Camusat – Le Petit, p. 155
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AT IX-1, 96

SECONDES OBIECTIONS
recueillies par le R. P. MersenneMersenne, Marin de la bouche de diuers Theologiens, et Philosophes.

MONSIEVR,
Puisque pour confondre les nouueaux Geans du siecle, qui osent attaquer l’Auteur de toutes choses, vous auez entrepris d’en affermir le trône en demonstrant son existence, et que vostre dessein semble si bien conduit, que les gens de bien peuuent esperer qu’il ne se trouuera desormais personne, qui aprés auoir leu attentiuement vos Meditations, ne confesse qu’il y a une diuinité eternelle, de qui toutes choses dépendent ; Nous auons iugé à propos de vous auertir, et vous prier tout ensemble, de répandre encore sur de certains lieux, que nous vous marquerons cy-apres, vne telle lumiere, qu’il ne reste rien dans tout vostre ouurage, qui ne Camusat – Le Petit, p. 156
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soit, s’il est possible, tres-clairement et tres-manifestement démonstré. Car d’autant que depuis plusieurs années vous auez par de continuelles Meditations tellement exercé vostre esprit, que les choses qui semblent aux autres obscures et incertaines, vous peuuent paroistre plus claires ; et que vous les conceuez peut-estre par vne simple inspection de l’esprit, sans vous aperceuoir de l’obscurité que les autres y trouuent, il sera bon que vous soyez auerty de celles qui ont besoin d’estre plus clairement et plus amplement expliquées et demonstrées ; Et lorsque vous nous aurez satisfait en cecy, nous ne iugeons pas qu’il y ait guieres personne qui puisse nier que les raisons, dont vous auez commencé la deduction pour la gloire de Dieu, et l’vtilité du public, ne doiuent estre prises pour des demonstrations.

Premierement, vous vous ressouuiendrez que ce n’est pas actuellement et en verité, mais seulement par vne fiction de l’esprit, que vous auez rejetté, autant qu’il vous a esté possible, les idées de tous les corps, comme des choses feintes, ou des fantosmes trompeurs, pour conclure que vous estiez seulement vne chose qui pense, de peur qu’aprés cela vous ne croyezcroyïez peut-estre que l’on puisse conclure qu’en effect, et sans fiction vous n’estes rien autre chose qu’vn esprit, ou vne chose qui pense ; ce que nous auons seulemẽt trouué digne d’obseruation touchant vos deux premieres Meditations : dans lesquelles Camusat – Le Petit, p. 157
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vous faites AT IX-1, 97 voir clairement qu’au moins il est certain que vous qui pensez estes quelque chose. Mais arrestõs-nous vn peu icy. Iusques-là vous connoissez que vous estes vne chose qui pense, mais vous ne sçauez pas encore ce que c’est que cette chose qui pense : Et que sçauez-vous si ce n’est point vn corps, qui par ses diuers mouuemens et rencontres fait cette action que nous apellons du nom de pensée ? Car encores que vous croyïez auoir rejetté toutes sortes de corps, vous vous estes peu tromper en cela, que vous ne vous estes pas rejetté vous-mesme qui estes vn corps. Car comment prouuez-vous qu’vn corps ne peut penser ? Ou que des mouuemens corporels ne sont point la pensée mesme ? Et pourquoy tout le sisteme de vostre corps, que vous croyïezcroyez auoir rejetté, ou quelques parties d’iceluy, par exemple celles du cerueau, ne peuuent-elles pas concourir à former ces mouuemens que nous apellons des pensées ? Ie suis, dites-vous, vne chose qui pense ? Mais que sçauez-vous si vous n’estes point aussi vn mouuement corporel, ou vn corps remué ?

Secondement, de l’idée d’vn estre souuerain, laquelle vous soustenez ne pouuoir estre produite par vous, vous osez conclure l’existence d’vn souuerain estre, duquel seul peut proceder l’idée qui est en vostre esprit. Mais nous trouuons en nous-mesmes vn fondement suffisant, sur lequel estant seulement apuyez nous pouuons former cette idée, quoy qu’il n’y eust point de souuerain estre, ou que nous ne Camusat – Le Petit, p. 158
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sceussions pas s’il y en a vn, et que son existence ne nous vinst pas mesme en la pensée : Car ne voy-je pas qu’ayant la faculté de penser, i’ay en moy quelque degré de perfection ? Et ne voy-je pas aussi que d’autres que moy ont vn semblable degré ? Ce qui me sert de fondement pour penser à quelque nombre que ce soit, et aussi pour adjouster vn degré de perfection sur l’autre iusqu’à l’infiny ; tout de mesme que quand il n’y auroit au monde qu’vn degré de chaleur ou de lumiere, ie pourois neantmoins en adjouster et en feindre toujours de nouueaux iusques à l’infiny. Pourquoy pareillement ne pouray-je pas adiouster à quelque degré d’estre que i’aperçoy estre en moy, tel autre degré que ce soit, et de tous les degrez capables d’estre adioustez, former l’idée d’vn estre parfait ? Mais, dites-vous, l’effect ne peut auoir aucun degré de perfection, ou de réalité, qui n’ait esté auparauant dans sa cause ; Mais (outre que nous voyons tous les iours que les mouches, et plusieurs autres animaux, comme aussi les plantes sont produites par le Soleil, la pluye, et la terre, dans lesquels il n’y a point de vie comme en ces animaux, laquelle vie est plus noble qu’aucun autre degré purement corporel, d’où il arriue que l’effect tire quelque realité de sa cause qui neantmoins n’estoit pas dans sa AT IX-1, 98 cause) ? Mais, dis-je, cette idée n’est rien autre chose qu’vn estre de raison, qui n’est pas plus noble que vostre esprit qui la conçoit. De plus, que sçauez-vous si cette idée ne fust iamais offerte à vostre Camusat – Le Petit, p. 159
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esprit, si vous eussiez passé toute vostre vie dans vn desert, et non point en la compagnie de personnes sçauantes ? Et ne peut-on pas dire que vous l’auez puisée des pensées que vous auëz eues auparauant, des enseignemens des liures, des discours et entretiens de vos amis, etc. et non pas de vostre esprit seul, ou d’vn souuerain estre existant ? Et partant il faut prouuer plus clairement que cette idée ne pouroit estre en vous, s’il n’y auoit point de souuerain estre ; et alors nous serons les premiers à nous rendre à vostre raisonnement, et nous y donnerons tous les mains. Or que cette idée procede de ces notions anticipées, cela paroist ce semble assez clairement, de ce que les Canadiens, les Hurons, et les autres hommes Sauuages, n’ont point en eux vne telle idée, laquelle vous pouuez mesme former de la connoissance que vous auez des choses corporelles ; en sorte que vostre idée ne represente rien que ce monde corporel, qui embrasse toutes les perfections que vous sçauriez imaginer ; De sorte que vous ne pouuez conclure autre chose, sinon qu’il y a vu estre corporel tres-parfait, si ce n’est que vous adjoustiez quelque chose de plus, qui éleue vostre esprit iusju’à la connoissance des choses spirituelles, ou incorporelles. Nous pouuons icy encore dire, que l’idée d’vn Ange peut estre en vous, aussi bien que celle d’vn estre tres-parfait, sans qu’il soit besoin pour cela qu’elle soit formée en vous par vn Ange réellement existant, bien que l’Ange soit plus Camusat – Le Petit, p. 160
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parfait que vous. Mais vous n’auez pas l’idée de Dieu, non plus que celle d’vn nombre, ou d’vne ligne infinie ; laquelle quand vous pouriez auoir, ce nombre neantmoins est entierement impossible : Adjoustiez à cela que l’idée de l’vnité et simplicité d’vne seule perfection, qui embrasse et contienne toutes les autres, se fait seulement par l’operation de l’entendement qui raisonne, tout ainsi que se font les vnités vniuerselles, qui ne sont point dans les choses, mais seulement dans l’entendement, comme on peut voir par l’vnité Generique, tranfcendantale, etc.

En troisiesme lieu, puisque vous n’estes pas encore asseuré de l’existence de Dieu, et que vous dites neantmoins que vous ne sçauriez estre asseuré d’aucune chose, ou que vous ne pouuez rien connoistre clairement et distinctement, si premierement vous ne connoissez certainement et clairement que Dieu existe ; Il s’ensuit que vous ne sçauez pas AT IX-1, 99 encore que vous estes vne chose qui pense, puisque selon vous, cette connoissance dépend de la connoissance claire d’vn Dieu existant, laquelle vous n’auez pas encore demonstrée, aux lieux où vous concluez que vous connoissez clairement ce que vous estes. Adjoustez à cela qu’vn Athée connoist clairement et distinctement que les trois angles d’vn triangle sont égaux à deux droits ; quoy que neantmoins il soit fort esloigné de croire l’existence de Dieu, puisqu’il la nie tout à fait ; parce, dit-il, queparce que, dit-il, si Dieu existoit, il y Camusat – Le Petit, p. 161
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auroit vn souuerain estre, et vn souuerain bien, c’est à dire vn infiny ; Or ce qui est infiny en tout genre de perfection exclut toute autre chose que ce soit, non seulement toute sorte d’estre, et de bien, mais aussi toute sorte de non estre, et de mal ; et neantmoins il y a plusieurs estres, et plusieurs biens ; Comme aussi plusieurs non estres, et plusieurs maux ; A laquelle objection nous iugeons qu’il est à propos que vous répõdiez, afin qu’il ne reste plus rien aux impies à objecter, et qui puisse seruir de pretexte à leur impieté.

En quatriéme lieu, vous niez que Dieu puisse mentir, ou deceuoir, quoy que neantmoins il se trouue des Scolastiques qui tiennent le contraire, comme Gabriel AriminensisGrégoire de Rimini ?, et quelques autres, qui pensent que Dieu ment, absolument parlant, c’est à dire qu’il signifïe quelque chose aux hommes contre son intention, et contre ce qu’il a decreté et resolu comme lorsque sans adiouster de condition, il dit aux Niniuites par son Prophete ; Encore quarante iours et Niniue sera subuertie ; Et lorsqu’il a dit plusieurs autres choses qui ne sont point arriuées, parce qu’il n’a pas voulu que telles paroles répondissent à son intention, ou à son décret : Que s’il a endurcy et aueuglé Pharaon, et s’il a mis dans les Prophetes vn esprit de mensonge, comment pouuez -vous dire que nous ne pouuons estre trompez par luy ? Dieu ne peut-il pas se comporter enuers les hommes, comme vn Medecin enuers ses malades, et vn pere enuers ses enfans, lesquels l’vn et l’autre trompent si souuent, Camusat – Le Petit, p. 162
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mais tousiours auec prudence, et vtilité ? Car si Dieu nous monstroit la verité toute nuë ; Quel œil, ou plustost quel esprit auroit assez de force pour la supporter ?

Combien qu’à vray dire il ne soit pas necessaire de feindre vn Dieu trompeur, afin que vous soyez deceu dans les choses que vous pensez connoistre clairement et distinctement, veu que la cause de cette deception peut estre en vous, quoy que vous n’y songiez seulement pas. Car que sçauez-vous si vostre nature n’cst point telle, qu’elle se trompe tousjours, ou du moins fort souuent ? Et d’où auez-vous apris que touchant les choses que vous pensez connoistre clairement et distinctement, il est certain que vous n’estes iamais trompé, et que vous ne le AT IX-1, 100 pouuez estre ? Car combien de fois auons nous veu que des personnes se sont trompées en des choses qu’elles pensoient voir plus clairement que le Soleil ? Et partant ce principe d’vne claire, et distincte connoissance doit estre expliqué si clairement et si distinctement, que personne desormais, qui ait l’esprit raisonnable, ne puisepuisse estre deceu dans les choses qu’il croira sçauoir clairement et distinctement ; autrement nous ne voyons point encor, que nous puissions répondre auec certitude de la verité d’aucune chose.

En cinquiéme lieu, si la volonté ne peut iamais faillir, ou ne peche point, lorsqu’elle suit, et se laisse conduire par les lumieres claires et distinctes de l’esprit qui la gouuerne, et si au contraire elle se Camusat – Le Petit, p. 163
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met en danger, lorsqqu’elle poursuit et embrasse les connoissances obscures et confuses de l’entendement, prenez garde que de là il semble que l’on puisse inferer, que les Turcs, et les autres infideles non seulement ne pechent point lorsqu’ils n’embrassent pas la Religion Chrestienne et Catholique, mais mesme qu’ils pechent lorsqu’ils l’embrassent, puisqu’ils n’en connoissent point la verité, ny clairement, ny distinctement. Bien plus, si cette regle que vous établissez est vraye, il ne sera permis à la volonté d’embrasser que fort peu de choses, veu que nous ne connoissons quasi rien auec cette clarté et distinction que vous requerez, pour former vne certitude qui ne puisse estre sujette à aucun doute. Prenez donc garde, s’il vous plaist, que voulant affermir le party de la verité, vous ne prouuiez plus qu’il ne faut, et qu’au lieu de l’apuyer vous ne la renuersiez.

En sixiéme lieu, dans vos réponses aux precedentes objections, il semble que vous auez manqué de bien tirer la conclusion, dont voicy l’argument. Ce que clairement et distinctement nous entendons apartenir à la nature, ou à l’essence, ou à la forme immuable et vraye de quelque chose, cela peut estre dit ou affirmé auec verité de cette chose ; Mais (après que nous auons soigneusement obserué ce que c’est que Dieu) nous entendons clairement et distinctement qu’il apartient à sa vraye et immuable nature, qu’il existe ; Il faudroit conclure : Camusat – Le Petit, p. 164
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Doncques (apres que nous auons assez soigneusement obserué ce que c’est que Dieu) nous pouuons dire ou affirmer auec verité qu’il apartient à la nature de Dieu qu’il existe : D’ou il ne suit pas que Dieu existe en effect, mais seulement qu’il doit exister si sa nature est possible, ou ne repugne point ; c’est à dire que la nature, ou l’essence de Dieu ne peut estre conceuë sans existence, en telle sorte que si cette essence est, il existe réellement ; Ce qui se raporte à cét argument que d’autres proposent de la sorte : S’il n’implique point que Dieu soit, il est certain qu’il existe ; Or il n’implique point qu’il existe : Doncques, AT IX-1, 101 etc. Mais on est en question de la mineure, à sçauoir, qu’il n’implique point qu’il existe, la verité de laquelle quelques vns de nos aduersaires reuoquent en doute, et d’autres la nient : Dauantage cette clause de vostre raisonnement (aprés que nous auons assez clairement reconnu ou obserué ce que c’est que Dieu) est suposée comme vraye, dont tout le monde ne tombe pas encore d’accord, veu que vous auoüez vous-mesme que vous ne comprenez l’infiny qu’imparfaitement ; le mesme faut-il dire de tous ses autres attributs ; Car tout ce qui est en Dieu estant entierement infiny, quel est l’esprit qui puisse comprendre la moindre chose qui soit en Dieu que tres imparfaitement ? Comment donc pouuez-vous auoir assez clairement et distinctement obserué ce que c’est que Dieu ?

En septiéme lieu, nous ne trouuons pas vn seul Camusat – Le Petit, p. 165
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mot dans vos Meditations touchant l’immortalité de l’ame de l’homme, laquelle neantmoins vous deuiez principalement prouuer, et en faire vne tres-exacte démonstration pour confondre ces personnes indignes de l’immortalité, puisqu’ils la nient, et que peut-estre ils la detestent. Mais outre cela nous craignons que vous n’ayez pas encore assez prouué la distinction qui est entre l’ame et le corps de l’homme, comme nous auons desia remarqué en la premiere de nos obseruations ; à laquelle nous adjoustons qu’il ne semble pas que de cette distinction de l’ame d’auec le corps, il s’ensuiue qu’elle soit incorruptible ou immortelle : Car qui sçait, si sa nature n’est point limitée selon la durée de la vie corporelle ; Et si Dieu n’a point tellement mesuré ses forces, et son existence, qu’elle finisse auec le corps.

Voila, Monsieur, les choses ausquelles nous desirons que vous aportiez vne plus grande lumiere, afin que la lecture de vos tres-subtiles, et comme nous estimons tres-veritables Meditations, soit profitable à tout le monde. C’est pourquoy ce seroit vne chose fort vtile, si à la fin de vos solutions, aprés auoir premierement auancé quelques definitions, demandes, et axiomes, vous concluyez le tout selon la methode des Geometres, en laquelle vous estes si bien versé, afin que tout d’vn coup, et comme d’une seule œillade, vos Lecteurs y puissent voir de quoy se satisfaire, et que vous remplissiez leur esprit de la connoissance de la diuinité.