Camusat – Le Petit, p. 7
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AT IX-1, 13

MEDITATIONS TOVCHANT LA PREMIERE PHILOSOPHIE.
Dans lesquelles l’existence de Dieu, et la distinction réelle entre l’Ame et le Corps de l’homme sont démonstrées.

PREMIERE MEDITATION.
Des choses que l’on peut reuoquer en doute.

Il y a desia quelque temps que ie me suis apperceu, que dés mes premieres années i’auois receu quantité de fausses opinions pour veritables, et que ce que i’ay depuis fondé sur des principes si mal assurez, ne pouuoit estre que fort douteux et incertain ; de façon Camusat – Le Petit, p. 8
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qu’il me falloit entreprendre serieusement vne fois en ma vie, de me defaire de toutes les opinions que i’auois receuës iusques alors en ma creance, et commencer tout de nouueau dés les fondemens, si ie voulois establir quelque chose de ferme, et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant etre fort grande, i’ay attendu que i’eusse atteint vn âge qui fust si meur, que ie n’en peusse esperer d’autre aprés luy auquel ie fusse plus propre à l’executer : ce qui m’a fait differer si long-temps, que désormais ie croirois commettre vne faute, si i’employois encore à deliberer le temps qui me reste pour agir.

Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que ie me suis procuré vn repos assuré dans vne paisible solitude, ie m’apliqueray serieusement et auec liberté à destruire generalement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas necessaire pour arriuer à ce dessein de prouuer qu’elles sont toutes fausses, dequoy AT IX-1, 14 peut-estre ie ne viendrois iamais à bout ; mais dautant que la raison me persuade des-ia, que ie ne dois pas moins soigneusement m’empescher de donner creance aux choses qui ne sont pas entierement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paroissent manifestement estre fausses, le moindre sujet de douter que i’y trouueray, suffira pour me les faire toutes rejetter. Et pour cela il n’est pas besoin que ie les examine chacune en particulier, ce qui seroit d’vn trauail infiny : mais parce Camusat – Le Petit, p. 9
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que la ruïne des fondemens entraine necessairement auec soy tout le reste de l’edifice, ie m’attaqueray d’abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions estoient appuyées.

Tout ce que i’ay receu iusqu’à present pour le plus vray, et assuré, ie l’ay appris des sens, ou par les sens : Or i’ay quelquefois éprouué que ces sens estoient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier iamais entierement à ceux qui nous ont vne fois trompez.

Mais encore que les sens nous trompent quelquefois touchant les choses peu sensibles, et fort éloignées, il s’en rencontre peut-estre beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoy que nous les connoissions par leur moyen ; Par exemple, que ie sois icy, assis auprés du feu, vestu d’vne robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature ; Et comment est-ce que ie pourrois nier que ces mains et ce corps-cy soient à moy ? si ce n’est peut-estre que ie me compare à ces insensez, de qui le cerueau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des Roys, lors qu’ils sont tres-pauures, qu’ils sont vestus d’or et de pourpre, lors qu’ils sont tout nuds, ou s’imaginent estre des cruches, ou auoir vn corps de verre. Mais quoy ce font des fous, et ie ne serois pas moins extrauagant, si ie me reglois sur leurs exemples.

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Toutesfois i’ay icy à considerer que ie suis homme, et par consequent que i’ay coûtume de dormir, et de me representer en mes songes les mesmes choses, ou quelquefois de moins vray-semblables, que ces insensez, lors qu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arriué de songer la nuit que i’estois en ce lieu, que i’estois habillé, que i’estois auprés du feu, quoy que ie fusse tout nud dedans mon lict. Il me lemble bien à present que ce n’est point auec des yeux endormis que ie regarde ce papier, que cette teste que ie remuë n’est point assoupie, que c’est auec dessein, et de propos deliberé que i’estens cette main, et que ie la sens, ce qui arriue dans le sommeil ne semble point si clair, ny si distinct que tout cecy. AT IX-1, 15 Mais en y pensant soigneusement ie me ressouuiens d’auoir esté souuent trompé, lors que ie dormois, par de semblables illusions. Et m’arrestant sur cette pensée ie voy si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluans, ny de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’auec le sommeil, que l’en suis tout estonné, et mon estonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que ie dors.

Supposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularitez-cy, à sçauoir, que nous ouurons les yeux, que nous remuons la teste, que nous estendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions ; Et pensons que peut estre nos mains, ny tout nostre corps, ne Camusat – Le Petit, p. 11
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sont pas tels que nous les voyons ; Toutesfois il faut au moins auoüer que les choses qui nous sont representées dans le sommeil, sont comme des tableaux, et des peintures qui ne peuuent estre formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel, et de veritable ; et qu’ainsi pour le moins ces choses generales, à sçauoir, des yeux, vne teste, des mains, et tout le reste du corps, ne sont pas choses imaginaires, mais vrayes, et existantes. Car de vray les peintres, lors mesme qu’ils s’estudient auec le plus d’artifice à representer des Syrenes et des Satyres par des formes bijarres, et extraordinaires, ne leur peuuent pas toutesfois attribuer des formes, et des natures entierement nouuelles, mais font seulement vn certain mélange et composition des membres de diuers animaux ; ou bien si peut-estre leur imagination est assez extrauagante, pour inuenter quelque chose de si nouueau, que iamais nous n’ayons rien veu de semblable, et qu’ainsi leur ouurage nous represente vne chose purement feinte et absoluëment fausse ; certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doiuent-elles estre veritables.

Et par la mesme raison, encore que ces choses generales, à sçauoir, des yeux, vne teste, des mains, et autres semblables, peussent estre imaginaires : il faut toutesfois auoüer qu’il y a des choses encore plus simples, et plus vniuerselles, qui sont vrayes et existantes, du mélange desquelles, ne plus ne moins que de celuy de quelques veritables couleurs, toutes ces Camusat – Le Petit, p. 12
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images des choses qui resident en nostre pensée, soit vrayes et réelles, soit feintes et fantastiques, sont formées. De ce genre de choses est la nature corporelle en general, et son estenduë ; ensemble la figure des choses estenduës, leur quantité ou grandeur, et leur nombre ; comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure leur durée, et autres semblables.

AT IX-1, 16 C’est pourquoy peut-estre que de là nous ne conclurons pas mal, si nous disons que la Physique, l’Astronomie, la Medecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la consideration des choses composées, sont fort douteuses et incertaines ; mais que l’Arithmétique, la Geométrie, et les autres sciences de cette nature, qui ne traittent que de choses fort simples et fort generales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n’y sont pas, contiennent quelque chose de certain, et d’indubitable ; Car soit que ie veille, ou que ie dorme, deux et trois ioints ensemble formeront toûjours le nombre de cinq, et le quarré n’aura iamais plus de quatre costez ; Et il ne semble pas possible que des veritez si aparentes puissent estre soupçonnées d’aucune fausseté, ou d’incertitude.

Toutesfois il y a long-temps que i’ay dans mon esprit vne certaine opinion, qu’il y a vn Dieu qui peut tout, et par qui i’ay esté creé et produit tel que ie suis : or qui me peut auoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun Ciel, aucun corps estendu, aucune figure, aucune grandeur, Camusat – Le Petit, p. 13
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aucun lieu, et que neantmoins i’aye les sentimens de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que ie le voy ? Et mesme comme ie iuge quelquefois que les autres se méprennent, mesme dans les choses qu’ils pensent sçauoir auec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que ie me trompe toutes les fois que ie fais l’addition de deux et de trois, ou que ie nombre les costez d’vn quarré, ou que ie iuge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-estre que Dieu n’a pas voulu que ie fusse deceu de la sorte : car il est dit souuerainement bon ; Toutesfois si cela repugnoitrepugneroit à sa bonté de m’auoir fait tel que ie me trompasse tousiours, cela sembleroit aussi luy estre aucunement contraire de permettre que ie me trompe quelquefois, et neantmoins ie ne puis douter qu’il ne le permette.

Il y aura peut-estre icy des personnes qui aymeront mieux nier l’existence d’vn Dieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sont incertaines ; mais ne leur resistons pas pour le present, et supposons en leur faueur que tout ce qui est dit icy d’vn Dieu soit vne fable ; Toutesfois de quelque façon qu’ils supposent que ie sois paruenu à l’estat, et à l’estre que ie possede, soit qu’ils l’attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu’ils le referent au hazard, soit qu’ils veüillent que ce soit par vne continuelle suite et liaison des choses : Il est certain que Camusat – Le Petit, p. 14
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puisque faillir et se tromper AT IX-1, 17 est vne espece d’imperfection, d’autant moins puissant sera l’auteur qu’ils attribuëront à mon origine, dautantd’autant plus sera t’il probable, que ie suis tellement imparfait que ie me trompe toûjours. Ausquelles raisons ie n’ay certes rien à répondre, mais ie suis contraint d’auoüer, que de toutes les opinions que i’auois autrefois receuës en ma creance pour veritables, il n’y en a pas vne de laquelle ie ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsideration ou legereté, mais pour des raisons tres-fortes, et meurement considerées : de sorte qu’il est necessaire que i’arreste et suspende desormais mon iugement sur ces pensées, et que ie ne leur donne pas plus de creance, que ie ferois à des choses qui me paroistroient euidemment fausses, si ie desire trouuer quelque chose de constant, et d’asseuré dans les sciences.

Mais il ne suffit pas d’auoir fait ces remarques, il faut encore que ie prenne soin de m’en souuenir : car ces anciennes et ordinaires opinions me reuiennent encore souuent en la pensée, le long et familier vsage qu’elles ont eu auec moy leur donnant droit d’ocupper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maistresses de ma creance ; Et ie ne me desaccoutumeray iamais d’y acquiescer, et de prendre confiance en elles, tant que ie les considereray telles qu’elles sont en effet, c’est à sçauoir en quelque façon douteuses, comme ie viens de monstrer, et toutesfois fort probables : en sorte que l’on a beaucoup Camusat – Le Petit, p. 15
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plus de raison de les croire que de les nier. C’est pourquoy ie pense que i’en vseray plus prudemment, si prenant vn party contraire, i’employe tous mes soins à me tromper moy-mesme, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires, iusques à ce qu’ayant tellement balancé mes prejugez qu’ils ne puissent faire pancher mon aduis plus d’vn costé que d’vn autre, mon iugement ne soit plus desormais maistrisé par de mauuais vsages, et détourné du droit chemin qui le peut conduire à la connoissance de la verité. Car ie suis asseuré que cependant il ne peut y auoir de peril ny d’erreur en cette voye, et que ie ne sçaurois aujourd’huy trop accorder à ma defiance, puis qu’il n’est pas maintenant question d’agir, mais seulement de mediter et de connoistre.

Ie supposeray donc qu’il y a, non point vn vray Dieu qui est la souueraine source de verité, mais vn certain mauuais genie non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son indudrie à me tromper. Ie penseray que le Ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons, et toutes les choses exterieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se AT IX-1, 18 sert pour surprendre ma credulité. Ie me considereray moy-mesme comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant faussement auoir toutes ces choses ; Ie demeureray obstinément attaché à cette pensée, et si par ce moyen il n’est pas en mon pouuoir de paruenir Camusat – Le Petit, p. 16
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à la connoissance d’aucune verité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon iugement ; C’est pourquoy ie prendray garde soigneusement de ne point receuoir en ma croyance aucune fausseté, et prepareray si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que pour puissant et rusé qu’il soit, il ne me pourra iamais rien imposer.

Mais ce dessein est penible et laborieux, et vne certaine paresse m’entraine insensiblement dans le train de ma vie ordinaire ; Et tout de mesme qu’vn esclaue qui joüissoit dans le sommeil d’vne liberté imaginaire, lors qu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’vn songe, craint d’estre reueillé, et conspire auec ces illusions agreables pour en estre plus longuement abusé ; Ainsi ie retombe insensiblement de moy-mesme dans mes anciennes opinions, et i’apprehende de me réueiller de cet assoupissement ; De peur que les veilles laborieuses qui succederoient à la tranquilité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque iour et quelque lumiere dans la connoissance de la verité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les tenebres des difficultez qui viennent d’estre agitées.

Camusat – Le Petit, p. 17
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MEDITATION SECONDE.
De la nature de l’Esprit humain : Et qu’il est plus aysé à connoistre que le Corps.

La Meditation que ie fis hier m’a remply l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus desormais en ma puissance de les oublier ; Et cependant ie ne voy pas de quelle façon ie les pouray resoudre ; et comme si tout à coup i’estois tõbé dans vne eau tres profonde, ie suis tellement surpris, que ie ne puis ny asseurer mes pieds dans le fond, ny nager pour me soutenir au dessus. Ie m’efforceray neantmoins, et suiuray derechef la mesme voye où i’estois entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoy ie pouray imaginer le moindre doute, tout de mesme que si ie connoissois que cela fust absolument AT IX-1, 19 faux ; et ie continuëray tousiours dans ce chemin, Camusat – Le Petit, p. 18
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iusqu’à ce que i’aye rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si ie ne puis autre chose iusqu’à ce que i’aye apris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.

Archimedes pour tirer le Globe terrestre de sa place, et le transporter en vn autre lieu, ne demandoit rien qu’vn point qui fust fixe et assuré. Ainsi i’auray droit de conceuoir de hautes esperances, si ie suis assez heureux pour trouuer seulement vne chose qui soit certaine et indubitable.

Ie suppose donc que toutes les choses que ie voy sont fausses ; Ie me persuade que rien n’a iamais esté de tout ce que ma memoire remplie de mensonges me represente ; Ie pense n’auoir aucun sens ; Ie croy que le corps, la figure, l’étenduë, le mouuement, et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit ; qu’est ce donc qui poura estre estimé véritable ? peut estrePeut-estre rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Mais que sçay-ie s’il n’y a point quelque autre chose differente de celles que ie viens de iuger incertaines, de laquelle on ne puisse auoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas necessaire, car peut-estre que ie suis capable de les produire de moy-mesme. Moy donc à tout le moins ne suis-ie pas quelque chose ? Mais i’ay des-ja nié que i’eusse aucun sens, ny aucun corps ; Ie hesite neantmoins : car que s’ensuit-il de là ? suis-ie tellement dépendant du corps et des sens, que ie ne puisse estre Camusat – Le Petit, p. 19
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sans eux ? Mais ie me suis persuadé qu’il n’y auoit rien du tout dans le monde, qu’il n’y auoit aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ny aucuns corps, ne me suis-ie donc pas aussi persuadé que ie n’estois point ? Non certes, i’estois sans doute, si ie me suis persuadé, ou seulement si i’ay pensé quelque chose ; mais il y a vn ie ne sçay quel trompeur tres-puissant et tres-rusé, qui employe toute son industrie à me tromper tousiours ; il n’y a donc point de doute que ie suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne sçauroit iamais faire que ie ne sois rien, tant que ie penseray estre quelque chose : De sorte qu’après y auoir bien pensé, et auoir soigneusement examiné toutes choses : Enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Ie suis, i’existe, est necessairement vraye, toutes les fois que ie la prononce, ou que ie la conçoy en mon Esprit.

Mais ie ne connois pas encore assez clairement ce que ie suis, moy qui suis certain que ie suis : De sorte que desormais il faut que ie prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment AT IX-1, 20 quelque autre chose pour moy, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connoissance, que ie soutiens estre plus certaine et plus euidente que toutes celles que i’ay euës auparauant.

C’est pourquoy ie considereray derechef ce que ie croyois estre auant que i’entrasse dans ces dernières pensées ; et de mes anciennes opinions ie retrancheray tout ce qui peut estre combatu par les raisons que i’ay Camusat – Le Petit, p. 20
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tantost alleguées, en sorte qu’il ne demeure precisement rien que ce qui est entierement indubitable. Qu’est-ce donc que i’ay creu estre cy-deuant ? sans difficulté i’ay pensé que i’estois vn homme ; mais qu’est-ce qu’vn homme ? Diray-ie que c’est vn animal raisonnable ? non certes, car il faudroit par apres rechercher ce que c’est qu’animal, et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’vne seule question nous tomberions insensiblement en vne infinité d’autres plus difficiles et embarassées, et ie ne voudrois pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l’employant à démesler de semblables subtilitez : Mais ie m’arresteray plustost à considerer icy les pensées qui naissoient cy-deuant d’elles-mesmes en mon esprit, et qui ne m’estoient inspirées que de ma seule nature, lors que ie m’apliquois à la consideration de mon estre. Ie me considerois premierement comme ayant vn visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os, et de chair, telle qu’elle paroist en vn cadavre, laquelle ie designois par le nom de corps ; Ie considerois, outre cela, que ie me nourissois, que ie marchois, que ie sentois, et que ie pensois ; et ie raportois toutes ces actions à l’ame ; mais ie ne m’arrestois point à penser ce que c’estoit que cette Ame, ou bien si ie m’y arrestois, i’imaginois qu’elle estoit quelque chose extremement rare et subtile, comme vn vent, vne flame, ou vn air tres delié qui estoit insinué et répandu dans mes plus grossieres parties. Pour ce qui estoit du corps, ie ne doutois nullement de sa nature, car Camusat – Le Petit, p. 21
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ie pensois la connoistre fort distinctement, et si ie l’eusse voulu expliquer suiuant les notions que i’en auois, ie l’eusse décrite en cette sorte. Par le corps, i’entens tout ce qui peut estre terminé par quelque figure, qui peut estre compris en quelque lieu, et remplir vn espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclus : qui peut estre senty ou par l’attouchement, ou par la veuë, ou par l’ouye, ou par le goust, ou par l’odorat : qui peut estre meu en plusieurs façons, non par luy-mesme, mais par quelque chose d’étranger duquel il soit touché, et dont il reçoiue l’impression ; Car d’auoir en soy la puissance de se mouuoir, de sentir, et de penser, ie ne croyois aucunement que l’on deust attribuer ces auantages à la nature corporelle ; au contraire ie m’estonnois plutost AT IX-1, 21 de voir que de semblables facultez se rencontroient en certains corps.

Mais moy qui suis-ie maintenant que ie supose qu’il y a quelqu’vn, qui est extremement puissant, et si ie l’ose dire malicieux et rusé, qui employe toutes ses forces et toute son industrie à me tromper ? puis-ie m’assurer d’auoir la moindre de toutes les choses que i’ay attribué cy-dessus à la nature corporelle ? Ie m’areste à y penser auec attention, ie passe et repasse toutes ces choses en mon esprit, et ie n’en rencontre aucune que ie puisse dire estre en moy. Il n’est pas besoin que ie m’arreste à les denombrer. Passons donc aux attributs de l’Ame, et voyons s’il y en a quelques-vns qui soient en moy. Les premiers sont de me nourir, et de marcher ; mais s’il est vray que ie n’ay point de Camusat – Le Petit, p. 22
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corps, il est vray aussi que ie ne puis ny marcher, ny me nourir. Vn autre est de sentir ; mais on ne peut aussi sentir sans le corps, outre que i’ay pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sõmeil, que i’ay reconnu à mon reueil n’auoir point en effet senties. Vn autre est de penser ; et ie trouue icy que la pensée est vn attribut qui m’appartient. Elle seule ne peut estre détachée de moy, ie suis, i’existe, cela est certain ; Mais combien de temps ? à sçauoir autant de temps que ie pense ; car peut-estre se pouroit-il faire si ie cessois de penser, que ie cesserois en mesme temps d’estre, ou d’exister : Ie n’admets maintenant rien qui ne soit necessairement vray : Ie ne suis donc precisement parlant qu’vne chose qui pense, c’est à dire vn Esprit, vn Entendement, ou vne raison, qui sont des termes dont la signification m’estoit auparauant inconnuë. Or ie suis vne chose vraye, et vrayment existante ; mais quelle chose ? ie l’ay dit, vne chose qui pense. Et quoy dauantage ? I’exciteray encore mon imagination pour chercher si ie ne suis point quelque chose de plus. Ie ne suis point cét assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain ; Ie ne suis point vn air délié et pénétrant répandu dans tous ces membres, ie ne suis point vn vent, vn souffle, vne vapeur, ny rien de tout ce que ie puis feindre et imaginer, puis que i’ay suposé que tout cela n’estoit rien, et que sans changer cette suposition, ie trouue que ie ne laisse pas d’estre certain que ie suis quelque chose.

Mais aussi peut-il arriuer que ces mesmes choses, Camusat – Le Petit, p. 23
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que je suppose n’estre point parce qu’elles me sont inconnuës, ne sont point en effect differentes de moy que ie connois ? Ie n’en sçay rien, ie ne dispute pas maintenant de cela ; ie ne puis donner mon iugement que des choses qui me sont connuës : I’ay reconnu que i’estois, et ie cherche quel ie suis, moy que i’ay reconnu estre : Or il est tres-certain AT IX-1, 22 que cette notion et connoissance de moy-mesme ainsi precisement prise, ne depend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connuë ; ny par consequent, et à plus forte raison d’aucunes de celles qui sont feintes et inuentées par l’imagination. Et mesme ces termes de feindre et d’imaginer m’auertissent de mõ erreur. Car ie feindrois en effet si i’imaginois estre quelque chose, puis que imaginer n’est autre chose que contempler la figure, ou l’image d’vne chose corporelle. Or ie sçay des-ja certainement que ie suis, et que tout ensemble il se peut faire que toutes ces images-là, et generalement toutes les choses que l’on rapporte à la nature du corps, ne soient que des songes ou des chimeres : en suitte de quoy ie voy clairement que i’aurois aussi peu de raison, en disant. I’exciteray mon imagination pour connoistre plus distinctement qui ie suis ; que si ie disois, ie suis maintenant éueillé, et i’aperçoy quelque chose de réel et de veritable, mais parce que ie ne l’aperçoy pas encore assez nettement, ie m’endormiray tout exprés, afin que mes songes me representent cela mesme auec plus de verité et d’euidence. Et ainsi ie reconnois certainement que rien de tout ce que ie puis Camusat – Le Petit, p. 24
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comprendre par le moyen de l’imagination, n’apartient à cette connoissance que i’ay de moy-mesme ; et qu’il est besoin de rapeller et détourner son esprit de cette façon de conceuoir, afin qu’il puisse luy-mesme reconnoistre bien distinctement sa nature.

Mais qu’est-ce donc que ie suis ? vne chose qui pense : qu’est-ce qu’vne chose qui pense ? c’est à dire vne chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes ce n’est pas peu si toutes ces choses apartiennent à ma nature. Mais pourquoy n’y apartiendroient-elles pas ? Ne suis-ie pas encore ce mesme qui doute presque de tout, qui neantmoins entens et conçoy certaines choses, qui assure et affirme celles-là seules estre veritables, qui nie toutes les autres, qui veux et desire d’en connoistre dauantage, qui ne veux pas estre trompé, qui imagine beaucoup de choses mesme quelquefois en dépit que i’en aye, et qui en sens aussi beaucoup comme par l’entremise des organes du corps. Y a-t’il rien de tout cela qui ne soit aussi veritable qu’il est certain que ie suis, et que i’existe, quand mesme ie dormirois toûjours, et que celuy qui m’a donné l’estre se seruiroit de toutes ses forces pour m’abuser ? Y a-t’il aussi aucun de ces attributs qui puisse estre distingué de ma pensée, ou qu’on puisse dire estre separé de moy-mesme ? Car il est de soy si euident que c’est moy qui doute, qui entens, et qui desire, qu’il n’est pas icy besoin de rien adjouster pour l’expliquer. Et i’ay aussi certainement la puissance d’imaginer ; AT IX-1, 23 Car Camusat – Le Petit, p. 25
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encore qu’il puisse arriuer (comme i’ay suposé auparauant) que les choses que i’imagine ne soient pas vrayes, neãtmoins cette puissance d’imaginer ne laisse pas d’estre réellement en moy, et fait partie de ma pensée : Enfin ie suis le mesme qui sens, c’est à dire qui reçoy et connois les choses comme par les organes des sens : puis qu’en effet ie voy la lumiere, i’oy le bruit, ie ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont fausses, et que ie dors. Qu’il soit ainsi, toutesfois à tout le moins il est tres-certain qu’il me semble que ie voy, que i’oy, et que ie m’échauffe, et c’est proprement ce qui en moy s’apelle sentir ; et cela pris ainsi precisement n’est rien autre chose que penser : D’où ie commence à connoistre quel ie suis auec vn peu plus de lumiere et de distinction que cy-deuant.

Mais ie ne me puis empescher de croire que les choses corporelles, dont les images se forment par ma pensée, et qui tombent sous les sens, ne soient plus distinctement connuës que cette ie ne sçay quelle partie de moy mesme qui ne tombe point sous l’imagination : Quoy qu’en effet ce soit vne chose bien étrange, que des choses que ie trouue douteuses, et éloignées, soient plus clairement et plus facilement connuës de moy, que celles qui sont veritables et certaines, et qui appartiennent à ma propre nature. Mais ie voy bien ce que c’est, mon esprit se plaist de s’égarer, et ne se peut encore contenir dans les iustes bornes de la verité. Relachons-luy donc encore vne fois la Camusat – Le Petit, p. 26
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bride, afin que venant cy-apres à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus facilement regler et conduire.

Commençons par la consideration des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à sçauoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Ie n’entens pas parler des corps en general, car ces notions generales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’vn en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’estre tiré de la ruche, il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenoit, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a esté recueilly ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuuent distinctement faire connoistre vn corps, se rencontrent en celuy-cy.

Mais voicy que cependant que ie parle on l’aproche du feu, ce qui y restoit de saueur s’exale, l’odeur s’éuanoüit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il deuient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoy qu’on le frappe il AT IX-1, 24 ne rendra plus aucun son : La mesme cire demeure-t’elle aprés ce changement ? Il faut auoüer qu’elle demeure, et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que l’on connoissoit en ce morceau de cire auec tant de distinction ? Certes ce ne peut estre rien de tout ce que i’y ay remarqué par l’entremife des sens, puis que Camusat – Le Petit, p. 27
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toutes les choses qui tomboient sous le goust, ou l’odorat, ou la veuë, ou l’attouchement, ou l’ouye se trouuent changées, et cependant la mesme cire demeure. Peut-estre estoit-ce ce que ie pense maintenant, à sçauoir que la cire n’estoit pas, ny cette douceur du miel, ny cette agreable odeur des fleurs, ny cette blancheur, ny cette figure, ny ce son, mais seulement vn corps qui vn peu auparauant me paraissoit sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d’autres. Mais qu’est-ce precisément parlant que i’imagine, lors que ie la conçoy en cette sorte ? Considerons-le attentiuement, et éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’estendu, de flexible et de muable : Or qu’est-ce que cela lfexible et muable ? n’est-ce pas que i’imagine que cette cire estant ronde est capable de deuenir quarrée, et de passer du quarré en vne figure triangulaire ? non certes ce n’est pas cela, puis que ie la conçoy capable de receuoir vne infinité de semblables changemens, et ie ne sçaurois neantmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par consequent cette conception que i’ay de la cire ne s’accomplit pas par la faculté d’imaginer.

Qu’est-ce maintenant que cette extension ? n’est-elle pas aussi inconnuë ? Puis que dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouue encore plus grande quand elle est entièrement fonduë, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente dauantage ; et ie ne Camusat – Le Petit, p. 28
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conceurois pas clairement et selon la verité ce que c’est que la cire, si ie ne pensois qu’elle est capable de receuoir plus de varietez selon l’extension, que ie n’en ay iamais imaginé. Il faut donc que ie tombe d’accord, que ie ne sçaurois pas mesme conceuoir par l’imagination ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoiue. Ie dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en general il est encore plus euident : Or quelle est cette cire qui ne peut estre conceuë que par l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est la mesme que ie voy, que ie touche, que i’imagine, et la mesme que ie connoissois dés le commencement ; Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point vne vision, ny vn attouchement, ny vne imagination, et ne l’a iamais esté, quoy qu’il le semblast ainsi auparauant, AT IX-1, 25 mais seulement vne inspection de l’esprit, laquelle peut estre imparfaite et confuse, comme elle estoit auparauant, ou bien claire et distincte, comme elle est à present, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.

Cependant ie ne me sçaurois trop étonner, quand ie considere combien mon esprit a de foiblesse, et de pente qui le porte insensiblement dans l’erreur ; Car encore que sans parler ie considere tout cela en moy-mesme, les paroles toutesfois m’arrestent, et ie suis presque trompé par les termes du langage ordinaire : Car nous disons que nous voyons la mesme cire, si on Camusat – Le Petit, p. 29
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nous la presente, et non pas que nous iugeons que c’est la mesme, de ce qu’elle a mesme couleur et mesme figure ; d’où ie voudrois presque conclure, que l’on connoist la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l’esprit : Si par hazard ie ne regardois d’vne fenestre des hommes qui passent dans la ruë, à la veuë desquels ie ne manque pas de dire que ie voy des hommes, tout de mesme que ie dis que ie voy de la cire, et cependant que voy-je de cette fenestre sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuuent couurir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressors, mais ie iuge que ce sont de vrais hommes ; et ainsi ie comprens par la seule puissance de iuger qui reside en mon esprit, ce que ie croyois voir de mes yeux.

Vn homme qui tasche d’éleuer sa connoissance au delà du commun doit auoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler du vulgaire ; i’ayme mieux passer outre, et considerer si ie conceuois auec plus d’euidence et de perfection ce qu’estoit la cire, lors que ie l’ay d’abord apperceuë, et que i’ay creu la connoistre par le moyen des sens extérieurs, ou à tout le moins du sens commun, ainsi qu’ils appellent, c’est à dire de la puissance imaginatiue, que ie ne la conçoy à present apres auoir plus exactement examiné ce qu’elle est, et de quelle façon elle peut estre connuë ; Certes il seroit ridicule de mettre cela en doute, car quiqu’y auoit-il dans cette premiere perception qui fust distinct et éuident, et Camusat – Le Petit, p. 30
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qui ne pouroit pas tõber en mesme sorte dans le sens du moindre des animaux ? Mais quand ie distingue la cire d’auec ses formes exterieures, et que tout de mesme que si ie luy auois osté ses vestemens, ie la considere toute nuë, certes quoy qu’il se puisse encore rencontrer quelque erreur dans mon iugement, ie ne la puis conceuoir de cette sorte sans vn esprit humain.

Mais enfin que diray-je de cét esprit, c’est à dire de moy-mesme : car iusques icy ie n’admets en moy autre chose qu’vn Esprit ; que prononceray-je, dis-je, de moy qui semble conceuoir auec tant de AT IX-1, 26 netteté, et de distinction ce morceau de cire ? ne me connois-je pas moy-mesme, non seulement auec bien plus de verité et de certitude, mais encore auec beaucoup plus de distinction et de netteté ? Car si ie iuge que la cire est, ou existe, de ce que ie la voy ; Certes il suit bien plus euidemment que ie suis, ou que i’existe moy-mesme, de ce que ie la voy : Car il se peut faire que ce que ie voy ne soit pas en effet de la cire, il peut aussi arriuer que ie n’aye pas mesme des yeux pour voir aucune chose ; mais il ne se peut pas faire que lors que ie voy, ou (ce que ie ne distingue plus) lorsque ie pense voir, que moy qui pense ne sois quelque chose ; De mesme si ie iuge que la cire existe, de ce que ie la touche, il s’ensuiura encore la mesme chose, à sçauoir que ie suis ; et si ie le iuge de ce que mon imagination me le persuade, ou de quelque autre cause que ce soit, ie concluray tousiours la mesme chose. Et ce que i’ay Camusat – Le Petit, p. 31
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remarqué icy de la cire, se peut apliquer à toutes les autres choses qui me sont exterieures, et qui se rencontrent hors de moy.

Or si la notion et la connoissance de la cire semble estre plus nette et plus distincte, aprés qu’elle a esté découuerte non seulement par la veuë, ou par l’attouchement, mais encore par beaucoup d’autres causes ; auec combien plus d’euidence, de distinction et de netteté, me dois-je connoistre moy-mesme : Puis que toutes les raisons qui seruent à connoistre, et conceuoir la nature de la cire, ou de quelque autre corps, prouuent beaucoup plus facilement et plus euidemment la nature de mon esprit. Et il se rencontre encore tant d’autres choses en l’esprit mesme, qui peuuent contribuer à l’éclaircissement de sa nature, que celles qui dépendent du corps, comme celles-cy, ne méritent quasi pas d’estre nombrées.

Mais enfin me voicy insensiblement reuenu où ie voulois, car puis que c’est vne chose qui m’est à present connuë, qu’à proprement parler nous ne conceuons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ny par les sens, et que nous ne les connoissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les conceuons par la pensée, ie connois euidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connoistre que mon esprit. Mais parce qu’il est presque impossible de se deffaire si promptement d’vne ancienne opinion, il sera bon Camusat – Le Petit, p. 32
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que ie m’arreste vn peu en cét endroit, afin que par la longueur de ma meditation, i’imprime plus profondement en ma mémoire cette nouuelle connoissance.

Camusat – Le Petit, p. 33
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AT IX-1, 27

MEDITATION TROISIÉME.
De Dieu ; qu’il existe.

Ie fermeray maintenant les yeux, ie boucheray mes oreilles, ie détourneray tous mes sens, i’effaceray mesme de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, ie les reputeray comme vaines et comme fausses, et ainsi m’entretenant seulement moy-mesme, et considerant mon interieur, ie tascheray de me rendre peu à peu plus connu, et plus familier à moy-mesme. Ie suis vne chose qui pense, c’est à dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connoist peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui ayme, qui haït, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que i’ay remarqué cy-deuant, quoy que les choses que ie sens et que i’imagine ne soient peut-estre rien du Camusat – Le Petit, p. 34
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tout hors de moy, et en elles-mesmes, ie suis neantmoins assuré que ces façons de penser, que i’appelle sentimens et imaginations, entant seulement qu’elles sont des façons de penser, resident et se rencontrent certainement en moy. Et dans ce peu que ie viens de dire, ie croy auoir rapporté tout ce que ie sçay veritablement, ou du moins tout ce que iusques icy i’ay remarqué que ie sçauois.

Maintenant ie considereray plus exactement si peut-estre il ne se retrouue point en moy d’autres connoissances que ie n’aye pas encore apperceuës. Ie suis certain que ie suis vne chose qui pense, mais ne sçay-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ? Dans cette premiere connoissance il ne se rencontre rien qu’vne claire et distincte perception de ce que ie connois ; laquelle de vray ne seroit pas suffisante pour m’assurer qu’elle est vraye, s’il pouuoit iamais arriuer, qu’vne chose que ie conceurois ainsi clairement et distinctement se trouuast fausse : Et partant il me semble que des-ja ie puis establir pour regle generale, que toutes les choses que nous conceuons fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes.

Toutesfois i’ay receu et admis cy-deuant plusieurs choses comme tres-certaines et tres-manifestes, lesquelles neantmoins i’ay reconnu par aprés estre douteuses et incertaines : Quelles estoient donc ces choses-là ? C’estoit la Terre, le Ciel, les Astres, et toutes les autres choses que i’apperceuois par l’entremise de mes Camusat – Le Petit, p. 35
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sens. Or AT IX-1, 28 qu’est-ce que ie conceuois clairement et distinctement en elles ? Certes rien autre chose sinon que les idées ou les pensées de ces choses se presentoient à mon esprit. Et encore à present ie ne nie pas que ces idées ne se rencontrent en moy. Mais il y auoit encore vne autre chose que i’assurois, et qu’à cause de l’habitude que i’auois à la croire, ie pensois apperceuoir tres-clairement, quoy que veritablement ie ne l’apperceusse point, à sçauoir qu’il y auoit des choses hors de moy, d’où procedoient ces idées, et ausquelles elles estoient tout à fait semblables ; et c’estoit en cela que ie me trompois ; ou, si peut-estre ie iugeois selon la verité, ce n’estoit aucune connoissance que i’eusse, qui fust cause de la verité de mon iugement.

Mais lorsque ie considerois quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l’Arithmetique et la Geometrie, par exemple, que deux et trois ioints ensemble produisent le nombre de cinq, et autres choses semblables, ne les conceuois-je pas au moins assez clairement pour assurer qu’elles estoient vrayes ? Certes si i’ay iugé depuis qu’on pouuoit douter de ces choses, ce n’a point esté pour autre raison, que parce qu’il me venoit en l’esprit, que peut-estre quelque Dieu auoit pû me donner vne telle nature, que ie me trompasse mesme touchant les choses qui me semblent les plus manifestes ; Mais toutes les fois que cette opinion cy-deuant conceuë de la souueraine puissance d’vn Dieu se presente à ma pensée, ie suis contraint d’auoüer, Camusat – Le Petit, p. 36
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qu’il luy est facile, s’il le veut, de faire en sorte que ie m’abuse, mesme dans les choses que ie croy connoistre auec vne euidcnce tres-grande : Et au contraire toutes les fois que ie me tourne vers les choses que ie pense conceuoir fort clairement, ie suis tellement persuadé par elles, que de moy-mesme ie me laisse emporter à ces paroles ; Me trompe qui poura, si est-ce qu’il ne sçauroit iamais faire, que ie ne sois rien, tandis que ie penseray estre quelque chose ; ou que quelque iour il soit vray que ie n’aye iamais esté, estant vray maintenant que ie suis ; ou bien que deux et trois ioints ensemble fassent plus ny moins que cinq, ou choses semblables, que ie voy clairement ne pouuoir estre d’autre façon que ie les conçoy.

Et certes puisque ie n’ay aucune raison de croire qu’il y ait quelque Dieu qui soit trompeur, et mesme que ie n’ay pas encore consideré celles qui prouuent qu’il y a vn Dieu, la raison de douter qui dépend seulement de cette opinion est bien legere, et pour ainsi dire Metaphysique. Mais afin de la pouuoir tout à fait oster, ie dois examiner s’il y a vn Dieu, si-tost que l’occasion s’en presentera ; et si ie trouue qu’il y en ait vn, ie dois aussi examiner s’il peut estre AT IX-1, 29 trompeur, car sans la connoissance de ces deux veritez, ie ne voy pas que ie puisse iamais estre certain d’aucune chose. Et afin que ie puisse auoir occasion d’examiner cela sans interrompre l’ordre de mediter que ie me suis proposé, qui est de passer par degrez des notions que ie trouueray les premières en mon esprit, à celles que i’y pouray Camusat – Le Petit, p. 37
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trouuer par aprés : Il faut icy que ie diuise toutes mes pensées en certains genres, et que ie considere dans lesquels de ces genres il y a proprement de la verité ou de l’erreur.

Entre mes pensées quelques-vnes sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que conuient proprement le nom d’idée : Comme lorsque ie me represente vn homme, ou vne Chimere, ou le Ciel, ou vn Ange, ou Dieu mesme ; D’autres outre cela ont quelques autres formes, comme lors que ie veux, que que ie crains, que i’affirme, ou que ie nie, ie conçoy bien alors quelque chose, comme le sujet de l’action de mon esprit, mais i’adjoute aussi quelque autre chose par cette action à l’idée que i’ay de cette chose-là : et de ce genre de pensées les vnes sont appellées volontez ou affections, et les autres iugemens.

Maintenant pour ce qui concerne les idées, si on les considere seulement en elles-mesmes, et qu’on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuuent à proprement parler estre fausses : Car soit que i’imagine vne Chèvre, ou vne Chimere, il n’est pas moins vray que i’imagine l’vne que l’autre.

Il ne faut pas craindre aussi qu’il se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontez : car encore que ie puisse desirer des choses mauuaises, ou mesme qui ne furent iamais, toutesfois il n’est pas pour cela moins vray que ie les desire.

Ainsi il ne reste plus que les seuls iugemens, dans lesquels ie dois prendre garde soigneusement de ne me Camusat – Le Petit, p. 38
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point tromper ; Or la principale erreur, et la plus ordinaire qui s’y puisse rencontrer, consiste en ce que ie iuge que les idées qui sont en moy, sont semblables ou conformes à des choses qui sont hors de moy ; Car certainement si ie considerois seulement les idées comme de certains modes ou façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose d’extérieur, à peine me pouroient-elles donner occasion de faillir.

Or de ces idées les vnes me semblent estre nées auec moy, les autres estre étrangeres et venir de dehors, et les autres estre faites et inuentées par moy-mesme. Car que i’aye la faculté de conceuoir ce que c’est qu’on nomme en general vne chose, ou vne verité, ou vne pensée, il me semble que ie ne tiens point cela d’ailleurs que de ma nature propre ; Mais si i’oy maintenant quelque bruit, si ie AT IX-1, 30 voy le Soleil, si ie sens de la chaleur, iufqu’à cette heure i’ay iugé que ces sentimens procedoient de quelques choses qui existent hors de moy ; Et enfin il me semble que les Syrenes, les Hypogrifes, et toutes les autres semblables Chimeres sont des fictiõs et inuentions de mon esprit. Mais aussi peut-estre me puis je persuader, que toutes ces idées sont du genre de celles que i’apelle étrangeres, et qui viennent de dehors, ou bien qu’elles sont toutes nées auec moy, ou bien qu’elles ont toutes esté faites par moy : car ie n’ay point encore clairement découuert leur veritable origine. Et ce que i’ay principalement à faire en cét endroit, est de considerer, touchant celles qui me semblent venir de quelques objets qui sont hors de Camusat – Le Petit, p. 39
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moy, quelles sont les raisons qui m’obligent à les croire semblables à ces objets.

La premiere de ces raisons est qu’il me semble que cela m’est enseigné par la nature ; et la seconde que i’experimente en moy-mesme que ces idées ne dépendent point de ma volonté, car souuent elles se presentent à moy malgré moy, comme maintenant soit que ie le veüille, soit que ie ne le veüille pas, ie sens de la chaleur, et pour cette cause ie me persuade que ce sentiment, ou bien cette idée de la chaleur est produite en moy par vne chose differente de moy, à sçauoir par la chaleur du feu auprés duquel ie me rencontre. Et ie ne voy rien qui me semble plus raisonnable, que de iuger que cette chose étrangere enuoye et imprime en moy sa ressemblance plustost qu’aucune autre chose.

Maintenant il faut que ie voye si ces raisons sont assez fortes et conuaincantes. Quand ie dis qu’il me semble que cela m’est enseigné par la nature, i’entens seulement par ce mot de nature vne certaine inclination qui me porte à croire cette chose, et non pas vne lumière naturelle qui me face connoistre qu’elle est vraye : or ces deux choses different beaucoup entr’elles : Car ie ne sçaurois rien reuoquer en doute de ce que la lumiere naturelle me fait voir estre vray, ainsi qu’elle m’a tantost fait voir, que de ce que ie doutois, ie pouuois conclure que i’estois : Et ie n’ay en moy aucune autre faculté, ou puissance, pour distinguer le vray du faux, qui me puisse enseigner que ce que cette lumière me monstre comme vray ne l’est pas, et à qui ie me Camusat – Le Petit, p. 40
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puisse tant fier qu’à elle. Mais pour ce qui est des inclinations qui me semblent aussi m’estre naturelles, i’ay souuent remarqué lors qu’il a esté question de faire choix entre les vertus et les vices, qu’elles ne m’ont pas moins porté au mal qu’au bien, c’est pourquoy ie n’ay pas sujet de les suiure non plus, en ce qui regarde le vray et le faux.

AT IX-1, 31

Et pour l’autre raison, qui est que ces idées doiuent venir d’ailleurs, puis qu’elles ne dépendent pas de ma volonté, ie ne la trouue non plus conuaincante : car tout de mesme que ces inclinations, dont ie parlois tout maintenant se trouuent en moy, nonobstant qu’elles ne s’accordent pas tousiours auec ma volonté, ainsi peut-estre qu’il y a en moy quelque faculté ou puissance propre à produire ces idées sans l’ayde d’aucunes choses exterieures, bien qu’elle ne me soit pas encore connuë : comme en effet il m’a tousiours semblé iusques icy que, lors que ie dors, elles se forment ainsi en moy sans l’ayde des objets qu’elles representent. Et enfin encore que ie demeurasse d’accord qu’elles sont caufées perpar ces objets, ce n’est pas vne consequence necessaire qu’elles doiuent leur estre semblables ; au contraire i’ay souuent remarqué en beaucoup d’exemples qu’il y auoit vne grande difference entre l’objet et son idée ; Comme, par exemple, ie trouue dans mon esprit deux idées du Soleil toutes diuerses ; l’vne tire son origine des sens, et doit estre placée dans le genre de celles que i’ay dit cy-dessus venir de dehors, par laquelle il me paroist extremement petit ; l’autre est Camusat – Le Petit, p. 41
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prise des raisons de l’Astronomie, c’est à dire de certaines notions nées auec moy, ou enfin est formée par moy-mesme de quelque sorte que ce puisse estre, par laquelle il me paroist plusieurs fois plus grand que toute la terre ; Certes ces deux idées que ie conçoy du Soleil ne peuuent pas estre tous deux semblables au mesme Soleil, et la raison me fait croire, que celle qui vient immediatement de son apparence, est celle qui luy est le plus dissemblable.

Tout cela me fait assez connoistre que iusques à cette heure ce n’a point esté par vn iugement certain et prémedité, mais seulement par vne aueugle et temeraire impulsion, que i’ay creu qu’il y auoit des choses hors de moy, et differentes de mon estre, qui par les organes de mes sens, ou par quelque autre moyen que ce puisse estre, enuoyoient en moy leurs idées ou images, et y imprimoient leurs ressemblances.

Mais il se presente encore vne autre voye pour rechercher si entre les choses dont i’ay en moy les idées, il y en a quelques-vnes qui existent hors de moy. A sçauoir, si ces idées sont prises entant seulement que ce sont de certaines façons de penser, ie ne reconnois entr’elles aucune difference ou inegalité, et toutes semblent proceder de moy d’vnc mesme sorte ; mais les considerant comme des images, dont les vues representent vne chose, et les autres vne autre ; Il est euident qu’elles sont fort diferentes les vnes des autres ; Car en effet celles qui me representent des substances, AT IX-1, 32 sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent Camusat – Le Petit, p. 42
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en soy (pour ainsi parler) plus de realité objectiue, c’est à dire participent par representation à plus de degrez d’estre ou de perfection, que celles qui me representent seulement des modes ou accidens ; De plus celle par laquelle ie conçoy vn Dieu souuerain, eternel, infini, immuable, tout connoissant, tout puistant, et Créateur vniuersel de toutes les choses qui sont hors de luy ; Celle-là, dis-je, a certainement en soy plus de realité objectiue, que celles par qui les substances finies me sont representées.

Maintenant c’est vne chose manifeste par la lumiere naturelle qu’il doit y auoir pour le moins autant de realité dans la cause efficiente et totale que dans son effect : Car d’où est-ce que l’effect peut tirer sa realité sinon de sa cause ? et comment cette cause la luy pouroit-elle communiquer, si elle ne l’auoit en elle-mesme ?

Et de là il suit, non seulement que le neant ne sçauroit produire aucune chose, mais aussi que ce qui est plus parfait, c’est à dire qui contient en soy plus de realité, ne peut estre vne suite et vne dépendance du moins parfait : Et cette verité n’est pas seulement claire et euidente dans les effets qui ont cette realité que les Philosophes appellent actuelle ou formelle ; mais aussi dans les idées, où l’on considere seulement la realité qu’ils nomment objectiue ; Par exemple, la pierre qui n’a point encore esté, non seulement ne peut pas maintenant commencer d’estre, si elle n’est produitte par vne chose qui possede en soy formellement, ou Camusat – Le Petit, p. 43
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eminemment, tout ce qui entre en la composition de la pierre, c’est à dire qui contienne en soy les mesmes choses, ou d’autres plus excellentes que celles qui sont dans la pierre ; et la chaleur ne peut estre produite dans vn sujet qui en estoit auparauant priué, si ce n’est par vne chose qui soit d’vn ordre, d’vn degré, ou d’vn genre au moins aussi parfait que la chaleur, et ainsi des autres ; Mais encore outre cela l’idée de la chaleur, ou de la pierre, ne peut pas estre en moy, si elle n’y a esté mise par quelque cause, qui contienne en soy pour le moins autant de realité, que i’en conçoy dans la chaleur ou dans la pierre : Car encore que cette cause-là ne transmette en mon idée aucune chose de sa realité actuelle ou formelle, on ne doit pas pour cela s’imaginer que cette cause doiue estre moins réelle ; mais on doit sçauoir que toute idée estant vn ouurage de l’esprit, sa nature est telle qu’elle ne demande de soy aucune autre realité formelle, que celle qu’elle reçoit et emprunte de la pensée, ou de l’esprit, dont elle est seulement vn mode, c’est à dire vne manière ou façon de penser. Or afin qu’vne idée contienne vne telle realité objectiue plutost AT IX-1, 33 qu’vne autre, elle doit sans doute auoir cela de quelque cause, dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de realité formelle, que cette idée contient de realité objectiue ; Car si nous suposons qu’il se trouue quelque chose dans l’idée, qui ne se rencontre pas dans sa cause, il faut donc qu’elle tienne cela du neant ; mais pour imparfaite que soit cette façon d’estre, par laquelle vne chose est objectiuement Camusat – Le Petit, p. 44
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ou par representation dans l’entendement par son idée, certes on ne peut pas neantmoins dire que cette façon et maniere-là ne soit rien, ny par consequent que cette idée tire son origine du néant. Ie ne dois pas aussi douter qu’il ne soit necessaire que la realité soit formellement dans les causes de mes idées, quoy que la realité que ie considere dans ces idées soit seulement objectiue, ny penser qu’il suffit que cette realité se rencontre obiectiuement dans leurleurs causes ; Car tout ainsi que cette manière d’estre obiectiuement, appartient aux idées, de leur propre nature, de mesme aussi la manière ou la façon d’estre formellement, appartient aux causes de ces idées (à tout le moins aux premières et principales) de leur propre nature : Et encore qu’il puisse arriuer qu’vne idée donne la naissance à vne autre idée, cela ne peut pas toutesfois estre à l’infiny, mais il faut à la fin paruenir à vne première idée, dont la cause soit comme vn patron ou vn original, dans lequel toute la realité ou perfection, soit contenuë formellement et en effet, qui se rencontre seulement obiectiuement ou par representation dans ces idées. En sorte que la lumière naturelle me fait connoistre euidemment, que les idées sont en moy comme des tableaux, ou des images, qui peuuent à la verité facilement déchoir de la perfection des choses dont elles ont esté tirées, mais qui ne peuuent iamais rien contenir de plus grand ou de plus parfait.

Et d’autant plus longuement et soigneusement i’examine toutes ces choses, d’autant plus clairement et Camusat – Le Petit, p. 45
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distinctement ie connois qu’elles sont vrayes. Mais enfin que concluray-je de tout cela ? C’est à sçauoir que, si la realité obiectiue de quelqu’vne de mes idées est telle, que ie connoisse clairement qu’elle n’est point en moy ny formellement, ny éminemment, et que par consequent ie ne puis pas moy-mesme en estre la cause : Il suit de là necessairement que ie ne suis pas seul dans le monde, mais qu’il y a encore quelque autre chose qui existe, et qui est la cause de cette idée ; au lieu que s’il ne se rencontre point en moy de telle idée, ie n’auray aucun argument qui me puisse conuaincre, et rendre certain de l’existence d’aucune autre chose que de moy-mesme, car ie les ay tous soigneusement AT IX-1, 34 recherchez, et ie n’en ay peu trouuer aucun autre iusqu’à present.

Or entre ces idées, outre celle qui me represente à moy-mesme, de laquelle il ne peut y auoir icy aucune difficulté, il y en a vne autre qui me represente vn Dieu, d’autres des choses corporelles et inanimées, d’autres des Anges, d’autres des animaux, et d’autres enfin qui me representent des hommes semblables à moy. Mais pour ce qui regarde les idées qui me representent d’autres hommes, ou des Animaux, ou des Anges, ie conçoy facilement qu’elles peuuent estre formées par le mélange et la composition des autres idées que i’ay des choses corporelles, et de Dieu, encores que hors de moy il n’y eust point d’autres hommes dans le monde ny aucuns Animaux, ny aucuns Anges. Et pour ce qui regarde les idées des choses corporelles, ie n’y reconnois rien de si grand ny de si excellent, qui ne me Camusat – Le Petit, p. 46
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semble pouuoir venir de moy-mesme ; Car si ie les considere de plus prés, et si ie les examine de la mesme façon que i’examinay hier l’idée de la cire, ie trouue qu’il ne s’y rencontre que fort peu de choses que ie conçoiue clairement, et distinctement, à sçauoir, la grandeur ou bien l’extension en lõgueur, largeur et profondeur ; la figure qui est formée par les termes et les bornes de cette extension ; la situation que les corps diuersement figurez gardent entr’eux ; et le mouuement ou le changement de cette situation ; ausquelles on peut adjouter la substance, la durée, et le nombre. Quant aux autres choses, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, les saueurs, la chaleur, le froid, et les autres qualitez qui tombent sous l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée auec tant d’obscurité et de confusion, que i’ignore mesme si elles sont veritables, ou fausses et seulement apparentes ; c’est à dire si les idées que ie conçoy de ces qualitez, sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me representent que des estres chymeriques, qui ne peuuent exister. Car encore que i’aye remarqué cy-deuant, qu’il n’y a que dans les iugemens que se puisse rencontrer la vraye et formelle fausseté, il se peut neantmoins trouuer dans les idées vne certaine fausseté matérielle, à sçauoir, lors qu’elles representent ce qui n’est rien, comme si c’estoit quelque chose : par exemple, les idées que i’ay du froid et de la chaleur sont si peu claires et si peu distinctes, que par leur moyen ie ne puis pas discerner si le froid est seulement vne priuation de la Camusat – Le Petit, p. 47
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chaleur, ou la chaleur vne priuation du froid, ou bien si l’vne et l’autre sont des qualitez réelles, ou si elles ne le sont pas ; et d’autant que les idées estant comme des images, il n’y en peut auoir aucune qui ne AT IX-1, 35 nous semble representer quelque chose, s’il est vray de dire que le froid ne soit autre chose qu’vne priuation de la chaleur, l’idée qui me le represente cõme quelque chose de réel et de positif, ne sera pas mal à propos appellée fausse ; et ainsi des autres semblables idées : ausquelles certes il n’est pas necessaire que i’attribuë d’autre autheur que moy-mesme ; Car si elles font fausses, c’est à dire si elles representent des choses qui ne sont point, la lumiere naturelle me fait connoistre qu’elles procedent du neant, c’est à dire qu’elles ne sont en moy, que parce qu’il manque quelque chose à ma nature, et qu’elle n’est pas toute parfaite. Et si ces idées sont vrayes, neantmoins parce qu’elles me font paroistre si peu de realité, que mesme ie ne puis pas nettement discerner la chose representée, d’auec le non estre, ie ne voy point de raison pourquoy elles ne puissent estre produites par moy-mesme, et que ie n’en puisse estre l’auteur.

Quant aux idées claires et distinctes que i’ay des choses corporelles, il y en a quelques-vnes qu’il semble que i’aye pû tirer de l’idée que i’ay de moy-mesme, comme celle que i’ay de la substance, de la durée, du nombre, et d’autres choses semblables ; Car lors que ie pense que la pierre est vne substance, ou bien vne chose qui de soy est capable d’exister ; puis que ie suis vne Camusat – Le Petit, p. 48
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substance, quoy que ie conçoiue bien que ie suis vne chose qui pense, et non étenduë ; et que la pierre au contraire est vne chose étenduë, et qui ne pense point, et qu’ainsi entre ces deux conceptions il se rencontre vne notable difference ; toutesfois elles semblent conuenir en ce qu’elles representent des substances ; De mesme quand ie pense que ie suis maintenant, et que ie me ressouuiens outre cela d’auoir esté autresfois, et que ie conçoy plusieurs diuerses pensées dont ie connois le nombre, alors i’acquiers en moy les idées de la durée et du nombre, lesquelles par aprés ie puis transferer à toutes les autres choses que ie voudray.

Pour ce qui est des autres qualitez dont les idées des choses corporelles sont composées, à sçauoir l’étenduë, la figure, la situation, et le mouuement de lieu, il est vray qu’elles ne sont point formellement en moy, puis que ie ne suis qu’vne chose qui pense ; Mais parce que ce sont seulement de certains modes de la substance, et comme les vestemens sous lesquels la substance corporelle nous paroist, et que ie suis aussi moy-mesme vne substance, il semble qu’elles puissent estre contenuës en moy eminemment.

Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considerer s’il y a quelque chose qui n’ait pû venir de moy-mesme. Par le nom de Dieu i’entens vne substance infinie, eternelle, immuable, AT IX-1, 36 independante, toute connoissante, toute puissante, et par laquelle moy-mesme, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vray qu’il y en ait qui existent) ont esté creées Camusat – Le Petit, p. 49
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et produites. Or ces auantages sont si grands et si eminens, que plus attentiuement ie les confidere, et moins ie me persuade que l’idée que i’en ay puisse tirer son origine de moy seul. Et par consequent il faut necessairement conclure de tout ce que i’ay dit auparauant, que Dieu existe ; car encore que l’idée de la substance soit en moy, de cela mesme que ie suis vne substance, ie n’aurois pas neantmoins l’idée d’vne substance infinie, moy qui suis vn estre finy, si elle n’auoit esté mise en moy par quelque substance qui fust veritablement infinie.

Et ie ne me dois pas imaginer que ie ne conçoy pas l’infiny par vne veritable idée, mais seulement par la negation de ce qui est finy, de mesme que ie comprens le repos et les ténèbres par la negation du mouuement et de la lumière : Puis qu’au contraire ie voy manifestement qu’il se rencontre plus de realité dans la substance infinie, que dans la substance finie, et partant que i’ay en quelque façon premierement en moy la notion de l’infiny, que du finy, c’est à dire de Dieu, que de moy-mesme : Car comment seroit-il possible que ie peusse connoistre que ie doute, et que ie desire, c’est à dire qu’il me manque quelque chose, et que ie ne suis pas tout parfait, si ie n’auois en moy aucune idée d’vn estre plus parfait que le mien, par la comparaison duquel ie connoistrois les défauts de ma nature ?

Et l’on ne peut pas dire que peut-estre cette idée de Dieu est materiellement fausse, et que par Camusat – Le Petit, p. 50
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consequent ie la puis tenir du neant, c’est à dire, qu’elle peut estre en moy pource que i’ay du defaut, comme i’ay dit cy-deuant dessdes idées de la chaleur et du froid, et d’autres choses semblables : Car au contraire, cette idée estant fort claire et fort distincte, et contenant en soy plus de realité obiectiue qu’aucune autre, il n’y en a point qui soit de soy plus vraye, ny qui puisse estre moins soupçonnée d’erreur et de fausseté.

L’idée dis-je de cét estre souuerainement parfait et infiny est entierement vraye : car encore que peut-estre l’on puisse feindre qu’vn tel estre n’existe point, on ne peut pas feindre neantmoins que son idée ne me represente rien de réel, comme i’ay tantost dit de l’idée du froid.

Cette mesme idée est aussi fort claire et fort distincte, puis que tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vray, et qui contient en soy quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans cette idée.

AT IX-1, 37 Et cecy ne laisse pas d’estre vray, encore que ie ne comprenne pas l’infiny, ou mesme qu’il se rencontre en Dieu vne infinité de choses que ie ne puis comprendre, ny peut-estre aussi atteindre aucunement par la pensée : car il est de la nature de l’infiny, que ma nature, qui est finie et bornée, ne le puisse comprendre ; et il suffit que ie conçoiue bien cela, et que ie iuge que toutes les choses que ie conçoy clairement, et dans lesquelles ie sçay qu’il y a Camusat – Le Petit, p. 51
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quelque perfection, et peut-estre aussi vne infinité d’autres que i’ignore, sont en Dieu formellement ou eminemment, afin que l’idée que i’en ay soit la plus vraye, la plus claire, et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit.

Mais peut-estre aussi que ie suis quelque chose de plus que ie ne m’imagine, et que toutes les perfections que i’attribuë à la nature d’vn Dieu, sont en quelque façon en moy en puissance, quoy qu’elles ne se produisent pas encore, et ne se facent point paroistre par leurs actions ; En effet i’experimente desia que ma connoissance s’augmente et se perfectionne peu à peu, et ie ne voy rien qui la puisse empescher de s’augmenter de plus en plus iusques à l’infiny, puis estant ainsi accreuë et perfectionnée, ie ne voy rien qui empesche que ie ne puisse m’acquerir par son moyen toutes les autres perfections de la nature Diuine ; et enfin il semble que la puissance que i’ay pour l’acquisition de ces perfections, si elle est en moy, peut estre capable d’y imprimer et d’y introduire leurs idées. Toutesfois en y regardant vn peu de prez, ie reconnois que cela ne peut-estrepeut estre ; car premierement encore qu’il fust vray que ma connoissance acquist tous les iours de nouueaux degrez de perfection, et qu’il y eust en ma nature beaucoup de choses en puissance, qui n’y sont pas encore actuellement : Toutesfois tous ces auantages n’appartiennent et n’approchent en aucune sorte de l’idée que i’ay de la Diuinité, dans laquelle rien ne se Camusat – Le Petit, p. 52
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rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement et en effect. Et mesme n’est-ce pas vn argument infaillible et très-certain d’imperfection en ma connoissance, de ce qu’elle s’accroist peu à peu, et qu’elle s’augmente par degrez : Dauantage, encore que ma connoissance s’augmentast de plus en plus, neantmoins ie ne laisse pas de conceuoir qu’elle ne sçauroit estre actuellement infinie, puis qu’elle n’arriuera iamais à vn si haut point de perfection, qu’elle ne soit encore capable d’acquerir quelque plus grand accroissement. Mais ie conçoy Dieu actuellement infiny en vn si haut degré, qu’il ne se peut rien adiouster à la souueraine perfection qu’il possede. Et enfin ie comprens fort bien que l’estre objectif d’vne idée ne peut estre produit par vn estre qui AT IX-1, 38 existe seulement en puissance, lequel à proprement parler n’est rien, mais seulement par vn estre formel ou actuel.

Et certes ie ne voy rien en tout ce que ie viens de dire, qui ne soit tres-aisé à connoistre par la lumiere naturelle à tous ceux qui voudront y penser soigneusement ; mais lorsque ie relâche quelque chose de mon attention, mon esprit se trouuant obscurcy, et comme aueuglé par les images des choses sensibles, ne se ressouuient pas facilement de la raison pourquoy l’idée que i’ay d’vn estre plus parfait que le mien, doit necessairement auoir esté mise en moy, par vn estre qui soit en effet plus parfait.

C’est pourquoy ie veux icy passer outre, et considerer Camusat – Le Petit, p. 53
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si moy-mesme qui ay cette idée de Dieu ie pourrois estre, en cas qu’il n’y eust point de Dieu. Et ie demande, de qui aurois-je mon existence? peut-estre de moy-mesme, ou de mes parens, ou bien de quelques autres causes moins parfaites que Dieu ; car on ne se peut rien imaginer de plus parfait ny mesme d’égal à luy.

Or si i’estois independant de tout autre, et que ie fusse moy-mesme l’auteur de mon estre, certes ie ne douterois d’aucune chose, ie ne conceurois plus de desirs, et enfin il ne me manqueroit aucune perfection : car ie me serois donné moy-mesme toutes celles dont i’ay en moy quelque idée, et ainsi ie serois Dieu.

Et ie ne me dois point imaginer que les choses qui me manquent sont peut-estre plus difficiles à acquerir, que celles dont ie suis desia en possession ; car au contraire il est tres-certain, qu’il a esté beaucoup plus difficile, que moy, c’est à dire vne chose ou vne substance qui pense, sois sorty du neant, qu’il ne me seroit d’acquerir les lumières et les connoissances de plusieurs choses que i’ignore, et qui ne sont que des accidens de cette substance ; Et ainsi sans difficulté si ie m’estois moy-mesme donné ce plus que ie viens de dire, c’est à dire si i’estois l’auteur de ma naissance, et de mon existence, ie ne me serois pas priué au moins des choses qui sont de plus facile acquisition, à sçauoir, de beaucoup de connoissances dont ma nature est dénuée : Ie ne me serois pas Camusat – Le Petit, p. 54
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priué non plus d’aucune des choses qui sont contenuës dans l’idée que ie conçoy de Dieu, parce qu’il n’y en a aucune qui me semble de plus difficile acquisition ; et s’il y en auoit quelqu’vne, certes elle me paroistroit telle (supposé que i’eusse de moy toutes les autres choses que ie possede) puis que i’experimenterois que ma puissance s’y termineroit, et ne seroit pas capable d’y arriuer.

Et encore que ie puisse supposer que peut-estre i’ay tousiours esté comme ie suis maintenant, ie ne sçaurois pas pour cela euiter la force AT IX-1, 39 de ce raisonnement, et ne laisse pas de connoistre qu’il est necessaire que Dieu soit l’auteur de mon existence ; Car tout le temps de ma vie peut estre diuisé en vne infinité de parties, chacune desquelles ne depend en aucune façon des autres, et ainsi de ce qu’vn peu auparauant i’ay esté, il ne s’ensuit pas que ie doiue maintenant estre, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise, et me crée, pour ainsi dire, derechef, c’est à dire me conserue.

En effet c’est vne chose bien claire et bien euidente (à tous ceux qui considereront auec attention la nature du temps) qu’vne substance pour estre conseruée dans tous les momens qu’elle dure, àa besoin du mesme pouuoir et de la mesme action, qui seroit necessaire pour la produire et la créer tout de nouueau, si elle n’estoit point encore. En sorte que la lumiere naturelle nous fait voir clairement, que la conseruation et la création ne different qu’au regard Camusat – Le Petit, p. 55
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de nostre façon de penser, et non point en effet. Il faut donc seulement icy que ie m’interroge moy-mesme, pour sçauoir si ie possede quelque pouuoir et quelque vertu, qui soit capable de faire en sorte que moy qui suis maintenant, sois encor à l’auenir : Car puis que ie ne suis rien qu’vne chose qui pense (ou du moins puis qu’il ne s’agit encor iusques icy precisement que de cette partie-là de moy-mesme) si vne telle puissance residoit en moy, certes ie deurois à tout le moins le penser, et en auoir connoissance ; mais ie n’en ressens aucune dans moy, et par là ie connois éuidemment que ie dépens de quelque estre different de moy.

Peut-estre aussi que cét estre-là duquel ie dépens, n’est pas ce que i’appelle Dieu, et que ie suis produit ou par mes parens, ou par quelques autres causes moins parfaites que luy ? tant s’en faut, cela ne peut estre ainsi ; Car comme i’ay desia dit auparauant, c’est vne chose tres-euidente qu’il doit y auoir au moins autant de realité dans la cause que dans son effet : Et partant puis que ie suis vne chose qui pense, et qui ay en moy quelque idée de Dieu quelle que soit ; enfin la cause que l’on attribuë à ma nature, il faut necessairement auoüer qu’elle doit pareillement estre vne chose qui pense, et posseder en soy l’idée de toutes les perfections que i’attribuë à la nature Diuine. Puis l’on peut derechef rechercher si cette cause tient son origine et son exifience de soy-mesme, ou de quelque autre chose : Car si elle la tient de Camusat – Le Petit, p. 56
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soy-mesme, il s’ensuit par les raisons que i’ay cy-deuant alleguées, qu’elle mesme doit estre Dieu ; puis qu’ayant la vertu d’estre et d’exister par soy, elle doit aussi auoir sans doute la puissance de posseder actuellement toutes les perfections dont elle conçoit les idées, c’est à dire toutes celles que ie conçoy AT IX-1, 40 estre en Dieu. Que si elle tient son existence de quelque autre cause que de soy, on demandera derechef par la mesme raison de cette seconde cause, si elle est par soy, ou par autruy, iusques à ce que de degrez en degrez on paruienne enfin à vne derniere cause, qui se trouuera estre Dieu. Et il est tres-manifeste qu’en cela il ne peut y auoir de progrez à l’infiny, veu qu’il ne s’agit pas tant icy de la cause qui m’a produit autresfois, comme de celle qui me conserue presentement. On ne peut pas feindre aussi que peut-estre plusieurs causes ont ensemble concouru en partie à ma production, et que de l’vne i’ay receu l’idée d’vne des perfections que i’attribuë à Dieu, et d’vne autre l’idée de quelque autre, en sorte que toutes ces perfections se trouuent bien à la verité quelque part dans l’Vniuers, mais ne se rencontrent pas toutes iointes et assemblées dans vne seule qui soit Dieu : Car au contraire l’vnité, la simplicité, ou l’inseparabilité de toutes les choses qui sont en Dieu, est vne des principales perfections que ie conçoy estre en luy ; et certes l’idée de cette vnité et assemblage de toutes les perfections de Dieu, n’a peu estre mise en moy par aucune cause, de qui ie n’aye point aussi receu Camusat – Le Petit, p. 57
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les idées de toutes les autres perfections ; Car elle ne peut pas me les auoir fait comprendre ensemblement iointes, et inseparables, sans auoir fait en sorte en mesme temps que ie sceusse ce qu’elles estoient, et que ie les connusse toutes en quelque façon.

Pour ce qui regarde mes parens desquels il semble que ie tire ma naissance, encore que tout ce que i’en ay iamais peu croire soit veritable, cela ne fait pas toutesfois que ce soit eux qui me conseruent, ny qui m’ayent fait et produit en tant que ie suis vne chose qui pense, puis qu’ils ont seulement mis quelques dispositions dans cette matiere, en laquelle ie iuge que moy, c’est à dire mon Esprit, lequel seul ie prens maintenant pour moy-mesme, se trouue renfermé ; et partant il ne peut y auoir icy à leur égard aucune difficulté, mais il faut necessairement conclure que de cela seul que i’existe, et que l’idée d’vn estre souuerainement parfait (c’est à dire de Dieu) est en moy, l’existence de Dieu est tres euidemment demonstrée.

Il me reste seulement à examiner de quelle façon i’ay acquis cette idée : Car ie ne l’ay pas receuë par les sens, et iamais elle ne s’est offerte à moy contre mon attente, ainsi que font les idées des choses sensibles, lors que ces choses se presentent, ou semblent se presenter AT IX-1, 41 aux organes exterieurs de mes sens ; Elle n’est pas aussi vne pure production ou fiction de mon esprit, car il n’est pas en mon pouuoir d’y diminuer ny d’y adiouster aucune chose, et par consequent il ne reste plus autre chose à dire, sinon que comme l’idée de moy-mesme, Camusat – Le Petit, p. 58
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elle est née et produite auec moy dés lors que i’ay esté creé.

Et certes on ne doit pas trouuer éstrange, que Dieu en me créant ait mis en moy cette idée pour estre comme la marque de l’ouurier emprainte sur son ouurage ; Et il n’est pas aussi necessaire que cette marque soit quelque chose de différent de ce mesme ouurage : Mais de cela seul que Dieu m’a creé, il est fort croyable qu’il m’a en quelque façon produit à son Image et semblance, et que ie conçoy cette ressemblance (dans laquelle l’idée de Dieu se trouue contenuë) par la mesme faculté par laquelle ie me conçoy moy-mesme ; c’est à dire que lors que ie fais reflexion sur moy, non seulement ie connois que ie suis vne chose imparfaite, incomplete, et dependante d’autruy, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que ie ne suis, mais ie connois aussi en mésmemesme temps, que celuy duquel ie dépens possede en soy toutes ces grandes choses ausquelles i’aspire, et dont ie trouue en moy les idées, non pas indefiniment, et seulement en puissance, mais qu’il en ioüit en effect, actuellement, et infiniment, et ainsi qu’il est Dieu : Et toute la force de l’argument dont i’ay icy vsé pour prouuer l’existence de Dieu, consiste en ce que ie reconnois qu’il ne seroit pas possible que ma nature fust telle qu’elle est, c’est à dire que i’eusse en moy l’idée d’vn Dieu, si Dieu n’existoit veritablement, ce mesme Dieu, dis-je, duquel l’idée est en moy, c’est à dire qui possede toutes ces Camusat – Le Petit, p. 59
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hautes perfections, dont nostre esprit peut bien auoir quelque idée sans pourtant les comprendre toutes, qui n’est sujet à aucuns deffauts, et qui n’a rien de toutes les choses qui marquent quelque imperfection.

D’où il est assez euident qu’il ne peut estre trompeur, puis que la lumiere naturelle nous enseigne que la tromperie depend necessairement de quelque deffaut.

Mais auparauant que i’examine cela plus soigneusement, et que ie passe à la consideration des autres veritez que l’on en peut recueillir, il me semble tres à propos de m’arrester quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merueilleux attributs, de considerer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumiere, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte éblouy, me le poura permettre.

AT IX-1, 42 Car comme la foy nous apprend que la Souueraine felicité de l’autre vie, ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté diuine : Ainsi experimentons nous dés maintenant, qu’vne semblable Meditation quoy qu’incomparablement moins parfaite, nous fait ioüir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.

Camusat – Le Petit, p. 60
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MEDITATION QVATRIÉME.
Du vray, et du Faux.

Ie me suis tellement accoustumé ces iours passez à détacher mon esprit des sens, et i’ay si exactement remarqué qu’il y a fort peu de choses, que l’on connoisse auec certitude touchant les choses corporelles, qu’il y en a beaucoup plus qui nous sont connuës touchant l’esprit humain, et beaucoup plus encore de Dieu mesme, que maintenant ie destourneray sans aucune difficulté ma pensée de la consideration des choses sensibles, ou imaginables, pour la porter à celles qui estant dégagées de toute matiere sont purement intelligibles.

Et certes l’idee que i’ay de l’esprit humain, entant qu’il est vne chose qui pense, et non estenduë en longueur, largeur et profondeur, et qui ne participe à Camusat – Le Petit, p. 61
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rien de ce qui appartient au corps, est incomparablement plus distincte que l’idée d’aucune chose corporelle : Et lorsque ie considere que ie doute, c’est à dire que ie suis vne chose incomplete et dependante, l’idée d’vn estre complet et independant, c’est à dire de Dieu, se presente à mon esprit auec tant de distinction et de clarté : Et de cela seul que cette idée se retrouue en moy, ou bien que ie suis, ou existe, moy qui possede cette idée, ie conclus si euidemment l’existence de Dieu, et que la mienne dépend entierement de luy en tous les momens de ma vie, que ie ne pense pas que l’esprit humain puisse rien connoistre auec plus d’euidence et de certitude. Et desia il me semble que ie découure vn chemin, qui nous conduira de cette contemplation du vray Dieu (dans laquelle tous les tresors de la science et de la sagesse sont renfermez) à la connoissance des autres choses de l’Vniuers.

Car premierement ie reconnois qu’il est impossible que iamais il AT IX-1, 43 me trompe, puis qu’en toute fraude et tromperie il se rencontre quelque sorte d’imperfection : Et quoy qu’il semble que pouuoir tromper soit vne marque de subtilité, ou de puissance, toutesfois vouloir tromper témoigne sans doute de la foiblesse ou de la malice. Et partant cela ne peut se rencontrer en Dieu.

En aprés i’experimente en moy-mesme vne certaine puissance de iuger, laquelle sans doute i’ay receuë de Dieu, de mesme que tout le reste des choses que ie Camusat – Le Petit, p. 62
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possede ; et comme il ne voudroit pas m’abuser, il est certain qu’il ne me l’a pas donnée telle, que ie puisse iamais faillir, lors que l’en vseray comme il faut. Et il ne resteroit aucun doute de cette verité, si l’on n’en pouuoit ce femble tirer cette consequence, qu’ainsi donc ie ne me puis iamais tromper ; Car si ie tiens de Dieu tout ce que ie possede, et s’il ne m’a point donné de puissance pour faillir, il semble que ie ne me doiue iamais abuser. Et de vray lors que ie ne pense qu’à Dieu, ie ne découure en moy aucune cause d’erreur ou de fausseté : Mais puis aprés reuenant à moy, l’experience me fait connoistre que ie suis neantmoins sujet à vne infinité d’erreurs, desquelles recherchant la cause de plus prés, ie remarque qu’il ne se presente pas seulement à ma pensée vne réelle et positiue idée de Dieu, ou bien d’vn estre souuerainement parfait, mais aussi, pour ainsi parler, vne certaine idée negatiue du neant, c’est à dire de ce qui est infiniment éloigné de toute sorte de perfection : Et que ie suis comme vn milieu entre Dieu et le neant, c’est à dire placé de telle sorte entre le souuerain estre et le non estre, qu’il ne se rencontre de vray rien en moy qui me puisse conduire dans l’erreur, entant qu’vn souuerain estre m’a produit : Mais que si ie me considere comme participant en quelque façon du neant ou du non estre, c’est à dire en tant que ie ne suis pas moy-mesme le souuerain estre, ie me trouue exposé à vne infinité de manquemens, de façon que ie ne me dois pas estonner si ie me trompe.

Camusat – Le Petit, p. 63
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Ainsi ie connois que l’erreur, entant que telle, n’est pas quelque chose de réel qui depende de Dieu, mais que c’est seulement vn defaut ; et partant que ie n’ay pas besoin pour faillir de quelque puissance qui m’ait esté donnée de Dieu particulierement pour cét effect, mais qu’il arriue que ie me trompe, de ce que la puissance que Dieu m’a donnée pour discerner le vray d’auec le faux, n’est pas en moy infinie.

Toutesfois cela ne me fatisfait pas encore tout à fait, car l’erreur n’est pas vne pure négation, c’est à dire, n’est pas le simple defaut ou manquement de quelque perfection qui ne m’est point AT IX-1, 44 deuë, mais plutost est vne priuation de quelque connoissance qu’il semble que ie deurois posseder : Et considerant la nature de Dieu, il ne me semble pas possible qu’il m’ait donné quelque faculté qui soit imparfaite en son genre, c’est à dire, qui manque de quelque perfection qui luy soit deuë : Car s’il est vray que plus l’artisan est expert, plus les ouurages qui sortent de ses mains sont parfaits et accomplis, quel estre nous imaginerons-nous auoir esté produit par ce souuerain Createur de toutes choses, qui ne soit parfait et entierement acheué en toutes ses parties ? Et certes il n’y a point de doute que Dieu n’ait peu me créer tel, que ie ne me peusse iamais tromper ; il est certain aussi qu’il veut tousiours ce qui est le meilleur ; m’est-il donc plus auantageux de faillir que de ne point faillir ?

Considerant cela auec plus d’attention, il me vient d’abord en la pensée que ie ne me dois point Camusat – Le Petit, p. 64
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estonner si mon intelligence n’est pas capable de comprendre pourquoy Dieu fait ce qu’il fait, et qu’ainsi ie n’ay aucune raison de douter de son existence, de ce que peut-estre ie voy par experience beaucoup d’autres choses, sans pouuoir comprendre pour quelle raison, ny comment Dieu les a produites : Car sçachant desia que ma nature est extremement foible et limitée, et au contraire que celle de Dieu est immense, incomprehensible, et infinie, ie n’ay plus de peine à reconnoistre qu’il y a vne infinité de choses en sa puissance, desquelles les causes surpassent la portée de mon esprit ; Et cette seule raison est suffisante pour me persuader que tout ce genre de causes qu’on a coustume de tirer de la fin, n’est d’aucun vsage dans les choses Physiques, ou naturelles : car il ne me semble pas que ie puisse sans temerité rechercher et entreprendre de découurir les fins impenetrables de Dieu.

De plus il me tombe encore en l’esprit, qu’on ne doit pas considerer vne seule creature separement, lors qu’on recherche si les ouurages de Dieu sont parfaits, mais generalement toutes les creatures ensemble : Car la mesme chose qui pourroit peut-estre auec quelque sorte de raison sembler fort imparfaite, si elle estoit toute seule, se rencontre tres-parfaite en sa nature, si elle est regardée comme partie de tout cét Vniuers : Et quoy que depuis que i’ay fait dessein de douter de toutes choses, ie n’ay connu certainement que mon existence, et celle de Dieu : Camusat – Le Petit, p. 65
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Toutesfois aussi depuis que i’ay reconnu l’infinie puissance de Dieu, ie ne sçaurois nier qu’il n’ait produit beaucoup d’autres choses, ou du moins qu’il n’en puisse produire, en sorte que i’cxiste, et sois placé dans le monde, comme faisant partie de l’vniuersité de tous les estres.

AT IX-1, 45 En suite de quoy me regardant de plus prés, et considerant quelles sont mes erreurs, (lesquelles seules témoignent qu’il a en moy de l’imperfection) ie trouue qu’elles dépendent du concours de deux causes, à sçauoir, de la puissance de connoistre qui est en moy ; et de la puissance d’élire, ou bien de mon libre arbitre ; c’est à dire, de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par l’entendement seul ie n’asseure ny ne nie aucune chose, mais ie conçoy seulement les idées des choses, que ie puis asseurer ou nier. Or en le considerant ainsi precisément, on peut dire qu’il ne se trouue iamais en luy aucune erreur, pourueu qu’on prenne le mot d’erreur en sa propre signification. Et encore qu’il y ait peut-estre vne infinité de choses dans le monde, dont ie n’ay aucune idée en mon entendement, on ne peut pas dire pour cela qu’il soit priué de ces idées, comme de quelque chose qui soit deuë à sa nature, mais seulement qu’il ne les a pas ; parce qu’en effet il n’y a aucune raison qui puisse prouuer, que Dieu ait deu me donner vne plus grande et plus ample faculté de connoistre, que celle qu’il m’a donnée ; et quelque adroit et sçauant ouurier que ie me le represente, ie ne dois Camusat – Le Petit, p. 66
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pas pour cela penser, qu’il ayt deu mettre dans chacun de ses ouurages toutes les perfections qu’il peut mettre dans quelques vns. Ie ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m’a pas donné vn libre arbitre, ou vne volonté assez ample et parfaite ; puis qu’en effet ie l’expérimente si vague et si étenduë, qu’elle n’est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cét endroit, est que de toutes les autres choses qui sont en moy, il n’y en a aucune si parfaite et si estenduë, que ie ne reconnoisse bien qu’elle pouroit estre encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si ie considere la faculté de conceuoir qui est en moy, ie trouue qu’elle est d’vne fort petite étenduë, et grandement limitée, et tout ensemble ie me represente l’idée d’vne autre faculté beaucoup plus ample, et mesme infinie ; et de cela seul que ie puis me representer son idée, ie connois sans difficulté qu’elle appartient à la nature de Dieu. En mesme façon, si j’examine la memoire, ou l’imagination, ou quelqu’autre puissance, ie n’en trouue aucune qui ne soit en moy tres petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moy estre si grande, que ie ne conçoy point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étenduë : En sorte que c’est elle principalement qui me fait connoistre que ie porte l’image, et la ressemblance de Dieu. Car encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moy, soit à raison de la AT IX-1, 46 Camusat – Le Petit, p. 67
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connoissance et de la puissance, qui s’y trouuant iointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’estend infiniment à plus de choses ; Elle ne me semble pas toutesfois plus grande, si ie la considere formellement et precisement en elle-mesme : Car elle consiste seulement en ce que nous pouuons faire vne chose, ou ne la faire pas, (c’est à dire affirmer ou nier, poursuiure ou fuir) ou plustost seulement en ce que pour affirmer ou nier, poursuiure ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force exterieure nous y contraigne. Car afin que ie sois libre, il n’est pas necessaire que ie sois indifferent à choisir l’vn ou l’autre des deux contraires, mais plutost d’autant plus que ie panche vers l’vn, soit que ie connoisse euidemment que le bien et le vray s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’interieur de ma pensée, d’autant plus librement i’en fais choix, et ie l’embrasse : Et certes la grace diuine et la connoissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plustost, et la fortifient. De façon que cette indifference que ie sens, lors que ie ne suis point emporté vers vn costé plustost que vers vn autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutost paroistre vn défaut dans la connoissance, qu’vne perfection dans la volonté ; car si ie connoissois tousiours clairement ce qui est vray, et ce qui est bon, ie ne serois iamais en peine Camusat – Le Petit, p. 68
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de deliberer quel iugement, et quel choix ie deurois faire ; et ainsi ie serois entierement libre, sans iamais estre indifferent.

De tout cecy ie reconnois que ny la puissance de vouloir, laquelle i’ay receuë de Dieu, n’est point d’elle-mesme la cause de mes erreurs : car elle est tres ample et tres parfaite en son espece ; ny aussi la puissance d’entendre ou de conceuoir : car ne conceuant rien que par le moyen de cette puissance que Dieu m’a donnée pour conceuoir, sans doute que tout ce que ie conçoy, ie le conçoy comme il faut, et il n’est pas possible qu’en cela ie me trompe. D’où est-ce donc que naissent mes erreurs ? c’est à sçauoir, de cela seul, que la volonté estant beaucoup plus ample et plus étenduë que l’entendement, ie ne la contiens pas dans les mesmes limites, mais que ie l’estens aussi aux choses que ie n’entens pas ; ausquelles estant de soy indifferente, elle s’égare fort aisement, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vray. Ce qui fait que ie me trompe, et que ie peche.

Par exemple, examinant ces iours passez si quelque chose existoit dans le monde, et connoissant que de cela seul que i’examinois AT IX-1, 47 cette question, il suiuoit tres-éuidemment que l’existois moy-mesme, ie ne pouuois pas m’empescher de iuger qu’vne chose que ie conceuois si clairement estoit vraye, non que ie m’y trouuasse forcé par aucune cause exterieure, mais seulement, parce que d’vne grande clarté qui estoit en mon entendement, suiuya suiuy vne grande Camusat – Le Petit, p. 69
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inclination en ma volonté ; et ie me suis porté à croire auec d’autant plus de liberté, que ie me suis trouué auec moins d’indifference. Au contraire, à present ie ne connois pas seulement que i’existe, en tant que ie suis quelque chose qui pense, mais il se presente auffi à mon esprit vne certaine idée de la nature corporelle, ce qui fait que ie doute si cette nature qui pense qui est en moy, ou plutost par laquelle ie suis ce que ie suis, est different de cette nature corporelle, ou bien si toutes deux ne sont qu’vne mesme chose : Et ie suppose icy que ie ne connois encore aucune raison, qui me persuade plustost l’vn que l’autre : d’où il suit que ie suis entierement indifferent à le nier, ou à l’assurer, ou bien mesme à m’abstenir d’en donner aucun iugement.

Et cette indifference ne s’étend pas seulement aux choses dont l’entendement n’a aucune connoissance, mais generalement aussi à toutes celles qu’il ne découure pas auec vne parfaite clarté, au moment que la volonté en delibere ; car pour probables que soyent les coniectures qui me rendent enclin à iuger quelque chose, la seule connoissance que i’ay que ce ne sont que des coniectures, et non des raisons certaines et indubitables, suffit pour me donner occasion de iuger le contraire : Ce que i’ay suffisamment experimenté ces iours passez, lors que i’ay posé pour faux, tout ce que i’auois tenu auparauant pour tres-veritable, pour cela seul que i’ay remarqué que l’on en pouuoit douter en quelque sorte.

Camusat – Le Petit, p. 70
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Or ie m’abstiens de donner mon iugement sur vne chose, lors que ie ne la conçoy pas auec assez de clarté et de distinction, il est éuident que i’en vse fort bien, et que ie ne suis point trompé ; Mais si ie me determine à la nier, ou asseurer, alors ie ne me sers plus comme ie dois de mon libre arbitre ; Et si i’assure ce qui n’est pas vray, il est euident que ie me trompe ; mesme aussi encore que ie iuge selon la verité, cela n’arriue que par hazard, et ie ne laisse pas de faillir, et d’vser mal de mon libre arbitre ; Car la lumiere naturelle nous enseigne, que la connoissance de l’entendement doit tousiours preceder la determination de la volonté. Et c’est dans ce mauuais vsage du libre arbitre, que se rencontre la priuation qui AT IX-1, 48 constituë la forme de l’erreur. La priuation, dis-je, se rencontre dans l’operation, en tant qu’elle procede de moy, mais elle ne se trouue pas dans la puissance que i’ay receuë de Dieu, ny mesme dans l’operation, en tant qu’elle depend de luy. Car ie n’ay certes aucun sujet de me plaindre, de ce que Dieu ne m’a pas donné vne intelligence plus capable, ou vne lumiere naturelle plus grande que celle que ie tiens de luy ; puis qu’en effet il est du propre de l’entendement finy, de ne pas comprendre vne infinité de choses, et du propre d’vn entendement crée d’estre finy : Mais i’ay tout sujet de luy rendre grâces, de ce que ne m’ayant iamais rien deu, il m’a neantmoins donné tout le peu de perfections qui est en moy ; bien loin de conceuoir des sentiments si iniustes, que de m’imaginer qu’il Camusat – Le Petit, p. 71
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m’ait osté, ou retenu iniustement les autres perfections qu’il ne m’a point données. Ie n’ay pas aussi sujet de me plaindre, de ce qu’il m’a donné vne volonté plus étenduë que l’entendement, puis que la volonté ne consistant qu’en vne seule chose, et son sujet estant comme indiuisible, il semble que sa nature est telle qu’on ne luy sçauroit rien oster sans la destruire ; Et certes plus elle se trouue estre grande, et plus i’ay à remercier la bonté de celuy qui me l’a donnée. Et enfin ie ne dois pas aussi me plaindre, de ce que Dieu concourt auec moy pour former les actes de cette volonté, c’est à dire les iugemens dans lesquels ie me trompe : Parce que ces actes-là sont entièrement vrays, et absolument bons, en tant qu’ils dependent de Dieu, et il y a en quelque sorte plus de perfection en ma nature, de ce que ie les puis former, que si ie ne le pouuois pas. Pour la priuation dans laquelle seule consiste la raison formelle de l’erreur, et du peché, elle n’a besoin d’aucun concours de Dieu, puis que ce n’est pas vne chose, ou vn estre, et que si on la rapporte à Dieu comme à sa cause, elle ne doit pas estre nommée priuation, mais seulement negation, selon la signification qu’on donne à ces mots dans l’Eschole.

Car en effect ce n’est point vne imperfection en Dieu, de ce qu’il m’a donné la liberté de donner mon iugement, ou de ne le pas donner, sur certaines choses dont il n’a pas mis vne claire et distincte connoissance en mon entendement ; mais sans doute Camusat – Le Petit, p. 72
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c’est en moy vne imperfection, de ce que ie n’en vse pas bien, et que ie donne temerairement mon iugement, sur des choses que ie ne conçoy qu’auec obscurité et confusion.

Ie voy neantmoins qu’il estoit aisé à Dieu de faire en sorte que ie ne me trompasse iamais, quoy que ie demeurasse libre, et d’vne connoissance bornée, à sçauoir, en donnant à mon entendement AT IX-1, 49 vne claire et distincte intelligence de toutes les choses dont ie deuois iamais deliberer, ou bien seulement s’il eust si profondement graué dans ma memoire la resolution de ne iuger iamais d’aucune chose sans la conceuoir clairement et distinctement, que ie ne la peusse iamais oublier. Et ie remarque bien qu’en tant que ie me considere tout seul, comme s’il n’y auoit que moy au monde, i’aurois esté beaucoup plus parfait que ie ne suis, si Dieu m’auoit crée tel que ie ne faillisse iamais. Mais ie ne puis pas pour cela nier, que ce ne soit en quelque façon vne plus grande perfection dans tout l’Vniuers, de ce que quelques vnes de ses parties ne sont pas exemptes de deffaut, que si elles estoient toutes semblables ; Et ie n’ay aucun droit de me plaindre, si Dieu m’ayant mis au monde n’a pas voulu me mettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites ; mesme i’ay sujet de me contenter de ce que s’il ne m’a pas donné la vertu de ne point faillir, par le premier moyen que i’ay cy-dessus declaré, qui depend d’vne claire et éuidente connoissance de toutes les choses dont ie puis deliberer, Camusat – Le Petit, p. 73
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il a au moins laissé en ma puissance l’autre moyen, qui est de retenir fermement la resolution de ne iamais donner mon iugement sur les choses dont la verité ne m’est pas clairement connuë ; Car quoy que ie remarque cette foiblesse en ma nature, que ie ne puis attacher continuellement mon esprit à vne mesme pensée, ie puis toutesfois par une meditation attentiue et souuent reitérée, me l’imprimer si fortement en la memoire que ie ne manque iamais de m’en ressouuenir, toutes les fois que j’en auray besoin, et acquerir de cette façon l’habitude de ne point faillir ; Et d’autant que c’est en cela que consiste la plus grande et principale perfection de l’homme, i’estime n’auoir pas peu gagné en cettepar cette Meditation, d’auoirque d’auoir découuert la cause des faussetez et des erreurs.

Et certes il n’y en peut auoir d’autre que celle que i’ay expliquée ; Car toutes les fois que ie retiens tellement ma volonté dans les bornes de ma connoissance, qu’elle ne fait aucun iugement que des choses qui luy sont clairement et distinctement representées par l’entendement, il ne se peut faire que ie me trompe ; Parce que toute conception claire et distincte est sans doute quelque chose de réel, et de positif, et partant ne peut tirer son origine du neant, mais doit necessairement auoir Dieu pour son auteur, Dieu, dis-je, qui AT IX-1, 50 estant souuerainement parfait ne peut estre cause d’aucune erreur ; Et par consequent Camusat – Le Petit, p. 74
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il faut conclure qu’vne telle conception, ou vn tel iugement est veritable.

Au reste ie n’ay pas seulement apris auiourd’huy ce que ie dois éuiter pour ne plus faillir, mais aussi ce que ie dois faire pour paruenir à la connoissance de la verité. Car certainement j’y paruiendray si i’arreste suffisamment mon attention sur toutes les choses que ie conceuray parfaitement, et si ie les separe des autres que ie ne comprens qu’auec confusion, et obscurité. A quoy doresnauant ie prendray soigneusement garde.

Camusat – Le Petit, p. 75
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MEDITATION CINQVIÉME.
De l’essence des choses materielles : Et de rechef de Dieu, qu’il existe.

Il me reste beaucoup d’autres choses à examiner touchant les Atributs de Dieu, et touchant ma propre nature, c’est à dire celle de mon esprit ; mais i’en reprendray peut-estre vne autrefois la recherche. Maintenant (aprés auoir remarqué ce qu’il faut faire ou éuiter pour paruenir à la connoissance de la verité) ce que i’ay principalement à faire, est d’essayer de sortir, et me débarasser de tous les doutes, où ie suis tombé ces iours passez, et voir si l’on ne peut rien connoistre de certain touchant les choses materielles.

Mais auant que i’examine s’il y a de telles choses qui existent hors de moy, ie dois considerer leurs idées, Camusat – Le Petit, p. 76
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en tant qu’elles sont en ma pensée, et voir quelles sont celles qui sont distinctes, et quelles sont celles qui sont confuses.

En premier lieu, i’imagine distinctement cette quantité, que les Philosophes appellent vulgairement la quantité continuë, ou bien l’extension en longueur, largeur, et profondeur, qui est en cette quantité, ou plutost en la chose à qui on l’attribuë. De plus ie puis nombrer en elle plusieurs diuerses parties, et attribuer à chacune de ces parties toutes sortes de grandeurs, de figures, de situations, et de mouuemens : Et enfin ie puis assigner à chacun de ces mouuemens toutes sortes de durées.

Et ie ne connois pas seulement ces choses auec distinction, lorsque ie les considere en general ; mais aussi pour peu que i’y applique mon attention, ie conçoy vne infinité de particularitez touchant les AT IX-1, 51 nombres, les figures, les mouuemens, et autres choses semblables, dont la verité se fait paroistre auec tant d’euidence, et s’accorde si bien auec ma nature, que lors que ie commence à les découurir, il ne me semble pas que i’apprenne rien de nouueau, mais plutost que ie me ressouuiens de ce que ie sçauois desia auparauant, c’est à dire, que i’aperçoy des choses qui estoient desia dans mon esprit, quoy que ie n’eusse pas encore tourné ma pensée vers elles.

Et ce que ie trouue icy de plus considerable, est que ie trouue en moy vne infinité d’idées de certaines choses, qui ne peuuent pas estre estimées vn pur Camusat – Le Petit, p. 77
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neant, quoy que peut-estre elles n’ayent aucune existanceexistence hors de ma pensée ; et qui ne sont pas feintes par moy, bien qu’il soit en ma liberté de les penser, ou ne les penser pas ; mais elles ont leurs natures vrayes et immuables. Comme, par exemple, lorsque i’imagine vn triangle, encore qu’il n’y ait peut-estre en aucun lieu du monde hors de ma pensée vne telle figure, et qu’il n’y en ait iamais eu, il ne laisse pas neantmoins d’y auoir vne certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et eternelle, que ie n’ay point inuentée, et qui ne dépend en aucune façon de mon esprit ; comme il paroist de ce que l’on peut demonstrer diuerses proprietez de ce triangle, à sçauoir, que ses trois angles sont égaux à deux droits, que le plus grand angle est soustenu par le plus grand costé, et autres semblables, lesquelles maintenant, soit que ie le veuille, ou non, ie reconnois tres-clairement et tres-euidemment estre en luy, encore que ie n’y aye pensé auparauant en aucune façon, lors que ie me suis imaginé la première fois vn triangle ; et partant on ne peut pas dire que ie les aye feintes, et inuentées.

Et ie n’ay que faire icy de m’obiecter, que peut-estre cette idée du triangle est venuë en mon esprit par l’entremife de mes sens, parce que i’ay veu quelquefois des corps de figure triangulaire ; Car ie puis former en mon esprit vne infinité d’autres figures, dont on ne peut auoir le moindre soupçon que iamais elles me soient tombées sous les sens, et ie ne laisse Camusat – Le Petit, p. 78
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pas toutefois de pouuoir demonstrer diuerses proprietez touchant leur nature, aussi bien que touchant celle du triangle : lesquelles certes doiuent estre toutes vrayes, puis que ie les conçoy clairement, et partant elles sont quelque chose, et non pas vn pur neant : car il est tres-euident que tout ce qui est vray est quelque chose ; Et i’ay desia amplement demonstré cy-dessus que toutes les choses que ie connois clairement et AT IX-1, 52 distinctement sont vrayes. Et quoy que ie ne l’eusse pas demonstré, toutefois la nature de mon esprit est telle, que ie ne me sçaurois empescher de les estimer vrayes, pendant que ie les conçoy clairement et distinctement. Et ie me ressouuiens, que lors mesme que i’estois encore fortement attaché aux objects des sens, i’auois tenu au nombre des plus constantes veritez, celles que ie conceuois clairement et distinctement touchant les figures, les nombres, et les autres choses qui appartiennent à l’Arithmetique, et à la Geometrie.

Or maintenant si de cela seul que ie puis tirer de ma pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que ie reconnois clairement et distinctement appartenir à cette chose, luy appartient en effect, ne puis-je pas tirer de cecy vn argument, et vne preuue demonstratiue de l’existence de Dieu ? Il est certain que ie ne trouue pas moins en moy son idée, c’est à dire, l’idée d’vn estre souuerainement parfait, que celle de quelque figure, ou de quelque nombre que ce soit ; Et ie ne connois pas moins clairement et Camusat – Le Petit, p. 79
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distinctement, qu’vne actuelle, et eternelle existence appartient à sa nature, que ie connois que tout ce que ie puis démonstrer de quelque figure, ou de quelque nombre, appartient veritablement à la nature de cette figure, ou de ce nombre ; Et partant encore que tout ce que i’ay conclu dans les meditations precedentes, ne se trouuast point veritable, l’existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi certaine, que i’ay estimé iusques icy toutes les veritez des Mathematiques, qui ne regardent que les nombres, et les figures ; bien qu’à la verité cela ne paroisse pas d’abord entierement manifeste, mais semble auoir quelque apparence de Sophisme. Car ayant accoustumé dans toutes les autres choses de faire distinction entre l’existence, et l’essence, ie me persuade aysemẽt que l’existence, peut estre separée de l’essence de Dieu, et qu’ainsi on peut conceuoir Dieu comme n’estant pas actuellement. Mais neantmoins lors que i’y pense auec plus d’attention, ie trouue manifestement que l’existence ne peut non plus estre separée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’vn triangle rectiligne, la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits : ou bien de l’idée d’vne montagne, l’idée d’vne valée ; En sorte qu’il n’y a pas moins de repugnance de conceuoir vn Dieu (c’est à dire vn estre souuerainement parfait) auquel manque l’existence (c’est à dire auquel manque quelque perfection) que de conceuoir vne montagne qui n’ait point de valée.

Mais encore qu’en effect ie ne puisse pas Camusat – Le Petit, p. 80
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conceuoir vn Dieu sans existence, non plus qu’vne montagne sans valée, toutesfois comme de cela seul que ie conçoy vne montagne auec vne valée, il ne s’ensuit AT IX-1, 53 pas qu’il y ait aucune montagne dans le monde ; De mesme aussi quoy que ie conçoiue Dieu auec l’existence, il semble qu’il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y en ait aucun qui existe : Car ma pensée n’impose aucune necessité aux choses ; Et comme il ne tient qu’à moy d’imaginer vn cheual aislé, encore qu’il n’y en ait aucun qui ait des aisles, ainsi ie pourois peut-estre attribuer l’existence à Dieu, encore qu’il n’y eust aucun Dieu qui existast. Tant s’en faut, c’est icy qu’il y a vn Sophisme caché sous l’apparence de cette objection ; car de ce que ie ne puis conceuoir vne montagne sans valée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait au monde aucune montagne, ny aucune valée, mais seulement que la montagne et la valée, soit qu’il y en ait, soit qu’il n’y en ait point, ne se peuuent en aucune façon separer l’vne d’auec l’autre : Au lieu que de cela seul, que ie ne puis conceuoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inseparable de luy, et partant qu’il existe véritablement ; non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte, et qu’elle impose aux choses aucune necessité ; mais au contraire parce que la necessité de la chose mesme, à sçauoir, de l’existence de Dieu, determine ma pensée à le conceuoir de cette façon. Car il n’est pas en ma liberté de conceuoir vn Dieu sans existence (c’est à dire vn estre souuerainement parfait sans Camusat – Le Petit, p. 81
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vne souueraine perfection) comme il m’est libre d’imaginer vn cheual sans aisles ou auec des aisles.

Et on ne doit pas dire icy qu’il est à la verité necessaire que i’auoüe que Dieu existe, aprés que i’ay supposé qu’il possede toutes sortes de perfections, puis que l’existence en est vne, mais qu’en effect ma premiere supposition n’estoit pas necessaire ; de mesme qu’il n’est point necessaire de penser que toutes les figures de quatre costez se peuuent inscrire dans le cercle, mais que, supposant que i’aye cette pensée, ie suis contraint d’auoüer que le rhombe se peut inscrire dans le cercle, puis que c’est vne figure de quatre costez ; et ainsi ie seray contraint d’auoüer vne chose fausse. On ne doit point, dis-je, alleguer cela : car encore qu’il ne soit pas necessaire que ie tombe iamais dans aucune pensée de Dieu, neantmoins toutes les fois qu’il m’arriue de penser à vn estre premier et souuerain, et de tirer, pour ainsi dire, son idée du tresor de mon esprit, il est necessaire que ie luy attribuë toutes sortes de perfections, quoy que ie ne vienne pas à les nombrer toutes, et à appliquer mon attention sur chacune d’elles en particulier. Et cette necessité est suffisante pour me faire conclure (apres que i’ay reconnu que l’existence est vne perfection) que cét estre premier et souuerain existe veritablement ; de mesme qu’il n’est pas necessaire que i’imagine iamais aucun triangle, mais AT IX-1, 54 toutes les fois que ie veux considerer vne figure rectiligne composée seulement de trois angles, il est absolument Camusat – Le Petit, p. 82
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necessaire que ie luy attribuë toutes les choses qui servent à conclure, que ses trois angles ne sont pas plus grands que deux droicts, encore que peut-estre ie ne considere pas alors cela en particulier. Mais quand i’examine quelles figures sont capables d’estre inscrites dans le cercle, il n’est en acune façon necessaire que ie pense que toutes les figures de quatre costez sont de ce nombre ; au contraire ie ne puis pas mesme feindre que cela soit, tant que ie ne voudray rien recevoir en ma pensée, que ce que ie pouray conceuoir clairement et distinctement. Et par consequent il y a vne grande difference entre les fausses supositions, comme est celle-cy, et les veritables idées qui sont nées auec moy, dont la premiere et principale est celle de Dieu.

Car en effect ie reconnois en plusieurs façons que cette idée n’est point quelque chose de feint ou d’inuenté, dépendant seulement de ma pensée, mais que c’est l’image d’vne vraye, et immuable nature. Premierement à cause que ie ne sçaurois conceuoir autre chose que Dieu seul, à l’essence de laquelle l’existence appartienne auec necessité. Puis aussi pource qu’il ne m’est pas possible de conceuoir deux ou plusieurs Dieux de mesme façon. Et posé qu’il y en ait vn maintenant qui existe, ie voy clairement qu’il est necessaire qu’il ait esté auparauant de toute éternité, et qu’il soit eternellement à l’auenir. Et enfin parce que ie connois vne infinité d’autres choses en Dieu, desquelles ie ne puis rien diminuer, ny changer.

Camusat – Le Petit, p. 83
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Au reste de quelque preuue et argument que ie me serue, il en faut touiours reuenir là, qu’il n’y a que les choses que ie conçoy clairement et distinctement, qui ayent la force de me persuader entierement. Et quoy qu’entre les choses que ie conçoy de cette sorte, il y en ait à la verité quelques vnes manifestement connuës d’vn chacun, et qu’il y en ait d’autres aussi qui ne se découurent qu’à ceux qui les considerent de plus prés, et qui les examinent plus exactement, toutesfois aprés qu’elles font vne fois découuertes, elles ne sont pas estimées moins certaines les vnes que les autres. Comme, par exemple, en tout triangle rectangle, encore qu’il ne paroisse pas d’abord si facilement que le quarré de la base est égal aux quarrés des deux autres costez, comme il est éuident que cette base est opposée au plus grand angle, neantmoins depuis que cela a esté vne fois reconnu, on est autant persuadé de la verité de l’vn que de l’autre. Et pour ce qui est de Dieu, certes, si mon esprit n’estoit preuenu d’aucuns preiugez, et que ma pensée ne se trouuast point diuertie par la presence continuelle des images des choses sensibles, AT IX-1, 55 il n’y auroit aucune chose que ie connoisseconnusse plustost, ny plus facilement que luy ; Car y a-t’il rien de soy plus clair et plus manifeste, que de penser qu’il y a vn Dieu, c’est à dire vn estre souuerain et parfait, en l’idée duquel seul l’existence necessaire ou eternelle est comprise, et par consequent qui existe ?

Et quoy que pour bien conceuoir cette verité, Camusat – Le Petit, p. 84
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i’aye eu besoin d’vne grande application d’esprit : Toutesfois à present ie ne m’en tiens pas seulement aussi asseuré, que de tout ce qui me semble le plus certain : Mais outre cela ie remarque que la certitude de toutes les autres choses en depend si absolument, que sans cette connoissance il est impossible de pouuoir iamais rien sçauoir parfaitement.

Car encore que ie sois d’vne telle nature, que dés aussi-tost que ie comprens quelque chose fort clairement et fort distinctement, ie suis naturellement porté à la croire vraye ; neantmoins parce que ie suis aussi d’vne telle nature, que ie ne puis pas auoir l’esprit tousiours attaché à vne mesme chose, et que souuent ie me ressouuiens d’auoir iugé vne chose estre vraye, lors que ie cesse de considerer les raisons qui m’ont obligé à la iuger telle, il peut arriuer pendant ce temps là que d’autres raisons se presentent à moy, lesquelles me feroient aisement changer d’opinion, si i’ignorois qu’il y eust vn Dieu ; Et ainsi ie n’aurois iamais vne vraye et certaine science d’aucune chose que ce soit, mais seulement de vagues et inconstantes opinions.

Comme, par exemple, lors que ie considere la nature du triangle, ie connois euidemment, moy qui suis vn peu versé dans la Geometrie, que ses trois angles sont égaux à deux droits ; e il ne m’est pas possible de ne le point croire, pendant que i’applique ma pensée à la démonstration ; mais aussi-tost que ie l’en détourne, encore que ie me ressouuienne Camusat – Le Petit, p. 85
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de l’auoir clairement comprise ; Toutesfois il se peut faire aisement que ie doute de sa verité, si i’ignore qu’il y ait vn Dieu : Car ie puis me persuader d’auoir esté fait tel par la Nature, que ie me puisse aisement tromper, mesme dans les choses que ie croy comprendre auec le plus d’éuidence, et de certitude : Veu principalement que ie me ressouuiens d’auoir souuent estimé beaucoup de choses pour vrayes et certaines, lesquelles par aprés d’autres raisons m’ont porté à iuger absolument fausses.

Mais aprés que i’ay reconnu qu’il y a vn Dieu, pource qu’en mesme temps i’ay reconnu aussi que toutes choses dépendent de luy, et qu’il n’est point trompeur, et qu’en suite de cela i’ay iugé que tout ce que ie conçoy clairement et distinctement ne peut manquer d’estre vray ; encore que ie ne pense plus aux raisons pour lesquelles AT IX-1, 56 i’ay iugé cela estre veritable, pourueu que ie me ressouuienne de l’auoir clairement et distinctement compris, on ne me peut apporter aucune raison contraire, qui me le face iamais reuoquer en doute, et ainsi i’en ay vne vraye et certaine science. Et cette mesme science s’estend aussi à toutes les autres choses que ie me ressouuiens d’auoir autrefois demonstrées, comme aux veritez de la Geometrie, et autres semblables : Car qu’est-ce que l’on me peut obiecter, pour m’obliger à les reuoquer en doute ? Me dira-t’on que ma nature est telle que ie suis fort sujet à me méprendre ? Mais ie sçay desia que ie ne puis me tromper dans les iugemens dont ie Camusat – Le Petit, p. 86
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connois clairement les raisons : Me dira-t’on que i’ay tenu autrefois beaucoup de choses pour vrayes, et certaines, lesquelles i’ay reconnu par apres estre fausses ? Mais ie n’auois connu clairement ny distinctement aucunes de ces choses-là, et ne sçachant point encore cette regle par laquelle ie m’asseure de la verité, i’auois esté porté à les croire, par des raisons que i’ay reconnu depuis estre moins fortes, que ie ne me les estois pour lors imaginées. Que me pourra-t’on doncques obiecter dauantage ? que peut-estre ie dors (comme ie me l’estois moy-mesme objecté cy-deuant) ou bien que toutes les pensées que i’ay maintenant ne sont pas plus vrayes que les réueries que nous imaginons estans endormis ? Mais quand bien mesme ie dormirois, tout ce qui se presente à mon esprit auec éuidence, est absolument veritable. Et ainsi ie reconnois tres-clairement que la certitude, et la verité de toute science, depend de la seule connoissance du vray Dieu ; En sorte qu’auant que ie le connoisseconnusse ie ne pouuois sçauoir parfaitement aucune autre chose. Et à present que ie le connois, i’ay le moyen d’acquerir vne science parfaite touchant vne infinité de choses, non seulement de celles qui sont en luy, mais aussi de celles qui appartiennent à la nature corporelle, en tant qu’elle peut seruir d’objet aux demonstrations des Geometres, lesquels n’ont point d’égard à son existence.

Camusat – Le Petit, p. 87
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AT IX-1, 57

MEDITATION SIXIÉME.
De l’existence des choses materielles, et de la réelle distinction entre l’ame et le corps de l’homme.

Il ne me reste plus maintenant qu’à examiner s’il y a des choses materielles, et certes au moins sçay-je desia qu’il y en peut auoir, entant qu’on les considere comme l’objet des demonstrations de Geometrie, veu que de cette façon ie les conçoy fort clairement et fort distinctement. Car il n’y a point de doute que Dieu n’ait la puissance de produire toutes les choses que ie suis capable de conceuoir auec distinction ; et ie n’ay iamais iugé qu’il luy fust impossible de faire quelque chose, qu’alors que ie trouuois de la contradiction à la pouuoir bien conceuoir. De plus la faculté d’imaginer qui est en moy, et de laquelle ie voy par Camusat – Le Petit, p. 88
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experience que ie me sers lors que ie m’applique à la consideration des choses materielles, est capable de me persuader leur existence : car quand ie considere attentiuement ce que c’est que l’imagination, ie trouue qu’elle n’est autre chose qu’vne certaine application de la faculté qui connoist, au corps qui luy est intimement present, et partant qui existe.

Et pour rendre cela tres-manifeste ; ie remarque premierement la difference qui est entre l’imagination, et la pure intellection, ou conception. Par exemple, lors que i’imagine vn triangle, ie ne le conçoy pas seulement comme vne figure composée et comprise de trois lignes, mais outre cela ie considere ces trois lignes comme presentes par la force et l’application interieure de mon esprit ; et c’est proprement ce que i’appelle imaginer. Que si ie veux penser à vn Chiliogone, ie conçoy bien à la verité que c’est vne figure composée de mille costez, aussi facilement que ie conçoy qu’vn triangle est vne figure composée de trois costez seulement, mais ie ne puis pas imaginer les mille costez d’vn Chiliogone, comme ie fais les trois d’vn triangle, ny pour ainsi dire, les regarder comme presens auec les yeux de mon esprit. Et quoy que suiuant la coustume que i’ay de me seruir tousiours de mon imagination, lors que ie pense aux choses corporelles, il arriue qu’en conceuant vn Chiliogone ie me represente confusement quelque figure, toutesfois il est tres euident que cette figure n’est point vn Chiliogone ; Camusat – Le Petit, p. 89
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Puis qu’elle ne differe nullement de celle que ie me representerois, si ie pensois à vn Myriogone, ou à quelque autre figure de beaucoup de costez ; et qu’elle ne sert en AT IX-1, 58 aucune façon à découurir les proprietez qui font la difference du Chiliogone d’auec les autres Polygones.

Que s’il est question de considerer vn Pentagone, il est bien vray que ie puis conceuoir sa figure, aussi bien que celle d’vn Chiliogone, sans le secours de l’imagination ; mais ie la puis aussi imaginer en appliquant l’attention de mon esprit à chacun de ses cinq costez, et tout ensemble à l’aire, ou à l’espace qu’ils renferment. Ainsi ie connois clairement que i’ay besoin d’vne particuliere contention d’esprit pour imaginer, de laquelle ie ne me sers point pour conceuoir ; et cette particuliere contention d’esprit montre éuidemment la difference qui est entre l’imagination, et l’intellection, ou conception pure.

Ie remarque outre cela que cette vertu d’imaginer qui est en moy, entant qu’elle differe de la puissance de conceuoir, n’est en aucune sorte necessaire à ma nature, ou à mon essence, c’est à dire à l’essence de mon esprit ; car encore que ie ne l’eusse point, il est sans doute que ie demeurerois tousiours le mesme que ie suis maintenant : d’où il semble que l’on puisse conclure qu’elle dépend de quelque chose qui differe de mon esprit ; Et ie conçoy facilement que si quelque corps existe, auquel mon esprit soit conjoint et vny de telle sorte, qu’il se puisse appliquer Camusat – Le Petit, p. 90
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à le considerer quand il luy plaist, il se peut faire que par ce moyen il imagine les choses corporelles, en sorte que cette façon de penser differe seulement de la pure intellection, en ce que l’esprit en conceuant se tourne en quelque façon vers soy-mesme, et considere quelqu’vne des idées qu’il y aqu’il a a en soy ; mais en imaginant il se tourne vers le corps, et y considere quelque chose de conforme à l’idée qu’il a formée de soy mesme, ou qu’il a receuë par les sens. Ie conçoy, dis-je, aisement que l’imagination se peut faire de cette sorte, s’il est vray qu’il y ait des corps ; Et parce que ie ne puis rencontrer aucune autre voye pour expliquer comment elle se fait, ie coniecture de là probablement qu’il y en a ; Mais ce n’est que probablement, et quoy que i’examine soigneusement toutes choses, ie ne trouue pas neantmoins que de cette idée distincte de la nature corporelle, que i’ay en mon imagination, ie puisse tirer aucun argument qui concluë auec necessité l’existence de quelque corps.

Or i’ay accoustumé d’imaginer beaucoup d’autres choses, outre cette nature corporelle qui est l’objet de la Geométrie ; à sçauoir, les couleurs, les sons, les saueurs, la douleur, et autres choses semblables, quoy que moins distinctement : Et d’autant que i’apperçoy beaucoup mieux ces choses-là par les sens, par l’entremise desquels, et de la memoire, elles semblent estre paruenuës iusqu’à mon imagination ; AT IX-1, 59 ie croy que pour les examiner plus commodement, il est à Camusat – Le Petit, p. 91
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propos que i’examine en mesme temps ce que c’est que sentir, et que ie voye si des idées que ie reçoy en mon esprit par cette façon de penser, que i’appelle sentir, ie puis tirer quelque preuue certaine de l’existence des choses corporelles.

Et premierement ie rappelleray dans ma memoire quelles sont les choses que i’ay cy-deuant tenuës pour vrayes, comme les ayant receuës par les sens, et sur quels fondemens ma creance estoit appuyéappuyée ; En aprés i’examineray les raisons qui m’ont obligé depuis à les reuoquer en doute ; Et enfin ie considereray ce que i’en dois maintenant croire.

Premierement doncques i’ay senty que i’auois vne teste, des mains, des pieds, et tous les autres membres dont est composé ce corps que ie considerois comme vne partie de moy-mesme, ou peut-estre aussi comme le tout : De plus i’ay senty que ce corps estoit placé entre beaucoup d’autres, desquels il estoit capable de receuoir diuerses commoditez et incommoditez, et ie remarquois ces commoditez par vn certain sentiment de plaisir ou volupté, et les incommoditez par vn sentiment de douleur. Et outre ce plaisir et cette douleur, ie ressentois aussi en moy la faim, la soif, et d’autres semblables appetits, comme aussi de certaines inclinations corporelles vers la ioye, la tristesse, la colere, et autres semblables passions. Et au dehors outre l’extension, les figures, les mouuemens des corps, ie remarquois en eux de la dureté, de la chaleur, et toutes les autres qualitez qui Camusat – Le Petit, p. 92
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tombent sous l’attouchement ; De plus i’y remarquois de la lumiere, des couleurs, des odeurs, des saueurs, et des sons, dont la varieté me donnoit moyen de distinguer le Ciel, la Terre, la Mer, et generalement tous les autres corps les vns d’auec les autres.

Et certes, considerant les idées de toutes ces qualitez qui se presentoient à ma pensée, et lesquelles seules ie sentois proprement et immediatement, ce n’estoit pas sans raison que ie croyois sentir des choses entierement differentes de ma pensée, à sçauoir, des corps d’où procedoient ces idées ; Car i’experimentois qu’elles se presentoient à elle sans que mon consentement y fust requis, en sorte que ie ne pouuois sentir aucun objet, quelque volonté que i’en eusse, s’il ne se trouuoit present à l’organe d’vn de mes sens ; et il n’estoit nullement en mon pouuoir de ne le pas sentir, lors qu’il s’y trouuoit present.

AT IX-1, 60 Et parce que les idées que ie receuois par les sens estoient beaucoup plus viues, plus expresses, et mesme à leur façon plus distinctes, qu’aucunes de celles que ie pouuois feindre de moy-mesme en meditant, ou bien que ie trouuois imprimées en ma memoire, il sembloit qu’elles ne pouuoient proceder de mon esprit. De façon qu’il estoit necessaire qu’elles fussent causées en moy par quelques autres choses : Desquelles choses n’ayant aucune connoissance, sinon celle que me donnoient ces mesmes idées, il ne me pouuoit venir autre chose en l’esprit, sinon que ces Camusat – Le Petit, p. 93
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choses-là estoient semblables aux idées qu’elles causoient.

Et pource que ie me ressouuenois aussi que ie m’estois plustost seruy des sens, que de la raison, et que ie reconnoissois que les idées que ie formois de moy-mesme, n’estoient pas si expresses, que celles que ie receuois par les sens, et mesme qu’elles estoient le plus souuent composées des parties de celles-cy, ie me persuadois aisement que ie n’auois aucune idée dans mon esprit, qui n’eust passé auparauant par mes sens.

Ce n’estoit pas aussi sans quelque raison que ie croyois que ce corps (lequel par vn certain droit particulier i’appellois mien), m’appartenoit plus proprement, et plus étroittement que pas vn autre ; Car en effect ie n’en pouuois iamais estre separé comme des autres corps : Ie ressentois en luy et pour luy tous mes appetits, et toutes mes affections ; et enfin i’estois touché des sentimens de plaisir et de douleur en ses parties, et non pas en celles des autres corps qui en sont separez.

Mais quand i’examinois pourquoy de ce ie ne sçay quel sentimcnt de douleur suit la tristesse en l’esprit, et du sentiment de plaisir naist la ioye ; ou bien pourquoy cette ie ne sçay quelle emotion de l’estomac, que i’appelle faim, nous fait auoir enuie de manger, et la secheresse du gosier nous fait auoir enuie de boire, et ainsi du reste, ie n’en pouuois rendre aucune raison, sinon que la nature me l’enseignoit de la sorte ; car il n’y a certes aucune affinité ny aucun Camusat – Le Petit, p. 94
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rapport, (au moins que ie puisse comprendre,) entre cette emotion de l’estomac et le desir de manger, non plus qu’entre le sentiment de la chose qui cause de la douleur, et la pensée de tristesse que fait naistre ce sentiment. Et en mesme façon il me sembloit que i’auois appris de la nature toutes les autres choses que ie iugeois touchant les objets de mes sens, pource que ie remarquois que les iugemens que i’auois coustume de faire de ces objets, se formoient en moy auant que i’eusse le loisir de peser, et considerer aucunes raisons qui me peussent obliger à les faire.

AT IX-1, 61 Mais par aprés plusieurs experiences ont peu à peu ruiné toute la creance que i’auois adioustée aux sens ; Car i’ay obserué plusieurs fois que des tours qui de loin m’auoient semblé rondes, me paroissoient de prés estre quarrées, et que des colosses, éleuez sur les plus hauts sommets de ces tours, me paroissoient de petites statuës à les regarder d’embas ; et ainsi dans vne infinité d’autres rencontres, i’ay trouué de l’erreur dans les iugemens fondez sur les sens exterieurs ; et non pas seulement sur les sens exterieurs, mais mesme sur les interieurs : Car y a-t-il chose plus intime, ou plus interieure que la douleur ; Et cependant i’ay autresfois appris de quelques personnes qui auoient les bras et les iambes coupées, qu’il leur sembloit encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qui leur auoit esté coupée ; Ce qui me donnoit sujet de penser, que ie ne pouuois aussi estre asseuré d’auoir mal à quelqu’vn de mes membres, Camusat – Le Petit, p. 95
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quoy que ie sentisse en luy de la douleur.

Et à ces raisons de douter i’en ay encore adiousté depuis peu deux autres fort generales. La premiere est, que ie n’ay iamais rien creu sentir estant éueillé, que ie ne puisse aussi quelquefois croire sentir quand ie dors ; Et comme ie ne croy pas que les choses qu’il me semble que ie sens en dormant, procedent de quelques objets hors de moy, ie ne voyois pas pourquoy ie deuois plustost auoir cette creance, touchant celles qu’il me semble que ie sens estant éueillé. Et la seconde, que ne connoissant pas encore, ou plustost feignant de ne pas connoistre, l’autheur de mon estre, ie ne voyois rien qui peust empescher que ie n’eusse esté fait tel par la nature, que ie me trompasse mesme dans les choses qui me paroissoient les plus veritables.

Et pour les raisons qui m’auoyent cy-deuant persuadé la verité des choses sensibles, ie n’auois pas beaucoup de peine à y respondre. Car la nature semblant me porter à beaucoup de choses dont la raison me détournoit, ie ne croyois pas me deuoir confier beaucoup aux enseignemens de cette nature. Et quoy que les idées que ie reçoy par les sens ne dépendent pas de ma volonté, ie ne pensois pas que l’on deust pour cela conclure qu’elles procedoient de choses differentes de moy, puis que peut-estre il se peut rencontrer en moy quelque faculté (bien qu’elle m’ait esté iusques icy inconnuë) qui en soit la cause, et qui les produise.

Camusat – Le Petit, p. 96
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Mais maintenant que ie commence à me mieux connoistre moy-mesme, et à découurir plus clairement l’autheur de mon origine, ie ne pense pas à la verité que ie doiue temerairement admettre toutes les choses que les sens semblent nous enseigner ; mais ie ne pense pas aussi que ie les doiue toutes generalement reuoquer en doute.

AT IX-1, 62 Et premierement, pource que ie sçay que toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement, peuuent estre produites par Dieu telles que ie les conçoy, il suffit que ie puisse conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est distincte ou differente de l’autre : parce qu’elles peuuent estre posées separement au moins par la toute puissance de Dieu ; et il n’importe pas par quelle puissance cette separation se face, pour m’obliger à les iuger differentes : Et partant de cela mesme que ie connois auec certitude que i’existe, et que cependant ie ne remarque point qu’il appartienne necessairement aucune autre chose à ma nature, ou à mon essence, sinon que ie suis vne chose qui pense, ie conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que ie suis vne chose qui pense, ou vne substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoy que peut-estre (ou plutost certainement, comme ie le diray tantost) i’aye vn corps auquel ie suis tres-étroittement conioint ; neantmoins pource que d’vn costé i’ay vne claire et distincte idée de moy-mesme, entant que ie suis Camusat – Le Petit, p. 97
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seulement vne chose qui pense et non étenduë, et que d’vn autre i’ay vne idée distincte du corps, entant qu’il est seulement vne chose étenduë et qui ne pense point, il est certain que ce moy, c’est à dire mon ame, par laquelle ie suis ce que ie suis, est entierement et veritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut estre, ou exister sans luy.

Dauantage ie trouue en moy des facultez de penser toutes particulieres, et distinctes de moy, à sçauoir les facultez d’imaginer et de sentir, sans lesquelles ie puis bien me conceuoir clairement et distinctement tout entier, mais non pas elles sans moy, c’est à dire sans vne substance intelligente à qui elles soient attachées : Car dans la notion que nous auons de ces facultez, ou, (pour me seruir des termes de l’école) dans leur concept formel, elles enferment quelque sorte d’intellection : d’où ie conçoy qu’elles sont distinctes de moy, comme les figures, les mouuemens, et les autres modes ou accidens des corps, le sont des corps mesmes qui les soustiennent.

Ie reconnois aussi en moy quelques autres facultez comme celles de changer de lieu, de se mettre en plusieurs postures, et autres semblables, qui ne peuuent estre conceuës, non plus que les precedentes, sans quelque substance à qui elles soient attachées, ny par consequent exister sans elle, mais il est tres-éuident que ces facultez ; s’il est vray qu’elles existent, doiuent estre attachées à quelque substance corporelle, ou étenduë, et non pas à vne substance intelligente : Puis que dans Camusat – Le Petit, p. 98
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leur concept clair et distinct, il y a bien quelque sorte d’extension qui se trouue contenuë, mais point du tout d’intelligence. AT IX-1, 63 De plus il se rencontre en moy vne certaine faculté passiue de sentir, c’est à dire de receuoir et de connoistre les idées des choses sensibles, mais elle me seroit inutile, et ie ne m’en pourois aucunement seruir, s’il n’y auoit en moy, ou en autruy, vne autre faculté actiue, capable de former et produire ces idées. Or cette faculté actiue ne peut estre en moy en tant que ie ne suis qu’vne chose qui pense, veu qu’elle ne presupose point ma pensée, et aussi que ces idées-là me sont souuent representées sans que i’y contribuë en aucune sorte, et mesme souuent contre mon gré ; il faut donc necessairement qu’elle soit en quelque substance differente de moy, dans laquelle toute la realité, qui est obiectiuement dans les idées qui en sont produites, soit contenuë formellement ou euidemmenteminemment ; (comme ie l’ay remarqué cy-deuant :) Et cette substance est ou vn corps, c’est à dire vne nature corporelle, dans laquelle est contenu formellement et en effect, tout ce qui est objectivement et par representation dans les idées ; ou bien c’est Dieu mesme, ou quelqu’autre creature plus noble que le corps, dans laquelle cela mesme est contenu eminemment.

Or Dieu n’estant point trompeur, il est tres-manifeste qu’il ne m’enuoye point ces idées immédiatement par luy-mesme, ny aussi par l’entremise de quelque créature, dans laquelle leur realité ne soit Camusat – Le Petit, p. 99
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pas contenuë formellement, mais seulement eminemment. Car ne m’ayant donné aucune faculté pour connoistre que cela soit, mais au contraire vne tres-grande inclination à croire qu’elles me sont enuoyées, ou qu’elles partent des choses corporelles, ie ne voy pas comment on pouroit l’excuser de tromperie, si en effect ces idées partoient, ou estoient produites par d’autres causes que par des choses corporelles : Et partant il faut confesser qu’il y a des choses corporelles qui existent.

Toutesfois elles ne sont peut-estre pas entierement telles que nous les apperceuons par les sens, car cette perception des sens est fort obscure et confuse en plusieurs choses ; mais au moins faut-il auoüer que toutes les choses que i’y conçoy clairement et distinctement, c’est à dire toutes les choses generalement parlant, qui sont comprises dans l’objet de la Geometrie speculatiue, s’y retrouuent veritablement. Mais pour ce qui est des autres choses, lesquelles ou sont seulement particulieres, par exemple, que le Soleil soit de telle grandeur, et de telle figure, etc. ou bien sont conceuës moins clairement et moins distinctement, comme la lumiere, le son, la douleur, et autres semblables, il est certain qu’encore qu’elles soient fort douteuses et incertaines, toutesfois de cela seul que Dieu n’est point AT IX-1, 64 trompeur, et que par consequent il n’a point permis qu’il peust y auoir aucune fausseté dans mes opinions, qu’il ne m’ait aussi donné quelque faculté capable de la Camusat – Le Petit, p. 100
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corriger, ie croy pouuoir conclure assurement, que i’ay en moy les moyens de les connoistre auec certitude.

Et premierement il n’y a point de doute que tout ce que la nature m’enseigne contient quelque verité : Car par la nature considerée en general, ie n’entens maintenant autre chose que Dieu mesme, ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées ; Et par ma nature en particulier, ie n’entens autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données.

Or il n’y a rien que cette nature m’enseigne plus expressement, ny plus sensiblement, sinon que i’ay vn corps qui est mal disposé quand ie sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire, quand i’ay les sentimens de la faim ou de la soif, etc. Et partant ie ne dois aucunement douter qu’il n’y ait en cela quelque verité.

La nature m’enseigne aussi par ces sentimens de douleur, de faim, de soif, etc. que ie ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’vn pilote en son nauire, mais outre cela que ie luy suis conioint tres-étroittement, et tellement confondu et meslé, que ie compose comme vn seul tout auec luy. Car si cela n’estoit lors que mon corps est blessé, ie ne sentirois pas pour cela de la douleur, moy qui ne suis qu’vne chose qui pense, mais i’aperceurois cette blessure par le seul entendement, comme vn pilote apperçoit par la veuë si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; Camusat – Le Petit, p. 101
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Et lors que mon corps a besoin de boire ou de manger, ie connoistrois simplement cela mesme, sans en estre auerty par des sentimens confus de faim et de soif. Car en effect tous ces sentimens de faim, de soif, de douleur, etc. ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui prouiennent et dépendent de l’vnion, et comme du mélange de l’esprit auec le corps.

Outre cela la Nature m’enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien, entre lesquels ie dois poursuiure les vns, et fuir les autres. Et certes de ce que ie sens différentes sortes de couleurs, d’odeurs, de saueurs, de sons, de chaleur, de dureté, etc. ie conclus fort bien qu’il y a dans les corps, d’où procedent toutes ces diuerses perceptions des sens, quelques varietez qui leur répondent, quoy que peut-estre ces varietez ne leur soient point en effect semblables ; Et aussi de ce qu’entre ces diuerses perceptions des sens, les vnes me sont agréables et les autres desagreables, ie AT IX-1, 65 puis tirer vne consequence tout à fait certaine, que mon corps (ou plutost moy-mesme tout entier, entant que ie suis composé du corps et de l’ame) peut receuoir diuerses commoditez ou incommoditez des autres corps qui l’enuironnent.

Mais il y a plusieurs autres choses qu’il semble que la nature m’ait enseignées, lesquelles toutesfois ie n’ay pas veritablement receuës d’elle, mais qui se sont introduites en mon Esprit, par vne certaine coutume que i’ay de iuger inconsiderement des choses, et ainsi il Camusat – Le Petit, p. 102
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peut aysément arriuer qu’elles contiennent quelque fausseté. Comme, par exemple, l’opinion que i’ay que tout espace dans lequel il n’y a rien qui meuue, et face impression sur mes sens, soit vuide ; Que dans vn corps qui est chaud, il y ait quelque chose de semblable à l’idée de la chaleur qui est en moy ; que dans vn corps blanc ou noir, il y ait la mesme blancheur ou noirceur que ie sens ; Que dans vn corps amer ou doux, il y ait le mesme goust ou la mesme saueur, et ainsi des autres ; Que les Astres, les Tours, et tous les autres corps esloignez soient de la mesme figure, et grandeur, qu’ils paroissent de loin à nos yeux, etc.

Mais afin qu’il n’y ait rien en cecy que ie ne conçoiue distinctement, ie dois precisement definir ce que i’entens proprement lors que ie dis que la nature m’enseigne quelque chose ; Car ie prens icy la nature en vne signification plus resserrée, que lors que ie l’appelle vn assemblage, ou vne complexion de toutes les choses que Dieu m’a données ; veu que cét assemblage ou complexion comprend beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à l’Esprit seul, desquelles ie n’entens point icy parler, en parlant de la nature : Comme, par exemple, la notion que i’ay de cette verité, que ce qui a vne fois esté fait ne peut plus n’auoir point esté fait, et vne infinité d’autres semblables, que ie connois par la lumiere naturelle sans l’ayde du corps ; et qu’il en comprend aussi plusieurs autres qui n’appartiennent qu’au corps seul, et ne sont point icy non plus contenües sous le nom de nature ; comme la qualité Camusat – Le Petit, p. 103
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qu’il a d’estre pesant, et plusieurs autres semblables, desquelles ie ne parle pas aussi, mais seulement des choses que Dieu m’a données, comme estant composé de l’esprit et du corps. Or cette nature m’apprend bien à fuir les choses qui causent en moy le sentiment de la douleur, et à me porter vers celles qui me communiquent quelque sentiment de plaisir ; mais ie ne voy point qu’outre cela elle m’apprenne que de ces diuerses perceptions des sens nous deuions iamais rien conclure touchant les choses qui sont hors de nous, sans que l’esprit les ait soigneusement et meurement examinées ; Car c’est ce me semble à l’esprit seul, et non AT IX-1, 66 point au composé de l’esprit et du corps, qu’il appartient de connoistre la verité de ces choses-là.

Ainsi quoy qu’vne estoille ne face pas plus d’impression en mon œil que le feu d’vn petit flambeau, il n’y a toutesfois en moy aucune faculté réelle, ou naturelle, qui me porte à croire qu’elle n’est pas plus grande que ce feu, mais ie l’ay iugé ainsi dés mes premieres années sans aucun raisonnable fondement ; Et quoy qu’en aprochant du feu ie sente de la chaleur, et mesme que m’en approchant vn peu trop prés ie ressente de la douleur : Il n’y a toutesfois aucune raison qui me puisse persuader qu’il y a dans le feu quelque chose de semblable à cette chaleur, non plus qu’à cette douleur : mais seulement i’ay raison de croire qu’il y a quelque chose en luy, quelle qu’elle puisse estre, qui excite en moy ces sentimens de chaleur, ou de douleur.

Camusat – Le Petit, p. 104
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De mesme aussi quoy qu’il y ait des espaces dans lesquels ie ne trouue rien qui excite et meuue mes sens, ie ne dois pas conclure pour cela que ces espaces ne contiennent en eux aucun corps ; mais ie voy que tant en cecy, qu’en plusieurs autres choses semblables, i’ay accoustumé de peruertir et confondre l’ordre de la nature : parce que ces sentimens, ou perceptions des sens n’ayant esté mises en moy que pour signifier à mon esprit quelles choses sont conuenables ou nuisibles au composé dont il est partie, et iusques là estant assez claires, et assez distinctes, ie m’en sers neantmoins comme si elles estoient des regles tres-certaines, par lesquelles ie peusse connoistre immediatement l’essence, et la nature des corps qui sont hors de moy, de laquelle toutesfois elles ne me peuuent rien enseigner que de fort obscur, et confus.

Mais i’ay desia cy-deuant assez examiné, comment, nonobstant la souueraine bonté de Dieu, il arriue qu’il y ait de la fausseté dans les iugemens que ie fais en cette sorte. Il se presente seulement encore icy vne difficulté touchant les choses que la nature m’enseigne deuoir estre suiuies, ou euitées, et aussi touchant les sentimens interieurs qu’elle a mis en moy ; car il me semble y auoir quelquefois remarqué de l’erreur, et ainsi que ie suis directement trompé par ma nature. Comme, par exemple, le goust agreable de quelque viande en laquelle on aura meslé du poison, peut m’inuiter à prendre ce poison, et ainsi me tromper. Il est vray toutesfois qu’en cecy la nature Camusat – Le Petit, p. 105
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peut estre excusée, car elle me porte seulement à desirer la viande dans laquelle ie rencontre vne saueur agreable, et non point AT IX-1, 67 à desirer le poison, lequel luy est inconnu : De façon que ie ne puis conclure de cecy autre chose, sinon que ma nature ne connoist pas entierement et vniuersellement toutes choses : De quoy certes il n’y a pas lieu de s’estonner, puis que l’homme estant d’vne nature finie, ne peut aussi auoir qu’vne connoissance d’vne perfection limitée.

Mais nous nous trompons aussi assez souuent, mesme dans les choses ausquelles nous sommes directement portez par la nature, comme il arriue aux malades, lors qu’ils désirent de boire, ou de manger des choses qui leur peuuent nuire. On dira peut-estre icy que ce qui est cause qu’ils se trompent, est que leur nature est corrompuë ; mais cela n’oste pas la difficulté, parce qu’vn homme malade n’est pas moins veritablement la creature de Dieu, qu’vn homme qui est en pleine santé, et partant il repugne autant à la bonté de Dieu, qu’il ait vne nature trompeuse, et fautiue, que l’autre. Et comme vne horloge, composée de roües et de contrepoids, n’obserue pas moins exactement toutes les loix de la nature, lors qu’elle est mal faite, et qu’elle ne montre pas bien les heures, que lors qu’elle satisfait entierement au desir de l’ouurier ; De mesme aussi si ie considere le corps de l’homme, comme estant vne machine tellement bastie et composée d’os, de nerfs, de muscles, Camusat – Le Petit, p. 106
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de veines, de sang, et de peau, qu’encore bien qu’il n’y eust en luy aucun esprit, il ne lairroit pas de se mouuoir en toutes les mesmes façons qu’il fait à present, lors qu’il ne se meut point par la direction de sa volonté, ny par consequent par l’aide de l’esprit, mais seulement par la disposition de ses organes, ie reconnois facilement qu’il seroit aussi naturel à ce corps, estant par exemple hydropique, de souffrir la secheresse du gozier, qui a coustume de signifier à l’esprit le sentiment de la soif, et d’estre disposé par cette secheresse à mouuoir ses nerfs, et ses autres parties, en la façon qui est requise pour boire, et ainsi d’augmenter son mal, et se nuire à soy-mesme, qu’il luy est naturel, lors qu’il n’a aucune indisposition, d’estre porté à boire pour son vtilité par vne semblable secheresse de gozier. Et quoy que regardant à l’vsage auquel l’horloge a esté destinée par son ouurier, ie puisse dire qu’elle se détourne de sa nature, lors qu’elle ne marque pas bien les heures ; Et qu’en mesme façon, considerant la machine du corps humain, comme ayant esté formée de Dieu pour auoir en soy tous les mouuemens qui ont coustume d’y estre, i’aye sujet de penser qu’elle ne suit pas l’ordre de sa nature, quand son gozier est sec, et que le boire nuit à sa conseruation ; ie reconnois toutesfois que cette derniere façon d’expliquer la nature est beaucoup differente de l’autre ; Car celle-cy n’est autre chose qu’vne simple dominationdénomination, AT IX-1, 68 laquelle depend entierement de ma pensée, qui compare vn homme malade et Camusat – Le Petit, p. 107
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vne horloge mal faite, auec l’idée que i’ay d’vn homme sain, et d’vne horloge bien faite, et laquelle ne signifie rien qui se retrouue en la chose dont elle se dit ; au lieu que par l’autre façon d’expliquer la nature, i’entens quelque chose qui se rencontre veritablement dans les choses, et partant qui n’est point sans quelque verité.

Mais certes quoy qu’au regard du corps hydropique, ce ne soit qu’vne dénomination exterieure, lors qu’on dit que sa nature est corrompuë, en ce que sans auoir besoin de boire, il ne laisse pas d’auoir le gozier sec, et aride ; Toutesfois au regard de tout le composé, c’est à dire de l’esprit, ou de l’ame vnie à ce corps ; ce n’est pas vne pure denomination, mais bien vne veritable erreur de nature, en ce qu’il a soif, lors qu’il luy est tres nuisible de boire ; et partant il reste encore à examiner, comment la bonté de Dieu n’empesche pas que la nature de l’homme prise de cette sorte soit fautiue, et trompeuse.

Pour commencer donc cét examen, ie remarque icy premierement, qu’il y a vne grande difference entre l’esprit et le corps, en ce que le corps de sa nature est tousiours diuisible, et que l’esprit est entierement indiuisible ; car en effect lorsque ie considere mon esprit, c’est à dire moy mesme entant que ie suis seulemẽt vne chose qui pense, ie n’y puis distinguer aucunes parties, mais ie me conçoy comme vne chose seule, et entiere : Et quoy que tout l’esprit semble estre vny à tout le corps, toutesfois vn pied, ou vn bras, ou quelqu’autre partie Camusat – Le Petit, p. 108
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estant separée de mon corps, il est certain que pour cela il n’y aura rien de retranché de mon esprit ; Et les facultez de vouloir, de sentir, de conceuoir, etc. ne peuuent pas proprement estre dites ses parties : Car le mesme esprit s’emploie tout entier à vouloir, et aussi tout entier à sentir, à conceuoir, etc. Mais c’est tout le contraire desdans les choses corporelles, ou estenduës : car il n’y en a pas vne que ie ne mette aisement en pieces par ma pensée, que mon esprit ne diuise fort facilement en plusieurs parties, et par consequent que ie ne connoisse estre diuisible. Ce qui suffiroit pour m’enseigner que l’esprit, ou l’ame de l’homme est entierement differente du corps, si ie ne l’auois desia d’ailleurs assez appris.

AT IX-1, 69 Ie remarque aussi que l’esprit ne reçoit pas immediatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerueau, ou peut estre mesme d’vne de ses plus petites parties, à sçauoir, de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun, laquelle toutes les fois qu’elle est disposée de mesme façon, fait sentir la mesme chose à l’esprit, quoy que cependant les autres parties du corps puissent estre diuersement disposées, comme le témoignent vne infinité d’experiences, lesquelles il n’est pas icy besoin de rapporter.

Ie remarque outre cela que la nature du corps est telle, qu’aucune de ses parties ne peut estre meuë par vne autre partie vn peu esloignée, qu’elle ne le puisse estre aussi de la mesme sorte par chacune des parties qui sont entre deux, quoy que cette partie Camusat – Le Petit, p. 109
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plus esloignée n’agisse point. Comme, par exemple, dans la corde ABCD qui est toute tenduë, si l’on vient à tirer et remuer la dernière partie D. la premiere A. ne sera pas remuée d’vne autre façon, qu’on la pouroit aussi faire mouuoir, si on tiroit vne des parties moyennes, B. ou C. et que la dernière D. demeurast cependant immobile. Et en mesme façon quand ie ressens de la douleur au pied, la Physique m’apprend que ce sentiment se communique par le moyen des nerfs dispersez dans le pied, qui se trouuant étendus comme des cordes depuis là iusqu’au cerueau, lors qu’ils sont tirez dans le pied, tirent aussi en mesme temps l’endroit du cerueau d’où ils viennent, et auquel ils aboutissent, et y excitent vn certain mouuement que la nature a institué pour faire sentir de la douleur à l’esprit, comme si cette douleur estoit dans le pied ; Mais parce que ces nerfs, doiuent passer par la iambe, par la cuisse, par les reins, par le dos, et par le col, pour s’estendre depuis le pied iusqu’au cerueau, il peut arriuer qu’encore bien que leurs extremitez qui sont dans le pied ne soient point remuées, mais seulement quelques vnes de leurs parties qui passent par les reins, ou par le col, cela neantmoins excite les mesmes mouuemens dans le cerueau, qui pouroient y estre excitez par vne blessure receuë dans le pied ; en suitte de quoy il sera necessaire que l’esprit ressente dans le pied, la mesme douleur que s’il y auoit receu vne blessure ; Et il faut iuger le semblable de toutes les autres perceptions de nos sens.

Camusat – Le Petit, p. 110
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Enfin ie remarque, que puisque de tous les mouuemens qui se font dans la partie du cerueau, dont l’esprit reçoit immediatement l’impression, chacun ne cause qu’vn certain sentiment, on ne peut rien en cela souhaitter ny imaginer de mieux, sinon que ce mouuement face ressentir à l’esprit, entre tous les sentimens qu’il est AT IX-1, 70 capable de causer, celuy qui est le plus propre, et le plus ordinairement vtile à la conseruation du corps humain, lors qu’il est en pleine santé. Or l’expérience nous fait connoistre, que tous les sentimens que la nature nous a donnés sont tels que ie viens de dire ; Et partant il ne se trouue rien en eux, qui ne face paroistre la puissance, et la bonté du Dieu qui les a produits.

Ainsi, par exemple, lors que les nerfs qui sont dans le pied font remuez fortement, et plus qu’à l’ordinaire, leur mouuement passant par la moüelle de l’espine du dos iusqu’au cerueau, fait vne impression à l’esprit qui luy fait sentir quelque chose, à sçauoir de la douleur, comme estant dans le pied, par laquelle l’esprit est auerty, et excité à faire son possible pour en chasser la cause, comme tres-dangereuse et nuisible au pied.

Il est vray que Dieu pouuoit establir la nature de l’homme de telle sorte, que ce mesme mouuement dans le cerueau fist sentir toute autre chose à l’esprit : Par exemple, qu’il le fist sentir soy-mesme, ou entant qu’il est dans le cerueau, ou entant qu’il est dans le pied, ou bien entant qu’il est en quelqu’autre Camusat – Le Petit, p. 111
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endroit entre le pied et le cerueau, ou enfin quelque autre chose telle qu’elle peust estre ; mais rien de tout cela n’eust si bien contribué à la conseruation du corps, que ce qu’il luy fait sentir.

De mesme lors que nous auons besoin de boire, il naist de là vne certaine secheresse dans le gozier, qui remuë ses nerfs, et par leur moyen les parties interieures du cerueau, et ce mouuement fait ressentir à l’esprit le sentiment de la soif, parce qu’en cette occasion-là, il n’y a rien qui nous soit plus vtile, que de sçauoir que nous auons besoin de boire, pour la conseruation de nostre santé, et ainsi des autres.

D’où il est entierement manifeste, que nonobstant la souueraine bonté de Dieu, la nature de l’homme entant qu’il est composé de l’esprit et du corps, ne peut qu’elle ne soit quelquefois fautiue, et trompeuse.

Car s’il y a quelque cause qui excite, non dans le pied, mais en quelqu’vne des parties du nerf, qui est tendu depuis le pied iusqu’au cerueau, ou mesme dans le cerueau, le mesme mouuement qui se fait ordinairement quand le pied est mal disposé, on sentira de la douleur comme si elle estoit dans le pied, et le sens sera naturellement trompé ; parce qu’vn mesme mouuement dans le cerueau ne pouuant causer en l’esprit qu’vn mesme sentiment, et ce AT IX-1, 71 sentiment estant beaucoup plus souuent excité par vnc cause qui blesse le pied, que par vne autre qui soit ailleurs, il est bien plus raisonnable qu’il porte à l’esprit la douleur Camusat – Le Petit, p. 112
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du pied, que celle d’aucune autre partie. Et quoy que la secheresse du gozier ne vienne pas tousiours, comme à l’ordinaire, de ce que le boire est necessaire pour la santé du corps, mais quelquefois d’vne cause toute contraire, comme experimentent les hydropiques ; Toutesfois il est beaucoup mieux qu’elle trompe en ce rencontre-là, que si au contraire elle trompoit tousiours lors que le corps est bien disposé, et ainsi des autres.

Et certes cette consideration me sert beaucoup, non seulement pour reconnoistre toutes les erreurs ausquelles ma nature est sujette, mais aussi pour les euiter, ou pour les corriger plus facilement : car sçachant que tous mes sens mme signifient plus ordinairement le vray que le faux, touchant les choses qui regardent les commoditez ou incommoditez du corps, et pouuant presque tousiours me seruir de plusieurs d’entre eux, pour examiner vne mesme chose, et outre cela pouuant vser de ma memoire pour lier et ioindre les connoissances presentes aux passées, et de mon entendement qui a desia découuert toutes les causes de mes erreurs, ie ne dois plus craindre desormais qu’il se rencontre de la fausseté dans les choses qui me sont le plus ordinairement representées par mes sens, et ie dois rejetter tous les doutes de ces iours passez, comme hyperboliques, et ridicules ; particulierement cette incertitude si generale touchant le sommeil, que ie ne pouuois distinguer de la veille. Car à present i’y rencontre vne tres-notable difference, en ce que Camusat – Le Petit, p. 113
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nostre memoire ne peut iamais lier et ioindre nos songes les vns aux autres, et auec toute la suitte de nostre vie, ainsi qu’elle a de coustume de ioindre les choses qui nous arriuent estant éueillés : Et en effect si quelqu’vn lors que ie veille m’apparoissoit tout soudain, et disparoissoit de mesme, comme font les images que ie voy en dormant, en sorte que ie ne pusse remarquer ny d’où il viendroit, ny où il iroit, ce ne seroit pas sans raison, que ie l’estimerois vn spectre ou vn phantosme formé dans mon cerueau, et semblable à ceux qui s’y forment quand ie dors, plustost qu’vn vray homme. Mais lors que i’aperçoy des choses dont ie connois distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celuy où elles sont, et le temps auquel elles m’aparoissent, et que sans aucune interruption ie puis lier le sentiment que i’en ay, auec la suitte du reste de ma vie, ie suis entierement asseuré que ie les apperçoy en veillant, et non point dans le sommeil. Et ie ne dois en aucune façon douter de la verité de ces choses-là, AT IX-1, 72 si apres auoir appelé tous mes sens, ma memoire, et mon entendement pour les examiner, il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux, qui ait de la repugnance auec ce qui m’est raporté par les autres. Car de ce que Dieu n’est point trompeur, il suit necessairement que ie ne suis point en cela trompé.

Mais parce que la necessité des affaires nous oblige souuent à nous déterminer, auant que nous ayons eu le loisir de les examiner si soigneusement, il faut Camusat – Le Petit, p. 114
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auoüer que la vie de l’homme est sujette à faillir fort souuent dans les choses particulieres ; et enfin il faut reconnoistre l’infirmité, et la foiblesse de nostre nature.

FIN.