Camusat – Le Petit, p. 17
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MEDITATION SECONDE.
De la nature de l’Esprit humain : Et qu’il est plus aysé à connoistre que le Corps.

La Meditation que ie fis hier m’a remply l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus desormais en ma puissance de les oublier ; Et cependant ie ne voy pas de quelle façon ie les pouray resoudre ; et comme si tout à coup i’estois tõbé dans vne eau tres profonde, ie suis tellement surpris, que ie ne puis ny asseurer mes pieds dans le fond, ny nager pour me soutenir au dessus. Ie m’efforceray neantmoins, et suiuray derechef la mesme voye où i’estois entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoy ie pouray imaginer le moindre doute, tout de mesme que si ie connoissois que cela fust absolument AT IX-1, 19 faux ; et ie continuëray tousiours dans ce chemin, Camusat – Le Petit, p. 18
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iusqu’à ce que i’aye rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si ie ne puis autre chose iusqu’à ce que i’aye apris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.

Archimedes pour tirer le Globe terrestre de sa place, et le transporter en vn autre lieu, ne demandoit rien qu’vn point qui fust fixe et assuré. Ainsi i’auray droit de conceuoir de hautes esperances, si ie suis assez heureux pour trouuer seulement vne chose qui soit certaine et indubitable.

Ie suppose donc que toutes les choses que ie voy sont fausses ; Ie me persuade que rien n’a iamais esté de tout ce que ma memoire remplie de mensonges me represente ; Ie pense n’auoir aucun sens ; Ie croy que le corps, la figure, l’étenduë, le mouuement, et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit ; qu’est ce donc qui poura estre estimé véritable ? peut estrePeut-estre rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Mais que sçay-ie s’il n’y a point quelque autre chose differente de celles que ie viens de iuger incertaines, de laquelle on ne puisse auoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas necessaire, car peut-estre que ie suis capable de les produire de moy-mesme. Moy donc à tout le moins ne suis-ie pas quelque chose ? Mais i’ay des-ja nié que i’eusse aucun sens, ny aucun corps ; Ie hesite neantmoins : car que s’ensuit-il de là ? suis-ie tellement dépendant du corps et des sens, que ie ne puisse estre Camusat – Le Petit, p. 19
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sans eux ? Mais ie me suis persuadé qu’il n’y auoit rien du tout dans le monde, qu’il n’y auoit aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ny aucuns corps, ne me suis-ie donc pas aussi persuadé que ie n’estois point ? Non certes, i’estois sans doute, si ie me suis persuadé, ou seulement si i’ay pensé quelque chose ; mais il y a vn ie ne sçay quel trompeur tres-puissant et tres-rusé, qui employe toute son industrie à me tromper tousiours ; il n’y a donc point de doute que ie suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne sçauroit iamais faire que ie ne sois rien, tant que ie penseray estre quelque chose : De sorte qu’après y auoir bien pensé, et auoir soigneusement examiné toutes choses : Enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Ie suis, i’existe, est necessairement vraye, toutes les fois que ie la prononce, ou que ie la conçoy en mon Esprit.

Mais ie ne connois pas encore assez clairement ce que ie suis, moy qui suis certain que ie suis : De sorte que desormais il faut que ie prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment AT IX-1, 20 quelque autre chose pour moy, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connoissance, que ie soutiens estre plus certaine et plus euidente que toutes celles que i’ay euës auparauant.

C’est pourquoy ie considereray derechef ce que ie croyois estre auant que i’entrasse dans ces dernières pensées ; et de mes anciennes opinions ie retrancheray tout ce qui peut estre combatu par les raisons que i’ay Camusat – Le Petit, p. 20
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tantost alleguées, en sorte qu’il ne demeure precisement rien que ce qui est entierement indubitable. Qu’est-ce donc que i’ay creu estre cy-deuant ? sans difficulté i’ay pensé que i’estois vn homme ; mais qu’est-ce qu’vn homme ? Diray-ie que c’est vn animal raisonnable ? non certes, car il faudroit par apres rechercher ce que c’est qu’animal, et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’vne seule question nous tomberions insensiblement en vne infinité d’autres plus difficiles et embarassées, et ie ne voudrois pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l’employant à démesler de semblables subtilitez : Mais ie m’arresteray plustost à considerer icy les pensées qui naissoient cy-deuant d’elles-mesmes en mon esprit, et qui ne m’estoient inspirées que de ma seule nature, lors que ie m’apliquois à la consideration de mon estre. Ie me considerois premierement comme ayant vn visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os, et de chair, telle qu’elle paroist en vn cadavre, laquelle ie designois par le nom de corps ; Ie considerois, outre cela, que ie me nourissois, que ie marchois, que ie sentois, et que ie pensois ; et ie raportois toutes ces actions à l’ame ; mais ie ne m’arrestois point à penser ce que c’estoit que cette Ame, ou bien si ie m’y arrestois, i’imaginois qu’elle estoit quelque chose extremement rare et subtile, comme vn vent, vne flame, ou vn air tres delié qui estoit insinué et répandu dans mes plus grossieres parties. Pour ce qui estoit du corps, ie ne doutois nullement de sa nature, car Camusat – Le Petit, p. 21
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ie pensois la connoistre fort distinctement, et si ie l’eusse voulu expliquer suiuant les notions que i’en auois, ie l’eusse décrite en cette sorte. Par le corps, i’entens tout ce qui peut estre terminé par quelque figure, qui peut estre compris en quelque lieu, et remplir vn espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclus : qui peut estre senty ou par l’attouchement, ou par la veuë, ou par l’ouye, ou par le goust, ou par l’odorat : qui peut estre meu en plusieurs façons, non par luy-mesme, mais par quelque chose d’étranger duquel il soit touché, et dont il reçoiue l’impression ; Car d’auoir en soy la puissance de se mouuoir, de sentir, et de penser, ie ne croyois aucunement que l’on deust attribuer ces auantages à la nature corporelle ; au contraire ie m’estonnois plutost AT IX-1, 21 de voir que de semblables facultez se rencontroient en certains corps.

Mais moy qui suis-ie maintenant que ie supose qu’il y a quelqu’vn, qui est extremement puissant, et si ie l’ose dire malicieux et rusé, qui employe toutes ses forces et toute son industrie à me tromper ? puis-ie m’assurer d’auoir la moindre de toutes les choses que i’ay attribué cy-dessus à la nature corporelle ? Ie m’areste à y penser auec attention, ie passe et repasse toutes ces choses en mon esprit, et ie n’en rencontre aucune que ie puisse dire estre en moy. Il n’est pas besoin que ie m’arreste à les denombrer. Passons donc aux attributs de l’Ame, et voyons s’il y en a quelques-vns qui soient en moy. Les premiers sont de me nourir, et de marcher ; mais s’il est vray que ie n’ay point de Camusat – Le Petit, p. 22
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corps, il est vray aussi que ie ne puis ny marcher, ny me nourir. Vn autre est de sentir ; mais on ne peut aussi sentir sans le corps, outre que i’ay pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sõmeil, que i’ay reconnu à mon reueil n’auoir point en effet senties. Vn autre est de penser ; et ie trouue icy que la pensée est vn attribut qui m’appartient. Elle seule ne peut estre détachée de moy, ie suis, i’existe, cela est certain ; Mais combien de temps ? à sçauoir autant de temps que ie pense ; car peut-estre se pouroit-il faire si ie cessois de penser, que ie cesserois en mesme temps d’estre, ou d’exister : Ie n’admets maintenant rien qui ne soit necessairement vray : Ie ne suis donc precisement parlant qu’vne chose qui pense, c’est à dire vn Esprit, vn Entendement, ou vne raison, qui sont des termes dont la signification m’estoit auparauant inconnuë. Or ie suis vne chose vraye, et vrayment existante ; mais quelle chose ? ie l’ay dit, vne chose qui pense. Et quoy dauantage ? I’exciteray encore mon imagination pour chercher si ie ne suis point quelque chose de plus. Ie ne suis point cét assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain ; Ie ne suis point vn air délié et pénétrant répandu dans tous ces membres, ie ne suis point vn vent, vn souffle, vne vapeur, ny rien de tout ce que ie puis feindre et imaginer, puis que i’ay suposé que tout cela n’estoit rien, et que sans changer cette suposition, ie trouue que ie ne laisse pas d’estre certain que ie suis quelque chose.

Mais aussi peut-il arriuer que ces mesmes choses, Camusat – Le Petit, p. 23
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que je suppose n’estre point parce qu’elles me sont inconnuës, ne sont point en effect differentes de moy que ie connois ? Ie n’en sçay rien, ie ne dispute pas maintenant de cela ; ie ne puis donner mon iugement que des choses qui me sont connuës : I’ay reconnu que i’estois, et ie cherche quel ie suis, moy que i’ay reconnu estre : Or il est tres-certain AT IX-1, 22 que cette notion et connoissance de moy-mesme ainsi precisement prise, ne depend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connuë ; ny par consequent, et à plus forte raison d’aucunes de celles qui sont feintes et inuentées par l’imagination. Et mesme ces termes de feindre et d’imaginer m’auertissent de mõ erreur. Car ie feindrois en effet si i’imaginois estre quelque chose, puis que imaginer n’est autre chose que contempler la figure, ou l’image d’vne chose corporelle. Or ie sçay des-ja certainement que ie suis, et que tout ensemble il se peut faire que toutes ces images-là, et generalement toutes les choses que l’on rapporte à la nature du corps, ne soient que des songes ou des chimeres : en suitte de quoy ie voy clairement que i’aurois aussi peu de raison, en disant. I’exciteray mon imagination pour connoistre plus distinctement qui ie suis ; que si ie disois, ie suis maintenant éueillé, et i’aperçoy quelque chose de réel et de veritable, mais parce que ie ne l’aperçoy pas encore assez nettement, ie m’endormiray tout exprés, afin que mes songes me representent cela mesme auec plus de verité et d’euidence. Et ainsi ie reconnois certainement que rien de tout ce que ie puis Camusat – Le Petit, p. 24
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comprendre par le moyen de l’imagination, n’apartient à cette connoissance que i’ay de moy-mesme ; et qu’il est besoin de rapeller et détourner son esprit de cette façon de conceuoir, afin qu’il puisse luy-mesme reconnoistre bien distinctement sa nature.

Mais qu’est-ce donc que ie suis ? vne chose qui pense : qu’est-ce qu’vne chose qui pense ? c’est à dire vne chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes ce n’est pas peu si toutes ces choses apartiennent à ma nature. Mais pourquoy n’y apartiendroient-elles pas ? Ne suis-ie pas encore ce mesme qui doute presque de tout, qui neantmoins entens et conçoy certaines choses, qui assure et affirme celles-là seules estre veritables, qui nie toutes les autres, qui veux et desire d’en connoistre dauantage, qui ne veux pas estre trompé, qui imagine beaucoup de choses mesme quelquefois en dépit que i’en aye, et qui en sens aussi beaucoup comme par l’entremise des organes du corps. Y a-t’il rien de tout cela qui ne soit aussi veritable qu’il est certain que ie suis, et que i’existe, quand mesme ie dormirois toûjours, et que celuy qui m’a donné l’estre se seruiroit de toutes ses forces pour m’abuser ? Y a-t’il aussi aucun de ces attributs qui puisse estre distingué de ma pensée, ou qu’on puisse dire estre separé de moy-mesme ? Car il est de soy si euident que c’est moy qui doute, qui entens, et qui desire, qu’il n’est pas icy besoin de rien adjouster pour l’expliquer. Et i’ay aussi certainement la puissance d’imaginer ; AT IX-1, 23 Car Camusat – Le Petit, p. 25
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encore qu’il puisse arriuer (comme i’ay suposé auparauant) que les choses que i’imagine ne soient pas vrayes, neãtmoins cette puissance d’imaginer ne laisse pas d’estre réellement en moy, et fait partie de ma pensée : Enfin ie suis le mesme qui sens, c’est à dire qui reçoy et connois les choses comme par les organes des sens : puis qu’en effet ie voy la lumiere, i’oy le bruit, ie ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont fausses, et que ie dors. Qu’il soit ainsi, toutesfois à tout le moins il est tres-certain qu’il me semble que ie voy, que i’oy, et que ie m’échauffe, et c’est proprement ce qui en moy s’apelle sentir ; et cela pris ainsi precisement n’est rien autre chose que penser : D’où ie commence à connoistre quel ie suis auec vn peu plus de lumiere et de distinction que cy-deuant.

Mais ie ne me puis empescher de croire que les choses corporelles, dont les images se forment par ma pensée, et qui tombent sous les sens, ne soient plus distinctement connuës que cette ie ne sçay quelle partie de moy mesme qui ne tombe point sous l’imagination : Quoy qu’en effet ce soit vne chose bien étrange, que des choses que ie trouue douteuses, et éloignées, soient plus clairement et plus facilement connuës de moy, que celles qui sont veritables et certaines, et qui appartiennent à ma propre nature. Mais ie voy bien ce que c’est, mon esprit se plaist de s’égarer, et ne se peut encore contenir dans les iustes bornes de la verité. Relachons-luy donc encore vne fois la Camusat – Le Petit, p. 26
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bride, afin que venant cy-apres à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus facilement regler et conduire.

Commençons par la consideration des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à sçauoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Ie n’entens pas parler des corps en general, car ces notions generales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’vn en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’estre tiré de la ruche, il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenoit, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a esté recueilly ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuuent distinctement faire connoistre vn corps, se rencontrent en celuy-cy.

Mais voicy que cependant que ie parle on l’aproche du feu, ce qui y restoit de saueur s’exale, l’odeur s’éuanoüit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il deuient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoy qu’on le frappe il AT IX-1, 24 ne rendra plus aucun son : La mesme cire demeure-t’elle aprés ce changement ? Il faut auoüer qu’elle demeure, et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que l’on connoissoit en ce morceau de cire auec tant de distinction ? Certes ce ne peut estre rien de tout ce que i’y ay remarqué par l’entremife des sens, puis que Camusat – Le Petit, p. 27
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toutes les choses qui tomboient sous le goust, ou l’odorat, ou la veuë, ou l’attouchement, ou l’ouye se trouuent changées, et cependant la mesme cire demeure. Peut-estre estoit-ce ce que ie pense maintenant, à sçauoir que la cire n’estoit pas, ny cette douceur du miel, ny cette agreable odeur des fleurs, ny cette blancheur, ny cette figure, ny ce son, mais seulement vn corps qui vn peu auparauant me paraissoit sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d’autres. Mais qu’est-ce precisément parlant que i’imagine, lors que ie la conçoy en cette sorte ? Considerons-le attentiuement, et éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’estendu, de flexible et de muable : Or qu’est-ce que cela lfexible et muable ? n’est-ce pas que i’imagine que cette cire estant ronde est capable de deuenir quarrée, et de passer du quarré en vne figure triangulaire ? non certes ce n’est pas cela, puis que ie la conçoy capable de receuoir vne infinité de semblables changemens, et ie ne sçaurois neantmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par consequent cette conception que i’ay de la cire ne s’accomplit pas par la faculté d’imaginer.

Qu’est-ce maintenant que cette extension ? n’est-elle pas aussi inconnuë ? Puis que dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouue encore plus grande quand elle est entièrement fonduë, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente dauantage ; et ie ne Camusat – Le Petit, p. 28
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conceurois pas clairement et selon la verité ce que c’est que la cire, si ie ne pensois qu’elle est capable de receuoir plus de varietez selon l’extension, que ie n’en ay iamais imaginé. Il faut donc que ie tombe d’accord, que ie ne sçaurois pas mesme conceuoir par l’imagination ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoiue. Ie dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en general il est encore plus euident : Or quelle est cette cire qui ne peut estre conceuë que par l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est la mesme que ie voy, que ie touche, que i’imagine, et la mesme que ie connoissois dés le commencement ; Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point vne vision, ny vn attouchement, ny vne imagination, et ne l’a iamais esté, quoy qu’il le semblast ainsi auparauant, AT IX-1, 25 mais seulement vne inspection de l’esprit, laquelle peut estre imparfaite et confuse, comme elle estoit auparauant, ou bien claire et distincte, comme elle est à present, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.

Cependant ie ne me sçaurois trop étonner, quand ie considere combien mon esprit a de foiblesse, et de pente qui le porte insensiblement dans l’erreur ; Car encore que sans parler ie considere tout cela en moy-mesme, les paroles toutesfois m’arrestent, et ie suis presque trompé par les termes du langage ordinaire : Car nous disons que nous voyons la mesme cire, si on Camusat – Le Petit, p. 29
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nous la presente, et non pas que nous iugeons que c’est la mesme, de ce qu’elle a mesme couleur et mesme figure ; d’où ie voudrois presque conclure, que l’on connoist la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l’esprit : Si par hazard ie ne regardois d’vne fenestre des hommes qui passent dans la ruë, à la veuë desquels ie ne manque pas de dire que ie voy des hommes, tout de mesme que ie dis que ie voy de la cire, et cependant que voy-je de cette fenestre sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuuent couurir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressors, mais ie iuge que ce sont de vrais hommes ; et ainsi ie comprens par la seule puissance de iuger qui reside en mon esprit, ce que ie croyois voir de mes yeux.

Vn homme qui tasche d’éleuer sa connoissance au delà du commun doit auoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler du vulgaire ; i’ayme mieux passer outre, et considerer si ie conceuois auec plus d’euidence et de perfection ce qu’estoit la cire, lors que ie l’ay d’abord apperceuë, et que i’ay creu la connoistre par le moyen des sens extérieurs, ou à tout le moins du sens commun, ainsi qu’ils appellent, c’est à dire de la puissance imaginatiue, que ie ne la conçoy à present apres auoir plus exactement examiné ce qu’elle est, et de quelle façon elle peut estre connuë ; Certes il seroit ridicule de mettre cela en doute, car quiqu’y auoit-il dans cette premiere perception qui fust distinct et éuident, et Camusat – Le Petit, p. 30
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qui ne pouroit pas tõber en mesme sorte dans le sens du moindre des animaux ? Mais quand ie distingue la cire d’auec ses formes exterieures, et que tout de mesme que si ie luy auois osté ses vestemens, ie la considere toute nuë, certes quoy qu’il se puisse encore rencontrer quelque erreur dans mon iugement, ie ne la puis conceuoir de cette sorte sans vn esprit humain.

Mais enfin que diray-je de cét esprit, c’est à dire de moy-mesme : car iusques icy ie n’admets en moy autre chose qu’vn Esprit ; que prononceray-je, dis-je, de moy qui semble conceuoir auec tant de AT IX-1, 26 netteté, et de distinction ce morceau de cire ? ne me connois-je pas moy-mesme, non seulement auec bien plus de verité et de certitude, mais encore auec beaucoup plus de distinction et de netteté ? Car si ie iuge que la cire est, ou existe, de ce que ie la voy ; Certes il suit bien plus euidemment que ie suis, ou que i’existe moy-mesme, de ce que ie la voy : Car il se peut faire que ce que ie voy ne soit pas en effet de la cire, il peut aussi arriuer que ie n’aye pas mesme des yeux pour voir aucune chose ; mais il ne se peut pas faire que lors que ie voy, ou (ce que ie ne distingue plus) lorsque ie pense voir, que moy qui pense ne sois quelque chose ; De mesme si ie iuge que la cire existe, de ce que ie la touche, il s’ensuiura encore la mesme chose, à sçauoir que ie suis ; et si ie le iuge de ce que mon imagination me le persuade, ou de quelque autre cause que ce soit, ie concluray tousiours la mesme chose. Et ce que i’ay Camusat – Le Petit, p. 31
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remarqué icy de la cire, se peut apliquer à toutes les autres choses qui me sont exterieures, et qui se rencontrent hors de moy.

Or si la notion et la connoissance de la cire semble estre plus nette et plus distincte, aprés qu’elle a esté découuerte non seulement par la veuë, ou par l’attouchement, mais encore par beaucoup d’autres causes ; auec combien plus d’euidence, de distinction et de netteté, me dois-je connoistre moy-mesme : Puis que toutes les raisons qui seruent à connoistre, et conceuoir la nature de la cire, ou de quelque autre corps, prouuent beaucoup plus facilement et plus euidemment la nature de mon esprit. Et il se rencontre encore tant d’autres choses en l’esprit mesme, qui peuuent contribuer à l’éclaircissement de sa nature, que celles qui dépendent du corps, comme celles-cy, ne méritent quasi pas d’estre nombrées.

Mais enfin me voicy insensiblement reuenu où ie voulois, car puis que c’est vne chose qui m’est à present connuë, qu’à proprement parler nous ne conceuons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ny par les sens, et que nous ne les connoissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les conceuons par la pensée, ie connois euidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connoistre que mon esprit. Mais parce qu’il est presque impossible de se deffaire si promptement d’vne ancienne opinion, il sera bon Camusat – Le Petit, p. 32
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que ie m’arreste vn peu en cét endroit, afin que par la longueur de ma meditation, i’imprime plus profondement en ma mémoire cette nouuelle connoissance.