Le Gras, p. 205
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AT XI, 443

LES
PASSIONS
DE L’AME.
TROISIESME PARTIE.
Des Passions particulieres.

ARTICLE CXLIX.
De l’Estime et du Mespris.

Apres avoir expliqué les six Passions primitives, qui sont comme les genres dont toutes les autres sont des especes, je remarqueray icy succinctement ce qu’il y a de particulier en chacune de ces autres, et je retiendray le mesme ordre suivant lequel je les ay cy dessus denombrées. Les deux premieres sont l’Estime et le Mespris. Car bien que ces nous ne signifient Le Gras, p. 206
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ordinairement, que les opinions qu’on a sans passion de la valeur de chaque chose, toutefois, à cause que de ces opinions il naist souvent des Passions, ausquelles on n’a point donné de noms particuliers, il me semble que ceux-cy leur peuvent estre attribuez. Et l’Estime, entant qu’elle est une Passion, est une inclination qu’a AT XI, 444 l’ame à se representer la valeur de la chose estimée, laquelle inclination est causée par un mouvement particulier des esprits, tellement conduits dans le cerveau, qu’ils y fortifient les impressions qui servent à ce sujet. Comme, au contraire la Passion du Mespris, est une inclination qu’a l’ame, à considerer la bassesse ou petitesse de ce qu’elle mesprise, causée par le mouvement des esprits, qui fortifie l’idée de cette petitesse.

Le Gras, p. 207
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ARTICLE CL.
Que ces deux Passions ne sont que des
especes d’Admiration.

Ainsi ces deux Passions, ne sont que des espEces d’Admiration. Car lors que nous n’admirons point la grandeur ny la petitesse d’un objet, nous n’en faisons ny plus ny moins d’estat que la raison nous dicte que nous en devons faire ; de façon que nous l’estimons ou le mesprisons alors sans passion. Et bien que souvent l’Estime soit excitée en nous par l’Amour, et le Mespris par la Haine, cela n’est pas universel, et ne vient que de ce qu’on est plus ou moins enclin à considerer la grandeur ou la petitesse d’un objet, à raison de ce qu’on a plus ou moins d’affection pour luy.

Le Gras, p. 208
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ARTICLE CLI.
Qu’on peut s’estimer ou mespriser
soy mesme.

Or ces deux Passions se peuvent generalement rapporter à toutes sortes d’objets ; mais elles sont principalement AT XI, 445 remarquables, quand nous les rapportons à nous mesmes, c’est à dire, quand c’est nostre propre merite que nous estimons ou mesprisons. Et le mouvement des esprits qui les cause, est alors si manifeste, qu’il change mesme la mine, les gestes, la demarche, et generalement toutes les actions de ceux, qui conçoivent une meilleure ou une plus mauvaise opinion d’eux mesmes qu’à l’ordinaire.

Le Gras, p. 209
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ARTICLE CLII.
Pour quelle cause on peut s’estimer.

Et pource que l’une des principales parties de la sagesse, est de sçavoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mespriser, je tascheray icy d’en dire mon opinion. Ie ne remarque en nous qu’une seule chose, qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à sçavoir l’usage de nostre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontez. Car il n’y a que les seules actions qui dependent de ce libre arbitre, pour lesquelles nous puissions avec raison estre louëz ou blasmez ; et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisant maistres de nous mesmes, pourvû que nous ne perdions point par lacheté les droits qu’il nous donne.

Le Gras, p. 210
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ARTICLE CLIII.
En quoy consiste la Generosité.

Ainsi je croy que la vraye Generosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut legitimement AT XI, 446 estimer, consiste seulement, partie en ce qu’il connoist qu’il n’y a rien qui veritablement luy appartiene, que cette libre disposition de ses volontez, ny pourquoy il doive estre loüé ou blasmé, sinon pource qu’il en use bien ou mal ; et partie en ce qu’il sent en soy mesme une ferme et constante resolution d’en bien user, c’est a dire de ne manquer jamais de volonté, pour entreprendre et executer toutes les choses qu’il jugera estre les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu.

Le Gras, p. 211
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ARTICLE CLIV.
Qu’elle empesche qu’on ne mesprise
les autres.

Ceux qui ont cette connoissance et ce sentiment d’eux mesmes, se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soy, pource qu’il n’y a rien en cela qui depende d’autruy. C’est pourquoy ils ne mesprisent jamais personne : et bien qu’ils voyent souvent que les autres commettent des fautes, qui font paroistre leur foiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu’à les blasmer, et à croire que c’est plustost par manque de connoissance, que par manque de bonne volonté, qu’ils les commettent. Et comme ils ne pensent point estre de beaucoup inferieurs à ceux qui ont plus de biens, ou d’honneurs, ou mesme qui ont Le Gras, p. 212
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plus d’esprit, plus de sçavoir, plus de beauté, ou generalement qui les surpassent en quelques autres perfections ; aussi ne s’estiment ils point beaucoup au dessus de ceux qu’ils surpassent ; AT XI, 447 à cause que toutes ces choses leur semblent estre fort peu considerables, à comparaison de la bonne volonté pour laquelle seule ils s’estiment, et laquelle ils supposent aussi estre, ou du moins pouvoir estre, en chacun des autres hommes.

ARTICLE CLV.
En quoy consiste l’Humilité vertueuse.

Ainsi les plus genereux ont coustume d’estre les plus humbles, et l’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la reflexion que nous faisons sur l’infirmité de nostre nature, et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises, ou sommes capables de Le Gras, p. 213
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commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent estre commises par d’autres, est cause que nous ne nous preferons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user.

ARTICLE CLVI.
Quelles sont les proprietez de la Geneosité ;
et comment elle sert de remede
contre tous les dereglemens
des Passions.

Ceux qui sont Genereux en cette façon, sont naturellement portez à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables ; Et pource qu’ils n’estiment rien de plus grand AT XI, 448 que de faire du bien aux autres hommes, et de mespriser son propre interest pour ce sujet, ils sont tousjours parfaitement Le Gras, p. 214
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courtois, affables et officieux envers un chacun. Et avec cela ils sont entierement maistres de leurs Passions ; particulierement des Desirs, de la Ialousie, et de l’Envie, à cause qu’il n’y a aucune chose dont l’acquisition ne depende pas d’eux, qu’ils pensent valoir assez pour meriter d’estre beaucoup souhaitée ; et de la Haine envers les hommes, à cause qu’ils les estiment tous ; et de la Peur, à cause que la confiance qu’ils ont en leur vertu, les assure ; et en fin de la Colere, à cause que n’estimant que fort peu toutes les choses qui dependent d’autruy, jamais ils ne donnent tant d’avantage à leurs ennemis, que de reconnoistre qu’ils en sont offencez.

Le Gras, p. 215
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ARTICLE CLVII.
De l’Orgueil.

Tous ceux qui conçoivent bonne opinion d’euxmesmes pour quelque autre cause, telle qu’elle puisse estre, n’ont pas une vraye generosité, mais seulement un Orgueil, qui est tousjours fort vitieux, encore qu’il le soit d’autant plus, que la cause pour laquelle on s’estime est plus injuste. Et la plus injuste de toutes est, lors qu’on est orgueilleux sans aucun sujet, c’est à dire sans qu’on pense pour cela qu’il y ait en soy aucun merite, pour lequel on doive estre prisé : mais seulement pource qu’on ne fait point d’estat du merite, et que s’imaginant que la gloire n’est autre chose qu’une AT XI, 449 usurpation, l’on croit que ceux qui s’en attribuent le plus en ont le plus. Ce vice est si deraisonnable et si absurde, que Le Gras, p. 216
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j’aurois de la peine à croire qu’il y eust des hommes qui s’y laissassent aller, si jamais personne n’estoit loüé injustement ; mais la flatterie est si commune par tout, qu’il n’y a point d’homme si defectueux, qu’il ne se voye souvent estimer pour des choses qui ne meritent aucune loüange, ou mesme qui meritent du blasme ; ce qui donne occasion aux plus ignorans et aux plus stupides, de tomber en cette espece d’Orgueil.

ARTICLE CLVIII.
Que ses effets sont contraires à ceux de
la Generosité.

Mais quelle que puisse estre la cause pour laquelle on s’estime, si elle est autre que la volonté qu’on sent en soy mesme, d’user tousjours bien de son libre arbitre, de laquelle j’ay dit que vient la Generosité, elle produit tousjours un Le Gras, p. 217
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Orgueil tres blasmable, et qui est si different de cette vraye Generosité, qu’il a des effets entierement contraires. Car tous les autres biens, comme l’esprit, la beauté, les richesses, les honneurs, etc. ayant coustume d’estre d’autant plus estimez, qu’ils se trouvent en moins de personnes, et mesme estant pour la plus part de telle nature, qu’ils ne peuvent estre communiquez à plusieurs, cela fait que les Orgueilleux taschent d’abaisser tous les autres hommes, et qu’estant esclaves de leurs Desirs, ils ont l’ame incessamment agitée de Haine, d’Envie, de Ialousie, ou de Colere.

AT XI, 450

ARTICLE CLIX.
De l’Humilité vitieuse.

Pour la Bassesse ou Humilité vitieuse, elle consiste principalement en ce qu’on se sent foible ou Le Gras, p. 218
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peu resolu, et que, comme si on n’avoit pas l’usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empescher de faire des choses, dont on sçait qu’on se repentira par apres ; Puis aussi en ce qu’on croit ne pouvoir subsister par soy mesme, ny se passer de plusieurs choses, dont l’acquisition depend d’autruy. Ainsi elle est directement opposée à la Generosité, et il arrive souvent que ceux qui ont l’esprit le plus bas, sont les plus arrogans et superbes, en mesme façon que les plus genereux sont les plus modestes et les plus humbles. Mais au lieu que ceux qui ont l’esprit fort et genereux, ne changent point d’humeur pour les prosperitez ou adversitez qui leur arrivent, ceux qui l’ont foible et abjet ne sont conduits que par la fortune ; et la prosperité ne les enfle pas moins que l’adversité les rend humbles. Mesme on void souvent qu’ils s’abaissent Le Gras, p. 219
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honteusement, aupres de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, et qu’au mesme temps ils s’elevent insolemment, au dessus de ceux desquels ils n’esperent ny ne craignent aucune chose.

AT XI, 451

ARTICLE CLX.
Quel est le mouvement des esprits en
ces Passions.

Av reste, il est aysé à connoistre que l’Orgueil et la Bassesse ne sont pas seulement des vices, mais aussi des Passions, à cause que leur emotion paroist fort à l’exterieur, en ceux qui sont subitement enflez ou abatus par quelque nouvelle occasion. Mais on peut douter si la Generosité et l’Humilité, qui sont des vertus, peuvent aussi estre des Passions, pource que leurs mouvemens paroissent moins, et qu’il semble que la vertu ne symbolise Le Gras, p. 220
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pas tant avec la Passion, que fait le vice. Toutefois je ne voy point de raison, qui empesche que le mesme mouvement des esprits, qui sert à fortifier une pensée, lors qu’elle a un fondement qui est mauvais, ne la puisse aussi fortifier, lors qu’elle en a un qui est juste. Et pource que l’Orgueil et la Generosité, ne consistent qu’en la bonne opinion qu’on a de soy mesme, et ne different qu’en ce que cette opinion est injuste en l’un et juste en l’autre, il me semble qu’on les peut rapporter à une mesme Passion, laquelle est excitée par un mouvement composé de ceux de l’Admiration, de la Ioye, et de l’Amour, tant de celle qu’on a pour soy, que de celle qu’on a pour la chose qui fait qu’on s’estime. Comme au contraire le mouvement qui excite l’Humilité, soit vertueuse soit vitieuse, est composé de ceux de l’Admiration, Le Gras, p. 221
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de la Tristesse, et de l’Amour qu’on a pour soy mesme, meslée avec la AT XI, 452 Haine qu’on a pour les defauts qui font qu’on se mesprise. Et toute la difference que je remarque en ces mouvemens, est que celuy de l’Admiration a deux proprietez ; la premiere que la surprise le rend fort des son commencement, et l’autre, qu’il est egal en sa continuation, c’est à dire que les esprits continuent à se mouvoir d’une mesme teneur dans le cerveau. Desquelles proprietez la premiere se rencontre bien plus en l’Orgueil et en la Bassesse, qu’en la Generosité et en l’Humilité vertueuse ; et au contraire la derniere se remarque mieux en celles cy qu’aux deux autres. Dont la raison est, que le vice vient ordinairement de l’ignorance, et que ce sont ceux qui se connoissent le moins, qui sont les plus sujets à s’enorgueillir, et à s’humilier plus Le Gras, p. 222
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qu’ils ne doivent ; à cause que tout ce qui leur arrive de nouveau les surprend, et fait que se l’attribuant à eux mesmes ils s’admirent, et qu’ils s’estiment ou se mesprisent, selon qu’ils jugent que ce qui leur arrive est à leur avantage ou n’y est pas. Mais pource que souvent apres une chose qui les a enorgueillis, il en survient une autre qui les humilie, le mouvement de leur Passion est variable. Au contraire il n’y a rien en la Generosité, qui ne soit compatible avec l’Humilité vertueuse, ny rien ailleurs qui les puisse changer ; ce qui fait que leurs mouvemens sont fermes, constans, et tousjours fort semblables à eux mesmes. Mais ils ne vienent pas tant de surprise, pource que ceux qui s’estiment en cette façon connoissent assez quelles sont les causes qui font qu’ils s’estiment. Toutefois on peut dire que ces causes sont si merveilleuses (à sçavoir Le Gras, p. 223
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la puissance d’user de son AT XI, 453 libre arbitre, qui fait qu’on se prise soy mesme, et les infirmitez du sujet en qui est cette puissance, qui font qu’on ne s’estime pas trop) qu’à toutes les fois qu’on se les represente de nouveau, elles donnent tousjours une nouvelle Admiration.

ARTICLE CLXI.
Comment la Generosité peut
estre acquise.

Et il faut remarquer que ce qu’on nomme communement des vertus, sont des habitudes en l’ame qui la disposent à certaines pensées, en sorte qu’elles sont differentes de ces pensées, mais qu’elles les peuvent produire, et reciproquement estre produites par elles. Il faut remarquer aussi que ces pensées peuvent estre produites par l’ame seule, mais qu’il arrive souvent Le Gras, p. 224
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que quelque mouvement des esprits les fortifie, et que pour lors elles sont des actions de vertu, et ensemble des passions de l’âme. Ainsi encore qu’il n’y ait point de vertu, à laquelle il semble que la bonne naissance contribuë tant, qu’à celle qui fait qu’on ne s’estime que selon sa juste valeur ; et qu’il soit aysé à croyre, que toutes les ames que Dieu met en nos corps, ne sont pas egalement nobles et fortes, (ce qui est cause que j’ay nommé cette vertu Generosité, suivant l’usage de nostre langue, plutost que Magnanimité, suivant l’usage de l’escole, ou elle n’est pas fort connuë) : il est certain neantmoins que la bonne institution sert beaucoup, pour corriger les defauts de la naissance ; Et que si on s’occupe souvent à considérer ce que c’est AT XI, 454 que le libre arbitre, et combien sont grands les avantages qui vienent de ce qu’on a une Le Gras, p. 225
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ferme résolution d’en bien user ; comme aussi d’autre costé, combien sont vains et inutiles tous les soins qui travaillent les ambitieux ; on peut exciter en soy la Passion, et en suite acquerir la vertu de Generosité, laquelle estant comme la clef de toutes les autres vertus, et un remede general contre tous les dereglemens des Passions, il me semble que cette consideration merite bien d’estre remarquée.

ARTICLE CLXII.
De la Veneration.

La Veneration ou le Respect, est une inclination de l’ame, non seulement à estimer l’objet qu’elle revere, mais aussi à se soumetre à luy avec quelque crainte, pour tascher de se le rendre favorable. De façon que nous n’avons de la Veneration que pour les causes libres, que nous jugeons capables Le Gras, p. 226
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de nous faire du bien ou du mal, sans que nous sçachions lequel des deux elles feront. Car nous avons de l’Amour et de la devotion, plutost qu’une simple Veneration, pour celles de qui nous n’attendons que du bien, et nous avons de la Haine pour celles de qui nous n’attendons que du mal ; et si nous ne jugeons point que la cause de ce bien ou de ce mal soit libre, nous ne nous soumetons point à elle pour tascher de l’avoir favorable. Ainsi quand les y avoient de la Veneration pour des bois, des fontaines, ou des montagnes, ce n’estoit AT XI, 455 pas proprement ces choses mortes qu’ils reveroient, mais les divinitez qu’ils pensoient y presider. Et le mouvement des esprits qui excite cette Passion, est composé de celuy qui excite l’Admiration, et de celuy qui excite la Crainte, de laquelle je parleray cy-apres.

Le Gras, p. 227
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ARTICLE CLXIII.
Du Dedain.

Tout de mesme ce que je nomme le Dedain, est l’inclination qu’a l’ame à mespriser une cause libre, en jugeant que bien que de sa nature elle soit capable de faire du bien et du mal, elle est neantmoins si fort au dessous de nous, qu’elle ne nous peut faire ny l’un ny l’autre. Et le mouvement des esprits qui l’excite, est composé de ceux qui excitent l’Admiration, et la Securité, ou la Hardiesse.

ARTICLE CLXIV.
De l’usage de ces deux Passions.

Et c’est la Generosité, et la Foiblesse de l’esprit ou la Bassesse, qui determinent le bon et le mauvais usage de ces deux Passions. Car d’autant qu’on a l’ame plus Le Gras, p. 228
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noble et plus genereuse, d’autant a t’on plus d’inclination à rendre à chacun ce qui luy appartient ; et ainsi on n’a pas seulement une tres-profonde Humilité au regard de Dieu, mais aussi on rend sans repugnance AT XI, 456 tout l’Honneur et le Respect qui est deu aux hommes, à chacun selon le rang et l’authorité qu’il a dans le monde, et on ne mesprise rien que les vices. Au contraire ceux qui ont l’esprit bas et foible, sont sujets à pecher par exces, quelquefois en ce qu’ils reverent et craignent des choses qui ne sont dignes que de mespris, et quelquefois en ce qu’ils dedaignent insolemment, celles qui meritent le plus d’estre reverées. Et ils passent souvent fort promptement, de l’extreme impiété à la superstition, puis de la superstition à l’impiété, en sorte qu’il n’y a aucun vice ny aucun dereglement d’esprit dont ils ne soient capables.

Le Gras, p. 229
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ARTICLE CLXV.
De l’Esperance et de la Crainte.

L’Esperance est une disposition de l’ame à se persuader que ce qu’elle desire adviendra, laquelle est causée par un mouvement particulier des esprits, à sçavoir par celuy de la Ioye et du Desir meslez ensemble. Et la Crainte est une autre disposition de l’ame, qui luy persuade qu’il n’adviendra pas. Et il est à remarquer que, bien que ces deux Passions soient contraires, on les peut neantmoins avoir toutes deux ensemble, à sçavoir lors qu’on se represente en mesme temps diverses raisons, dont les unes font juger que l’accomplissement du Desir est facile, les autres le font paroistre difficile.

Le Gras, p. 230
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AT XI, 457

ARTICLE CLXVI.
De la Securité et du Desespoir.

Et jamais l’une de ces Passions n’accompagne le Desir, qu’elle ne laisse quelque place à l’autre. Car lors que l’Esperance est si forte, qu’elle chasse entierement la Crainte, elle change de nature, et se nomme Securité ou Assurance. Et quand on est assuré que ce qu’on desire aviendra, bien qu’on continuë à vouloir qu’il aviene, on cesse neantmoins d’estre agité de la passion du Desir, qui en faisoit rechercher l’evenement avec inquietude. Tout de mesme lors que la Crainte est si extreme, qu’elle oste tout lieu à l’Esperance, elle se convertit en Desespoir : et ce Desespoir representant la chose comme impossible, esteint entierement le Desir, lequel ne se porte qu’aux choses possibles.

Le Gras, p. 231
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ARTICLE CLXVII.
De la Ialousie.

La Ialousie est une espece de Crainte, qui se rapporte au Desir qu’on a de se conserver la possession de quelque bien ; et elle ne vient pas tant de la force des raisons, qui font juger qu’on le peut perdre, que de la grande estime qu’on en fait, laquelle est cause qu’on examine jusques aux moindres sujets de soupçon, et qu’on les prend pour des raisons fort considerables.

AT XI, 458

ARTICLE CLXVIII.
En quoy cette Passion peut estre honneste.

Et pource qu’on doit avoir plus de soin de conserver les biens qui sont fort grands, que ceux qui sont moindres, cette Passion peut Le Gras, p. 232
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estre juste et honneste en quelques occasions. Ainsi par exemples un capitaine qui garde une place de grande importance, a droit d’en estre jaloux, c’est à dire de se defier de tous les moyens par lesquels elle pourroit estre surprise ; et une honneste femme n’est pas blasmée d’estre jalouse de son honneur, c’est à dire de ne se garder pas seulement de mal faire, mais aussi d’eviter jusques aux moindres sujets de medisance.

ARTICLE CLXIX.
En quoy elle est blasmable.

Mais on se mocque d’un avaricieux, lors qu’il est jaloux de son tresor, c’est à dire lors qu’il le couve des yeux, et ne s’en veut jamais éloigner, de peur qu’il luy soit derobé : car l’argent ne vaut pas la peine d’estre gardé avec tant de soin. Et on mesprise un homme Le Gras, p. 233
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qui est jaloux de sa femme, pource que c’est un tesmoignage qu’il ne l’ayme pas de la bonne sorte, et qu’il a mauvaise opinion de soy ou d’elle. Ie dis qu’il ne l’ayme pas de la bonne sorte ; car, s’il avoit une vraye Amour pour elle, il n’auroit aucune inclination à s’en defier. Mais ce n’est pas proprement elle qu’il ayme, AT XI, 459 c’est seulement le bien qu’il imagine consister à en avoir seul la possession ; et il ne craindroit pas de perdre ce bien, s’il ne jugeoit pas qu’il en est indigne, ou bien que sa femme est infidelle. Au reste cette Passion ne se rapporte qu’aux soupçons et aux defiances : car ce n’est pas proprement estre jaloux, que de tascher d’eviter quelque mal, lors qu’on a juste sujet de le craindre.

Le Gras, p. 234
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ARTICLE CLXX.
De l’Irresolution.

L’Irresolution est aussi une espece de Crainte, qui retenant l’ame comme en balance, entre plusieurs actions qu’elle peut faire, est cause qu’elle n’en execute aucune, et ainsi qu’elle a du temps pour choisir avant que de se determiner. En quoy veritablement elle a quelque usage qui est bon. Mais lors qu’elle dure plus qu’il ne faut, et qu’elle fait employer à deliberer le temps qui est requis pour agir, elle est fort mauvaise. Or je dis qu’elle est une espece de Crainte, nonobstant qu’il puisse arriver, lors qu’on a le choix de plusieurs choses, dont la bonté paroist fort égale, qu’on demeure incertain et irresolu, sans qu’on ait pour cela aucune Crainte. Car cette sorte d’irresolution vient seulement du Le Gras, p. 235
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sujet qui se presente, et non point d’aucune emotion des esprits ; c’est pourquoy elle n’est pas une Passion, si ce n’est que la Crainte qu’on a de manquer en son choix, en augmente l’incertitude. Mais cette Crainte est si ordinaire et si forte en AT XI, 460 quelques uns, que souvent encore qu’ils n’ayent point à choisir, et qu’ils ne voyent qu’une seule chose à prendre ou à laisser, elle les retient, et fait qu’ils s’arrestent inutilement à en chercher d’autres. Et alors c’est un exces d’Irresolution, qui vient d’un trop grand desir de bien faire, et d’une foiblesse de l’entendement, lequel n’ayant point de notions claires et distinctes, en a seulement beaucoup de confuses. C’est pourquoy le remede contre cet exces, est de s’accoustumer à former des jugemens certains et determinez, touchant toutes les choses qui se presentent, et à croire qu’on s’acquitte Le Gras, p. 236
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tousjours de son devoir, lors qu’on fait ce qu’on juge estre le meilleur, encore que peut estre on juge tres-mal.

ARTICLE CLXXI.
Du Courage et de la Hardiesse.

Le Courage, lors que c’est une Passion, et non point une habitude ou inclination naturelle, est une certaine chaleur ou agitation, qui dispose l’ame à se porter puissamment à l’execution des choses qu’elle veut faire, de quelle nature qu’elles soient. Et la Hardiesse est une espece de Courage, qui dispose l’ame à l’execution des choses qui sont les plus dangereuses.

ARTICLE CLXXII.
De l’Emulation.

Et l’Emulation en est aussi une espece, mais en un autre sens. Le Gras, p. 237
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Car on peut considerer le Courage comme AT XI, 461 un genre, qui se divise en autant d’especes qu’il y a d’objets differens, et en autant d’autres qu’il y a de causes : en la premiere façon la Hardiesse en est une espece, en l’autre l’Emulation. Et cette derniere n’est autre chose qu’une chaleur, qui dispose l’ame à entreprendre des choses, qu’elle espere luy pouvoir reüssir, pource qu’elle les voit reüssir à d’autres ; et ainsi c’est une espece de courage, duquel la cause externe est l’exemple. Ie dis la cause externe, pource qu’il doit outre cela y en avoir tousjours une interne, qui consiste en ce qu’on a le corps tellement disposé, que le Desir et l’Esperance ont plus de force à faire aller quantité de sang vers le cœur, que la Crainte ou le Desespoir à l’empescher.

Le Gras, p. 238
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ARTICLE CLXXIII.
Comment la Hardiesse depend de
l’Esperance.

Car il est remarquer que bien que l’objet de la Hardiesse soit la difficulté, de laquelle suit ordinairement la Crainte, ou mesme le Desespoir, en sorte que c’est dans les affaires les plus dangereuses et les plus desesperées, qu’on employe le plus de Hardiesse et de Courage ; Il est besoin neantmoins qu’on espere, ou mesme qu’on soit assuré, que la fin qu’on se propose reüssira, pour s’opposer avec vigueur aux difficultez qu’on rencontre. Mais cette fin est differente de cet objet. Car on ne sçauroit estre assuré et desesperé d’une mesme chose, en mesme temps. Ainsi quand les Decies se jettoient au travers des ennemis, et couroient AT XI, 462 à une mort certaine, l’objet de leur Le Gras, p. 239
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Hardiesse estoit la difficulté de conserver leur vie pendant cette action, pour laquelle difficulté ils n’avoient que du Desespoir, car ils estoient certains de mourir ; mais leur fin estoit d’animer leurs soldats par leur exemple, et de leur faire gaigner la victoire, pour laquelle ils avoient de l’Esperance ; ou bien aussi leur fin estoit d’avoir de la gloire apres leur mort, de laquelle ils estoient assurez.

ARTICLE CLXXIV.
De la Lascheté et de la Peur.

La Lascheté est directement opposée au Courage, et c’est une langueur ou froideur, qui empesche l’ame de se porter à l’execution des choses qu’elle feroit, si elle estoit exempte de cette Passion. Et la Peur ou l’Espouvante, qui est contraire à la Hardiesse, n’est pas seulement une froideur, Le Gras, p. 240
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mais aussi un trouble et un estonnement de l’ame, qui luy oste le pouvoir de resister aux maux qu’elle pense estre proches.

ARTICLE CLXXV.
De l’usage de la Lascheté.

Or encore que je ne me puisse persuader que la nature ait donné aux hommes quelque Passion qui soit tousjours vitieuse, et n’ait aucun usage bon et loüable, j’ay toutefois bien de la peine à deviner à quoy ces deux peuvent servir. Il me semble seulement que la AT XI, 463 Lascheté a quelque usage lors qu’elle fait qu’on est exempt des peines, qu’on pourroit estre incité à prendre par des raisons vraysemblables, si d’autres raisons plus certaines, qui les ont fait juger inutiles, n’avoient excité cette Passion. Car outre qu’elle exempte l’ame de ces peines, elle sert aussi Le Gras, p. 241
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alors pour le corps, en ce que retardant le mouvement des esprits, elle empesche qu’on ne dissipe ses forces. Mais ordinairement elle est tres-nuisible, à cause qu’elle detourne la volonté des actions utiles. Et pource qu’elle ne vient que de ce qu’on n’a pas assez d’Esperance ou de Desir, il ne faut qu’augmenter en soy ces deux Passions, pour la corriger.

ARTICLE CLXXVI.
De l’usage de la Peur.

Pour ce qui est de la Peur ou de l’Espouvante, je ne voy point qu’elle puisse jamais estre loüable ny utile. aussi n’est-ce pas une Passion particuliere, c’est seulement un exces de Lascheté, d’Estonnement, et de Crainte, lequel est tousjours vitieux ; ainsi que la Hardiesse est un exces de Courage, qui est tousjours bon, pourvû que la fin qu’on Le Gras, p. 242
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se propose soit bonne. Et pource que la principale cause de la Peur est la surprise, il n’y a rien de meilleur pour s’en exempter, que d’user de premeditation, et de se preparer à tous les evenemens, la crainte desquels la peut causer.

AT XI, 464

ARTICLE CLXXVII.
Du Remors.

Le Remors de conscience est une espece de Tristesse, qui vient du doute qu’on a qu’une chose qu’on fait, ou qu’on a faite, n’est pas bonne. Et il presuppose necessairement le doute. Car si on estoit entierement assuré que ce qu’on fait fust mauvais, on s’abstiendroit de le faire ; d’autant que la volonté ne se porte qu’aux choses qui ont quelque apparence de bonté. Et si on estoit assuré que ce qu’on a desja fait fût mauvais, on en auroit du repentir, non Le Gras, p. 243
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pas seulement du Remors. Or l’usage de cette Passion, est de faire qu’on examine si la chose dont on doute est bonne ou non, et d’empescher qu’on ne la face une autre fois, pendant qu’on n’est pas assuré qu’elle soit bonne. Mais pource qu’elle presuppose le mal, le meilleur seroit qu’on n’eust jamais sujet de la sentir ; et on la peut prevenir par les mesmes moyens, par lesquels on se peut exempter de l’Irresolution.

ARTICLE CLXXVIII.
De la Moquerie.

La Derision ou Moquerie est une espece de Ioye meslée de Haine, qui vient de ce qu’on aperçoit quelque petit mal en une personne, qu’on pense en estre digne. On a de la Haine pour ce mal, et on a de la Ioye de le voir en celuy qui en est digne. Et lors que cela Le Gras, p. 244
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survient AT XI, 465 inopinement, la surprise de l’Admiration est cause qu’on s’esclate de rire, suivant ce qui a esté dit cy dessus de la nature du ris. Mais ce mal doit estre petit : car s’il est grand, on ne peut croire que celuy qui l’a en soit digne, si ce n’est qu’on soit de fort mauvais naturel, ou qu’on luy porte beaucoup de Haine.

ARTICLE CLXXIX.
Pourquoy les plus imparfaits ont coustume
d’estre les plus moqueurs.

Et on voit que ceux qui ont des defauts fort apparens, par exemple qui sont boiteux, borgnes, bossus, ou qui ont receu quelque affront en public, sont particulierement enclins à la moquerie. Car desirant voir tous les autres aussi disgraciez qu’eux, ils sont bien ayses des maux qui leur arrivent, et ils les en estiment dignes.

Le Gras, p. 245
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ARTICLE CLXXX.
De l’usage de la Raillerie.

Pour ce qui est de la Raillerie modeste, qui reprent utilement les vices en les faisant paroistre ridicules, sans toutefois qu’on en rie soy mesme, ny qu’on tesmoigne aucune haine contre les personnes, elle n’est pas une Passion, mais une qualité d’honneste homme, laquelle fait paroistre la gayeté de son humeur, et la AT XI, 466 tranquillité de son ame, qui sont des marques de vertu ; et souvent aussi l’adresse de son esprit, en ce qu’il sçait donner une apparence agreable aux choses dont il se moque.

ARTICLE CLXXXI.
De l’usage du Ris en la raillerie.

Et il n’est pas deshonneste de rire lors qu’on entend les railleries Le Gras, p. 246
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d’un autre ; mesme elles peuvent estre telles, que ce seroit estre chagrin de n’en rire pas. Mais lors qu’on raille soy mesme, il est plus seant de s’en abstenir, affin de ne sembler pas estre surpris par les choses qu’on dit, ny admirer l’adresse qu’on a de les inventer ; Et cela fait qu’elles surprenent d’autant plus ceux qui les oyent.

ARTICLE CLXXXII.
De l’Envie.

Ce qu’on nomme communement Envie, est un vice qui consiste en une perversité de nature, qui fait que certaines gens se faschent du bien qu’ils voyent arriver aux autres hommes. Mais je me sers icy de ce mot, pour signifier une Passion qui n’est pas tousjours vicieuse. L’Envie donc entant qu’elle est une Passion, est une espece de Tristesse meslée de Haine, Le Gras, p. 247
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qui vient de ce qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on pense en estre indignes. Ce qu’on ne peut penser avec raison, AT XI, 467 que des biens de fortune. Car pour ceux de l’ame, ou mesme du corps, entant qu’on les a de naissance, c’est assez en estre digne, que de les avoir receus de Dieu avant qu’on fût capable de commetre aucun mal.

ARTICLE CLXXXIII.
Comment elle peut estre juste ou injuste.

Mais lors que la fortune envoye des biens à quelqu’un, dont il est veritablement indigne, et que l’Envie n’est excitée en nous, que pource qu’aymant naturellement la justice, nous sommes faschez qu’elle ne soit pas observée en la distribution de ces biens, c’est un zele qui peut estre excusable ; principalement lors que le bien qu’on envie à d’autres, est de Le Gras, p. 248
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telle nature qu’il se peut convertir en mal entre leurs mains : comme si c’est quelque charge ou office, en l’exercice duquel ils se puissent mal comporter. Mesme lors qu’on desire pour soy le mesme bien, et qu’on est empesché de l’avoir, parce que d’autres qui en sont moins dignes le possedent, cela rend cette passion plus violente ; et elle ne laisse pas d’estre excusable, pourvû que la haine qu’elle contient, se rapporte seulement à la mauvaise distribution du bien qu’on envie, et non point aux personnes qui le possedent, ou le distribuent. Mais il y en a peu qui soient si justes, et si genereux, que de n’avoir point de Haine pour ceux qui les previenent, en l’acquisition d’un bien qui n’est pas communicable à plusieurs, et qu’ils avoient desiré pour eux mesmes, bien que ceux qui l’ont acquis en soient autant ou AT XI, 468 plus dignes. Et ce qui est ordinairement Le Gras, p. 249
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le plus envié, c’est la gloire. Car encore que celle des autres n’empesche pas que nous n’y puissions aspirer, elle en rend toutefois l’acces plus difficile, et en rencherit le prix.

ARTICLE CLXXXIV.
D’où vient que les Envieux sont sujets à
avoir le teint plombé.

Av reste, il n’y a aucun vice qui nuise tant à la félicité des hommes, que celuy de l’Envie. Car outre que ceux qui en sont entachez s’affligent eux mesmes, ils troublent aussi de tout leur pouvoir le plaisir des autres. Et ils ont ordinairement le teint plombé, c’est à dire pale, meslé de jaune et de noir, et comme de sang meurtri. d’où vient que l’Envie est nommée livor en latin. Ce qui s’accorde fort bien avec ce qui a esté dit cy dessus des mouvemens du sang Le Gras, p. 250
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en la Tristesse et en la Haine. Car celle cy fait que la bile jaune, qui vient de la partie inferieure du foye, et la noire qui vient de la rate, se respandent du cœur par les arteres en toutes les venes; et celle la fait que le sang des venes a moins de chaleur, et coule plus lentement qu’à l’ordinaire, ce qui suffit pour rendre la couleur livide. Mais pource que la bile tant jaune que noire, peut aussi estre envoyée dans les venes par plusieurs autres causes, et que l’Envie ne les y pousse pas en assez grande quantité pour changer la couleur du teint, si ce n’est qu’elle soit fort grande et de longue durée, on AT XI, 469 ne doit pas penser que tous ceux en qui on voit cette couleur y soient enclins.

Le Gras, p. 251
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ARTICLE CLXXXV.
De la Pitié.

La Pitié est une espece de Tristesse, meslée d’Amour ou de bonne volonté envers ceux à qui nous voyons souffrir quelque mal, duquel nous les estimons indignes. Ainsi elle est contraire à l’Envie à raison de son objet, et à la Moquerie, à cause qu’elle le considere d’autre façon.

ARTICLE CLXXXVI.
Qui sont les plus pitoyables.

Ceux qui se sentent fort foibles, et fort sujets aux adversitez de la fortune, semblent estre plus enclins à cette Passion que les autres, à cause qu’ils se representent le mal d’autruy comme leur pouvant arriver ; et ainsi ils sont emeus à la Pitié, plustost par l’Amour qu’ils Le Gras, p. 252
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se portent à eux mesmes, que par celle qu’ils ont pour les autres.

ARTICLE CLXXXVII.
Comment les plus genereux sont touchez
de cette Passion.

Mais neantmoins ceux qui sont les plus genereux, et qui ont l’esprit le plus fort, en sorte qu’ils ne craignent AT XI, 470 aucun mal pour eux, et se tienent au dela du pouvoir de la fortune, ne sont pas exemts de Compassion, lors qu’ils voyent l’infirmité des autres hommes, et qu’ils entendent leurs plaintes. Car c’est une partie de la Generosité, que d’avoir de la bonne volonté pour un chacun. Mais la Tristesse de cette Pitié n’est pas amere ; et comme celle que causent les actions funestes qu’on voit representer sur un theatre, elle est plus dans l’exterieur et dans le sens, que dans l’interieur de l’ame, laquelle Le Gras, p. 253
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a cependant la satisfaction de penser, qu’elle fait ce qui est de son devoir, en ce qu’elle compatit avec des affligez. Et il y a en cela de la difference, qu’au lieu que le vulgaire a compassion de ceux qui se plaignent, à cause qu’il pense que les maux qu’ils souffrent sont fort fascheux, le principal objet de la Pitié des plus grands hommes, est la foiblesse de ceux qu’ils voyent se plaindre : à cause qu’ils n’estiment point qu’aucun accident qui puisse arriver, soit un si grand mal, qu’est la Lascheté de ceux qui ne le peuvent souffrir avec constance. Et bien qu’ils haïssent les vices, ils ne haïssent point pour cela ceux qu’ils y voyent sujets ; ils ont seulement pour eux de la Pitié.

Le Gras, p. 254
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ARTICLE CLXXXVIII.
Qui sont ceux qui n’en sont
point touchez.

Mais il n’y a que les esprits malins et envieux, qui haïssent naturellement tous les hommes, ou bien ceux qui sont si brutaux, et tellement aveuglez par la bonne AT XI, 471 fortune, ou desesperez par la mauvaise, qu’ils ne pensent point qu’aucun mal leur puisse plus arriver, qui soient insensibles à la Pitié.

ARTICLE CLXXXIX.
Pourquoy cette Passion excite à pleurer.

Av reste on pleure fort aysement en cette Passion, à cause que l’amour envoyant beaucoup de sang vers le cœur, fait qu’il sort beaucoup de vapeurs par les yeux ; et que la froideur de la Tristesse, retardant l’agitation de ces vapeurs, Le Gras, p. 255
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fait qu’elles se changent en larmes, suivant ce qui a esté dit cy dessus.

ARTICLE CXC.
De la Satisfaction de soy mesme.

La Satisfaction, qu’ont tousjours ceux qui suivent constamment la vertu, est une habitude en leur ame, qui se nomme tranquillité et repos de conscience. Mais celle qu’on acquiert de nouveau, lors qu’on a fraischement fait quelque action qu’on pense bonne, est une Passion, à sçavoir une espece de Ioye, laquelle je croy estre la plus douce de toutes, pource que sa cause ne depend que de nous mesmes. Toutefois lors que cette cause n’est pas juste, c’est à dire lors que les actions dont on tire beaucoup de satisfaction, ne sont pas de grande importance, ou mesme qu’elles sont vicieuses, Le Gras, p. 256
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AT XI, 472 elle est ridicule, et ne sert qu’à produire un orgueil et une arrogance impertinente. Ce qu’on peut particulierement remarquer en ceux qui, croyant estre Devots, sont seulement Bigots et superstitieux, c’est à dire qui sous ombre qu’ils vont souvent à l’Eglise, qu’ils recitent force prieres, qu’ils portent les cheveux courts, qu’ils jeusnent, qu’ils donnent l’aumosne, pensent estre entierement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grans amis de Dieu, qu’ils ne sçauroient rien faire qui luy deplaise, et que tout ce que leur dicte leur Passion est un bon zele ; bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grans crimes qui puissent estre commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuër des Princes, d’exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions.

Le Gras, p. 257
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ARTICLE CXCI.
Du Repentir.

Le Repentir est directement contraire à la Satisfaction de soy mesme ; et c’est une espece de Tristesse, qui vient de ce qu’on croit avoir fait quelque mauvaise action ; et elle est tresamere, pource que sa cause ne vient que de nous. Ce qui n’empesche pas neantmoins qu’elle ne soit fort utile, lors qu’il est vray que l’action dont nous nous repentons est mauvaise, et que nous en avons une connoissance certaine, pource qu’elle nous incite à mieux faire une autre fois. Mais il arrive souvent, que les esprits foibles se repentent des choses qu’ils ont faites, sans sçavoir assurement qu’elles soient AT XI, 473 mauvaises ; ils se le persuadent seulement à cause qu’ils le craignent, et s’ils avoient fait le Le Gras, p. 258
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contraire, ils s’en repentiroient en mesme façon : ce qui est en eux une imperfection digne de Pitié. Et les remedes contre ce defaut, sont les mesmes qui servent à oster l’Irresolution.

ARTICLE CXCII.
De la Faveur.

La Faveur est proprement un Desir de voir arriver du bien à quelqu’un, pour qui on a de la bonne volonté ; mais je me sers icy de ce mot, pour signifier cette volonté, entant qu’elle est excitée en nous, par quelque bonne action de celuy pour qui nous l’avons. Car nous sommes naturellement portez à aymer ceux, qui font des choses que nous estimons bonnes, encore qu’il ne nous en reviene aucun bien. La Faveur en cette signification est une espece d’Amour, non point de Desir, encore Le Gras, p. 259
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que le Desir de voir du bien à celuy qu’on favorise, l’accompagne tousjours. Et elle est ordinairement jointe à la Pitié, à cause que les disgraces que nous voyons arriver aux malheureux, sont cause que nous faisons plus de reflexion sur leurs merites.

ARTICLE CXCIII.
De la Reconnoissance.

La Reconnoissance est aussi une espece d’Amour, excitée en nous par quelque action de celuy pour qui AT XI, 474 nous l’avons, et par laquelle nous croyons qu’il nous a fait quelque bien, ou du moins qu’il en a eu intention. Ainsi elle contient tout le mesme que la Faveur, et cela de plus qu’elle est fondée sur une action qui nous touche, et dont nous avons Desir de nous revancher. C’est pourquoy elle a beaucoup plus de force, Le Gras, p. 260
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principalement dans les ames tant soit peu nobles et Genereuses.

ARTICLE CXCIV.
De l’Ingratitude.

Pour l’Ingratitude, elle n’est pas une Passion ; car la nature n’a mis en nous aucun mouvement des esprits qui l’excite : mais elle est seulement un vice directement opposé à la reconnoissance, en tant que celle cy est tousjours vertueuse, et l’un des principaux liens de la societé humaine. C’est pourquoy ce vice n’appartient qu’aux hommes brutaux, et sottement arrogans, qui pensent que toutes choses leur sont deuës ; ou aux stupides, qui ne font aucune reflexion sur les bienfaits qu’ils reçoivent ; ou aux foibles et abjets, qui sentant leur infirmité et leur besoin, recherchent bassement le secours des autres, et apres qu’ils Le Gras, p. 261
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l’ont receu ils les haïssent ; pource que n’ayant pas la volonté de leur rendre la pareille, ou desesperant de le pouvoir, et s’imaginant que tout le monde est mercenaire comme eux, et qu’on ne fait aucun bien qu’avec esperance d’en estre recompensé, ils pensent les avoir trompez

AT XI, 475

ARTICLE CXCV.
De l’Indignation.

L’Indignation est une espece de Haine ou d’aversion, qu’on a naturellement contre ceux qui font quelque mal, de quelle nature qu’il soit. Et elle est souvent meslée avec l’envie, ou avec la pitié, mais elle a neantmoins un objet tout different. Car on n’est indigné que contre ceux qui font du bien, ou du mal, aux personnes qui n’en sont pas dignes ; mais on porte envie à ceux qui reçoivent Le Gras, p. 262
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ce bien, et on a Pitié de ceux qui reçoivent ce mal. Il est vray que c’est en quelque façon faire du mal, que de posseder un bien dont on n’est pas digne. Ce qui peut estre la cause pourquoy Aristote, et ses suivans, supposant que l’Envie est tousjours un vice, ont appelé du nom d’Indignation celle qui n’est pas vitieuse.

ARTICLE CXCVI.
Pourquoy elle est quelquefois jointe à la
Pitié, et quelquefois à la
Moquerie.

C’est aussi en quelque façon recevoir du mal, que d’en faire : d’ou vient que quelques uns joignent à leur Indignation la Pitié, et quelques autres la Moquerie ; selon qu’ils sont portez de bonne ou de mauvaise volonté, envers ceux ausquels ils voyent AT XI, 476 commetre des fautes. Et c’est ainsi que le Le Gras, p. 263
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ris de Democrite, et les pleurs d’Heraclite, ont pû proceder de mesme cause.

ARTICLE CXCVII.
Qu’elle est souvent accompagnée d’Admiration,
et n’est pas incompatible
avec la Ioye.

L’Indignation est souvent aussi accompagnée d’Admiration. Car nous avons coustume de supposer que toutes choses seront faites, en la façon que nous jugeons qu’elles doivent estre, c’est à dire en la façon que nous estimons bonne. c’est pourquoy lors qu’il en arrive autrement, cela nous surprent, et nous l’admirons. Elle n’est pas incompatible aussi avec la Ioye, bien qu’elle soit plus ordinairement jointe à la Tristesse. Car lors que le mal dont nous sommes indignez ne nous peut nuire, et que nous considerons que nous Le Gras, p. 264
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n’en voudrions pas faire de semblable, cela nous donne quelque plaisir ; et c’est peut estre l’une des causes du ris, qui accompagne quelquefois cette Passion.

ARTICLE CXCVIII.
De son usage.

Av reste l’Indignation se remarque bien plus en ceux qui veulent paroistre vertueux, qu’en ceux qui le sont veritablement. Car bien que ceux qui ayment la vertu, ne puissent voir sans quelque aversion les vices AT XI, 477 des autres, ils ne se passionent que contre les plus grands et extraordinaires. C’est estre difficile et chagrin, que d’avoir beaucoup d’indignation pour des choses de peu d’importance ; c’est estre injuste, que d’en avoir pour celles qui ne sont point blasmables ; et c’est estre impertinent et absurd, de ne restreindre pas Le Gras, p. 265
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cette Passion aux actions des hommes, et de l’estendre jusques aux œuvres de Dieu, ou de la Nature : ainsi que font ceux qui, n’estant jamais contens de leur condition ny de leur fortune, osent trouver à redire en la conduite du monde, et aux secrets de la Providence.

ARTICLE CXCIX.
De la Colere.

La Colere est aussi une espece de Haine ou d’aversion, que nous avons contre ceux qui ont fait quelque mal, ou qui ont tasché de nuire, non pas indifferemment à qui que ce soit, mais particulierement à nous. Ainsi elle contient tout le mesme que l’Indignation, et cela de plus qu’elle est fondée sur une action qui nous touche, et dont nous avons Desir de nous vanger. Car ce Desir l’accompagne presque tousjours, et elle est Le Gras, p. 266
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directement opposée à la Reconnoissance, comme l’Indignation à la Faveur. Mais elle est incomparablement plus violente que ces trois autres Passions, à cause que le Desir de repousser les choses nuisibles, et de se vanger, est le plus pressant de tous. C’est ce Desir, joint à l’Amour qu’on a pour soy AT XI, 478 mesme, qui fournit à la Colere toute l’agitation du sang, que le Courage et la Hardiesse peuvent causer ; et la Haine fait que c’est principalement le sang bilieux qui vient de la rate, et des petites venes du foye, qui reçoit cette agitation, et entre dans le cœur ; ou à cause de son abondance, et de la nature de la bile dont il est meslé, il excite une chaleur plus aspre et plus ardente, que n’est celle qui peut y estre excitée par l’Amour, ou par la Ioye.

Le Gras, p. 267
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ARTICLE CC.
Pourquoy ceux qu’elle fait rougir, sont
moins à craindre, que ceux
qu’elle fait pallir.

Et les signes exterieurs de cette Passion sont differens, selon les divers temperamens des personnes, et la diversité des autres Passions, qui la composent ou se joignent à elle. Ainsi on en voit qui palissent, ou qui tremblent, lors qu’ils se mettent en colere ; et on en voit d’autres qui rougissent, ou mesme qui pleurent. Et on juge ordinairement que la Colere de ceux qui palissent est plus à craindre, que n’est la Colere de ceux qui rougissent. Dont la raison est, que lors qu’on ne veut, ou qu’on ne peut, se vanger autrement que de mine et de paroles, on employe toute sa chaleur et toute sa force des le commencement qu’on est Le Gras, p. 268
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emeu ; ce qui est cause qu’on devient rouge : outre que quelquefois le regret et la pitié qu’on a de soy mesme, pource qu’on ne peut se venger d’autre façon, est cause qu’on pleure. Et au contraire ceux qui se reservent et AT XI, 479 se determinent à une plus grande vengeance, devienent tristes, de ce qu’ils pensent y estre obligez par l’action qui les met en colere ; et ils ont aussi quelquefois de la crainte, des maux qui peuvent suivre de la resolution qu’ils ont prise ; ce qui les rend d’abord pales, froids, et tremblans. Mais quand ils vienent apres à executer leur vengeance, ils se rechauffent d’autant plus, qu’ils ont esté plus froids au commencement : ainsi qu’on voit que les fieures qui commencent par froid, ont coustume d’estre les plus fortes.

Le Gras, p. 269
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ARTICLE CCI.
Qu’il y a deux sortes de Colere; et que
ceux qui ont le plus de bonté
sont les plus sujets à
la premiere.

Cecy nous avertit qu’on peut distinguer deux especes de Colere ; l’une qui est fort prompte, et se manifeste fort à l’exterieur, mais neantmoins qui a peu d’effect, et peut facilement estre appaisée; l’autre qui ne paroist pas tant à l’abord, mais qui ronge davantage le cœur et qui a des effets plus dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté et beaucoup d’Amour, sont les plus sujets à la premiere. Car elle ne vient pas d’une profonde Haine, mais d’une prompte aversion qui les surprent, à cause qu’estant portez à imaginer, que toutes choses doivent aller en la façon qu’ils jugent être la meilleure, Le Gras, p. 270
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si tost qu’il en arrive autrement ils l’admirent, et s’en offencent, souvent mesme sans que la chose les touche en leur particulier, à cause qu’ayant beaucoup d’affection, ils s’interessent pour AT XI, 480 ceux qu’ils ayment, en mesme façon que pour eux mesmes. Ainsi ce qui ne seroit qu’un sujet d’Indignation pour un autre, est pour eux un sujet de Colere. Et pource que l’inclination qu’ils ont à aymer, fait qu’ils ont beaucoup de chaleur et beaucoup de sang dans le cœur, l’aversion qui les surprend ne peut y pousser si peu de bile, que cela ne cause d’abord une grande emotion dans ce sang. Mais cette emotion ne dure gueres, à cause que la force de la surprise ne continuë pas, et que si tost qu’ils s’aperçoivent que le sujet qui les a faschez ne les devoit pas tant emouvoir, ils s’en repentent.

Le Gras, p. 271
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ARTICLE CCII.
Que ce sont les ames foibles et basses,
qui se laissent le plus emporter
à l’autre.

L’autre espece de Colere, en laquelle predomine la Haine et la Tristesse, n’est pas si apparente d’abord, sinon peut estre en ce qu’elle fait palir le visage. Mais sa force est augmentée peu à peu, par l’agitation qu’un ardent Desir de se vanger excite dans le sang, lequel estant meslé avec la bile qui est poussée vers le cœur, de la partie inferieure du foye et de la rate, y excite une chaleur fort aspre et fort piquante. Et comme ce sont les ames les plus genereuses qui ont le plus de reconnoissance, ainsi ce sont celles qui ont le plus d’orgueil, et qui sont les plus basses et les plus infirmes, qui se laissent le plus emporter à cette espèce AT XI, 481 de Le Gras, p. 272
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Colere. Car les injures paroissent d’autant plus grandes, que l’orgueil fait qu’on s’estime davantage ; et aussi d’autant qu’on estime davantage les biens qu’elles ostent, lesquels on estime d’autant plus qu’on a l’ame plus foible et plus basse, à cause qu’ils dependent d’autruy.

ARTICLE CCIII.
Que la Generosité sert de remede contre
ses exces.

Av reste encore que cette Passion soit utile, pour nous donner de la vigueur à repousser les injures, il n’y en a toutefois aucune, dont on doive eviter les exces avec plus de soin ; pource que troublant le jugement, ils font souvent commettre des fautes, dont on a par apres du repenti, et mesme que quelquefois ils empeschent qu’on ne repousse si bien ces injures, Le Gras, p. 273
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qu’on pourroit faire, si on avoit moins d’emotion. Mais comme il n’y a rien qui la rende plus excessive que l’orgueil, ainsi je croy que la Generosité est le meilleur remede qu’on puisse trouver contre ses exces : pource que faisant qu’on estime fort peu tous les biens qui peuvent estre ostez, et qu’au contraire on estime beaucoup la liberté, et l’empire absolu sur soy mesme, qu’on cesse d’avoir lors qu’on peut estre offensé par quelcun, elle fait qu’on n’a que du mespris, ou tout au plus de l’indignation, pour les injures dont les autres ont coustume de s’offenser.

AT XI, 482

ARTICLE CCIV.
De la Gloire.

Ce que j’appele icy du nom de Gloire, est une espece de Ioye, fondée sur l’Amour qu’on a pour soy mesme, et qui vient de l’opinion Le Gras, p. 274
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ou de l’esperance qu’on a d’estre loüé par quelques autres. Ainsi elle est differente de la satisfaction interieure, qui vient de l’opinion qu’on a d’avoir fait quelque bonne action. Car on est quelquefois loüé pour des choses qu’on ne croit point estre bonnes, et blasmé pour celles qu’on croit estre meilleures. Mais elles sont l’une et l’autre des especes de l’estime qu’on fait de soy mesme, aussi bien que des especes de Ioye. Car c’est un sujet pour s’estimer, que de voir qu’on est estimé par les autres.

ARTICLE CCV.
De la Honte.

La Honte au contraire est une espece de Tristesse, fondée aussi sur l’Amour de soy mesme, et qui vient de l’opinion ou de la crainte qu’on a d’estre blasmé. Elle est outre cela une espece de modestie Le Gras, p. 275
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ou d’Humilité, et de fiance de soy mesme. Car lors qu’on s’estime si fort, qu’on ne se peut imaginer d’estre mesprisé par personne, on ne peut pas aysement estre honteux.

ARTICLE CCVI.
De l’usage de ces deux Passions.

Or la Gloire et la Honte ont mesme usage, en ce AT XI, 483 qu’elles nous incitent à la vertu, l’une par l’esperance, l’autre par la crainte. Il est seulement besoin d’instruire son jugement, touchant ce qui est veritablement digne de blasme ou de louange, afin de n’estre pas honteux de bien faire, et ne tirer point de vanité de ses vices, ainsi qu’il arrive à plusieurs. Mais il n’est pas bon de se depouiller entierement de ces Passions, ainsi que faisoient autrefois les Cyniques. Car encore que le peuple juge tresmal, Le Gras, p. 276
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toutefois à cause que nous ne pouvons vivre sans luy, et qu’il nous importe d’en estre estimez, nous devons souvent suivre ses opinions, plustost que les nostres, touchant l’exterieur de nos actions.

ARTICLE CCVII.
De l’Impudence.

L’Impudence ou l’Effronterie, qui est un mespris de honte, et souvent aussi de gloire, n’est pas une Passion, pource qu’il n’y a en nous aucun mouvement particulier des esprits qui l’excite : mais c’est un vice opposé à la Honte, et aussi à la Gloire, entant que l’une et l’autre sont bonnes : ainsi que l’Ingratitude est opposée à la reconnoissance ; et la cruanté à la Pitié. Et la principale cause de l’effronterie, vient de ce qu’on a receu plusieurs fois de grans affrons. Le Gras, p. 277
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Car il n’y a personne qui ne s’imagine estant jeune, que la louange est un bien, et l’infamie un mal, beaucoup plus importants à la vie qu’on ne trouve par experience qu’ils sont, lors qu’ayant receu quelques affrons signalez, on se voit entierement privé d’honneur, et mesprisé par un chacun. AT XI, 484 c’est pourquoy ceux la devienent effrontez, qui, ne mesurant le bien et le mal que par les commoditez du corps, voyent qu’ils en jouïssent apres ces affrons, tout aussi bien qu’auparavant, ou mesme quelquefois beaucoup mieux, à cause qu’ils sont dechargez de plusieurs contraintes, ausquelles l’honneur les obligeoit ; et que si la perte des biens est jointe à leur disgrace, il se trouve des personnes charitables qui leur en donnent.

Le Gras, p. 278
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ARTICLE CCVIII.
Du Degoust.

Le Degoust est une espece de Tristesse, qui vient de la mesme cause dont la Ioye est venuë auparavant. Car nous sommes tellement composez, que la plus part des choses dont nous jouïssons, ne sont bonnes à nostre egard que pour un temps, et devienent par apres incommodes. Ce qui paroisît principalement au boire et au manger, qui ne sont utiles que pendant qu’on a de l’appetit, et qui sont nuisibles lors qu’on n’en a plus ; et pource qu’elles cessent alors d’estre agreables au goust, on a nommé cette Passion le Degoust.

Le Gras, p. 279
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ARTICLE CCIX.
Du Regret.

Le Regret est aussi une espece de Tristesse, laquelle a une particuliere amertume, en ce qu’elle est tousjours jointe à quelque Desespoir, et à la memoire du AT XI, 485 plaisir que nous a donné la Iouïssance. Car nous ne regretons jamais que les biens dont nous avons joüy, et qui sont tellement perdus, que nous n’avons aucune esperance de les recouvrer au temps et en la façon que nous les regretons.

ARTICLE CCX.
De l’Allegresse.

En fin ce que je nomme Allegresse, est une espece de Ioye, en laquelle il y a cela de particulier, que sa douceur est augmentée par la souvenance des maux qu’on Le Gras, p. 280
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a soufferts, et desquels on se sent allegé, en mesme façon que si on se sentoit déchargé de quelque pesant fardeau, qu’on eust long temps porté sur ses espaules. Et je ne voy rien de fort remarquable en ces trois passions ; aussi ne les ay-je mises icy, que pour suivre l’ordre du denombrement que j’ay fait cy dessus. Mais il me semble que ce denombrement a esté utile, pour faire voir que nous n’en ometions aucune qui fust digne de quelque particuliere consideration.

ARTICLE CCXI.
Un remede general contre les Passions.

Et maintenant que nous les connoissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre, que nous n’avions auparavant. Car nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que AT XI, 486 nous n’avons rien à Le Gras, p. 281
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eviter que leurs mauvais usages, ou leurs exces ; contre lesquels les remedes que j’ay expliquez pourroient suffire, si chacun avoit assez de soin de les pratiquer. Mais pource que j’ay mis entre ces remedes la premeditation, et l’industrie par laquelle on peut corriger les defauts de son naturel, en s’exerçant à separer en soy les mouvemens du sang et des esprits, d’avec les pensées ausquelles ils ont coustume d’estre joins. I’avouë qu’il y a peu de personnes qui se soient assez preparez en cette façon, contre toutes sortes de rencontres ; et que ces mouvemens excitez dans le sang, par les objets des Passions, suivent d’abord si promptement des seules impressions qui se font dans le cerveau, et de la disposition des organes, encore que l’ame n’y contribuë en aucune façon, qu’il n’y a point de sagesse humaine qui soit capable Le Gras, p. 282
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de leur resister, lors qu’on n’y est pas assez preparé. Ainsi plusieurs ne sçauroient s’abstenir de rire estant chatouillez, encore qu’ils n’y prenent point de plaisir. Car l’impression de la Ioye et de la surprise, qui les a fait rire autrefois pour mesme sujet, estant reveillée en leur fantaisie, fait que leur poumon est subitement enflé malgré eux, par le sang que le cœur luy envoye. Ainsi ceux qui sont fort portez de leur naturel aux emotions de la Ioye, ou de la Pitié, ou de la Peur, ou de la Colere, ne peuvent s’empescher de pasmer, ou de pleurer, ou de trembler, ou d’avoir le sang tout emeu, en mesme façon que s’ils avoient la fievre, lors que leur phantaisie est fortement touchée par l’objet de quelcune de ces Passions. Mais ce qu’on peut tousjours AT XI, 487 faire en telle occasion, et que je pense pouvoir mettre icy comme le remede le Le Gras, p. 283
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plus general, et le plus ayse à pratiquer, contre tous les exces des Passions, c’est que lors qu’on se sent le sang ainsi emeu, on doit estre averti, et se souvenir que tout ce qui se presente à l’imagination, tend à tromper l’ame, et à luy faire paroistre les raisons, qui servent à persuader l’objet de sa Passion, beaucoup plus fortes qu’elles ne sont, et celles qui servent à la dissuader, beaucoup plus foibles. Et lors que la Passion ne persuade que des choses, dont l’execution souffre quelque delay, il faut s’abstenir d’en porter sur l’heure aucun jugement, et se divertir par d’autres pensées, jusques à ce que le temps et le repos ait entierement appaisé l’emotion qui est dans le sang. Et en fin lors qu’elle incite à des actions, touchant lesquelles il est necessaire qu’on prene resolution sur le champ, il faut que la volonté se porte principalement à considerer Le Gras, p. 284
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et à suivre, les raisons qui sont contraires à celles que la Passion represente, encore qu’elles paroissent moins fortes. Comme lors qu’on est inopinement attaqué par quelque ennemi, l’occasion ne permet pas qu’on employe aucun temps à deliberer ; mais ce qu’il me semble que ceux qui sont accoustumez à faire reflexion sur leurs actions peuvent tousjours, c’est que, lors qu’ils se sentiront saisis de la Peur, ils tascheront à detourner leur pensée de la consideration du danger, en se representant les raisons pour lesquelles il y a beaucoup plus de seureté et plus d’honneur, en la resistance qu’en la fuite ; Et au contraire lors qu’ils sentiront que le Desir de vengeance et la coldre les incite, à courir inconsiderement AT XI, 488 vers ceux qui les attaquent, ils se souviendront de penser, que c’est imprudence de se perdre, quand on peut sans deshonneur Le Gras, p. 285
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se sauver ; et que si la partie est fort inegale, il vaut mieux faire une honneste retraite ou prendre quartier, que s’exposer brutalement à une mort certaine.

ARTICLE CCXII.
Que c’est d’elles seules que depend
tout le bien et le mal de
cette vie.

Av reste l’ame peut avoir ses plaisirs à part : Mais pour ceux qui luy sont communs avec le corps, ils dependent entierement des Passions, en sorte que les hommes qu’elles peuvent le plus emouvoir, sont capables de gouster le plus de douceur en cette vie. Il est vray qu’ils y peuvent aussi trouver le plus d’amertume, lors qu’ils ne les sçavent pas bien employer, et que la fortune leur est contraire. Mais la Sagesse est principalement utile en ce point, qu’elle enseigne à Le Gras, p. 286
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s’en rendre tellement maisttre, et à les mesnager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et mesme qu’on tire de la Ioye de tous.

FIN.