Camusat – Le Petit, p. 87
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AT IX-1, 57

MEDITATION SIXIÉME.
De l’existence des choses materielles, et de la réelle distinction entre l’ame et le corps de l’homme.

Il ne me reste plus maintenant qu’à examiner s’il y a des choses materielles, et certes au moins sçay-je desia qu’il y en peut auoir, entant qu’on les considere comme l’objet des demonstrations de Geometrie, veu que de cette façon ie les conçoy fort clairement et fort distinctement. Car il n’y a point de doute que Dieu n’ait la puissance de produire toutes les choses que ie suis capable de conceuoir auec distinction ; et ie n’ay iamais iugé qu’il luy fust impossible de faire quelque chose, qu’alors que ie trouuois de la contradiction à la pouuoir bien conceuoir. De plus la faculté d’imaginer qui est en moy, et de laquelle ie voy par Camusat – Le Petit, p. 88
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experience que ie me sers lors que ie m’applique à la consideration des choses materielles, est capable de me persuader leur existence : car quand ie considere attentiuement ce que c’est que l’imagination, ie trouue qu’elle n’est autre chose qu’vne certaine application de la faculté qui connoist, au corps qui luy est intimement present, et partant qui existe.

Et pour rendre cela tres-manifeste ; ie remarque premierement la difference qui est entre l’imagination, et la pure intellection, ou conception. Par exemple, lors que i’imagine vn triangle, ie ne le conçoy pas seulement comme vne figure composée et comprise de trois lignes, mais outre cela ie considere ces trois lignes comme presentes par la force et l’application interieure de mon esprit ; et c’est proprement ce que i’appelle imaginer. Que si ie veux penser à vn Chiliogone, ie conçoy bien à la verité que c’est vne figure composée de mille costez, aussi facilement que ie conçoy qu’vn triangle est vne figure composée de trois costez seulement, mais ie ne puis pas imaginer les mille costez d’vn Chiliogone, comme ie fais les trois d’vn triangle, ny pour ainsi dire, les regarder comme presens auec les yeux de mon esprit. Et quoy que suiuant la coustume que i’ay de me seruir tousiours de mon imagination, lors que ie pense aux choses corporelles, il arriue qu’en conceuant vn Chiliogone ie me represente confusement quelque figure, toutesfois il est tres euident que cette figure n’est point vn Chiliogone ; Camusat – Le Petit, p. 89
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Puis qu’elle ne differe nullement de celle que ie me representerois, si ie pensois à vn Myriogone, ou à quelque autre figure de beaucoup de costez ; et qu’elle ne sert en AT IX-1, 58 aucune façon à découurir les proprietez qui font la difference du Chiliogone d’auec les autres Polygones.

Que s’il est question de considerer vn Pentagone, il est bien vray que ie puis conceuoir sa figure, aussi bien que celle d’vn Chiliogone, sans le secours de l’imagination ; mais ie la puis aussi imaginer en appliquant l’attention de mon esprit à chacun de ses cinq costez, et tout ensemble à l’aire, ou à l’espace qu’ils renferment. Ainsi ie connois clairement que i’ay besoin d’vne particuliere contention d’esprit pour imaginer, de laquelle ie ne me sers point pour conceuoir ; et cette particuliere contention d’esprit montre éuidemment la difference qui est entre l’imagination, et l’intellection, ou conception pure.

Ie remarque outre cela que cette vertu d’imaginer qui est en moy, entant qu’elle differe de la puissance de conceuoir, n’est en aucune sorte necessaire à ma nature, ou à mon essence, c’est à dire à l’essence de mon esprit ; car encore que ie ne l’eusse point, il est sans doute que ie demeurerois tousiours le mesme que ie suis maintenant : d’où il semble que l’on puisse conclure qu’elle dépend de quelque chose qui differe de mon esprit ; Et ie conçoy facilement que si quelque corps existe, auquel mon esprit soit conjoint et vny de telle sorte, qu’il se puisse appliquer Camusat – Le Petit, p. 90
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à le considerer quand il luy plaist, il se peut faire que par ce moyen il imagine les choses corporelles, en sorte que cette façon de penser differe seulement de la pure intellection, en ce que l’esprit en conceuant se tourne en quelque façon vers soy-mesme, et considere quelqu’vne des idées qu’il y aqu’il a a en soy ; mais en imaginant il se tourne vers le corps, et y considere quelque chose de conforme à l’idée qu’il a formée de soy mesme, ou qu’il a receuë par les sens. Ie conçoy, dis-je, aisement que l’imagination se peut faire de cette sorte, s’il est vray qu’il y ait des corps ; Et parce que ie ne puis rencontrer aucune autre voye pour expliquer comment elle se fait, ie coniecture de là probablement qu’il y en a ; Mais ce n’est que probablement, et quoy que i’examine soigneusement toutes choses, ie ne trouue pas neantmoins que de cette idée distincte de la nature corporelle, que i’ay en mon imagination, ie puisse tirer aucun argument qui concluë auec necessité l’existence de quelque corps.

Or i’ay accoustumé d’imaginer beaucoup d’autres choses, outre cette nature corporelle qui est l’objet de la Geométrie ; à sçauoir, les couleurs, les sons, les saueurs, la douleur, et autres choses semblables, quoy que moins distinctement : Et d’autant que i’apperçoy beaucoup mieux ces choses-là par les sens, par l’entremise desquels, et de la memoire, elles semblent estre paruenuës iusqu’à mon imagination ; AT IX-1, 59 ie croy que pour les examiner plus commodement, il est à Camusat – Le Petit, p. 91
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propos que i’examine en mesme temps ce que c’est que sentir, et que ie voye si des idées que ie reçoy en mon esprit par cette façon de penser, que i’appelle sentir, ie puis tirer quelque preuue certaine de l’existence des choses corporelles.

Et premierement ie rappelleray dans ma memoire quelles sont les choses que i’ay cy-deuant tenuës pour vrayes, comme les ayant receuës par les sens, et sur quels fondemens ma creance estoit appuyéappuyée ; En aprés i’examineray les raisons qui m’ont obligé depuis à les reuoquer en doute ; Et enfin ie considereray ce que i’en dois maintenant croire.

Premierement doncques i’ay senty que i’auois vne teste, des mains, des pieds, et tous les autres membres dont est composé ce corps que ie considerois comme vne partie de moy-mesme, ou peut-estre aussi comme le tout : De plus i’ay senty que ce corps estoit placé entre beaucoup d’autres, desquels il estoit capable de receuoir diuerses commoditez et incommoditez, et ie remarquois ces commoditez par vn certain sentiment de plaisir ou volupté, et les incommoditez par vn sentiment de douleur. Et outre ce plaisir et cette douleur, ie ressentois aussi en moy la faim, la soif, et d’autres semblables appetits, comme aussi de certaines inclinations corporelles vers la ioye, la tristesse, la colere, et autres semblables passions. Et au dehors outre l’extension, les figures, les mouuemens des corps, ie remarquois en eux de la dureté, de la chaleur, et toutes les autres qualitez qui Camusat – Le Petit, p. 92
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tombent sous l’attouchement ; De plus i’y remarquois de la lumiere, des couleurs, des odeurs, des saueurs, et des sons, dont la varieté me donnoit moyen de distinguer le Ciel, la Terre, la Mer, et generalement tous les autres corps les vns d’auec les autres.

Et certes, considerant les idées de toutes ces qualitez qui se presentoient à ma pensée, et lesquelles seules ie sentois proprement et immediatement, ce n’estoit pas sans raison que ie croyois sentir des choses entierement differentes de ma pensée, à sçauoir, des corps d’où procedoient ces idées ; Car i’experimentois qu’elles se presentoient à elle sans que mon consentement y fust requis, en sorte que ie ne pouuois sentir aucun objet, quelque volonté que i’en eusse, s’il ne se trouuoit present à l’organe d’vn de mes sens ; et il n’estoit nullement en mon pouuoir de ne le pas sentir, lors qu’il s’y trouuoit present.

AT IX-1, 60 Et parce que les idées que ie receuois par les sens estoient beaucoup plus viues, plus expresses, et mesme à leur façon plus distinctes, qu’aucunes de celles que ie pouuois feindre de moy-mesme en meditant, ou bien que ie trouuois imprimées en ma memoire, il sembloit qu’elles ne pouuoient proceder de mon esprit. De façon qu’il estoit necessaire qu’elles fussent causées en moy par quelques autres choses : Desquelles choses n’ayant aucune connoissance, sinon celle que me donnoient ces mesmes idées, il ne me pouuoit venir autre chose en l’esprit, sinon que ces Camusat – Le Petit, p. 93
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choses-là estoient semblables aux idées qu’elles causoient.

Et pource que ie me ressouuenois aussi que ie m’estois plustost seruy des sens, que de la raison, et que ie reconnoissois que les idées que ie formois de moy-mesme, n’estoient pas si expresses, que celles que ie receuois par les sens, et mesme qu’elles estoient le plus souuent composées des parties de celles-cy, ie me persuadois aisement que ie n’auois aucune idée dans mon esprit, qui n’eust passé auparauant par mes sens.

Ce n’estoit pas aussi sans quelque raison que ie croyois que ce corps (lequel par vn certain droit particulier i’appellois mien), m’appartenoit plus proprement, et plus étroittement que pas vn autre ; Car en effect ie n’en pouuois iamais estre separé comme des autres corps : Ie ressentois en luy et pour luy tous mes appetits, et toutes mes affections ; et enfin i’estois touché des sentimens de plaisir et de douleur en ses parties, et non pas en celles des autres corps qui en sont separez.

Mais quand i’examinois pourquoy de ce ie ne sçay quel sentimcnt de douleur suit la tristesse en l’esprit, et du sentiment de plaisir naist la ioye ; ou bien pourquoy cette ie ne sçay quelle emotion de l’estomac, que i’appelle faim, nous fait auoir enuie de manger, et la secheresse du gosier nous fait auoir enuie de boire, et ainsi du reste, ie n’en pouuois rendre aucune raison, sinon que la nature me l’enseignoit de la sorte ; car il n’y a certes aucune affinité ny aucun Camusat – Le Petit, p. 94
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rapport, (au moins que ie puisse comprendre,) entre cette emotion de l’estomac et le desir de manger, non plus qu’entre le sentiment de la chose qui cause de la douleur, et la pensée de tristesse que fait naistre ce sentiment. Et en mesme façon il me sembloit que i’auois appris de la nature toutes les autres choses que ie iugeois touchant les objets de mes sens, pource que ie remarquois que les iugemens que i’auois coustume de faire de ces objets, se formoient en moy auant que i’eusse le loisir de peser, et considerer aucunes raisons qui me peussent obliger à les faire.

AT IX-1, 61 Mais par aprés plusieurs experiences ont peu à peu ruiné toute la creance que i’auois adioustée aux sens ; Car i’ay obserué plusieurs fois que des tours qui de loin m’auoient semblé rondes, me paroissoient de prés estre quarrées, et que des colosses, éleuez sur les plus hauts sommets de ces tours, me paroissoient de petites statuës à les regarder d’embas ; et ainsi dans vne infinité d’autres rencontres, i’ay trouué de l’erreur dans les iugemens fondez sur les sens exterieurs ; et non pas seulement sur les sens exterieurs, mais mesme sur les interieurs : Car y a-t-il chose plus intime, ou plus interieure que la douleur ; Et cependant i’ay autresfois appris de quelques personnes qui auoient les bras et les iambes coupées, qu’il leur sembloit encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qui leur auoit esté coupée ; Ce qui me donnoit sujet de penser, que ie ne pouuois aussi estre asseuré d’auoir mal à quelqu’vn de mes membres, Camusat – Le Petit, p. 95
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quoy que ie sentisse en luy de la douleur.

Et à ces raisons de douter i’en ay encore adiousté depuis peu deux autres fort generales. La premiere est, que ie n’ay iamais rien creu sentir estant éueillé, que ie ne puisse aussi quelquefois croire sentir quand ie dors ; Et comme ie ne croy pas que les choses qu’il me semble que ie sens en dormant, procedent de quelques objets hors de moy, ie ne voyois pas pourquoy ie deuois plustost auoir cette creance, touchant celles qu’il me semble que ie sens estant éueillé. Et la seconde, que ne connoissant pas encore, ou plustost feignant de ne pas connoistre, l’autheur de mon estre, ie ne voyois rien qui peust empescher que ie n’eusse esté fait tel par la nature, que ie me trompasse mesme dans les choses qui me paroissoient les plus veritables.

Et pour les raisons qui m’auoyent cy-deuant persuadé la verité des choses sensibles, ie n’auois pas beaucoup de peine à y respondre. Car la nature semblant me porter à beaucoup de choses dont la raison me détournoit, ie ne croyois pas me deuoir confier beaucoup aux enseignemens de cette nature. Et quoy que les idées que ie reçoy par les sens ne dépendent pas de ma volonté, ie ne pensois pas que l’on deust pour cela conclure qu’elles procedoient de choses differentes de moy, puis que peut-estre il se peut rencontrer en moy quelque faculté (bien qu’elle m’ait esté iusques icy inconnuë) qui en soit la cause, et qui les produise.

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Mais maintenant que ie commence à me mieux connoistre moy-mesme, et à découurir plus clairement l’autheur de mon origine, ie ne pense pas à la verité que ie doiue temerairement admettre toutes les choses que les sens semblent nous enseigner ; mais ie ne pense pas aussi que ie les doiue toutes generalement reuoquer en doute.

AT IX-1, 62 Et premierement, pource que ie sçay que toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement, peuuent estre produites par Dieu telles que ie les conçoy, il suffit que ie puisse conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est distincte ou differente de l’autre : parce qu’elles peuuent estre posées separement au moins par la toute puissance de Dieu ; et il n’importe pas par quelle puissance cette separation se face, pour m’obliger à les iuger differentes : Et partant de cela mesme que ie connois auec certitude que i’existe, et que cependant ie ne remarque point qu’il appartienne necessairement aucune autre chose à ma nature, ou à mon essence, sinon que ie suis vne chose qui pense, ie conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que ie suis vne chose qui pense, ou vne substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoy que peut-estre (ou plutost certainement, comme ie le diray tantost) i’aye vn corps auquel ie suis tres-étroittement conioint ; neantmoins pource que d’vn costé i’ay vne claire et distincte idée de moy-mesme, entant que ie suis Camusat – Le Petit, p. 97
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seulement vne chose qui pense et non étenduë, et que d’vn autre i’ay vne idée distincte du corps, entant qu’il est seulement vne chose étenduë et qui ne pense point, il est certain que ce moy, c’est à dire mon ame, par laquelle ie suis ce que ie suis, est entierement et veritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut estre, ou exister sans luy.

Dauantage ie trouue en moy des facultez de penser toutes particulieres, et distinctes de moy, à sçauoir les facultez d’imaginer et de sentir, sans lesquelles ie puis bien me conceuoir clairement et distinctement tout entier, mais non pas elles sans moy, c’est à dire sans vne substance intelligente à qui elles soient attachées : Car dans la notion que nous auons de ces facultez, ou, (pour me seruir des termes de l’école) dans leur concept formel, elles enferment quelque sorte d’intellection : d’où ie conçoy qu’elles sont distinctes de moy, comme les figures, les mouuemens, et les autres modes ou accidens des corps, le sont des corps mesmes qui les soustiennent.

Ie reconnois aussi en moy quelques autres facultez comme celles de changer de lieu, de se mettre en plusieurs postures, et autres semblables, qui ne peuuent estre conceuës, non plus que les precedentes, sans quelque substance à qui elles soient attachées, ny par consequent exister sans elle, mais il est tres-éuident que ces facultez ; s’il est vray qu’elles existent, doiuent estre attachées à quelque substance corporelle, ou étenduë, et non pas à vne substance intelligente : Puis que dans Camusat – Le Petit, p. 98
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leur concept clair et distinct, il y a bien quelque sorte d’extension qui se trouue contenuë, mais point du tout d’intelligence. AT IX-1, 63 De plus il se rencontre en moy vne certaine faculté passiue de sentir, c’est à dire de receuoir et de connoistre les idées des choses sensibles, mais elle me seroit inutile, et ie ne m’en pourois aucunement seruir, s’il n’y auoit en moy, ou en autruy, vne autre faculté actiue, capable de former et produire ces idées. Or cette faculté actiue ne peut estre en moy en tant que ie ne suis qu’vne chose qui pense, veu qu’elle ne presupose point ma pensée, et aussi que ces idées-là me sont souuent representées sans que i’y contribuë en aucune sorte, et mesme souuent contre mon gré ; il faut donc necessairement qu’elle soit en quelque substance differente de moy, dans laquelle toute la realité, qui est obiectiuement dans les idées qui en sont produites, soit contenuë formellement ou euidemmenteminemment ; (comme ie l’ay remarqué cy-deuant :) Et cette substance est ou vn corps, c’est à dire vne nature corporelle, dans laquelle est contenu formellement et en effect, tout ce qui est objectivement et par representation dans les idées ; ou bien c’est Dieu mesme, ou quelqu’autre creature plus noble que le corps, dans laquelle cela mesme est contenu eminemment.

Or Dieu n’estant point trompeur, il est tres-manifeste qu’il ne m’enuoye point ces idées immédiatement par luy-mesme, ny aussi par l’entremise de quelque créature, dans laquelle leur realité ne soit Camusat – Le Petit, p. 99
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pas contenuë formellement, mais seulement eminemment. Car ne m’ayant donné aucune faculté pour connoistre que cela soit, mais au contraire vne tres-grande inclination à croire qu’elles me sont enuoyées, ou qu’elles partent des choses corporelles, ie ne voy pas comment on pouroit l’excuser de tromperie, si en effect ces idées partoient, ou estoient produites par d’autres causes que par des choses corporelles : Et partant il faut confesser qu’il y a des choses corporelles qui existent.

Toutesfois elles ne sont peut-estre pas entierement telles que nous les apperceuons par les sens, car cette perception des sens est fort obscure et confuse en plusieurs choses ; mais au moins faut-il auoüer que toutes les choses que i’y conçoy clairement et distinctement, c’est à dire toutes les choses generalement parlant, qui sont comprises dans l’objet de la Geometrie speculatiue, s’y retrouuent veritablement. Mais pour ce qui est des autres choses, lesquelles ou sont seulement particulieres, par exemple, que le Soleil soit de telle grandeur, et de telle figure, etc. ou bien sont conceuës moins clairement et moins distinctement, comme la lumiere, le son, la douleur, et autres semblables, il est certain qu’encore qu’elles soient fort douteuses et incertaines, toutesfois de cela seul que Dieu n’est point AT IX-1, 64 trompeur, et que par consequent il n’a point permis qu’il peust y auoir aucune fausseté dans mes opinions, qu’il ne m’ait aussi donné quelque faculté capable de la Camusat – Le Petit, p. 100
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corriger, ie croy pouuoir conclure assurement, que i’ay en moy les moyens de les connoistre auec certitude.

Et premierement il n’y a point de doute que tout ce que la nature m’enseigne contient quelque verité : Car par la nature considerée en general, ie n’entens maintenant autre chose que Dieu mesme, ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées ; Et par ma nature en particulier, ie n’entens autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données.

Or il n’y a rien que cette nature m’enseigne plus expressement, ny plus sensiblement, sinon que i’ay vn corps qui est mal disposé quand ie sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire, quand i’ay les sentimens de la faim ou de la soif, etc. Et partant ie ne dois aucunement douter qu’il n’y ait en cela quelque verité.

La nature m’enseigne aussi par ces sentimens de douleur, de faim, de soif, etc. que ie ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’vn pilote en son nauire, mais outre cela que ie luy suis conioint tres-étroittement, et tellement confondu et meslé, que ie compose comme vn seul tout auec luy. Car si cela n’estoit lors que mon corps est blessé, ie ne sentirois pas pour cela de la douleur, moy qui ne suis qu’vne chose qui pense, mais i’aperceurois cette blessure par le seul entendement, comme vn pilote apperçoit par la veuë si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; Camusat – Le Petit, p. 101
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Et lors que mon corps a besoin de boire ou de manger, ie connoistrois simplement cela mesme, sans en estre auerty par des sentimens confus de faim et de soif. Car en effect tous ces sentimens de faim, de soif, de douleur, etc. ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui prouiennent et dépendent de l’vnion, et comme du mélange de l’esprit auec le corps.

Outre cela la Nature m’enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien, entre lesquels ie dois poursuiure les vns, et fuir les autres. Et certes de ce que ie sens différentes sortes de couleurs, d’odeurs, de saueurs, de sons, de chaleur, de dureté, etc. ie conclus fort bien qu’il y a dans les corps, d’où procedent toutes ces diuerses perceptions des sens, quelques varietez qui leur répondent, quoy que peut-estre ces varietez ne leur soient point en effect semblables ; Et aussi de ce qu’entre ces diuerses perceptions des sens, les vnes me sont agréables et les autres desagreables, ie AT IX-1, 65 puis tirer vne consequence tout à fait certaine, que mon corps (ou plutost moy-mesme tout entier, entant que ie suis composé du corps et de l’ame) peut receuoir diuerses commoditez ou incommoditez des autres corps qui l’enuironnent.

Mais il y a plusieurs autres choses qu’il semble que la nature m’ait enseignées, lesquelles toutesfois ie n’ay pas veritablement receuës d’elle, mais qui se sont introduites en mon Esprit, par vne certaine coutume que i’ay de iuger inconsiderement des choses, et ainsi il Camusat – Le Petit, p. 102
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peut aysément arriuer qu’elles contiennent quelque fausseté. Comme, par exemple, l’opinion que i’ay que tout espace dans lequel il n’y a rien qui meuue, et face impression sur mes sens, soit vuide ; Que dans vn corps qui est chaud, il y ait quelque chose de semblable à l’idée de la chaleur qui est en moy ; que dans vn corps blanc ou noir, il y ait la mesme blancheur ou noirceur que ie sens ; Que dans vn corps amer ou doux, il y ait le mesme goust ou la mesme saueur, et ainsi des autres ; Que les Astres, les Tours, et tous les autres corps esloignez soient de la mesme figure, et grandeur, qu’ils paroissent de loin à nos yeux, etc.

Mais afin qu’il n’y ait rien en cecy que ie ne conçoiue distinctement, ie dois precisement definir ce que i’entens proprement lors que ie dis que la nature m’enseigne quelque chose ; Car ie prens icy la nature en vne signification plus resserrée, que lors que ie l’appelle vn assemblage, ou vne complexion de toutes les choses que Dieu m’a données ; veu que cét assemblage ou complexion comprend beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à l’Esprit seul, desquelles ie n’entens point icy parler, en parlant de la nature : Comme, par exemple, la notion que i’ay de cette verité, que ce qui a vne fois esté fait ne peut plus n’auoir point esté fait, et vne infinité d’autres semblables, que ie connois par la lumiere naturelle sans l’ayde du corps ; et qu’il en comprend aussi plusieurs autres qui n’appartiennent qu’au corps seul, et ne sont point icy non plus contenües sous le nom de nature ; comme la qualité Camusat – Le Petit, p. 103
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qu’il a d’estre pesant, et plusieurs autres semblables, desquelles ie ne parle pas aussi, mais seulement des choses que Dieu m’a données, comme estant composé de l’esprit et du corps. Or cette nature m’apprend bien à fuir les choses qui causent en moy le sentiment de la douleur, et à me porter vers celles qui me communiquent quelque sentiment de plaisir ; mais ie ne voy point qu’outre cela elle m’apprenne que de ces diuerses perceptions des sens nous deuions iamais rien conclure touchant les choses qui sont hors de nous, sans que l’esprit les ait soigneusement et meurement examinées ; Car c’est ce me semble à l’esprit seul, et non AT IX-1, 66 point au composé de l’esprit et du corps, qu’il appartient de connoistre la verité de ces choses-là.

Ainsi quoy qu’vne estoille ne face pas plus d’impression en mon œil que le feu d’vn petit flambeau, il n’y a toutesfois en moy aucune faculté réelle, ou naturelle, qui me porte à croire qu’elle n’est pas plus grande que ce feu, mais ie l’ay iugé ainsi dés mes premieres années sans aucun raisonnable fondement ; Et quoy qu’en aprochant du feu ie sente de la chaleur, et mesme que m’en approchant vn peu trop prés ie ressente de la douleur : Il n’y a toutesfois aucune raison qui me puisse persuader qu’il y a dans le feu quelque chose de semblable à cette chaleur, non plus qu’à cette douleur : mais seulement i’ay raison de croire qu’il y a quelque chose en luy, quelle qu’elle puisse estre, qui excite en moy ces sentimens de chaleur, ou de douleur.

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De mesme aussi quoy qu’il y ait des espaces dans lesquels ie ne trouue rien qui excite et meuue mes sens, ie ne dois pas conclure pour cela que ces espaces ne contiennent en eux aucun corps ; mais ie voy que tant en cecy, qu’en plusieurs autres choses semblables, i’ay accoustumé de peruertir et confondre l’ordre de la nature : parce que ces sentimens, ou perceptions des sens n’ayant esté mises en moy que pour signifier à mon esprit quelles choses sont conuenables ou nuisibles au composé dont il est partie, et iusques là estant assez claires, et assez distinctes, ie m’en sers neantmoins comme si elles estoient des regles tres-certaines, par lesquelles ie peusse connoistre immediatement l’essence, et la nature des corps qui sont hors de moy, de laquelle toutesfois elles ne me peuuent rien enseigner que de fort obscur, et confus.

Mais i’ay desia cy-deuant assez examiné, comment, nonobstant la souueraine bonté de Dieu, il arriue qu’il y ait de la fausseté dans les iugemens que ie fais en cette sorte. Il se presente seulement encore icy vne difficulté touchant les choses que la nature m’enseigne deuoir estre suiuies, ou euitées, et aussi touchant les sentimens interieurs qu’elle a mis en moy ; car il me semble y auoir quelquefois remarqué de l’erreur, et ainsi que ie suis directement trompé par ma nature. Comme, par exemple, le goust agreable de quelque viande en laquelle on aura meslé du poison, peut m’inuiter à prendre ce poison, et ainsi me tromper. Il est vray toutesfois qu’en cecy la nature Camusat – Le Petit, p. 105
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peut estre excusée, car elle me porte seulement à desirer la viande dans laquelle ie rencontre vne saueur agreable, et non point AT IX-1, 67 à desirer le poison, lequel luy est inconnu : De façon que ie ne puis conclure de cecy autre chose, sinon que ma nature ne connoist pas entierement et vniuersellement toutes choses : De quoy certes il n’y a pas lieu de s’estonner, puis que l’homme estant d’vne nature finie, ne peut aussi auoir qu’vne connoissance d’vne perfection limitée.

Mais nous nous trompons aussi assez souuent, mesme dans les choses ausquelles nous sommes directement portez par la nature, comme il arriue aux malades, lors qu’ils désirent de boire, ou de manger des choses qui leur peuuent nuire. On dira peut-estre icy que ce qui est cause qu’ils se trompent, est que leur nature est corrompuë ; mais cela n’oste pas la difficulté, parce qu’vn homme malade n’est pas moins veritablement la creature de Dieu, qu’vn homme qui est en pleine santé, et partant il repugne autant à la bonté de Dieu, qu’il ait vne nature trompeuse, et fautiue, que l’autre. Et comme vne horloge, composée de roües et de contrepoids, n’obserue pas moins exactement toutes les loix de la nature, lors qu’elle est mal faite, et qu’elle ne montre pas bien les heures, que lors qu’elle satisfait entierement au desir de l’ouurier ; De mesme aussi si ie considere le corps de l’homme, comme estant vne machine tellement bastie et composée d’os, de nerfs, de muscles, Camusat – Le Petit, p. 106
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de veines, de sang, et de peau, qu’encore bien qu’il n’y eust en luy aucun esprit, il ne lairroit pas de se mouuoir en toutes les mesmes façons qu’il fait à present, lors qu’il ne se meut point par la direction de sa volonté, ny par consequent par l’aide de l’esprit, mais seulement par la disposition de ses organes, ie reconnois facilement qu’il seroit aussi naturel à ce corps, estant par exemple hydropique, de souffrir la secheresse du gozier, qui a coustume de signifier à l’esprit le sentiment de la soif, et d’estre disposé par cette secheresse à mouuoir ses nerfs, et ses autres parties, en la façon qui est requise pour boire, et ainsi d’augmenter son mal, et se nuire à soy-mesme, qu’il luy est naturel, lors qu’il n’a aucune indisposition, d’estre porté à boire pour son vtilité par vne semblable secheresse de gozier. Et quoy que regardant à l’vsage auquel l’horloge a esté destinée par son ouurier, ie puisse dire qu’elle se détourne de sa nature, lors qu’elle ne marque pas bien les heures ; Et qu’en mesme façon, considerant la machine du corps humain, comme ayant esté formée de Dieu pour auoir en soy tous les mouuemens qui ont coustume d’y estre, i’aye sujet de penser qu’elle ne suit pas l’ordre de sa nature, quand son gozier est sec, et que le boire nuit à sa conseruation ; ie reconnois toutesfois que cette derniere façon d’expliquer la nature est beaucoup differente de l’autre ; Car celle-cy n’est autre chose qu’vne simple dominationdénomination, AT IX-1, 68 laquelle depend entierement de ma pensée, qui compare vn homme malade et Camusat – Le Petit, p. 107
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vne horloge mal faite, auec l’idée que i’ay d’vn homme sain, et d’vne horloge bien faite, et laquelle ne signifie rien qui se retrouue en la chose dont elle se dit ; au lieu que par l’autre façon d’expliquer la nature, i’entens quelque chose qui se rencontre veritablement dans les choses, et partant qui n’est point sans quelque verité.

Mais certes quoy qu’au regard du corps hydropique, ce ne soit qu’vne dénomination exterieure, lors qu’on dit que sa nature est corrompuë, en ce que sans auoir besoin de boire, il ne laisse pas d’auoir le gozier sec, et aride ; Toutesfois au regard de tout le composé, c’est à dire de l’esprit, ou de l’ame vnie à ce corps ; ce n’est pas vne pure denomination, mais bien vne veritable erreur de nature, en ce qu’il a soif, lors qu’il luy est tres nuisible de boire ; et partant il reste encore à examiner, comment la bonté de Dieu n’empesche pas que la nature de l’homme prise de cette sorte soit fautiue, et trompeuse.

Pour commencer donc cét examen, ie remarque icy premierement, qu’il y a vne grande difference entre l’esprit et le corps, en ce que le corps de sa nature est tousiours diuisible, et que l’esprit est entierement indiuisible ; car en effect lorsque ie considere mon esprit, c’est à dire moy mesme entant que ie suis seulemẽt vne chose qui pense, ie n’y puis distinguer aucunes parties, mais ie me conçoy comme vne chose seule, et entiere : Et quoy que tout l’esprit semble estre vny à tout le corps, toutesfois vn pied, ou vn bras, ou quelqu’autre partie Camusat – Le Petit, p. 108
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estant separée de mon corps, il est certain que pour cela il n’y aura rien de retranché de mon esprit ; Et les facultez de vouloir, de sentir, de conceuoir, etc. ne peuuent pas proprement estre dites ses parties : Car le mesme esprit s’emploie tout entier à vouloir, et aussi tout entier à sentir, à conceuoir, etc. Mais c’est tout le contraire desdans les choses corporelles, ou estenduës : car il n’y en a pas vne que ie ne mette aisement en pieces par ma pensée, que mon esprit ne diuise fort facilement en plusieurs parties, et par consequent que ie ne connoisse estre diuisible. Ce qui suffiroit pour m’enseigner que l’esprit, ou l’ame de l’homme est entierement differente du corps, si ie ne l’auois desia d’ailleurs assez appris.

AT IX-1, 69 Ie remarque aussi que l’esprit ne reçoit pas immediatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerueau, ou peut estre mesme d’vne de ses plus petites parties, à sçauoir, de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun, laquelle toutes les fois qu’elle est disposée de mesme façon, fait sentir la mesme chose à l’esprit, quoy que cependant les autres parties du corps puissent estre diuersement disposées, comme le témoignent vne infinité d’experiences, lesquelles il n’est pas icy besoin de rapporter.

Ie remarque outre cela que la nature du corps est telle, qu’aucune de ses parties ne peut estre meuë par vne autre partie vn peu esloignée, qu’elle ne le puisse estre aussi de la mesme sorte par chacune des parties qui sont entre deux, quoy que cette partie Camusat – Le Petit, p. 109
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plus esloignée n’agisse point. Comme, par exemple, dans la corde ABCD qui est toute tenduë, si l’on vient à tirer et remuer la dernière partie D. la premiere A. ne sera pas remuée d’vne autre façon, qu’on la pouroit aussi faire mouuoir, si on tiroit vne des parties moyennes, B. ou C. et que la dernière D. demeurast cependant immobile. Et en mesme façon quand ie ressens de la douleur au pied, la Physique m’apprend que ce sentiment se communique par le moyen des nerfs dispersez dans le pied, qui se trouuant étendus comme des cordes depuis là iusqu’au cerueau, lors qu’ils sont tirez dans le pied, tirent aussi en mesme temps l’endroit du cerueau d’où ils viennent, et auquel ils aboutissent, et y excitent vn certain mouuement que la nature a institué pour faire sentir de la douleur à l’esprit, comme si cette douleur estoit dans le pied ; Mais parce que ces nerfs, doiuent passer par la iambe, par la cuisse, par les reins, par le dos, et par le col, pour s’estendre depuis le pied iusqu’au cerueau, il peut arriuer qu’encore bien que leurs extremitez qui sont dans le pied ne soient point remuées, mais seulement quelques vnes de leurs parties qui passent par les reins, ou par le col, cela neantmoins excite les mesmes mouuemens dans le cerueau, qui pouroient y estre excitez par vne blessure receuë dans le pied ; en suitte de quoy il sera necessaire que l’esprit ressente dans le pied, la mesme douleur que s’il y auoit receu vne blessure ; Et il faut iuger le semblable de toutes les autres perceptions de nos sens.

Camusat – Le Petit, p. 110
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Enfin ie remarque, que puisque de tous les mouuemens qui se font dans la partie du cerueau, dont l’esprit reçoit immediatement l’impression, chacun ne cause qu’vn certain sentiment, on ne peut rien en cela souhaitter ny imaginer de mieux, sinon que ce mouuement face ressentir à l’esprit, entre tous les sentimens qu’il est AT IX-1, 70 capable de causer, celuy qui est le plus propre, et le plus ordinairement vtile à la conseruation du corps humain, lors qu’il est en pleine santé. Or l’expérience nous fait connoistre, que tous les sentimens que la nature nous a donnés sont tels que ie viens de dire ; Et partant il ne se trouue rien en eux, qui ne face paroistre la puissance, et la bonté du Dieu qui les a produits.

Ainsi, par exemple, lors que les nerfs qui sont dans le pied font remuez fortement, et plus qu’à l’ordinaire, leur mouuement passant par la moüelle de l’espine du dos iusqu’au cerueau, fait vne impression à l’esprit qui luy fait sentir quelque chose, à sçauoir de la douleur, comme estant dans le pied, par laquelle l’esprit est auerty, et excité à faire son possible pour en chasser la cause, comme tres-dangereuse et nuisible au pied.

Il est vray que Dieu pouuoit establir la nature de l’homme de telle sorte, que ce mesme mouuement dans le cerueau fist sentir toute autre chose à l’esprit : Par exemple, qu’il le fist sentir soy-mesme, ou entant qu’il est dans le cerueau, ou entant qu’il est dans le pied, ou bien entant qu’il est en quelqu’autre Camusat – Le Petit, p. 111
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endroit entre le pied et le cerueau, ou enfin quelque autre chose telle qu’elle peust estre ; mais rien de tout cela n’eust si bien contribué à la conseruation du corps, que ce qu’il luy fait sentir.

De mesme lors que nous auons besoin de boire, il naist de là vne certaine secheresse dans le gozier, qui remuë ses nerfs, et par leur moyen les parties interieures du cerueau, et ce mouuement fait ressentir à l’esprit le sentiment de la soif, parce qu’en cette occasion-là, il n’y a rien qui nous soit plus vtile, que de sçauoir que nous auons besoin de boire, pour la conseruation de nostre santé, et ainsi des autres.

D’où il est entierement manifeste, que nonobstant la souueraine bonté de Dieu, la nature de l’homme entant qu’il est composé de l’esprit et du corps, ne peut qu’elle ne soit quelquefois fautiue, et trompeuse.

Car s’il y a quelque cause qui excite, non dans le pied, mais en quelqu’vne des parties du nerf, qui est tendu depuis le pied iusqu’au cerueau, ou mesme dans le cerueau, le mesme mouuement qui se fait ordinairement quand le pied est mal disposé, on sentira de la douleur comme si elle estoit dans le pied, et le sens sera naturellement trompé ; parce qu’vn mesme mouuement dans le cerueau ne pouuant causer en l’esprit qu’vn mesme sentiment, et ce AT IX-1, 71 sentiment estant beaucoup plus souuent excité par vnc cause qui blesse le pied, que par vne autre qui soit ailleurs, il est bien plus raisonnable qu’il porte à l’esprit la douleur Camusat – Le Petit, p. 112
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du pied, que celle d’aucune autre partie. Et quoy que la secheresse du gozier ne vienne pas tousiours, comme à l’ordinaire, de ce que le boire est necessaire pour la santé du corps, mais quelquefois d’vne cause toute contraire, comme experimentent les hydropiques ; Toutesfois il est beaucoup mieux qu’elle trompe en ce rencontre-là, que si au contraire elle trompoit tousiours lors que le corps est bien disposé, et ainsi des autres.

Et certes cette consideration me sert beaucoup, non seulement pour reconnoistre toutes les erreurs ausquelles ma nature est sujette, mais aussi pour les euiter, ou pour les corriger plus facilement : car sçachant que tous mes sens mme signifient plus ordinairement le vray que le faux, touchant les choses qui regardent les commoditez ou incommoditez du corps, et pouuant presque tousiours me seruir de plusieurs d’entre eux, pour examiner vne mesme chose, et outre cela pouuant vser de ma memoire pour lier et ioindre les connoissances presentes aux passées, et de mon entendement qui a desia découuert toutes les causes de mes erreurs, ie ne dois plus craindre desormais qu’il se rencontre de la fausseté dans les choses qui me sont le plus ordinairement representées par mes sens, et ie dois rejetter tous les doutes de ces iours passez, comme hyperboliques, et ridicules ; particulierement cette incertitude si generale touchant le sommeil, que ie ne pouuois distinguer de la veille. Car à present i’y rencontre vne tres-notable difference, en ce que Camusat – Le Petit, p. 113
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nostre memoire ne peut iamais lier et ioindre nos songes les vns aux autres, et auec toute la suitte de nostre vie, ainsi qu’elle a de coustume de ioindre les choses qui nous arriuent estant éueillés : Et en effect si quelqu’vn lors que ie veille m’apparoissoit tout soudain, et disparoissoit de mesme, comme font les images que ie voy en dormant, en sorte que ie ne pusse remarquer ny d’où il viendroit, ny où il iroit, ce ne seroit pas sans raison, que ie l’estimerois vn spectre ou vn phantosme formé dans mon cerueau, et semblable à ceux qui s’y forment quand ie dors, plustost qu’vn vray homme. Mais lors que i’aperçoy des choses dont ie connois distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celuy où elles sont, et le temps auquel elles m’aparoissent, et que sans aucune interruption ie puis lier le sentiment que i’en ay, auec la suitte du reste de ma vie, ie suis entierement asseuré que ie les apperçoy en veillant, et non point dans le sommeil. Et ie ne dois en aucune façon douter de la verité de ces choses-là, AT IX-1, 72 si apres auoir appelé tous mes sens, ma memoire, et mon entendement pour les examiner, il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux, qui ait de la repugnance auec ce qui m’est raporté par les autres. Car de ce que Dieu n’est point trompeur, il suit necessairement que ie ne suis point en cela trompé.

Mais parce que la necessité des affaires nous oblige souuent à nous déterminer, auant que nous ayons eu le loisir de les examiner si soigneusement, il faut Camusat – Le Petit, p. 114
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auoüer que la vie de l’homme est sujette à faillir fort souuent dans les choses particulieres ; et enfin il faut reconnoistre l’infirmité, et la foiblesse de nostre nature.

FIN.