Camusat – Le Petit, p. 75
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MEDITATION CINQVIÉME.
De l’essence des choses materielles : Et de rechef de Dieu, qu’il existe.

Il me reste beaucoup d’autres choses à examiner touchant les Atributs de Dieu, et touchant ma propre nature, c’est à dire celle de mon esprit ; mais i’en reprendray peut-estre vne autrefois la recherche. Maintenant (aprés auoir remarqué ce qu’il faut faire ou éuiter pour paruenir à la connoissance de la verité) ce que i’ay principalement à faire, est d’essayer de sortir, et me débarasser de tous les doutes, où ie suis tombé ces iours passez, et voir si l’on ne peut rien connoistre de certain touchant les choses materielles.

Mais auant que i’examine s’il y a de telles choses qui existent hors de moy, ie dois considerer leurs idées, Camusat – Le Petit, p. 76
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en tant qu’elles sont en ma pensée, et voir quelles sont celles qui sont distinctes, et quelles sont celles qui sont confuses.

En premier lieu, i’imagine distinctement cette quantité, que les Philosophes appellent vulgairement la quantité continuë, ou bien l’extension en longueur, largeur, et profondeur, qui est en cette quantité, ou plutost en la chose à qui on l’attribuë. De plus ie puis nombrer en elle plusieurs diuerses parties, et attribuer à chacune de ces parties toutes sortes de grandeurs, de figures, de situations, et de mouuemens : Et enfin ie puis assigner à chacun de ces mouuemens toutes sortes de durées.

Et ie ne connois pas seulement ces choses auec distinction, lorsque ie les considere en general ; mais aussi pour peu que i’y applique mon attention, ie conçoy vne infinité de particularitez touchant les AT IX-1, 51 nombres, les figures, les mouuemens, et autres choses semblables, dont la verité se fait paroistre auec tant d’euidence, et s’accorde si bien auec ma nature, que lors que ie commence à les découurir, il ne me semble pas que i’apprenne rien de nouueau, mais plutost que ie me ressouuiens de ce que ie sçauois desia auparauant, c’est à dire, que i’aperçoy des choses qui estoient desia dans mon esprit, quoy que ie n’eusse pas encore tourné ma pensée vers elles.

Et ce que ie trouue icy de plus considerable, est que ie trouue en moy vne infinité d’idées de certaines choses, qui ne peuuent pas estre estimées vn pur Camusat – Le Petit, p. 77
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neant, quoy que peut-estre elles n’ayent aucune existanceexistence hors de ma pensée ; et qui ne sont pas feintes par moy, bien qu’il soit en ma liberté de les penser, ou ne les penser pas ; mais elles ont leurs natures vrayes et immuables. Comme, par exemple, lorsque i’imagine vn triangle, encore qu’il n’y ait peut-estre en aucun lieu du monde hors de ma pensée vne telle figure, et qu’il n’y en ait iamais eu, il ne laisse pas neantmoins d’y auoir vne certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et eternelle, que ie n’ay point inuentée, et qui ne dépend en aucune façon de mon esprit ; comme il paroist de ce que l’on peut demonstrer diuerses proprietez de ce triangle, à sçauoir, que ses trois angles sont égaux à deux droits, que le plus grand angle est soustenu par le plus grand costé, et autres semblables, lesquelles maintenant, soit que ie le veuille, ou non, ie reconnois tres-clairement et tres-euidemment estre en luy, encore que ie n’y aye pensé auparauant en aucune façon, lors que ie me suis imaginé la première fois vn triangle ; et partant on ne peut pas dire que ie les aye feintes, et inuentées.

Et ie n’ay que faire icy de m’obiecter, que peut-estre cette idée du triangle est venuë en mon esprit par l’entremife de mes sens, parce que i’ay veu quelquefois des corps de figure triangulaire ; Car ie puis former en mon esprit vne infinité d’autres figures, dont on ne peut auoir le moindre soupçon que iamais elles me soient tombées sous les sens, et ie ne laisse Camusat – Le Petit, p. 78
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pas toutefois de pouuoir demonstrer diuerses proprietez touchant leur nature, aussi bien que touchant celle du triangle : lesquelles certes doiuent estre toutes vrayes, puis que ie les conçoy clairement, et partant elles sont quelque chose, et non pas vn pur neant : car il est tres-euident que tout ce qui est vray est quelque chose ; Et i’ay desia amplement demonstré cy-dessus que toutes les choses que ie connois clairement et AT IX-1, 52 distinctement sont vrayes. Et quoy que ie ne l’eusse pas demonstré, toutefois la nature de mon esprit est telle, que ie ne me sçaurois empescher de les estimer vrayes, pendant que ie les conçoy clairement et distinctement. Et ie me ressouuiens, que lors mesme que i’estois encore fortement attaché aux objects des sens, i’auois tenu au nombre des plus constantes veritez, celles que ie conceuois clairement et distinctement touchant les figures, les nombres, et les autres choses qui appartiennent à l’Arithmetique, et à la Geometrie.

Or maintenant si de cela seul que ie puis tirer de ma pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que ie reconnois clairement et distinctement appartenir à cette chose, luy appartient en effect, ne puis-je pas tirer de cecy vn argument, et vne preuue demonstratiue de l’existence de Dieu ? Il est certain que ie ne trouue pas moins en moy son idée, c’est à dire, l’idée d’vn estre souuerainement parfait, que celle de quelque figure, ou de quelque nombre que ce soit ; Et ie ne connois pas moins clairement et Camusat – Le Petit, p. 79
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distinctement, qu’vne actuelle, et eternelle existence appartient à sa nature, que ie connois que tout ce que ie puis démonstrer de quelque figure, ou de quelque nombre, appartient veritablement à la nature de cette figure, ou de ce nombre ; Et partant encore que tout ce que i’ay conclu dans les meditations precedentes, ne se trouuast point veritable, l’existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi certaine, que i’ay estimé iusques icy toutes les veritez des Mathematiques, qui ne regardent que les nombres, et les figures ; bien qu’à la verité cela ne paroisse pas d’abord entierement manifeste, mais semble auoir quelque apparence de Sophisme. Car ayant accoustumé dans toutes les autres choses de faire distinction entre l’existence, et l’essence, ie me persuade aysemẽt que l’existence, peut estre separée de l’essence de Dieu, et qu’ainsi on peut conceuoir Dieu comme n’estant pas actuellement. Mais neantmoins lors que i’y pense auec plus d’attention, ie trouue manifestement que l’existence ne peut non plus estre separée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’vn triangle rectiligne, la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits : ou bien de l’idée d’vne montagne, l’idée d’vne valée ; En sorte qu’il n’y a pas moins de repugnance de conceuoir vn Dieu (c’est à dire vn estre souuerainement parfait) auquel manque l’existence (c’est à dire auquel manque quelque perfection) que de conceuoir vne montagne qui n’ait point de valée.

Mais encore qu’en effect ie ne puisse pas Camusat – Le Petit, p. 80
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conceuoir vn Dieu sans existence, non plus qu’vne montagne sans valée, toutesfois comme de cela seul que ie conçoy vne montagne auec vne valée, il ne s’ensuit AT IX-1, 53 pas qu’il y ait aucune montagne dans le monde ; De mesme aussi quoy que ie conçoiue Dieu auec l’existence, il semble qu’il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y en ait aucun qui existe : Car ma pensée n’impose aucune necessité aux choses ; Et comme il ne tient qu’à moy d’imaginer vn cheual aislé, encore qu’il n’y en ait aucun qui ait des aisles, ainsi ie pourois peut-estre attribuer l’existence à Dieu, encore qu’il n’y eust aucun Dieu qui existast. Tant s’en faut, c’est icy qu’il y a vn Sophisme caché sous l’apparence de cette objection ; car de ce que ie ne puis conceuoir vne montagne sans valée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait au monde aucune montagne, ny aucune valée, mais seulement que la montagne et la valée, soit qu’il y en ait, soit qu’il n’y en ait point, ne se peuuent en aucune façon separer l’vne d’auec l’autre : Au lieu que de cela seul, que ie ne puis conceuoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inseparable de luy, et partant qu’il existe véritablement ; non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte, et qu’elle impose aux choses aucune necessité ; mais au contraire parce que la necessité de la chose mesme, à sçauoir, de l’existence de Dieu, determine ma pensée à le conceuoir de cette façon. Car il n’est pas en ma liberté de conceuoir vn Dieu sans existence (c’est à dire vn estre souuerainement parfait sans Camusat – Le Petit, p. 81
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vne souueraine perfection) comme il m’est libre d’imaginer vn cheual sans aisles ou auec des aisles.

Et on ne doit pas dire icy qu’il est à la verité necessaire que i’auoüe que Dieu existe, aprés que i’ay supposé qu’il possede toutes sortes de perfections, puis que l’existence en est vne, mais qu’en effect ma premiere supposition n’estoit pas necessaire ; de mesme qu’il n’est point necessaire de penser que toutes les figures de quatre costez se peuuent inscrire dans le cercle, mais que, supposant que i’aye cette pensée, ie suis contraint d’auoüer que le rhombe se peut inscrire dans le cercle, puis que c’est vne figure de quatre costez ; et ainsi ie seray contraint d’auoüer vne chose fausse. On ne doit point, dis-je, alleguer cela : car encore qu’il ne soit pas necessaire que ie tombe iamais dans aucune pensée de Dieu, neantmoins toutes les fois qu’il m’arriue de penser à vn estre premier et souuerain, et de tirer, pour ainsi dire, son idée du tresor de mon esprit, il est necessaire que ie luy attribuë toutes sortes de perfections, quoy que ie ne vienne pas à les nombrer toutes, et à appliquer mon attention sur chacune d’elles en particulier. Et cette necessité est suffisante pour me faire conclure (apres que i’ay reconnu que l’existence est vne perfection) que cét estre premier et souuerain existe veritablement ; de mesme qu’il n’est pas necessaire que i’imagine iamais aucun triangle, mais AT IX-1, 54 toutes les fois que ie veux considerer vne figure rectiligne composée seulement de trois angles, il est absolument Camusat – Le Petit, p. 82
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necessaire que ie luy attribuë toutes les choses qui servent à conclure, que ses trois angles ne sont pas plus grands que deux droicts, encore que peut-estre ie ne considere pas alors cela en particulier. Mais quand i’examine quelles figures sont capables d’estre inscrites dans le cercle, il n’est en acune façon necessaire que ie pense que toutes les figures de quatre costez sont de ce nombre ; au contraire ie ne puis pas mesme feindre que cela soit, tant que ie ne voudray rien recevoir en ma pensée, que ce que ie pouray conceuoir clairement et distinctement. Et par consequent il y a vne grande difference entre les fausses supositions, comme est celle-cy, et les veritables idées qui sont nées auec moy, dont la premiere et principale est celle de Dieu.

Car en effect ie reconnois en plusieurs façons que cette idée n’est point quelque chose de feint ou d’inuenté, dépendant seulement de ma pensée, mais que c’est l’image d’vne vraye, et immuable nature. Premierement à cause que ie ne sçaurois conceuoir autre chose que Dieu seul, à l’essence de laquelle l’existence appartienne auec necessité. Puis aussi pource qu’il ne m’est pas possible de conceuoir deux ou plusieurs Dieux de mesme façon. Et posé qu’il y en ait vn maintenant qui existe, ie voy clairement qu’il est necessaire qu’il ait esté auparauant de toute éternité, et qu’il soit eternellement à l’auenir. Et enfin parce que ie connois vne infinité d’autres choses en Dieu, desquelles ie ne puis rien diminuer, ny changer.

Camusat – Le Petit, p. 83
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Au reste de quelque preuue et argument que ie me serue, il en faut touiours reuenir là, qu’il n’y a que les choses que ie conçoy clairement et distinctement, qui ayent la force de me persuader entierement. Et quoy qu’entre les choses que ie conçoy de cette sorte, il y en ait à la verité quelques vnes manifestement connuës d’vn chacun, et qu’il y en ait d’autres aussi qui ne se découurent qu’à ceux qui les considerent de plus prés, et qui les examinent plus exactement, toutesfois aprés qu’elles font vne fois découuertes, elles ne sont pas estimées moins certaines les vnes que les autres. Comme, par exemple, en tout triangle rectangle, encore qu’il ne paroisse pas d’abord si facilement que le quarré de la base est égal aux quarrés des deux autres costez, comme il est éuident que cette base est opposée au plus grand angle, neantmoins depuis que cela a esté vne fois reconnu, on est autant persuadé de la verité de l’vn que de l’autre. Et pour ce qui est de Dieu, certes, si mon esprit n’estoit preuenu d’aucuns preiugez, et que ma pensée ne se trouuast point diuertie par la presence continuelle des images des choses sensibles, AT IX-1, 55 il n’y auroit aucune chose que ie connoisseconnusse plustost, ny plus facilement que luy ; Car y a-t’il rien de soy plus clair et plus manifeste, que de penser qu’il y a vn Dieu, c’est à dire vn estre souuerain et parfait, en l’idée duquel seul l’existence necessaire ou eternelle est comprise, et par consequent qui existe ?

Et quoy que pour bien conceuoir cette verité, Camusat – Le Petit, p. 84
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i’aye eu besoin d’vne grande application d’esprit : Toutesfois à present ie ne m’en tiens pas seulement aussi asseuré, que de tout ce qui me semble le plus certain : Mais outre cela ie remarque que la certitude de toutes les autres choses en depend si absolument, que sans cette connoissance il est impossible de pouuoir iamais rien sçauoir parfaitement.

Car encore que ie sois d’vne telle nature, que dés aussi-tost que ie comprens quelque chose fort clairement et fort distinctement, ie suis naturellement porté à la croire vraye ; neantmoins parce que ie suis aussi d’vne telle nature, que ie ne puis pas auoir l’esprit tousiours attaché à vne mesme chose, et que souuent ie me ressouuiens d’auoir iugé vne chose estre vraye, lors que ie cesse de considerer les raisons qui m’ont obligé à la iuger telle, il peut arriuer pendant ce temps là que d’autres raisons se presentent à moy, lesquelles me feroient aisement changer d’opinion, si i’ignorois qu’il y eust vn Dieu ; Et ainsi ie n’aurois iamais vne vraye et certaine science d’aucune chose que ce soit, mais seulement de vagues et inconstantes opinions.

Comme, par exemple, lors que ie considere la nature du triangle, ie connois euidemment, moy qui suis vn peu versé dans la Geometrie, que ses trois angles sont égaux à deux droits ; e il ne m’est pas possible de ne le point croire, pendant que i’applique ma pensée à la démonstration ; mais aussi-tost que ie l’en détourne, encore que ie me ressouuienne Camusat – Le Petit, p. 85
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de l’auoir clairement comprise ; Toutesfois il se peut faire aisement que ie doute de sa verité, si i’ignore qu’il y ait vn Dieu : Car ie puis me persuader d’auoir esté fait tel par la Nature, que ie me puisse aisement tromper, mesme dans les choses que ie croy comprendre auec le plus d’éuidence, et de certitude : Veu principalement que ie me ressouuiens d’auoir souuent estimé beaucoup de choses pour vrayes et certaines, lesquelles par aprés d’autres raisons m’ont porté à iuger absolument fausses.

Mais aprés que i’ay reconnu qu’il y a vn Dieu, pource qu’en mesme temps i’ay reconnu aussi que toutes choses dépendent de luy, et qu’il n’est point trompeur, et qu’en suite de cela i’ay iugé que tout ce que ie conçoy clairement et distinctement ne peut manquer d’estre vray ; encore que ie ne pense plus aux raisons pour lesquelles AT IX-1, 56 i’ay iugé cela estre veritable, pourueu que ie me ressouuienne de l’auoir clairement et distinctement compris, on ne me peut apporter aucune raison contraire, qui me le face iamais reuoquer en doute, et ainsi i’en ay vne vraye et certaine science. Et cette mesme science s’estend aussi à toutes les autres choses que ie me ressouuiens d’auoir autrefois demonstrées, comme aux veritez de la Geometrie, et autres semblables : Car qu’est-ce que l’on me peut obiecter, pour m’obliger à les reuoquer en doute ? Me dira-t’on que ma nature est telle que ie suis fort sujet à me méprendre ? Mais ie sçay desia que ie ne puis me tromper dans les iugemens dont ie Camusat – Le Petit, p. 86
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connois clairement les raisons : Me dira-t’on que i’ay tenu autrefois beaucoup de choses pour vrayes, et certaines, lesquelles i’ay reconnu par apres estre fausses ? Mais ie n’auois connu clairement ny distinctement aucunes de ces choses-là, et ne sçachant point encore cette regle par laquelle ie m’asseure de la verité, i’auois esté porté à les croire, par des raisons que i’ay reconnu depuis estre moins fortes, que ie ne me les estois pour lors imaginées. Que me pourra-t’on doncques obiecter dauantage ? que peut-estre ie dors (comme ie me l’estois moy-mesme objecté cy-deuant) ou bien que toutes les pensées que i’ay maintenant ne sont pas plus vrayes que les réueries que nous imaginons estans endormis ? Mais quand bien mesme ie dormirois, tout ce qui se presente à mon esprit auec éuidence, est absolument veritable. Et ainsi ie reconnois tres-clairement que la certitude, et la verité de toute science, depend de la seule connoissance du vray Dieu ; En sorte qu’auant que ie le connoisseconnusse ie ne pouuois sçauoir parfaitement aucune autre chose. Et à present que ie le connois, i’ay le moyen d’acquerir vne science parfaite touchant vne infinité de choses, non seulement de celles qui sont en luy, mais aussi de celles qui appartiennent à la nature corporelle, en tant qu’elle peut seruir d’objet aux demonstrations des Geometres, lesquels n’ont point d’égard à son existence.