PREMIERES OBIECTIONS.
D’vn sçavant Theologien du Pays-bas.

Messievrs,
Aussi-tost que i’ay reconnu le desir que vous auiez que i’examinasse soigneusement les écrits de Monsieur des-Cartes, i’ay pensé qu’il estoit de mon deuoir de satisfaire en cette occasion à des personnes qui me sont si cheres, tant pour vous témoigner Camusat – Le Petit, p. 116
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par là, l’estime que ne ie fais de vostre amitié, que pour vous faire connoistre ce qui manque à ma suffisance, et à la perfection de mon esprit ; afin que doresnauant vous ayez vn peu plus de charité pour moy, si i’en ay besoin, et que vous m’épargniez vne autre fois, si ie ne puis porter la charge que vous m’auez imposée.

On peut dire auec verité selon que i’en puis iuger, que Monfieur des-Cartes est vn homme d’vn tres-grand esprit, et d’vne tres-profonde modestie, et sur lequel ie ne pense pas que Momus le plus médisant de son siecle peust trouuer à reprendre : Ie pense, dit-il, donc ie suis, voire mesme ie suis la pensée mesme, ou l’esprit, cela est vray : Or est-il qu’en pensant i’ay en moy les idées des choses, et premierement celle d’vn estre tres-parfait, et infiny, ie l’accorde : Mais ie n’en suis pas la cause, moy qui n’égale pas la realité objectiue d’vne telle idée ; doncques quelque chose de plus parfait que moy en est cause ; et partant il y a vn estre different de moy qui existe, et qui a plus de AT IX-1, 74 perfections que ie n’ay pas. Ou comme dit Saint DenisDenis (saint) au Chapitre cinquiesme des noms divins : il y a quelque nature qui ne possede pas l’estre à la façon des autres choses, mais qui embrasse et contient en soy tres-simplement, et sans aucune circonscription, tout ce qu’il y a d’essence dans l’estre, et en qui toutes choses sont renfermées comme dans vne cause premiere, et vniuerselle. Mais ie suis icy contraint de m’arrester vn peu, de peur de Camusat – Le Petit, p. 117
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me fatiguer trop : Car i’ay desia l’esprit aussi agité que les flatant Euripe : I’accorde, ie nie, i’approuue, ie refute, ie ne veux pas m’esloigner de l’opinion de ce grand homme, et toutesfois ie ny puis consentir. Car, ie vous prie, quelle cause requiert vne idée ? Ou dites-moy ce que c’est qu’idée : C’est donc la chose pensée, entant qu’elle est objectiuement dans l’entendement. Mais qu’est-ce qu’estre objectiuement dans l’entendement ? Si ie l’ay bien appris : C’est terminer à la façon d’vn objet l’acte de l’entendement, ce qui en effect n’est qu’vne dénomination exterieure, et qui n’adjouste rien de réel à la chose. Car tout ainsi qu’estre veu, n’est en moy autre chose non que l’acte que la vision tend vers moy, de mesme estre pensé, ou estre objectiuement dans l’entendement, c’est terminer et arrester en soy la pensée de l’esprit ; ce qui se peut faire sans aucun mouuement et changement en la chose, voire mesme sans que la chose soit. Pourquoy donc recherchay-je la cause d’vne chose, qui actuellement n’est point, qui n’est qu’vne simple denomination, et vn pur neant.

Et neantmoins, dit ce grand esprit ; afin qu’vne idée contienne vne realité objectiue plustost qu’vne autre, elle doit sans doute auoir cela de quelque cause. Au contraire d’aucune : car la realité objectiue est vne pure dénomination, actuellement elle n’est point. Or l’influence que donne vne cause est réelle, et actuelle : Ce qui actuellement n’est point ne la peut pas receuoir, et partant ne peut pas dépendre, ny proceder Camusat – Le Petit, p. 118
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d’aucune veritable cause, tant s’en faut qu’il en requiere. Doncques i’ay des idées, mais il n’y a point de causes de ces idées : tant s’en faut qu’il y en ait vne plus grande que moy, et infinie. Mais quelqu’vn me dira peut-estre, si vous ne donnez point la cause des idées, donnez au moins la raison pourquoy cette idée contient plutost cette realité objectiue que celle-là ; c’est tres-bien dit : Car ie n’ay pas coustume d’estre reserué auec mes amis, mais ie traitte auec eux liberalement. Ie dis vniuersellement de toutes les idées, ce que AT IX-1, 75 Monsieur des-Cartes a dit autrefois du triangle : Encore que peut-estre, dit-il, il n’y ait en aucun lieu du monde hors de ma pensée vne telle figure, et qu’il n’y en ait iamais eu, il ne laisse pas neantmoins d’y auoir vne certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable, et éternelle. Ainsi cette verité est eternelle, et elle ne requiert point de cause. Vn bateau est vn bateau, et rien autre chose ; Dauus est Dauus, et non Œdipus. Si neantmoins vous me pressez de vous dire vne raison : Ie vous diray que c’est l’imperfection de nostre esprit qui n’est pas infiny : Car ne pouuant par vne seule apprehension embrasser l’vniuersel, qui est tout ensemble, et tout à la fois, il le diuise et le partage ; et ainsi ce qu’il ne sçauroit enfanter, ou produire tout entier, il le conçoit petit à petit, ou bien comme on dit en l’escole (inadaequate) imparfaitement, et par partie.

Mais ce grand homme poursuit : Or pour Camusat – Le Petit, p. 119
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imparfaite que soit cette façon d’estre, par laquelle vne chose est obiectiuement dans l’entendement par son idée, certes on ne peut pas neantmoins dire que cette façon et maniere-là ne soit rien, ny par consequent que cette idée vienne du neant.

Il y a icy de l’equiuoque, car si ce mot Rien est la mesme chose que n’estre pas actuellement, en effect ce n’est rien, parce qu’elle n’est pas actuellement, et ainsi elle vient du neant, c’est à dire qu’elle n’a point de cause : Mais si ce mot Rien dit quelque chose de feint par l’esprit, qu’ils appellent vulgairement, Estre de raison, ce n’est pas vn Rien, mais quelque chose de réel, qui est conceuë dislinélement. Et neantmoins parce qu’elle est seulement conceuë, et qu’actuellement elle n’est pas ; elle peut à la verité estre conceuë, mais elle ne peut aucunement estre causée, ou mise hors de l’entendement.

Mais ie veux, dit-il, outre cela examiner, si moy qui ay cette idée de Dieu, ie pourrois estre, en cas qu’il n’y eust point de Dieu, ou comme il dit immediatement auparauant, en cas qu’il n’y eust point d’estre plus parfait que le mien, et qui ait mis en moy son idée. Car, dit-il, de qui aurois-je mon existence : Peut-estre de moy-mesme, ou de mes parens, ou de quelques autres, etc. Or est-il que si ie l’auois de moy-mesme, ie ne douterois point, ny ne desirerois point, et il ne me manqueroit aucune chose ; car ie me serois donné toutes les perfections dont i’ay en moy quelque idée, et ainsi moy-mesme ie serois Dieu. Que si i’ay mon existence d’autruy, ie viendray enfin à ce qu’àà ce qui la de Camusat – Le Petit, p. 120
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soy ; et ainsi le mesme raisonnement que ie viens de faire pour moy, est pour luy, et prouue qu’il est Dieu. Voila certes à mon auis la mesme voye que AT IX-1, 76 suit Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint, qu’il appelle la voye de la causalité de la cause efficiente, laquelle il a tirée du Philosophe ; hormis que Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint, ny Aristote Aristote ne se sont pas souciez des causes des idées. Et peut-estre n’en estoit-il pas besoin ; Car pourquoy ne suiuray-ie pas la voye la plus droite, et la moins écartée ? Ie pense, donc ie suis, voire mesme ie suis l’esprit mesme, et la pensée ; Or cette pensée et cét esprit, ou il est par soy-mesme, ou par autruy ; si par autruy, celuy-là enfin par qui est-il ? s’il est par soy, donc il est Dieu ; car ce qui est par soy se sera aisément donné toutes choses.

Ie prie icy ce grand personnage, et le coniure de ne se point cacher à vn Lecteur qui est desireux d’apprendre, et qui peut-estre est pas beaucoup intelligent. Car ce mot Par soy est pris en deux façons ; en la premiere, il est pris positiuement, à sçauoir par soy-mesme, comme par vne cause, et ainsi ce qui seroit par soy, et se donneroit l’estre à soy-mesme, si par vn choix preueu et premedité il se donnait ce qu’il voudroit, sans doute qu’il se donneroit toutes choses, et partant il seroit Dieu. En la seconde, ce mot Par soy est pris negatiuement, et est la mesme chose que de soy-mesme, ou, non par autruy : et de cette façon, si ie m’en souuiens, il est pris de tout le monde.

Camusat – Le Petit, p. 121
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Or maintenant si quelque chose est Par soy, c’est à dire, Non par autruy ; comment prouuerez-vous pour cela qu’elle comprend tout, et qu’elle est infinie ? Car à present ie ne vous écoute point si vous dites, puis qu’elle est par soy, elle se sera aysément donné toutes choses ; d’autant qu’elle n’est pas par soy comme par vne cause, et qu’il ne luy a pas esté possible, auant qu’elle fust, de preuoir ce qu’elle pouroit estre, pour choisir ce qu’elle seroit aprés. Il me souuient d’auoir autrefois entendu Suarez Suárez, Francisco raisonner de la sorte ; Toute limitation vient d’vne cause, car vne chose est finie, et limitée, ou parce que la cause ne luy a peu donner rien de plus grand, ny de plus parfait ; ou parce qu’elle ne l’a pas voulu : Si donc quelque chose est par soy, et non par vne cause, il est vray de dire qu’elle est infinie, et non limitée.

Pour moy ie n’acquiesce pas tout à fait à ce raisonnement ; Car qu’vne chose soit par soy tant qu’il vous plaira, c’est à dire qu’elle ne soit point par autruy, que pourrez-vous dire si cette limitation vient de ses principes internes et constituans, c’est à dire de sa forme mesme, et de son essence, laquelle neantmoins vous n’auez pas encore prouué estre infinie ? Certainement si vous suposez que le chaud est chaud, il sera chaud par ses principes internes et constituans, et non pas froid, encore que vous imaginiez qu’il ne soit pas par autruy, ce qu’il est. Ie ne doute point que Monsieur des Cartes ne manque pas de AT IX-1, 77 raisons pour substituer à ce que les autres n’ont peut-estre Camusat – Le Petit, p. 122
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pas assez suffisamment expliqué, ny deduit assez clairement.

Enfin ie conuiens auec ce grand homme, en ce qu’il établit pour regle generale, Que les choses que nous conceuons fort clairement, et fort distinctement, sont toutes vrayes. Mesme ie croy que tout ce que ie pense est vray : Et il y a desia long-temps que i’ay renoncé à toutes les Chymeres, et à tous les estres de raison ; Car aucune puissance ne se peut destourner de son propre object ; si la volonté se meut, elle tend au bien ; les sens mesmes ne se trompent point : car la veuë void ce qu’elle void, l’oreille entend ce qu’elle entend, et si on void de l’oripeau, on void bien : mais on se trompe lorsqu’on détermine par son iugement, que ce que l’on void est de l’or. De sorte que Monsieur Des-Cartes attribuë auec beaucoup de raison toutes les erreurs au iugement, et à la volonté.

Mais maintenant voyons si ce qu’il veut inferer de cette regle est veritable. Ie connois, dit-il, clairement et distinctement l’Estre infiny ; Donc c’est vn estre vray, et qui est quelque chose. Quelqu’un luy demandera ; Connoissez-vous clairement et distinctement l’Estre infiny ? Que veut donc dire cette commune sentence, laquelle est connuë d’vn chacun : L’infiny entant qu’infiny est inconnu ; Car si lorsque ie pense à vn Chyliagone, me representant confusément quelque figure, ie n’imagine ou ne connois pas distinctement le Chyliagone, parce que ie ne me represente pas distinctement ses mille costez : comment est-ce Camusat – Le Petit, p. 123
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que ie conceuray distinctement, et non pas confusément l’Estre infiny entant qu’infiny, veu que ie ne puis pas voir clairement, et comme au doigt et à l’œil, les infinies perfections dont il est composé ?

Et c’est peut-estre ce qu’a voulu dire saint ThomasThomas d’Aquin, Saint : Car ayant nié que cette proposition, Dieu est, fust claire et connuë sans preuue : Il se fait à soy-mesme cette objection des paroles de saint Damascene Damascène, Jean ; La connoissance que Dieu est, est naturellement emprainte en l’esprit de tous les hommes ; Donc c’est vne chose claire, et qui n’a point besoin de preuue pour estre connuë. A quoy il respond, connoistre que Dieu est, en general, et comme il dit, sous quelque confusion, à sçauoir en tant qu’il est la beatitude de l’homme, cela est naturellement imprimé en nous ; mais ce n’est pas, dit-il, connoistre simplement que Dieu est ; tout ainsi que connoistre que quelqu’vn vient, ce n’est pas connoistre Pierre, encore que ce soit Pierre qui vienne, etc. Comme s’il voulait dire, que Dieu est connu sous vne raison commune, ou de fin derniere, ou mesme de premier estre, et tres-parfait, ou enfin sous la raison d’vn estre qui comprend, et embrasse confusément et en general toutes choses : mais non pas sous AT IX-1, 78 la raison precise de son estre, car aussi il est infiny, et nous est inconnu. le sçay que Monfieur Des-Cartes respondra facilement à celuy qui l’interrogera de la sorte ; Ie croy neantmoins que les choses que i’allegue icy seulement par forme d’entretien et d’exercice, feront qu’il se ressouuiendra de Camusat – Le Petit, p. 124
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ce que dit Boëce, qu’il y a certaines notions communes, qui ne peuuent estre connuës sans preuue que par les sçauans ; De sorte qu’il ne se faut pas fort estonner, si ceux-là interrogent beaucoup, qui desirent sçauoir plus que les autres, et s’ils s’arrestent long-temps à considerer, ce qu’ils sçavent auoir esté dit et auancé, comme le premier et principal fondement de toute l’affaire ; et que neantmoins ils ne peuuent entendre sans vue longue recherche, et vne tres-grande attention d’esprit.

Mais demeurons d’accord de ce principe, et suposons que quelqu’un ait l’idée claire et distincte d’vn estre souuerain,et souuerainement parfait ; que pretendez-vous inferer de là ? C’est à sçauoir, que cét estre infiny existe, et cela si certainement, que ie dois estre au moins aussi assuré de l’existence de Dieu, que ie l’ay esté iusques icy de la verité des demonstrations Mathematiques : En sorte qu’il n’y a pas moins de repugnance de conceuoir vn Dieu (c’est à dire vn estre souuerainement parfait) auquel manque l’existence (c’est à dire auquel manque quelque perfection) que de conceuoir vne montagne qui n’ait point de valée. C’est icy le nœud de toute la question, qui cede à present, il faut qu’il se confesse vaincu : pour moy qui ay à faire auec vn puissant aduersaire, il faut que i’esquiue vn peu, afin qu’ayant à estre vaincu, ie difere au moins pour quelque temps, ce que ie ne puis euiter.

Et premierement encore que nous n’agissions pas icy par autorité, mais seulement par raison, Camusat – Le Petit, p. 125
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neantmoins de peur qu’il ne semble que ie me veüille opposer sans sujet à ce grand esprit, écoutez plustost saint ThomasThomas d’Aquin, Saint qui se fait à soy-mesme cette objection ; Aussitost qu’on a compris et entendu ce que signifie ce nom Dieu, on sçait que Dieu est, car par ce nom on entend vne chose telle, que rien de plus grand ne peut estre conceu. Or ce qui est dans l’entendement et en effet, est plus grand que ce qui est seulement dans l’entendement ; C’est pourquoy, puisque ce nom Dieu estant entendu, Dieu est dans l’entendement, il s’ensuit aussi qu’il est en effect : lequel argument ie rens ainsi en forme. Dieu est ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu, mais ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu enferme l’existence ; Doncques Dieu par son nom, ou par son concept enferme l’existence ; et partant il ne peut estre, ni estre conceu sans existence. Maintenant, dites-moy AT IX-1, 79 ie vous prie, n’est-ce pas là le mesme argument de Monsieur Des-Cartes. Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint definit Dieu ainsi ; Ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu : Monsieur Des-Cartes l’apelle vn estre souuerainement parfait, certes rien de plus grand que luy ne peut estre conceu. Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint poursuit : Ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu enferme l’existence, autrement quelque chose de plus grand que luy pouroit estre conceu, à scauoir ce qui est conceu enfermer aussi l’existence. Mais Monsieur Des-Cartes ne semble-t’il pas se seruir de la mesme mineure dans Camusat – Le Petit, p. 126
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son argument ? Dieu est vn estre souuerainement parfait ; or est-il que l’Estre souuerainement parfait enferme l’existence, autrement il ne seroit pas souuerainement parfait. Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint infere, doncques, puisque ce nom Dieu estant compris et entendu, il est dans l’entendement, il s’ensuit aussi qu’il est en effet : C’est à dire, de ce que dans le concept, où la notion essentielle d’vn estre tel que rien de plus grand ne peut estre conceu, l’existence est comprise et enfermée, il s’ensuit que cét estre existe. Monsieur Des-Cartes infere la mesme chose : Mais, dit-il, de cela seul que ie ne puis conceuoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inseparable de luy, et partant qu’il existe veritablement. Que maintenant saint ThomasThomas d’Aquin, Saint réponde à soy-mesme, et à Monsieur Des-Cartes. Posé, dit-il, que chacun entende que par ce nom Dieu il est signifié ce qui a esté dit, à scauoir, ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu, il ne s’ensuit pas pour cela qu’on entende que la chose qui est signifiée par ce nom soit dans la nature, mais seulement dans l’apprehension de l’entendement. Et on ne peut pas dire qu’elle soit en effet, si on ne demeure d’accord, qu’il y a en effet quelque chose telle, que rien de plus grand ne peut estre conceu ; Ce que ceux-là nient ouuertement, qui disent qu’il n’y a point de Dieu. D’où ie répons aussi en peu de paroles ; encore que l’on demeure d’accord que l’estre souuerainement parfait par son propre nom emporte l’existence, neantmoins il ne s’ensuit pas que cette mesme existence soit dans la nature actuellement quelque chose, mais seulement Camusat – Le Petit, p. 127
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qu’auec le concept, ou la notion de l’estre souuerainement parfait, celuy de l’existence est inseparablement conioint. D’où vous ne pouuez pas inferer que l’existence de Dieu soit actuellement quelque chose, si vous ne suposez que cét estre souuerainement parfait existe actuellement ; car pour lors il contiendra actuellement toutes les perfections, et celle aussi d’vne existence réelle.

Trouuez bon maintenant, Messieurs, qu’aprés tant de fatigues ie delasse vn peu mon esprit. Ce composé lion existant, enferme essentiellement AT IX-1, 80 ces deux parties, à sçauoir, lion, et l’existence ; Car si vous ostez l’vne ou l’autre, ce ne sera plus le mesme composé. Maintenant Dieu n’a-t-il pas de toute eternité connu clairement et distinctement ce composé ? Et l’idée de ce composé entant que tel, n’enferme-t’elle pas essentiellement l’vne et l’autre de ces parties ? C’est à dire l’existence n’est-elle pas de l’essence de ce composé lion existant ? Et neantmoins la distincte connoissance que Dieu a euë de toute eternité, ne fait pas necessairement que l’vne ou l’autre partie de ce composé soit, si on ne supose que tout ce composé est actuellement : car alors il enfermera et contiendra en soy toutes ses perfections essentielles, et partant aussi l’existence actuelle. De mesme, encore que ie connoisse clairement et distinctement l’estre souuerain, et encore que l’estre souuerainement parfait dans son concept essentiel enferme l’existence, neantmoins il ne s’ensuit pas que cette existence soit actuellement quelque chose, si vous ne suposez que cét estre souuerain existe ; car alors auec toutes ses autres perfections, Camusat – Le Petit, p. 128
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il enfermera aussi actuellement celle de l’existence : et ainsi il faut prouuer d’ailleurs que cét estre souuerainement parfait existe.

I’en diray peu touchant l’existence de l’ame, et sa distinction réelle d’auec le corps ; Car ie confesse que ce grand esprit m’a desia tellemeut fatigué, qu’au-delà ie ne puis quasi plus rien. S’il y a vne distinction entre l’ame et le corps, il semble la prouuer de ce que ces deux choses peuuent estre conceuës distinctement et separément l’vne de l’autre. Et sur cela ie mets ce sçauant homme aux prises auec Scot Duns Scot, Jean : qui dit qu’afin qu’vne chose soit conceuë distinctement et separément d’vne autre, il suffit qu’il y ait entre elles vne distinction qu’il appelle formelle, et objectiue, laquelle il met entre la distinction réelle, et celle de raison, et c’est ainsi qu’il distingue la iustice de Dieu d’auec sa misericorde ; car elles ont, dit-il, auant aucune operation de l’entendement, des raisons formelles differentes, en sorte que l’vne n’est pas l’autre ; et neantmoins ce seroit vne mauuaise consequence de dire, la iustice peut estre conceuë separément d’auec la misericorde, dõc elle peut aussi exister separémẽt. Mais ie ne voy pas que i’ay desia passé les bornes d’vne lettre.

Voilà, Messieurs, les choses que i’auois à dire touchant ce que vous m’auez proposé, c’est à vous maintenant d’en estre les Iuges. Si vous prononcez en ma faueur, il ne sera pas mal-aisé d’obliger MDes-Cartes à ne me vouloir point de mal, si ie luy ay vu peu contredit ; que si vous estes pour luy, ie donne dés à present les mains, et me confesse vaincu, et ce d’autant plus volontiers, que ie craindrois de l’estre encore vne autre fois. Adieu.