fait paroistre pale et décharné : principalement lors que la Tristesse est grande, ou qu’elle survient promptement, comme on voit en l’Espouvante, dont la surprise augmente l’action qui serre le cœur.

ARTICLE CXVII.
Comment on rougit souvant
estant triste.

Mais il arrive souvant qu’on ne palit point estant triste, et qu’au contraire on devient rouge. Ce qui doit estre attribué aux autres passions qui se joignent à la Tristesse, à sçavoir, à l’Amour, ou Le Gras, p. 155
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au Desir, et quelquefois aussi à la Haine. Car ces passions eschauffant ou agitant le sang qui vient du foye, des intestins, et des autres parties interieures, le poussent vers le cœur, et de là par la grande artere vers les veines du visage, sans que la Tristesse qui serre de part et d’autre les orifices du cœur le puisse empescher, excepté lors qu’elle est fort excessive. Mais encore AT XI, 415 qu’elle ne soit que mediocre, elle empesche aysement que le sang ainsi venu dans les venes du visage ne descende vers le cœur, pendant que l’Amour, le Desir, ou la Haine y en poussent d’autre des parties interieures. C’est pourquoy ce sang estant arresté autour de la face, il la rend rouge; Et mesme plus rouge que pendant la Ioye, à cause que la couleur du sang paroist d’autant mieux qu’il coule moins viste, et aussi à cause qu’il s’en peut ainsi assembler davantage Le Gras, p. 156
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dans les veines de la face, que lors que les orifices du cœur sont plus ouverts. Cecy paroist principalement en la Honte, laquelle est composée de l’Amour de soy-mesme, et d’un Desir pressant d’éviter l’infamie presente ; ce qui fait venir le sang des parties interieures vers le cœur, puis de là par les arteres vers la face ; Et avec cela d’une mediocre Tristesse, qui empéche ce sang de retourner vers le cœur. Le mesme paroist aussi ordinairement lors qu’on pleure ; car, comme je diray cy apres, c’est l’Amour jointe à la Tristesse qui cause la plus part des larmes. Et le mesme paroist en la colere, ou souvant un prompt Desir de vengeance est meslé avec l’Amour, la Haine et la Tristesse.

Le Gras, p. 157
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ARTICLE CXVIII.
Des Tremblemens.

Les Tremblemens ont deux diverses causes : l’une est qu’il vient quelquefois trop peu d’esprits du cerveau dans les nerfs, et l’autre qu’il y en vient quelquefois trop, pour pouvoir fermer bien justement les petits AT XI, 416 passages des muscles, qui suivant ce qui a esté dit en l’article XI, doivent estre fermez pour determiner les mouvemens des membres. La premiere cause paroist en la tristesse et en la peur ; comme aussi lors qu’on tremble de froid. Car ces Passions peuvent aussi bien que la froideur de l’air, tellement épaisser le sang, qu’il ne fournit pas assez d’esprits au cerveau, pour en envoyer dans les nerfs. L’autre cause paroist souvant en ceux qui desirent ardemment quelque chose, et en ceux Le Gras, p. 158
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qui sont fort emeus de colere ; comme aussi en ceux qui sont yvres : Car ces deux passions, aussi bien que le vin, font aller quelquefois tant d’esprits dans le cerveau, qu’ils ne peuvent pas estre reglément conduits de là dans les muscles.

ARTICLE CXIX.
De la LangeurLangueur.

La LangeurLangueur est une disposition à se relascher et estre sans mouvement, qui est sentie en tous les membres. Elle vient, ainsi que le tremblement, de ce qu’il ne va pas assez d’esprits dans les nerfs ; mais d’une façon differente. car la cause du tremblement est qu’il n’y en a pas assez dans le cerveau, pour obeïr aux determinations de la glande, lors qu’elle les pousse vers quelque muscle ; au lieu que la langueur vient de ce que la glande Le Gras, p. 159
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ne les determine point à aller vers aucuns muscles, plustost que vers d’autres.

AT XI, 417

ARTICLE CXX.
Comment elle est causée par l’Amour et
par le Desir.

Et la Passion qui cause le plus ordinairement cet effect est l’Amour ; jointe au Desir d’une chose dont l’acquisition n’est pas imaginée comme possible pour le temps present. Car l’Amour occupe tellement l’ame à considerer l’objet aymé, qu’elle employe tous les esprits qui sont dans le cerveau à luy en representer l’image, et arreste tous les mouvemens de la glande qui ne servent point à cet effect. Et il faut remarquer touchant le desir, que la proprieté que je luy ay attribuée de rendre le corps plus mobile, ne luy convient que lors qu’on imagine Le Gras, p. 160
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l’objet desiré estre tel, qu’on peut des ce temps là faire quelque chose qui serve à l’acquerir. Car si au contraire on imagine qu’il est impossible pour lors de rien faire qui y soit utile, toute l’agitation du Desir demeure dans le cerveau, sans passer aucunement dans les nerfs ; et estant entierement employée à y fortifier l’idée de l’objet desiré, elle laisse le reste du corps languissant.

ARTICLE CXXI.
Qu’elle peut aussi estre causée par
d’autres Passions.

Il est vray que la Haine, la Tristesse, et mesme la Ioye, peuvent causer aussi quelque langueur, lors qu’elles sont fort violentes ; à cause qu’elles occupent entierement l’ame à considerer leur objet; principalement AT XI, 418 lors que le Desir d’une chose, à l’acquisition de laquelle Le Gras, p. 16
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on ne peut rien contribuer au temps present, est joint avec elle. Mais pource qu’on s’arreste bien plus à considerer les objets qu’on joint à soy de volonté, que ceux qu’on en separe, et qu’aucuns autres ; et que la langueur ne depend point d’une surprise, mais a besoin de quelque temps pour étre formée, elle se rencontre bien plus en l’Amour qu’en toutes les autres passions.

ARTICLE CXXII.
De la Pasmoison.

La Pasmoison n’est pas fort éloignée de la mort. car on meurt lors que le feu qui est dans le cœur s’esteint tout à fait : et on tombe seulement en pasmoison, lors qu’il est étouffé en telle sorte qu’il demeure encore quelques restes de chaleur, qui peuvent par apres le rallumer. Or il y a plusieurs Le Gras, p. 162
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indispositions du corps, qui peuvent faire qu’on tombe ainsi en defaillance ; mais entre les passions il n’y a que l’extreme Ioye, qu’on remarque en avoir le pouvoir. Et la façon dont je croy qu’elle cause cet effect, est qu’ouvrant extraordinairement les orifices du cœur, le sang des venes y entre si à coup, et en si grande quantité, qu’il n’y peut estre rarefié par la chaleur assez promptement, pour lever les petites peaux qui ferment les entrées de ces venes; au moyen de quoy il étouffe le feu ; lequel il a coustume d’entretenir, lors qu’il n’entre dans le cœur que par mesure.

AT XI, 419

ARTICLE CXXIII.
Pourquoy on ne pasme point
de Tristesse
.

Il semble qu’une grande Tristesse qui survient inopinement, doit Le Gras, p. 163
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tellement serrer les orifices du cœur, qu’elle en peut aussi esteindre le feu ; mais neantmoins on n’observe point que cela arrive, ou s’il arrive, c’est tres-rarement : dont je croy que la raison est, qu’il ne peut gueres y avoir si peu de sang dans le cœur, qu’il ne suffise pour entretenir la chaleur, lors que ses orifices sont presque fermez.

ARTICLE CXXIV.
Du Ris.

Le Ris consiste en ce que le sang qui vient de la cavité droite du cœur par la vene arterieuse, enflant les poumons subitement et à diverses reprises, fait que l’air qu’ils contienent, est contraint d’en sortir avec impetuosité par le sifflet, ou il forme une voix inarticulée et esclatante ; et tant les poumons en s’enflant, que cet air en sortant, poussent tous les muscles du diaphragme, Le Gras, p. 164
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de la poitrine, et de la gorge ; au moyen de quoy ils font mouvoir ceux du visage qui ont quelque connexion avec eux. Et ce n’est que cette action du visage, avec cette voix inarticulée et esclatante, qu’on nomme le Ris.

AT XI, 420

ARTICLE CXXV.
Pourquoy il n’accompagne point les plus
grandes Ioyes.

Or encore qu’il semble que le Ris soit un des principaux signes de la Ioye, elle ne peut toutefois le causer que lors qu’elle est seulement mediocre, et qu’il y a quelque admiration ou quelque haine meslée avec elle. Car on trouve par experience, que lors qu’on est extraordinairement joyeux, jamais le sujet de cette joye ne fait qu’on esclate de rire ; et mesme on ne peut pas si aysement y estre invité par quelque autre Le Gras, p. 165
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cause, que lors qu’on est triste. Dont la raison est, que dans les grandes joyes le poulmon est tousjours si plein de sang, qu’il ne peut estre davantage enflé par reprises.

ARTICLE CXXVI.
Quelles sont ses principales causes.

Et je ne puis remarquer que deux causes, qui facent ainsi enfler lsubitement le poumon. La premiere est la surprise de l’Admiration, laquelle estant jointe à la joye, peut ouvrir si promptement les orifices du cœur, qu’une grande abondance de sang, entrant tout à coup en son costé droit par la vene cave, s’y rarefie, et passant de là par la vene arterieuse, enfle le poumon. L’autre est le meslange de quelque liqueur qui augmente la rarefaction du sang. Et je n’en trouve point de propre à cela, que la plus coulante partie de AT XI, 421 celuy Le Gras, p. 166
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qui vient de la rate, laquelle partie du sang estant poussée vers le cœur, par quelque legere émotion de Haine, aydée par la surprise de l’Admiration, et s’y meslant avec le sang qui vient des autres endroits du corps, lequel la joye y fait entrer en abondance, peut faire que ce sang s’y dilate beaucoup plus qu’à l’ordinaire. En mesme façon qu’on voit quantité d’autres liqueurs, s’enfler tout à coup estant sur le feu, lors qu’on jette un peu de vinaigre dans le vaisseau où elles sont. Car la plus coulante partie du sang qui vient de la rate, est de nature semblable au vinaigre. L’experience aussi nous fait voir, qu’en toutes les rencontres qui peuvent produire ce Ris esclatant, qui vient du poumon, il y a tousjours quelque petit sujet de Haine, ou du moins d’Admiration. Et ceux dont la rate n’est pas bien saine, sont sujets à Le Gras, p. 167
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estre non seulement plus tristes, mais aussi par intervalles plus gays et plus disposez à rire que les autres ; d’autant que la rate envoye deux sortes de sang vers le cœur, l’un fort épais et grossier, qui cause la Tristesse, l’autre fort fluide et subtil, qui cause la Ioye. Et souvent apres avoir beaucoup rit, on se sent naturellement enclin à la Tristesse, pource que la plus fluide partie du sang de la rate estant epuisée, l’autre plus grossiere la suit vers le cœur.

ARTICLE CXXVII.
Quelle est sa cause en l’Indignation.

Pour le Ris qui accompagne quelquefois l’Indignation, il est ordinairement artificiel et feint. Mais lors AT XI, 422 qu’il est naturel, il semble venir de la Ioye qu’on a, de ce qu’on voit ne pouvoir estre offencé par le mal dont on est indigné, Le Gras, p. 168
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et avec cela de ce qu’on se trouve surpris par la nouveauté ou par la rencontre inopinée de ce mal. de façon que la Ioye, la Haine et l’Admiration y contribuent. Toutefois je veux croire qu’il peut aussi estre produit sans aucune joye, par le seul mouvement de l’Aversion, qui envoye du sang de la rate vers le cœur, où il est rarefié, et poussé de là dans le poumon, lequel il enfle facilement, lors qu’il le rencontre presque vuide. Et generalement tout ce qui peut enfler subitement le poumon en cette façon, cause l’action exterieure du Ris ; excepté lors que la Tristesse la change en celle des gemissemens et des cris qui accompagnent les larmes. A propos de quoy Vives I. L. Vives, 3. de Animâ. cap. de Risu. escrit de soy mesme, que lors qu’il avoit esté long temps sans manger, les premiers morceaux qu’il mettoit en sa bouche l’obligeoient à rire : ce qui pouvoit venir de ce Le Gras, p. 169
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que son poumon vuide de sang par faute de nourriture, estoit promptement enflé par le premier suc qui passoit de son estomac vers le cœur, et que la seule imagination de manger y pouvoit conduire, avant mesme que celuy des viandes qu’il mangeoit y fust parvenu.

ARTICLE CXXVIII.
De l’origine des Larmes.

Comme le Ris n’est jamais causé par les plus grandes AT XI, 423 Ioyes, ainsi les larmes ne vienent point d’une extréme Tristesse, mais seulement de celle qui est mediocre, et accompagnée ou suivie de quelque sentiment d’Amour, ou aussi de Ioye. Et pour bien entendre leur origine, il faut remarquer que bien qu’il sorte continuellement quantité de vapeurs de toutes les parties de nostre corps, il n’y en a toutefois aucune dont il en sorte Le Gras, p. 170
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tant que des yeux, à cause de la grandeur des nerfs optiques, et de la multitude des petites arteres par où elles y vienent ; Et que comme la sueur n’est composée que des vapeurs, qui sortant des autres parties se convertissent en eau sur leur superficie, ainsi les larmes se font des vapeurs qui sortent des yeux.

ARTICLE CXXIX.
De la façon que les vapeurs se changent
en eau.

Or comme j’ay escrit dans les Meteores, en expliquant en quelle façon les vapeurs de l’air se convertissent en pluye, que cela vient de ce qu’elles sont moins agitées, ou plus abondantes qu’à l’ordinaire ; ainsi je croy que lors que celles qui sortent du corps sont beaucoup moins agitées que de coustume, encore qu’elles ne Le Gras, p. 171
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soient pas si abondantes, elles ne laissent pas de se convertir en eau : ce qui cause les sueurs froides qui vienent quelquefois de foiblesse, quand on est malade. Et je croy que lors qu’elles sont beaucoup plus abondantes, pourvû qu’elles ne soient point avec cela plus agitées, elles se convertissent aussi en AT XI, 424 eau. ce qui est cause de la sueur qui vient quand on fait quelque exercice. Mais alors les yeux ne suent point, pource que pendant les exercices du corps, la plus part des esprits allans dans les muscles qui servent à le mouvoir, il en va moins par le nerf optique vers les yeux. Et ce n’est qu’une mesme matiere qui compose le sang, pendant qu’elle est dans les venes, ou dans les arteres ; et les esprits, lors qu’elle est dans le cerveau, dans les nerfs, ou dans les muscles ; et les vapeurs lors qu’elle en sort en forme d’air ; et enfin la sueur ou Le Gras, p. 172
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les larmes, lors qu’elle s’espaissit en eau sur la superficie du corps ou des yeux.

ARTICLE CXXX.
Comment ce qui fait de la douleur à
l’œil l’excite à pleurer.

Et je ne puis remarquer que deux causes qui facent que les vapeurs qui sortent des yeux se changent en larmes. La premiere est quand la figure des pores par où elles passent est changée, par quelque accident que ce puisse estre : car cela retardant le mouvement de ces vapeurs, et changeant leur ordre, peut faire qu’elles se convertissent en eau. Ainsi il ne faut qu’un festu qui tombe dans l’œil, pour en tirer quelques larmes : à cause qu’en y excitant de la douleur, il change la disposition de ses pores : en sorte que quelques uns devenant plus estroits, les petites Le Gras, p. 173
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parties des vapeurs y passent moins viste ; et qu’au lieu qu’elles en sortoient auparavant esgalement distantes les unes des AT XI, 425 autres, et ainsi demeuroient separées, elles vienent à se rencontrer, à cause que l’ordre de ces pores est troublé, au moyen de quoy elles se joignent, et ainsi se convertissent en larmes.

ARTICLE CXXXI.
Comment on pleure de Tristesse.

L’autre cause est la Tristesse, suivie d’Amour, ou de Ioye, ou generalement de quelque cause qui fait que le cœur pousse beaucoup de sang par les arteres. La Tristesse y est requise, à cause que refroidissant tout le sang, elle étrecit les pores des yeux. Mais pourcequ’à mesure qu’elle les étrecit, elle diminuë aussi la quantité des vapeurs, ausquelles ils doivent Le Gras, p. 174
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donner passage, cela ne suffit pas pour produire des larmes, si la quantité de ces vapeurs n’est à mesme temps augmentée par quelque autre cause. Et il n’y a rien qui l’augmente davantage, que le sang qui est envoyé vers le cœur en la passion de l’Amour. Aussi voyons nous que ceux qui sont tristes, ne jettent pas continuellement des larmes, mais seulement par intervalles, lors qu’ils font quelque nouvelle reflexion sur les objets qu’ils affectionent.

ARTICLE CXXXII.
Des gemissemens qui accompagnent
les larmes.

Et alors les poulmons sont aussi quelquefois enflez tout à coup par l’abondance du sang qui entre dedans, AT XI, 426 et qui en chasse l’air qu’ils contenoient, lequel sortant par le sifflet engendre les gemissemens et Le Gras, p. 175
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les cris, qui ont coustume d’accompagner les larmes. Et ces cris sont ordinairement plus aigus, que ceux qui accompagnent le ris, bien qu’ils soient produits quasi en mesme façon : dont la raison est que les nerfs, qui servent à eslargir ou estrecir les organes de la voix, pour la rendre plus grosse ou plus aiguë, estans joins avec ceux qui ouvrent les orifices du cœur pendant la Ioye, et les étrecissent pendant la Tristesse, ils font que ces organes s’élargissent ou s’etrecissent au mesme temps.

ARTICLE CXXXIII.
Pourquoy les enfans et les vieillards
pleurent aysement.

Les enfant et les vieillards sont plus enclins à pleurer, que ceux du moyen aage, mais c’est pour diverses raisons. Les vieillards pleurent souvent d’affection et de joye ; Le Gras, p. 176
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car ces deux passions jointes ensemble, envoyent beaucoup de sang à leur cœur, et de là beaucoup de vapeurs à leurs yeux; et l’agitation de ces vapeurs est tellement retardée par la froideur de leur naturel, qu’elles se convertissent aysement en larmes, encore qu’aucune Tristesse n’ait precedé. Que si quelques vieillards pleurent aussi fort aysement de fascherie, ce n’est pas tant le temperament de leur corps, que celuy de leur esprit, qui les y dispose. Et cela n’arrive qu’à ceux qui sont si foibles, qu’ils se laissent entierement surmonter par de petits sujets de douleur, de crainte, ou de pitié. Le mesme arrive aux AT XI, 427 enfans, lesquels ne pleurent gueres de Ioye, mais bien plus de Tristesse, mesme quand elle n’est point accompagnée d’Amour. car ils ont tousjours assez de sang pour produire beaucoup de vapeurs, le Le Gras, p. 177
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mouvement desquelles estant retardé par la Tristesse, elles se convertissent en larmes.

ARTICLE CXXXIV.
Pourquoy quelques enfans palissent, au
lieu de pleurer.

Toutefois il y en a quelques uns qui palissent, au lieu de pleurer, quand ils sont faschez : ce qui peut tesmoigner en eux un jugement, et un courage extraordinaire ; à sçavoir lors que cela vient de ce qu’ils considerent la grandeur du mal, et se preparent à une forte resistance, en mesme façon que ceux qui sont plus âgez. Mais c’est plus ordinairement une marque de mauvais naturel : à sçavoir lors que cela vient de ce qu’ils sont enclins à la Haine, ou à la Peur ; car ce sont des passions qui diminuent la matiere des larmes. Et on voit au contraire que ceux qui Le Gras, p. 178
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pleurent fort aysement, sont enclins à l’Amour, et à la Pitié.

ARTICLE CXXXV.
Des Soupirs.

La cause des Soupirs, est fort differente de celle des larmes, encore qu’ils presupposent comme elles la AT XI, 428 Tristesse. Car au lieu qu’on est incité à pleurer quand les poumons sont pleins de sang ; on est incité à soupirer quand ils sont presque vuides, et que quelque imagination d’esperance ou de joye ouvre l’orifice de l’artere veneuse, que la Tristesse avoit étreci ; Pource qu’alors le peu de sang qui reste dans les poumons, tombant tout à coup dans le costé gauche du cœur par cette artere veneuse, et y estant poussé par le Desir de parvenir à cette Ioye, lequel agite en mesme temps tous les muscles du diaphragme et de la poitrine, l’air Le Gras, p. 179
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est poussé promptement par la bouche dans les poumons, pour y remplir la place que laisse ce sang. Et c’est cela qu’on nomme soupirer.

ARTICLE CXXXVI.
D’où vienent les effets des Passions qui
sont particuliers à certains
hommes.

Av reste affin de supleer icy en peu de mots, à tout ce qui pourroit y estre adjousté touchant les divers effets, ou les diverses causes des passions, je me contenteray de repeter le principe sur lequel tout ce que j’en ay escrit est appuyé : à sçavoir qu’il y a telle liaison entre nostre ame et nostre corps, que lors que nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se presente point à nous par apres, que l’autre ne s’y Le Gras, p. 180
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presente aussi ; et que ce ne sont pas toujours les mesmes actions qu’on joint aux mesmes pensées. Car cela suffit pour rendre AT XI, 429 raison de tout ce qu’un chacun peut remarquer de particulier, en soy ou en d’autres, touchant cette matiere, qui n’a point esté icy expliqué. Et, pour exemple, il est aysé de penser, que les estranges aversions de quelques uns, qui les empeschent de souffrir l’odeur des roses, ou la presence d’un chat, ou choses semblables, ne vienent que de ce qu’au commencement de leur vie ils ont esté fort offensez par quelques pareils objets, ou bien qu’ils ont compati au sentiment de leur mere qui en a esté offensée estant grosse. Car il est certain qu’il y a du rapport entre tous les mouvemens de la mere, et ceux de l’enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l’un nuit à l’autre. Et l’odeur des Le Gras, p. 181
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roses peut avoir causé un grand mal de teste à un enfant, lors qu’il estoit encore au berceau ; ou bien un chat le peut avoir fort espouvanté, sans que personne y ait pris garde, ny qu’il en ait eu apres aucune memoire ; bien que l’idée de l’Aversion qu’il avoit alors pour ces roses, ou pour ce chat, demeure imprimée en son cerveau jusques à la fin de sa vie.

ARTICLE CXXXVII.
De l’usage des cinq Passions icy expliquées,
en tant qu’elles se rapportent
au corps.

Apres avoir donné les definitions de l’Amour, de la Haine, du Desir, de la Ioye, de la Tristesse ; et traité de tous les mouvemens corporels qui les causent ou les accompagnent, nous n’avons plus icy à considérer AT XI, 430 que leur usage. Touchant quoy il est à remarquer, Le Gras, p. 182
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que selon l’institution de la Nature elles se rapportent toutes au corps, et ne sont données à l’ame qu’entant qu’elle est jointe avec luy : en sorte que leur usage naturel est d’inciter l’ame à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus parfait. Et en ce sens la Tristesse et la Ioye sont les deux premieres qui sont employées. Car l’ame n’est immediatement avertie des choses qui nuisent au corps, que par le sentiment qu’elle a de la douleur, lequel produit en elle premierement la passion de la Tristesse, puis en suite la Haine de ce qui cause cette douleur, et en troisiesme lieu le Desir de s’en delivrer. Comme aussi l’ame n’est immediatement avertie des choses utiles au corps, que par quelque sorte de chatoüillement, qui excitant en elle de la Ioye, fait en suite Le Gras, p. 183
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naistre l’amour de ce qu’on croit en estre la cause, et en fin le desir d’acquerir ce qui peut faire qu’on continuë en cette Ioye, ou bien qu’on jouïsse encore apres d’une semblable. Ce qui fait voir qu’elles sont toutes cinq tres-utiles au regard du corps ; et mesme que la Tristesse est en quelque façon premiere et plus necessaire que la Ioye, et la Haine que l’Amour : à cause qu’il importe davantage de repousser les choses qui nuisent et peuvent destruire, que d’acquerir celles qui adjoustent quelque perfection sans laquelle on peut subsister.

AT XI, 431

ARTICLE CXXXVIII.
De leurs defauts et des moyens de
les corriger.

Mais encore que cet usage des passions soit le plus naturel qu’elles puissent avoir, et que tous Le Gras, p. 184
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les animaux sans raison ne conduisent leur vie que par des mouvemens corporels, semblables à ceux qui ont coustume en nous de les suivre, et ausquels elles incitent nostre ame à consentir. Il n’est pas neantmoins tousjours bon, d’autant qu’il y a plusieurs choses nuisibles au corps, qui ne causent au commencement aucune Tristesse, ou mesme qui donnent de la Ioye ; et d’autres qui luy sont utiles, bienque d’abord elles soient incommodes. Et outre cela elles font paroistre presque tousjours, tant les biens que les maux qu’elles representent, beaucoup plus grands et plus importans qu’ils ne sont ; en sorte qu’elles nous incitent à rechercher les uns et fuïr les autres, avec plus d’ardeur et plus de soin qu’il n’est convenable. comme nous voyons aussi que les bestes sont souvent trompées par des apas, et que pour éviter de petits maux, elles Le Gras, p. 185
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se precipitent en de plus grands. C’est pourquoy nous devons nous servir de l’experience et de la raison, pour distinguer le bien d’avec le mal, et connoistre leur juste valeur, affin de ne prendre pas l’un pour l’autre, et de ne nous porter à rien avec exces.

AT XI, 432

ARTICLE CXXXIX.
De l’usage des mesmes Passions, entant
qu’elles appartienent à l’ame;
et premierement de l’Amour.

Ce qui suffiroit, si nous n’avions en nous que le corps, ou qu’il fût nostre meilleure partie ; mais d’autant qu’il n’est que la moindre, nous devons principalement considerer les Passions entant qu’elles appartienent à l’ame, au regard de laquelle l’Amour et la Haine vienent de la connoissance, et precedent la Ioye et la Tristesse : excepté Le Gras, p. 186
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lors que ces deux dernieres tienent le lieu de la connoissance, dont elles sont des especes. Et lors que cette connoissance est vraye, c’est à dire que les choses qu’elle nous porte à aymer sont veritablement bonnes, et celles qu’elle nous porte à haïr sont veritablement mauvaises, l’Amour est incomparablement meilleure que la Haine, elle ne sçauroit estre trop grande ; et elle ne manque jamais de produire la Ioye. Ie dis que cette Amour est extremement bonne, pource que joignant à nous de vrays biens, elle nous perfectionne d’autant. Ie dis aussi qu’elle ne sçauroit estre trop grande; car tout ce que la plus excessive peut faire, c’est de nous joindre si parfaitement à ces biens, que l’Amour que nous avons particulierement pour nous mesmes n’y mette aucune distinction ; ce que je croy ne pouvoir jamais estre Le Gras, p. 187
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mauvais. Et elle est necessairement suivie de la Ioye, à cause qu’elle nous represente ce que nous aymons, comme un bien qui nous appartient.

AT XI, 433

ARTICLE CXL.
De la Haine.

La Haine au contraire, ne sçauroit estre si petite qu’elle ne nuise, et elle n’est jamais sans Tristesse. Ie dis qu’elle ne sçauroit estre trop petite, à cause que nous ne sommes incitez à aucune action par la Haine du mal, que nous ne le puissions estre encore mieux par l’Amour du bien auquel il est contraire : au moins lors que ce bien et ce mal sont assez connus. Car j’avouë que la Haine du mal qui n’est manifesté que par la douleur, est necessaire au regard du corps ; mais je ne parle icy que de celle qui vient d’une connoissance plus Le Gras, p. 188
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claire, et je ne la rapporte qu’à l’ame. Ie dis aussi qu’elle n’est jamais sans Tristesse, à cause que le mal n’estant qu’une privation, il ne peut estre conceu sans quelque sujet reel dans lequel il soit, et il n’y a rien de reel qui n’ait en soy quelque bonté ; de façon que la Haine qui nous éloigne de quelque mal, nous éloigne par mesme moyen du bien auquel il est joint, et la privation de ce bien estant representée à nostre ame, comme un defaut qui luy appartient, excite en elle la Tristesse. Par exemple, la Haine qui nous éloigne des mauvaises mœurs de quelqu’un, nous éloigne par mesme moyen de sa conversation, en laquelle nous pourrions sans cela trouver quelque bien, duquel nous sommes faschez d’estre privez. Et ainsi en toutes les autres Haines, on peut remarquer quelque sujet de Tristesse.

Le Gras, p. 189
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AT XI, 434

ARTICLE CXLI.
Du Desir, de la Ioye, et de la
Tristesse.

Pour le Desir, il est evident que, lors qu’il procede d’une vraye connoissance, il ne peut estre mauvais, pourvû qu’il ne soit point excessif, et que cette connoissance le regle. Il est evident aussi que la Ioye ne peut manquer d’estre bonne, ny la Tristesse d’estre mauvaise, au regard de l’ame : pource que c’est en la derniere que consiste toute l’incommodité que l’ame reçoit du mal, et en la premiere que consiste toute la joüissance du bien qui luy appartient. De façon que si nous n’avions point de corps, j’oserois dire que nous ne pourrions trop nous abandonner à l’Amour et à la Ioye, ny trop eviter la Haine et la Tristesse. Mais les mouvemens corporels qui les accompagnent, Le Gras, p. 190
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peuvent tous estre nuisibles à la santé lors qu’ils sont fort violens ; et au contraire luy estre utiles lors qu’ils ne sont que moderez.

ARTICLE CXLII.
De la Ioye et de l’Amour, comparées
avec la Tristesse et la Haine.

Av reste puis que la Haine et la Tristesse doivent estre rejetées par l’ame, lors mesme qu’elles procedent d’une vraye connoissance, elles doivent l’estre à plus forte raison lors qu’elles vienent de quelque fausse opinion. Mais on peut douter si l’Amour et la Ioye sont AT XI, 435 bonnes ou non, lors qu’elles sont ainsi mal fondées ; et il me semble que si on ne les considere precisement que ce qu’elles sont en elles mesmes, au regard de l’ame, on peut dire que bien que la Ioye soit moins solide, et l’Amour Le Gras, p. 191
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moins avantageuse, que lors qu’elles ont un meilleur fondement, elles ne laissent pas d’estre preferables à la Tristesse et la Haine aussi mal fondées : En sorte que dans les rencontres de la vie, ou nous ne pouvons eviter le hasard d’estre trompez, nous faisons tousjours beaucoup mieux de pancher vers les passions qui tendent au bien, que vers celles qui regardent le mal, encore que ce ne soit que pour l’eviter : Et mesme souvent une fausse Ioye, vaut mieux qu’une Tristesse dont la cause est vraye. Mais je n’ose pas dire de mesme de l’Amour, au regard de la Haine. car lors que la Haine est juste, elle ne nous éloigne que du sujet qui contient le mal dont il est bon d’estre separé ; au lieu que l’Amour qui est injuste, nous joint à des choses qui peuvent nuire, ou du moins qui ne meritent pas d’estre tant considerées par nous Le Gras, p. 192
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qu’elles sont, ce qui nous avilit, et nous abaisse.

ARTICLE CXLIII.
Des mesmes Passions, entant qu’elles se
rapportent au Desir.

Et il faut exactement remarquer, que ce que je vien de dire de ces quatre passions, n’a lieu que lors qu’elles sont considerées precisement en elles mesmes, et qu’elles ne nous portent à aucune action. Car AT XI, 436 entant qu’elles excitent en nous le Desir, par l’entremise duquel elles reglent nos mœurs, il est certain que toutes celles dont la cause est fausse peuvent nuire, et qu’au contraire toutes celles dont la cause est juste peuvent servir ; Et mesme que lors qu’elles sont également mal fondées, la Ioye est ordinairement plus nuisible que la Tristesse, pource que celle cy donnant de la retenuë Le Gras, p. 193
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et de la crainte, dispose en quelque façon à la Prudence, au lieu que l’autre rend inconsiderez et temeraires ceux qui s’abandonnent à elle.

ARTICLE CXLIV.
Des Desirs dont l’evenement ne depend
que de nous.

Mais pource que ces Passions ne nous peuvent porter à aucune action, que par l’entremise du Desir qu’elles excitent, c’est particulierement ce Desir que nous devons avoir soin de regler, et c’est en cela que consiste la principale utilité de la Morale. Or comme j’ay tantost dit, qu’il est tousjours bon lors qu’il suit une vraye connoissance, ainsi il ne peut manquer d’estre mauvais, lors qu’il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l’erreur qu’on commet le plus ordinairement touchant Le Gras, p. 194
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les Desirs, est qu’on ne distingue pas assez les choses qui dependent entierement de nous, de celles qui n’en dependent point. Car pour celles qui ne dependent que de nous, c’est à dire de nostre libre arbitre, il suffit de sçavoir qu’elles sont bonnes, pour ne les pouvoir desirer avec trop AT XI, 437 d’ardeur ; à cause que c’est suivre la vertu, que de faire les choses bonnes qui dependent de nous, et il est certain qu’on ne sçauroit avoir un Desir trop ardent pour la vertu. outre que ce que nous desirons en cette façon ne pouvant manquer de nous reüssir, puis que c’est de nous seuls qu’il depend, nous en recevons tousjours toute la satisfaction que nous en avons attenduë. Mais la faute qu’on a coustume de commettre en cecy, n’est jamais qu’on desire trop, c’est seulement qu’on desire trop peu. Et le souverain remede contre cela, est de se delivrer l’esprit, Le Gras, p. 195
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autant qu’il se peut, de toutes sortes d’autres Desirs moins utiles, puis de tascher de connoistre bien clairement, et de considerer avec attention, la bonté de ce qui est à desirer.

ARTICLE CXLV.
De ceux qui ne dependent que des autres
causes ; Et ce que c’est
que la Fortune.

Pour les choses qui ne dependent aucunement de nous, tant bonnes qu’elles puissent estre, on ne les doit jamais desirer avec Passion, non seulement à cause qu’elles peuvent n’arriver pas, et par ce moyen nous affliger d’autant plus que nous les aurons plus souhaitées : mais principalement à cause qu’en occupant nostre pensée, elles nous detournent de porter nostre affection à d’autres choses, dont l’acquisition depend de Le Gras, p. 196
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nous. Et il y a deux remedes generaux contre ces AT XI, 438 vains Desirs ; Le premier est la Generosité, de laquelle je parleray cy apres ; Le second est que nous devons souvent faire reflexion sur la Providence divine, et nous representer qu’il est impossible, qu’aucune chose arrive d’autre façon, qu’elle a esté determinée de toute eternité par cette Providence ; en sorte qu’elle est comme une fatalité ou une necessité immuable, qu’il faut opposer à la Fortune, pour la destruire, comme une chimere qui ne vient que de l’erreur de nostre entendement. Car nous ne pouvons desirer que ce que nous estimons en quelque façon estre possible ; et nous ne pouvons estimer possibles les choses qui ne dependent point de nous, qu’entant que nous pensons qu’elles dependent de la Fortune, c’est à dire que nous jugeons qu’elles peuvent Le Gras, p. 197
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arriver, et qu’il en est arrivé autrefois de semblables. Or cette opinion n’est fondée que sur ce que nous ne connoissans pas toutes les causes, qui contribuent à chaque effect. Car lors qu’une chose que nous avons estimée dependre de la Fortune n’arrive pas, cela tesmoigne que quelqu’une des causes qui estoient necessaires pour la produire a manqué, et par consequent qu’elle estoit absolument impossible ; et qu’il n’en est jamais arrivé de semblable, c’est à dire, à la production de laquelle une pareille cause ait aussi manqué : en sorte que, si nous n’eussions point ignoré cela auparavant, nous ne l’eussions jamais estimée possible, ny par consequent ne l’eussions desirée.

Le Gras, p. 198
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AT XI, 439

ARTICLE CXLVI.
De ceux qui dependent de nous et
d’autrui.

Il faut donc entierement rejetter l’opinion vulgaire, qu’il y a hors de nous une Fortune, qui fait que les choses arrivent ou n’arrivent pas selon son plaisir ; et sçavoir que tout est conduit par la Providence divine, dont le decret eternel est tellement infaillible et immuâble, qu’excepté les choses que ce mesme decret a voulu dependre de nostre libre arbitre, nous devons penser qu’à notre egard il n’arrive rien qui ne soit necessaire, et comme fatal, en sorte que nous ne pouvons sans erreur desirer qu’il arrive d’autre façon. Mais pource que la plus part de nos Desirs s’estendent à des choses, qui ne dependent pas toutes de nous, ny toutes d’autruy, nous devons Le Gras, p. 199
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exactement distinguer en elles ce qui ne depend que de nous, affin de n’estendre notre desir qu’à cela seul. Et pour le surplus, encore que nous en devions estimer le succes entierement fatal et immuäble, affin que nostre Desir ne s’y occupe point, nous ne devons pas laisser de considerer les raisons qui le font plus ou moins esperer, affin qu’elles servent à regler nos actions. Car par exemple, si nous avons affaire en quelque lieu, ou nous puissions aller par deux divers chemins, l’un desquels ait coustume d’estre beaucoup plus seur que l’autre, bien que peut estre le decret de la Providence soit tel, que si nous allons par le chemin qu’on estime le plus seur, nous ne manquerons pas d’y estre volez, AT XI, 440 et qu’au contraire nous pourrons passer par l’autre sans aucun danger, nous ne devons pas pour cela estre indifferens à choisir l’un Le Gras, p. 200
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ou l’autre ; ny nous reposer sur la fatalité immuable de ce decret. mais la raison veut que nous choisissions le chemin qui a coustume d’estre le plus seur ; et nostre Desir doit estre accompli touchant cela, lors que nous l’avons suivi, quelque mal qu’il nous en soit arrivé ; à cause que, ce mal ayant esté à nostre egard inevitable, nous n’avons eu aucun sujet de souhaiter d’en estre exems, mais seulement de faire tout le mieux que nostre entendement a pû connoistre, ainsi que je suppose que nous avons fait. Et il est certain que lors qu’on s’exerce à distinguer ainsi la Fatalité, de la Fortune, on s’accoustume aysement à regler ses Desirs en telle sorte, que d’autant que leur accomplissement ne depend que de nous, ils peuvent tousjours nous donner une entiere satisfaction.

Le Gras, p. 201
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ARTICLE CXLVII.
Des Emotions interieures de l’ame.

I’adjousteray seulement encore ici une consideration, qui me semble beaucoup servir, pour nous empescher de recevoir aucune incommodité des Passions ; c’est que nostre bien et nostre mal, depend principalement des emotions interieures, qui ne sont excitées en l’ame que par l’ame mesme ; en quoy elles different de ces passions, qui dependent tousjours de quelque mouvement des esprits. Et bien que ces emotions de l’ame, soient souvent jointes avec les passions qui leur AT XI, 441 sont semblables, elles peuvent souvent aussi se rencontrer avec d’autres, et mesme naistre de celles qui leur sont contraires. Par exemple, lors qu’un mary pleure sa femme morte, laquelle (ainsi qu’il arrive quelquefois) Le Gras, p. 202
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il seroit fasché de voir resuscitée ; il se peut faire que son cœur est serré par la Tristesse, que l’appareil des funerailles, et l’absence d’une personne, à la conversation de laquelle il estoit accoustumé, excitent en luiy ; et il se peut faire que quelques restes d’amour ou de pitié, qui se presentent à son imagination, tirent de veritables larmes de ses yeux, nonobstant qu’il sente cependant une Ioye secrete dans le plus interieur de son ame ; l’emotion de laquelle a tant de pouvoir, que la Tristesse et les larmes qui l’accompagnent ne peuvent rien diminuër de sa force. Et lors que nous lisons des avantures estranges dans un livre, ou que nous les voyons representer sur un theatre, cela excite quelquefois en nous la Tristesse, quelquefois la Ioye, ou l’Amour, ou la Haine, et generalement toutes les Passions, selon la diversité des objets qui Le Gras, p. 203
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s’offrent à nostre imagination ; mais avec cela nous avons du plaisir, de les sentir exciter en nous, et ce plaisir est une Ioye intellectuelle, qui peut aussi bien naistre de la Tristesse, que de toutes les autres Passions.

ARTICLE CXLVIII.
Que l’exercice de la vertu est un souverain
remede contre les
Passions.

Or d’autant que ces emotions interieures nous touchent de plus pres, et ont par consequent beaucoup AT XI, 442 plus de pouvoir sur nous, que les Passions dont elles different, qui se rencontrent avec elles, il est certain que, pourvû que nostre ame ait tousjours dequoy se contenter en son interieur, tous les troubles qui vienent d’ailleurs n’ont aucun pouvoir de luy nuire, mais plutost ils servent à augmenter Le Gras, p. 204
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sa joye, en ce que voyant qu’elle ne peut estre offensée par eux, cela luy fait connoistre sa perfection. Et affin que nostre ame ait ainsi de quoy estre contente, elle n’a besoin que de suivre exactement la vertu. Car quiconque a vescu en telle sorte, que sa conscience ne luy peut reprocher qu’il ait jamais manqué à faire, toutes les choses qu’il a jugées estre les meilleures (qui est ce que je nomme icy suivre la vertu), il en reçoit une satisfaction, qui est si puissante pour le rendre heureux, que les plus violens effors des Passions, n’ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquillité de son ame.