Camusat – Le Petit, p. 220
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AT IX-1, 133

TROISIÉMES OBIECTIONS,
faites par vn celebre Philolophe AngloisHobbes, Thomas.
Auec les Réponses de l’Auteur.

SVR LA PREMIERE MEDITATION.
Des choses qui peuuent estre reuoquées en doute.
OBIECTION PREMIERE.

Il paroist assez, par les choses qui ont esté dites dans cette Meditation, qu’il n’y a point de marque certaine et euidente, par laquelle nous puissions reconnoistre et distinguer nos songes de la veille, et d’vne vraye perception des sens ; et partant que les images des choses que nous sentons estant éueillez, ne sont point des accidens attachez à des objets exterieurs, et qu’elles ne sont point des preuues suffisantes pour monstrer que ces objets exterieurs existent en effect. C’est pourquoy Camusat – Le Petit, p. 221
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si sans nous aider d’aucun autre raisonnement, nous suiuons seulement nos sens, nous auons iuste sujet de douter si quelque chose existe, ou non. Nous reconnoissons donc la verité de cette Meditation. Mais d’autant que Platon a parlé de cette incertitude des choses sensibles, et plusieurs autres anciens Philosophes auant et aprés luy, et qu’il est aisé de remarquer la difficulté qu’il y a de discerner la veille du sommeil, i’eusse voulu que cét excellent auteur de nouuelles speculations se fust abstenu de publier des choses si vieilles.

Réponse.

Les raisons de douter qui sont icy receuës pour vrayes par ce Philosophe, n’ont esté proposées par moy que comme vray-semblables : Et ie m’en suis seruy, non pour les débiter comme nouuelles, mais en partie pour preparer les esprits des Lecteurs à considerer les choses intellectuelles, et les distinguer des corporelles, à quoy elles m’ont tousiours semblé tres-necessaires ; en partie pour y répondre dans les Meditations suiuantes, et en partie aussi pour faire voir combien les veritez que ie propose en suite sont fermes et assurées, puis qu’elles ne peuuent estre ébranlées par des doutes si generaux, et si extraordinaires. Et ce n’a point esté pour acquerir de AT IX-1, 134 la gloire que ie les ay raportées ; mais ie pense n’auoir pas esté moins obligé de les expliquer, qu’vn Medecin de décrire la maladie dont il a entrepris d’enseigner la cure.

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OBIECTION SECONDE.
SVR LA SECONDE MEDITATION.
De la nature de l’Esprit humain.

Ie suis vne chose qui pense ; c’est fort bien dit. Car de ce que ie pense, ou de ce que i’ay vne idée soit en veillant, soit en dormant, l’on infere que ie suis pensant : car ces deux choses, Ie pense, et ie suis pensant, signifient la mesme chose. De ce que ie suis pensant, il s’ensuit que ie suis ; parce que ce qui pense n’est pas vn rien. Mais où nostre auteur adjouste, c’est à dire, vn Esprit, vne ame, vn entendement, vne raison : de là naist vn doute. Car ce raisonnement ne me semble pas bien deduit, de dire ie suis pensant, donc ie suis vne pensée : ou bien ie suis intelligent, donc ie suis vn entendement. Car de la mesme façon ie pourois dire, ie suis promenant, donc ie suis vne promenade. Monsieur des Cartes donc prend la chose intelligente, et l’intellection, qui en est l’acte, pour vne mesme chose ; ou du moins il dit que c’est le mesme que la chose qui entend, et l’entendement, qui est vne puissance ou faculté d’vne chose intelligente. Neantmoins tous les Philosophes distinguent le sujet de ses facultez, et de ses actes, c’est à dire de ses proprietez, et de ses essences ; Car c’est autre chose que la chose mesme qui est, et autre chose que son Essence ; Il se peut donc faire qu’vne chose qui pense Camusat – Le Petit, p. 223
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soit le sujet de l’esprit, de la raison, ou de l’entendement, et partant que ce soit quelque chose de corporel, dont le contraire est pris, ou auancé, et n’est pas prouué. Et neantmoins c’est en cela que consiste le fondement de la conclusion qu’il semble que Monsieur Des-Cartes veüille establir.

Au mesme endroit il dit, i’ay reconnu que i’existe, ie cherche maintenant qui ie suis, moy que i’ay reconnu estre. Or il est tres-certain que cette notion, et connoissance de moy-mesme ainsi precisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connuë.

Il est tres-certain que la connoissance de cette proposition i’existe, dépend de celle-cy, ie pense, comme il nous a fort bien enseigné : Mais d’où nous vient la connoissance de celle-cy, ie pense ? Certes ce n’est point d’autre chose, que de ce que nous ne pouuons conceuoir aucun acte sans son sujet, comme la pensée sans vne chose qui pense, la science sans vne chose qui sçache, et la promenade sans vne chose qui se promene.

AT IX-1, 135 Et de là il semble suiure, qu’vne chose qui pense est quelque chose de corporel ; Car les sujets de tous les actes semblent estre seulement entendus sous vne raison corporelle, ou sous vne raison de matiere, comme il a luy-mesme montré vn peu aprés par l’exemple de la cire, laquelle, quoy que sa couleur, sa dureté, sa figure, et tous ses autres actes soient changez, est tousiours conceuë estre la mesme chose, c’est à dire, la mesme matiere sujette à tous ces Camusat – Le Petit, p. 224
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changemens ; Or ce n’est pas par vne autre pensée qu’on infere que ie pense : Car encore que quelqu’vn puisse penser qu’il a pensé, (laquelle pensée n’est rien autre chose qu’un souuenir) neantmoins il est tout à fait impossible, de penser qu’on pense, ny de sçauoir qu’on sçait : Car ce seroit vne interrogation qui ne finiroit iamais, d’où sçauez-vous que vous sçauez, que vous sçauez, que vous scauez, etc.

Et partant puisque la connoissance de cette proposition, I’existe, dépend de la connoissance de celle-cy, Ie pense ; et la connoissance de celle-cy, de ce que nous ne pouuons separer la pensée d’vne matiere qui pense ; Il semble qu’on doit plutost inférer qu’vne chose qui pense est materielle, qu’immaterielle.

Réponse.

Ov i’ay dit, c’est à dire vn esprit, vne ame, vn entendement, vne raison etc. Ie n’ay point entendu par ces noms les seules facultez, mais les choses doüées de la faculté de penser, comme par les deux premiers on a coutume d’entendre ; Et assez souuent aussi par les deux derniers : Ce que i’ay si souuent expliqué, et en termes si exprés, que ie ne voy pas qu’il y ait eu lieu d’en douter.

Et il n’y a point icy de partieraport, ou de conuenance entre la promenade et la pensée, parce que la promenade n’est iamais prise autrement que pour l’action mesme ; mais la pensée se prend quelquesfois pour Camusat – Le Petit, p. 225
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l’acttion, quelquesfois pour la faculté, et quelquesfois pour la chose en laquelle reside cette faculté.

Et ie ne dis pas que l’intellection, et la chose qui entend soient vne mesme chose, non pas mesme la chose qui entend, et l’entendement, si l’entendement est pris pour vne faculté, mais seulement lorsqu’il est pris pour la chose mesme qui entend. Or i’auouë franchement que pour signifier vne chose, ou vne substance, laquelle ie voulois dépoüiller de toutes les choses qui ne luy apartiennent point, ie me suis seruy de termes autant simples et absraits que i’ay pû, comme au contraire ce Philosophe, pour signifier la mesme substance, en AT IX-1, 136 employe d’autres fort concrets, et composez, à sçauoir ceux de sujet, de matiere, et de corps, afin d’empescher autant qu’il peut, qu’on ne puisse separer la pensée d’auec le corps. Et ie ne crains pas que la façon dont il se sert, qui est de joindre ainsi plusieurs choses ensemble, soit trouuée plus propre pour paruenir à la connoissance de la verité, qu’est la mienne, par laquelle ie distingue autant que ie puis chaque chose. Mais ne nous arrestons pas dauantage aux paroles, venons à la chose dont il est question.

Il se peut faire, dit-il, qu’vne chose qui pense soit quelque chose de corporel, dont le contraire est pris, et n’est pas prouué. Tant s’en faut, ie n’ay point auancé le contraire, et ne m’en suis en façon quelconque serui pour fondement, mais ie l’ay laissé entierement indeterminé iusqu’à la sixiéme Meditation, dans laquelle il est prouué.

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En aprés il dit fort bien, que nous ne pouuons conceuoir aucun acte sans son sujet, comme la pensée sans vne chose qui pense, parce que la chose qui pense n’est pas vn rien : mais c’est sans aucune raison, et contre toute bonne Logique, et mesme contre la façon ordinaire de parler, qu’il adioute, que de la il semble suiure qu’une chose qui pense est quelque chose de corporel ; Car les suiets de tous les actes sont bien à la verité entendus comme estans des substances, (ou si vous voulez comme des matieres, à sçauoir des matieres Metaphysiques) mais non pas pour cela comme des corps.

Au contraire tous les Logiciens, et presque tout le monde auec eux, ont coutume de dire qu’entre les substanccs les vnes sont spirituelles, et les autres corporelles. Et ie n’ay prouué autre chose par l’exemple de la cire, sinon que la couleur, la dureté, la figure, etc. n’appartiennent point à la raison formelle de la cire. C’est à dire qu’on peut conceuoir tout ce qui se trouue necessairement dans la cire, sans auoir besoin pour cela de penser à elles : Ie n’ay point aussi parlé en ce lieu-la de la raison formelle de l’esprit, ny mesme de celle du corps.

Et il ne sert de rien de dire, comme fait icy ce philosophe, qu’vne pensée ne peut pas estre le sujet d’vne autre pensée, Car qui a iamais feint cela que luy ? Mais ie tacheray icy d’expliquer toute la chose dont il est question en peu de paroles.

Il est certain que la pensée ne peut pas estre sans Camusat – Le Petit, p. 227
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vne chose qui pense, et en general aucun accident, ou aucun acte ne peut estre sans vne substance de laquelle il soit l’acte. Mais d’autant que nous ne connoissons pas la substance immediatement par elle mesme, mais seulement par ce qu’elle est le sujet de quelques actes, il est fort conuenable AT IX-1, 137 à la raison, et l’vsage mesme le requiert, que nous apelions de diuers noms ces substances que nous connoissons estre les suiets de plusieurs actes, ou accidens entierement differens ; et qu’apres cela nous examinions si ces diuers noms signifient des choses differentes, ou vne seule et mesme chose.

Or il y a certains actes que nous apelons corporels, comme la grandeur, la figure, le mouuement, et toutes les autres choses qui ne peuuent estre conceuës sans vne extension locale, et nous apelons du nom de Corps la substance en laquelle ils resident : et on ne peut pas feindre que ce soit vne autre substance qui soit le sujet de la figure, vne autre qui soit le sujet du mouuement local, etc. parce que tous ces ades conuiennent entr’eux en ce qu’ils présuposent l’estenduë. En aprez, il y a d’autres actes que nous apelons Intellectuels, comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc. tous lesquels conuiennent entr’eux en ce qu’ils ne peuuent estre sans pensée, ou perception, ou conscience et connoissance : Et la substance en laquelle ils resident, nous disons que c’est vne chose qui pense, ou vn esprit, ou de quelque autre nom que nous veuillions Camusat – Le Petit, p. 228
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l’apeler, pourueu que nous ne la confondions point auec la substance corporelle, d’autant que les actes intellectuels n’ont aucune affinité auec les actes corporels, et la pensée, qui est la raison commune en laquelle ils conuiennent, differe totalement de l’extension, qui est la raison commune des autres.

Mais aprés que nous auons formé deux concepts clairs et distincts de ces deux substances, il est aysé de connoistre par ce qui a esté dit en la sixiéme Meditation, si elles ne sont qu’vne mesme chose, ou si elles en sont deux differentes.

OBIECTION TROISIÉME.
Qvi a-t-il donc qui soit distingué de ma pensée ? Qui a-t-il que l’on puisse dire estre separé de moy-mesme ?

Quelqu’vn répondra peut-estre à cette question : Ie suis distingué de ma pensée moy-mesme qui pense ; et quoy qu’elle ne soit pas a la verité separée de moy-mesme, elle est neanmoins différente de moy : de la mesme façon que la promenade (comme il a esté dit cy-dessus) est distinguée de celuy qui se promene : que si Monsieur Des Cartes monstre que celuy qui entend et l’entendement sont vne mesme chose, nous tomberons AT IX-1, 138 dans cette façon de parler scholastique, Camusat – Le Petit, p. 229
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l’entendement entend, la veüe void, la volonté veut ; et par vne juste analogie, la promenade, ou du moins la faculté de se promener, se promenera, toutes lesquelles choses sont obscures, impropres, et tres-indignes de la netteté ordinaire de Monsieur Des Cartes.

Réponse.

Ie ne nie pas que moy, qui pense, sois distingué de ma pensée, comme vne chose l’est de son mode : mais ou ie demande, qui a-t-il donc qui soit distingué de ma pensée, i’entens cela des diuerses façons de penser qui sont là énoncées, et non pas de ma substance ; et ou i’adioute, qui a-t-il que l’on puisse dire estre separé de soy-mesme ? Ie veux dire seulement que toutes ces manieres de penser qui sont en moy ne peuuent auoir aucune existence hors de moy : et ie ne voy pas qu’il y ait en cela aucun lieu de doute, ny pourquoy l’on me blàme icy d’obscurité.

OBJECTION QVATRIÉME.

Il faut donc que ie demeure d’accord que ie ne sçaurois pas mesme conceuoir par l’imagination, ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoiue.

Il y a grande difference entre imaginer, c’est à dire auoir quelque Idée, et conceuoir de l’entendement, Camusat – Le Petit, p. 230
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c’est à dire conclure en raisonnant que quelque chose est, ou existe. Mais Monsieur Des Cartes ne nous a pas expliqué en quoy ils different. Les anciens Peripateticiens ont aussi enseigné assez clairement, que la substance ne s’aperçoit point par les sens, mais qu’elle se collige par la raison.

Que dirons-nous maintenant, si peut-estre le raisonnement n’est rien autre chose qu’vn assemblage et enchaisnement de noms par ce mot, Est ? D’où il s’ensuiuroit que par la raison nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant leurs apellations, c’est à dire, que par elle nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses, selon les conuentions que nous auons faites à nostre fantaisie touchant leurs significations. Si cela est ainsi, comme il peut estre, le raisonnement dépendra des noms, les noms de l’imagination, et l’imagination peut-estre (et cecy selon mon sentiment) du mouuement des organes corporels, et ainsi l’esprit ne sera rien autre chose, qu’vn mouuement en certaines parties du corps organique.

AT IX-1, 139

Réponse.

I’ay expliqué dans la seconde meditation la difference qui est entre l’imagination, et le pur concept de l’entendement, ou de l’esprit, lors qu’en l’exemple de la cire i’ay fait voir quelles sont les choses que nous imaginons en elle, et quelles sont celles Camusat – Le Petit, p. 231
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que nous conceuons par le seul entendement. Mais i’ay encore expliqué ailleurs comment nous entendons autrement vne chose que nous ne l’imaginons, en ce que pour imaginer, par exemple, vn pentagone, il est besoin d’vne particuliere contention d’esprit qui nous rende cette figure, (c’est à dire ses cinq costez et l’espace qu’ils renferment,) comme presente, de laquelle nous ne nous seruons point pour conceuoir. Or l’assemblage qui se fait dans le raisonnement n’est pas celuy des noms, mais bien celuy des choses signifiées par les noms, et ie m’étonne que le contraire puisse venir en l’esprit de personne.

Car qui doute qu’vn François, et qu’vn alleman ne puissent auoir les mesmes pensées, ou raisonnemens touchant les mesmes choses, quoy que neantmoins ils conçoiuent des mots entierement differens ? Et ce philosophe ne se condamne t’-il pas luy-mesme, lorsqu’il parle des conuentions que nous auons faites à nostre fantaisie touchant la signification des mots ? Car s’il admet que quelque chose est signifiée par les paroles, pourquoy ne veut-il pas que nos discours, et raisonnemens soient plutost de la chose qui est signifiée, que des paroles seules ? Et certes de la mesme façon, et auec vne aussi iuste raison qu’il conclut que l’esprit est vn mouuement, il pouroit aussi conclure que la terre est le Ciel, ou telle autre chose qu’il luy plaira ; pource qu’il n’y a point d’autres choses au Camusat – Le Petit, p. 232
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monde, entre lesquelles il n’y ait autant de conuenance, qu’il y en a entre le mouuement et l’esprit, qui sont de deux genres entierement differens.

OBIECTION CINQVIEME.
SVR LA TROISIEME MEDITATION.
De Dieu.

Qvelques vnes d’entre elles (à sçauoir d’entre les pensées des hommes) sont comme les images des choses, ausquelles seules conuient proprement le nom d’Idée, comme lorsque ie pense à vn homme, à vnvne Chymere, au Ciel, à vn Ange, ou à Dieu.

Lors que ie pense à vn homme, ie me represente vne Idée, ou vne image composée de couleur, et de figure, de laquelle ie puis douter si AT IX-1, 140 elle a la ressemblance d’vn homme, ou si elle ne l’a pas. Il en est de mesme lors que ie pense au ciel. Lors que ie pense à vne Chymere, ie me represente vne Idée, ou vne image, de laquelle ie puis douter si elle est le pourtrait de quelque animal qui n’existe point, mais qui puisse estre, ou qui ait esté autrefois, ou bien qui n’ait iamais esté.

Et lorsque quelqu’vn pense à vn Ange, quelquesfois l’image d’vne flamme se presente à son esprit, et quelquesfois celle d’vn jeune enfant qui a des aisles, de laquelle ie pense pouuoir dire auec Camusat – Le Petit, p. 233
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certitude qu’elle n’a point la ressemblance d’vn Ange, et partant qu’elle n’est point l’Idée d’vn Ange : mais croyant qu’il y a des creatures inuisbles, et immaterielles, qui sont les ministres de Dieu, nous donnons à vne chose que nous croyons, ou suposons, le nom d’Ange, quoy que neantmoins l’Idée souz laquelle i’imagine vn Ange, soit composée des Idées des choses visibles.

Il en est de mesme du nom venerable de Dieu, de qui nous n’auons aucune image, ou jdée ; c’est pourquoy on nous defend de l’adorer souz vne image, de peur qu’il ne nous semble que nous conceuions, celuy qui est inconceuable.

Nous n’auons donc point en nous, ce semble, aucune Idée de Dieu ; Mais tout ainsi qu’vn aueugle né qui s’est plusieurs fois aproché du feu, et qui en a senti la chaleur, reconnoist qu’il y a quelque chose par quoy il a esté échaufé ; Et entendant dire que cela s’appelle du feu, conclut qu’il y a du feu, et neantmoins n’en connoist pas la figure, ny la couleur, et n’a à vray dire aucune jdée, ou image du feu, qui se presente à son esprit.

De mesme l’homme voyant qu’il doit y auoir quelque cause de ses images, ou de ses jdées, et de cette cause vne autre premiere, et ainsi de suite, est en fin conduit à vne fin, ou à vne supposition de quelque cause eternelle, qui pource qu’elle n’a iamais commancé d’estre, ne peut auoir de cause qui la precede, ce qui fait qu’il conclut Camusat – Le Petit, p. 234
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necessairement qu’il y a vn estre eternel qui existe ; et neantmoins il n’a point d’Idée qu’il puisse dire estre celle de cet estre eternel, mais il nomme, ou appelle du nom de Dieu cette chose que la foy, ou sa raison luy persuade.

Maintenant, d’autant que de cette supposition, à sçauoir que nous auons en nous l’Idée de Dieu, Monsieur Des-Cartes vient à la preuue de ce theorême : que Dieu (c’est à dire vn estre tout puissant, tres-sage, Createur de l’Vniuers, etc) existe, il a deu mieux expliquer cette Idée de Dieu, et de là en conclure non seulement sontson existence, mais aussi la creation du monde.

AT IX-1, 141

Réponse.

Par le nom d’Idée, il veut seulement qu’on entende icy les images des choses materielles dépeintes en la fantaisie corporelle ; Et cela estant suposé il luy est aisé de monstrer qu’on ne peut auoir aucune propre, et veritable jdée de Dieu ny d’vn Ange ; Mais i’ay souuent auerti, et principalement en ce lieu-là mesme, que ie prens le nom d’Idée, pour tout ce qui est conceu immediatement par l’esprit ; en sorte que lorsque ie veux, et que ie crains, parce que ie conçoy en mesme temps que ie veux, et que ie crains, ce vouloir, et cette crainte sont mis par moy au nombre des Idées ; et ie me suis serui de ce nom, parce qu’il estoit desia communement receu par les philosophes, pour Camusat – Le Petit, p. 235
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signifier les formes des conceptions de l’entendement diuin ; encore que nous ne reconnoissions en Dieu aucune fantaisie, ou imagination corporelle, et ie n’en sçauois point de plus propre. Et ie pense auoir assez expliqué l’Idée de Dieu, pour ceux qui veulent conceuoir le sens que ie donne à mes paroles, mais pour ceux qui s’attachent à les entendre autrement que ie ne fais, ie ne le pourois iamais assez. En fin ce qu’il adioute icy de la creation du monde est tout affaittout à fait hors de propos : Car i’ay prouué que Dieu existe, auant que d’examiner s’il y auoit vn monde creé par luy, et de cela seul que Dieu, c’est a dire vn estre souuerainemcnt puissant, existe, il suit que, s’il y a vn monde, il doit auoir esté creé par luy.

OBIECTION SIXIÉME.

Mais il y en a d’autres (à sçauoir d’autres pensées) qui contiennent de plus d’autres formes, par exemple, lorsque ie veux, que ie crains, que i’affirme, que ie nie, ie conçoy bien, à la verité tousiours quelque chose comme le sujet de l’action de mon esprit, mais i’adioute aussi quelque autre chose par cette action à l’Idée que i’ay de cette chose-là ; et de ce genre de pensées les vnes font apelées volontez, ou affections, et les autres iugemens.

Lorsque quelqu’vn veut, ou craint, il a bien, à la verité l’image de la chose qu’il craint, et de l’action Camusat – Le Petit, p. 236
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qu’il veut, mais qu’est ce que celuy qui veut, ou qui craint, embrasse de plus par sa pensée, cela n’est pas icy expliqué. Et quoy qu’à le bien prendre la crainte soit vne pensée, ie ne voy pas comment elle peut estre autre, que la pensée ou l’jdée de la chose que l’on craint. AT IX-1, 142 Car qu’est-ce autre chose que la crainte d’vn lion qui s’auance vers nous, sinon l’jdée de ce lion, et l’effect (qu’vne telle jdée engendre dans le cœur) par lequel celuy qui craint est porté à ce mouuement animal que nous apelons fuite. Maintenant ce mouuement de fuite n’est pas vne pensée, Et partant il reste que dans la crainte il n’y a point d’autre pensée, que celle qui consiste en la ressemblance de la chose que l’on craint ; le mesme se peut dire aussi de la volonté.

D’auantage l’affirmation et la negation ne se font point sans parole, et sans noms, d’où vient que les bestes ne peuuent rien affirmer, ny nier, non pas mesme par la pensée, et partant ne peuuent aussi faire aucun jugement ; et neantmoins la pensée peut estre semblable dans vn homme, et dans vne beste. Car quand nous affirmons qu’vn homme court, nous n’auons point d’autre pensée que celle qu’a vn chien qui voit courir son maistre, et partant l’affirmation, et la negation n’adioutent rien aux simples pensées, si ce n’est peut-estre la pensée que les noms, dont l’affirmation est composée, sont les noms de la chose mesme qui est en l’esprit de celuy qui affirme ; Et cela nest rien autre chose Camusat – Le Petit, p. 237
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que comprendre par la pensée la ressemblance de la chose, mais cette ressemblance deux fois.

Réponse.

Il est de soy tres-euident, que c’est autre chose de voir vn lion, et ensemble de le craindre, que de le voir seulement : Et tout de mesme que c’est autre chose de voir vn homme qui court, que d’assurer qu’on le void. Et ie ne remarque rien icy qui ait besoin de réponse, ou d’explication.

OBIECTION SEPTIÉME.

Il me reste seulement à examiner de quelle façon i’ay acquis ceste idée, car ie ne l’ay point receuë par les sens, et iamais elle ne s’est offerte à moy contre mon attente, comme font les jdées des choses sensibles, lorsque ces choses se presentent aux organes exterieurs de mes sens, ou qu’elles semblent s’y presenter. Elle n’est pas aussi vne pure production, ou fiction de mon esprit, car il n’est pas en mon pouuoir d’y diminuer, ny d’y adiouter aucune chose, et partant il ne reste plus autre chose à dire, sinon que comme l’idée de moy-mesme elle est née, et produite auec moy dez lors que i’ay esté creé.

AT IX-1, 143 S’il n’y a point d’jdée de Dieu, (or on ne prouue point qu’il y en ait) comme il semble qu’il n’y en a point, toute cette recherche est inutile. Camusat – Le Petit, p. 238
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D’auantage l’jdée de moy-mesme me vient (si on regarde le corps) principalement de la veüe, (si l’ame) nous n’en auons aucune jdée, mais la raison nous fait conclure qu’il y a quelque chose de renfermé dans le corps humain, qui luy donne le mouuement animal, par lequel il sent, et se meut ; Et cela, quoy que ce soit, sans aucune jdée, nous l’apelons Ame.

Réponse.

S’il y a vne jdée de DIEV, (comme il est manifeste qu’il y en a vne) toute cette obiection est renuersée ; Et lorsqu’on adioute que nous n’auons point d’jdée de l’ame, mais qu’elle se collige par la raison, c’est de mesme que si on disoit, qu’on n’en a point d’image dépeinte en la fantaisie, mais qu’on en a neantmoins cette notion, que iusques icy i’ay apelé du nom d’jdée.

OBIECTION HVITIÉME.

Mais l’autre jdée du Soleil est prise des raisons de l’Astronomie, c’est à dire de certaines notions qui sont naturellement en moy.

Il semble qu’il ne puisse y auoir en mesme temps qu’une jdée du Soleil, soit qu’il soit veu par les yeux, soit qu’il soit conceu par le raisonnement estre Camusat – Le Petit, p. 239
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plusieurs fois plus grand qu’il ne paroist à la veuë : Car cette derniere n’est pas l’jdée du Soleil, mais vne consequence de nostre raisonnement, qui nous aprend que l’jdée du Soleil seroit plusieurs fois plus grande, s’il estoit regardé de beaucoup plus prez. Il est vray qu’en diuers temps il peut y auoir diuerses idées du Soleil, comme si en vn temps il est regardé seulement auec les yeux, et en vn autre auec vne lunette d’aproche ; Mais les raisons de l’Astronomie ne rendent point l’jdée du Soleil plus grande, ou plus petite, seulement elles nous enseignent que l’jdée sensible du Soleil est trompeuse.

Réponse.

Derechef, ce qui est dit icy n’estre point l’idée du Soleil, et neantmoins est décrit, c’est cela mesme que i’appelle jdée. Et pendant que ce philosophe ne veut pas conuenir auec moy de la signification des mots, il ne me peut rien obiecter qui ne soit friuole.

AT IX-1, 144

OBIECTION NEVFIÉME.

Car il est certain que les Idées qui me representent des substances, sont quelque chose de plus, et, pour ainsi dire, ont plus de realité obiectiue, que celles qui me representent seulement des modes, ou accidens ; et Camusat – Le Petit, p. 240
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derechef celle par laquelle ie conçoy vn Dieu souuerain, eternel, infiny, tout connoissant, tout puissant, et createur vniuersel de toutes les choses qui sont hors de luy, a sans doute en soy plus de realité obiectiue, que celles par qui les substances finies me sont representées.

I’ay desia plusieurs-fois remarqué cy-deuant que nous n’auons aucune jdée de Dieu, ny de l’ame ; i’adioute maintenant ny de la substance ; car i’auouë bien que la substance, en tant qu’elle est vne matiere capable de receuoir diuers accidens, et qui est sujette à leurs changemens, est aperceuë, et prouuée par le raisonnement, mais neantmoins elle n’est point conceuë, ou nous n’en auons aucune jdée. Si cela est vray, comment peut on dire que les jdées qui nous representent des substances, sont quelque chose de plus, et ont plus de realité obiectiue, que celles qui nous representent des accidens ? D’auantage que Monsieur Des-Cartes considere derechef ce qu’il veut dire par ces mots, Ont plus de realite. La realité reçoit-elle le plus et le moins ? ou s’il pense qu’vne chose soit plus chose qu’vne autre, qu’il considere comment il est possible que cela puisse estre expliqué auec toute la clarté, et l’euidence qui est requise en vne démonstration, et auec laquelle il a plusieurs-fois traitté d’autres matieres.

Camusat – Le Petit, p. 241
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Réponse.

I’ay plusieurs-fois dit que i’apelois du nom d’jdée cela mesme que la raison nous fait connoistre, comme aussi toutes les autres choses que nous conceuons, de quelque façon que nous les conceuions. Et i’ay sufisamment expliqué comment la realité reçoit le plus et le moins, en disant que la substance est quelque chose de plus que le mode, et que s’il y a des qualités réelles, ou des substances incompletes, elles sont aussi quelque chose de plus que les modes, mais quelque chose de moins que les substances completes ; et enfin que s’il y a vne substance infinie, et independante, cette substance est plus chose, ou a plus de realité, c’est à dire participe plus de l’estre ou de la chose, que la substance finie, et dépendante. Ce qui est de soy si manifeste, qu’il n’est pas besoin d’y aporter vne plus ample explication.

AT IX-1, 145

OBIECTION DIXIÉME.

Et partant il ne reste que la seule jdée de Dieu, dans laquelle il faut considerer s’il y a quelque chose qui n’ait peu venir de moy-mesme. Par le nom de Dieu i’entens vne substance infinie, independante, souuerainement intelligente, souuerainenient puissante, et par laquelle tant moy Camusat – Le Petit, p. 242
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que tout ce qui est au monde, s’il y a quelque monde, a esté creé. Toutes lesquelles choses sont telles, que plus i’y pense, et moins me semblent elles pouuoir venir de moy seul. Et par consequent il faut conclure necessairement, de tout ce qui a esté dit cy-deuant, que Dieu existe.

Considerant les attributs de Dieu, afin que de là nous en ayons l’Idée, et que nous voyions s’il y a quelque chose en elle qui n’ait peu venir de nous-mesmes, ie trouue, si ie ne me trompe, que ny les choses que nous conceuons par le nom de Dieu ne viennent point de nous, ny qu’il n’est pas necessaire qu’elles viennent d’ailleurs que des obiets exterieurs : Car par le nom de Dieu i’entens vne substance, c’est à dire, i’entens que Dieu existe, (non point par aucune jdée, mais par le discours,) infinie (c’est à dire, que ie ne puis conceuoir, ny imaginer ses termes, ou de parties si éloignées, que ie n’en puisse encore imaginer de plus reculées) d’où il suit que le nom d’Infini ne nous fournit pas l’jdée de l’infinité diuine, mais bien celle de mes propres termes, et limites ; Independante,c’est à dire, ie ne conçoy point de cause de laquelle Dieu puisse venir. D’où il paroist que ie n’ay point d’autre jdée qui réponde à ce nom d’indépendant, sinon la memoire de mes propres jdées qui ont toutes leur commencement en diuers temps, et qui par consequent sont dependantes.

C’est pourquoy dire que Dieu est indépendant, ce n’est rien dire autre chose, sinon que Dieu est du Camusat – Le Petit, p. 243
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nombre des choses dont ie ne puis imaginer l’origine, tout ainsi que dire que Dieu est infini, c’est de mesme que si nous disions qu’il est du nombre des choses dont nous ne conceuons point les limites. Et ainsi toute l’jdée de Dieu est refutée, Car quelle est cette idée qui est sans fin, et sans origine.

Souuerainement intelligente.Ie demande icy par quelle jdée Monsieur Des-Cartes conçoit l’intellection de Dieu.

Souuerainement puissante : je demande aussi par quelle jdée sa puissance qui regarde les choses futures, c’est à dire non existantes, est entenduë.

Certes pour moy, i’entens la puissance par l’image ou la memoire AT IX-1, 146 des choses passées, en raisonnant de cette sorte ; il a fait ainsi, Donc il a peu faire ainsi : Donc, tant qu’il fera, il poura encore faire ainsi : C’est à dire il en a la puissance. Or toutes ces choses sont des idées qui peuuent venir des obiets exterieurs.

Createur de toutes les choses qui sont au monde. Ie puis former quelque image de la creation par le moyen des choses que i’ay veuës ; par exemple, de ce que i’ay veu vn homme naissant, et qui est paruenu d’vne petitesse presque inconceuable, à la forme et grandeur qu’il a maintenant ; et personne à mon auis n’a d’autre jdée à ce nom de Createur ; mais il ne suffit pas pour prouuer la creation, que nous puissions imaginer le monde creé.

Camusat – Le Petit, p. 244
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C’est pourquoy encore qu’on eust démontré qu’vn estre infini, independant, tout puissant, etc. existe, il ne s’ensuit pas neantmoins qu’vn createur existe, si ce n’est que quelqu’vn pense qu’on infere fort bien, de ce que quelque chose existe, laquelle nous croyons auoir creé toutes les autres choses, que pour cela le monde a autrefois esté creé par elle.

Dauantage, où il dit que l’jdée de Dieu et de nostre ame est née, et residente en nous, ie voudrois bien sçauoir si les ames de ceux-là pensent, qui dorment profondement, et sans aucune réuerie : Si elles ne pensent point, elles n’ont alors aucunes jdées, et partant il n’y a point d’jdée qui soit née et residante en nous, car ce qui est né et residant en nous est tousiours present à nostre pensée.

Réponse.

Aucune chose de celles que nous attribuons à DIEV ne peut venir des obiets exterieurs, comme d’vne cause exemplaire : Car il n’y a rien en Dieu de semblable aux choses exterieures, c’est à dire aux choses corporelles. Or il est manifeste que tout ce que nous conceuons estre en DIEV de dissemblable aux choses exterieures, ne peut venir en nostre pensée par l’entremise de ces mesmes choses, mais seulement par celle de la cause de cette diuersité, c’est à dire de Dieu.

Et ie demande icy de quelle façon ce philosophe tire l’intellection de Dieu des choses exterieures : Camusat – Le Petit, p. 245
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car pour moy i’explique aisement quelle est l’jdée que l’en ay, en disant que, par le mot d’jdée i’entens tout ce qui est la forme de quelque perception ; Car qui est celuy qui conçoit quelque chose, qui ne s’en aperçoiue ; et partant qui n’ait cette forme ou jdée de l’intellection, laquelle étendant à l’infini, il forme l’jdée de l’intellection diuine, et ainsi des autres attributs de Dieu.

AT IX-1, 147 Mais d’autant que ie me suis serui de l’jdée de Dieu qui est en nous, pour démontrer son existence, et que dans cette jdée vne puissance si immense est contenuë, que nous conceuons qu’il repugne, (s’il est vray que Dieu existe) que quelque autre chose que luy existe, si elle n’a esté creée par luy, il suit clairement de ce que son existence a esté démontrée, qu’il a esté aussi démontré que tout ce monde, c’est à dire, toutes les autres choses differentes de Dieu qui existent, ont esté creées par luy.

Enfin lorsque ie dis que quelque idée est née auec nous, ou qu’elle est naturellement emprainte en nos ames, ie n’entens pas qu’elle se presente toûjours à nostre pensée, car ainsi il n’y en auroit aucune, mais seulement que nous auons en nous mesmes la faculté de la produire.

OBIECTION ONZIÉME.

Et toute la force de l’argument dont i’ay vsé pour prouuer l’existence de Dieu, consiste en ce que ie voy qu’il ne seroit Camusat – Le Petit, p. 246
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pas possible que ma nature fust telle qu’elle est, c’est à dire que i’eusse en moy l’jdée d’vn Dieu, si Dieu n’existoit veritablement, à sçauoir ce mesme Dieu dont i’ay en moy l’jdée.

Doncques puisque ce n’est pas vne chose démontrée que nous ayons en nous l’jdée de Dieu, et que la Religion Chrestienne nous oblige de croire que Dieu est inconceuable, c’est à dire, selon mon opinion, qu’on n’en peut auoir d’jdée, il s’ensuit que l’existence de Dieu n’a point esté démontrée, et beaucoup moins la creation.

Réponse.

Lorsque Dieu est dit Inconceuable, cela s’entend d’vne conception qui le comprenne totalement, et parfaitement. Au reste i’ay desia tant de fois expliqué, comment nous auons en nous l’jdée de Dieu, que ie ne le puis encore icy repeter sans ennuyer les lecteurs.

OBIECTION DOVZIÉME.
SVR LA QVATRIEME MEDITATION.
Du vray et du faux.

Et ainsi ie connois que l’erreur en tant que telle, n’est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c’est seulement vn défaut, et partant que ie n’ay pas besoin pour errer de quelque puissance qui m’ait esté donnée de Dieu particulierement pour cet effect.

Camusat – Le Petit, p. 247
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AT IX-1, 148 Il est certain que l’ignorance est seulement vn défaut, et qu’il n’est pas besoin d’aucune faculté positiue pour ignorer ; mais quant à l’erreur, la chose n’est pas si manifeste : Car il semble que si les pierres, et les autres choses inanimées ne peuuent errer, c’est seulement parce qu’elles n’ont pas la faculté de raisonner, ny d’imaginer ; Et partant il faut conclure que pour errer il est besoin d’vn entendement, ou du moins d’vne imagination, qui sont des facultez toutes deux positiues, accordéeaccordées à tous ceux qui errent, mais aussi à eux seuls.

Dauantage Monsieur Des Cartes adioute : I’aperçoy que mes erreurs dépendent du concours de deux causes, àsçauoir de la faculté de connoistre qui est en moy, et de la faculté d’élire, ou du libre arbitre. Ce qui semble auoir de la contradiction auec les choses qui ont esté dites auparauant. Où il faut aussi remarquer que la liberté du franc-arbitre est suposée sans estre prouuée, quoy que cette suposition soit contraire à l’opinion des Caluinistes.

Réponse.

Encore que pour errer il soit besoin de la faculté de raisonner (ou plutost de iuger, ou bien d’affirmer, ou de nier) d’autant que c’en est le défaut, il ne s’ensuit pas pour cela que ce défaut soit réel, non plus que l’aueuglement n’est pas apelé réel, quoy que les pierres ne soyent pas Camusat – Le Petit, p. 248
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dites aueugles, pource seulement qu’elles ne sont pas capables de voir ; Et ie suis étonné de n’auoir encore peu rencontrer dans toutes ces obiections aucune consequence, qui me semblast estre bien déduite de ses principes.

Ie n’ay rien suposé, ou auancé touchant la liberté, que ce que nous ressentons tous les jours en nous mesmes, et qui est tres-connu par la lumière naturelle ; Et ie ne puis comprendre pourquoy il est dit icy que cela repugne, ou a de la contradiction auec ce qui a esté dit auparauant.

Mais encore que peut-estre il y en ait plusieurs, qui, lorsqu’ils considerent la préordination de Dieu, ne peuuent pas comprendre comment nostre liberté peut subsister et s’accorder auec elle, il n’y a neantmoins personne, qui se regardant seulement, soy-mesme, ne ressente, et n’experimente que la volonté et la liberté ne sont qu’vne mesme chose, ou plutost qu’il n’y a point de difference entre ce qui est volontaire, et ce qui est libre. Et ce n’est pas icy le lieu d’examiner quelle est en cela l’opinion des Caluinistes.

AT IX-1, 149

OBIECTION TREIZIÉME.

Par exemple, examinant ces iours passez si quelque chose existoit dans le monde, et prenant garde que de cela seul que i’examinois cette quection ; il suiuoit Camusat – Le Petit, p. 249
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tres-euidemment que i’existois moy-mesme, ie ne pouuois pas m’empescher de iuger qu’vne chose que ie conceuois si clairement estoit vraye, non que ie m’y trouuasse forcé par aucune cause extérieure, mais seulement parce que d’vne grande clarté qui estoit en mon entendement, a suiui vne grande inclination en ma volonté, et ainsi ie me suis porté à croire auec d’autant plus de liberté, que ie me suis trouué auec moins d’indifference.

Cette façon de parler, vne grande clarté dans l’entendement est metaphorique, et partant n’est pas propre à entrer dans vn argument : Or celuy qui n’a aucun doute, pretend auoir vne semblable clarté, et sa volonté n’a pas vne moindre inclination pour affirmer ce dont il n’a aucun doute, que celui qui a vne parfaite science. Cette clarté peut donc bien est re la cause pourquoy quelqu’vn aura et deffendra auec opiniâtreté quelque opinion, mais elle ne luy peut pas faire connoistre auec certitude qu’elle est vraye.

De plus, non seulement sçauoir qu’vne chose est vraye, mais aussi la croire, ou luy donner son adueu et confentement, ce sont choses qui ne dépendent point de la volonté ; car les choses qui nous sont prouuées par de bons argumens, ou racontées comme croyables, soit que nous le veuillions ou non, nous sommes contraints de les croire. Il est bien vray qu’affirmer ou nier, soutenir ou refuter des propostions, ce sont des actes de la volonté, mais il ne s’ensuit pas que le Camusat – Le Petit, p. 250
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consentement et l’adueu interieur depende de la volonté.

Et partant la conclusion qui suit n’est pas sufisamment démontrée : Et c’est dans ce mauuais vsage de nostre liberté, que consiste cette priuation qui constituë la forme de l’erreur.

Réponse.

Il importe peu que cette façon de parler vne grande clarté soit propre, ou non, à entrer dans vn argument, pourueu qu’elle soit propre pour expliquer nettement nostre pensée, comme elle est en effect. Car il n’y a personne qui ne sçache que par ce mot, vne clarté dans l’entendement, on entend vne clarté ou perspicuité de connoissance, que tous ceux-là n’ont peut-estre pas qui pensent l’auoir, mais cela n’empesche pas qu’elle ne differe beaucoup d’vne AT IX-1, 150 opinion obstinée, qui a esté conceuë sans vne euidente perception.

Or quand il est dit icy que soit que nous voulions, ou que nous ne voulions pas, nous donnons nostre creance aux choses que nous conceuons clairement, c’est de mesme que si on disoit, que soit que nous voulions, ou que nous ne voulions pas, nous voulons et desirons les choses bonnes quand elles nous sont clairement connuës : Car cette façon de parler, soit que nous ne voulions pas, n’a point de lieu en telles occasions, parce qu’il Camusat – Le Petit, p. 251
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y a de la contradiction à vouloir, et ne vouloir pas vne mesme chose.

OBIECTION QVATORZIÉME.
SVR LA CINQVIÉME MEDITATION.
De l’Essence des choses corporelles.

Comme, par exemple, lorsque i’imagine vn triangle, encore qu’il n’y ait peut-estre en aucun lieu du monde hors de ma pensée vne telle figure, et qu’il n’y en ait iamais eu, il ne laisse pas neantmoins d’y auoir vne certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure laquelle est immuable, et éternelle, que ie n’ay point inuentée, et qui ne depend en aucune façon de mon esprit, comme il paroist de ce que l’on peut démontrer diuerses proprietez de ce triangle.

S’il n’y a point de triangle en aucun lieu du monde, ie ne puis comprendre comment il a vne nature, car ce qui n’est nulle part, n’est point du tout, et n’a donc point aussi d’estre, ou de nature. L’jdée que nostre esprit conçoit du triangle, vient d’vn autre triangle que nous auons veu, ou inuenté sur les choses que nous auons veuës ; mais depuis qu’vne fois nous auons apelé du nom de Triangle la chose d’où nous pensons que l’jdée du triangle tire son origine, encore Camusat – Le Petit, p. 252
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que cette chose perisse, le nom demeure tousiours. De mesme, si nous auons vne fois conceu par la pensée que tous les angles d’vn triangle pris ensemble sont égaux à deux droits, et que nous ayons donné cet autre nom au triangle, qu’il est vne chose qui a trois angles égaux à deux droits : quand il n’y aurait au monde aucun triangle, le nom neantmoins ne laisseroit pas de demeurer. Et ainsi la verité de cette proposition sera éternelle, que le triangle est vne chose qui a trois angles égaux à deux droits ; mais la nature du triangle ne sera pas pour cela eternelle ; Car s’il arriuoit par hazard que tout triangle generalement perist, elle cesseroit d’estre.

De mesme cette proposition, l’homme est vn animal sera vraye eternellement, à cause des noms eternels ; mais suposé que le genre humain fut aneanty, il n’y aurait plus de nature humaine.

D’ou il est euident que l’essence, en tant qu’elle est distinguée de l’existence, AT IX-1, 151 n’est rien autre chose qu’vn assemblage de noms par le verbe Est ; et partant l’essence sans l’existence est vne fiction de nostre esprit : Et il semble que comme l’image de l’homme qui est dans l’esprit, est à l’homme, ainsi l’essence est à l’existence ; ou bien comme cette proposition Socrate est homme est à celle-cy Socrate est ou existe ; Ainsi l’essence de Socrate est à l’existence du mesme Socrate : Or cecy Socrate est homme, quand Socrate n’existe point, ne signifie autre chose qu’vn assemblage de noms, Et ce mot Est, ou Estre, a Camusat – Le Petit, p. 253
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souz soy l’image de l’vnité d’vne chose, qui est designée par deux noms.

Réponse.

La distinction qui est entre l’essence et l’existence est connuë de tout le monde ; et ce qui est dit icy des noms éternels, au lieu des concepts, ou des jdées d’vne eternelle verité, a desia esté cy-deuant assez refuté, et reietté.

OBIECTION QVINZIÉME.
SVR LA SIXIÉME MEDITATION.
De l’Existence des choses materielles.

Car Dieu ne m’ayant donné aucune faculté pour connoitre que cela soit(à sçauoir que Dieu par luy-mesme ou par l’entremise de quelque creature plus noble que le corps, m’enuoye les jdées du corps) mais au contraire m’ayant donné vne grande inclination à croire qu’elles me sont enuoyées, ou qu’elles partent des choses corporelles, ie ne voy pas comment on pouroit l’excuser de tromperie, si en effect ces jdées partoient ; ou estoient produites par d’autres causes que par des choses corporelles ; et partant, il faut auouër qu’il y a des choses corporelles qui existent.

Camusat – Le Petit, p. 254
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C’est la commune opinion que les Medecins ne pechent point qui deçoiuent les malades pour leur propre santé, ny les peres qui trompent leurs enfans pour leur propre bien ; et que le mal de la tromperie ne consiste pas dans la fausseté des paroles, mais dans la malice de celuy qui trompe. Que Monsieur Des-Cartes prenne donc garde si cette proportion, Dieu ne nous peut iamais tromper, prise vniuersellement est vraye, car si elle n’est pas vraye ainsi vniuersellement prise, cette conclusion n’est pas bonne, donc il y a des choses corporelles qui existent.

Réponse.

AT IX-1, 152 Pour la verité de cette conclusion, il n’eit pas necessaire que nous ne puissions iamais estre trompez (car au contraire i’ay auoüé franchement que nous le sommes souuent) mais seulement que nous ne le soyons point, quand nostre erreur feroit paroirtre en Dieu vne volonté de deceuoir, laquelle ne peut estre en luy ; Et il y a encore icy vne consequence qui ne me semble pas estre bien deduite de ses principes.

OBIECTION DERNIÉRE.

Car ie reconnois maintenant qu’il y a entre l’vne et l’autre (sçauoir est entre la veille et le sommeil) Camusat – Le Petit, p. 255
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vne tres-grande difference en ce que nostre memoire ne peut iamais lier et ioindre nos songes les vns aux autres, et auec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de ioindre les choses qui nous arriuent estant eueillez.

Ie demande sçauoir si c’est vne chose certaine, qu’vne personne songeant qu’elle doute si elle songe, ou non, ne puisse songer que son songe est ioint et lié auec les jdées d’vne longue suite de choses passées. Si elle le peut, les choses qui semblent à vne personne qui dort estre les actions de sa vie passée, peuuent estre tenuës pour vrayes, tout ainsi que si elle estoit éueillée. D’auantage d’autant, comme il dit luy mesme, que toute la certitude de la science, et toute sa verité dépend de la seule connoissance du vray Dieu, ou bien vn Athée ne peut pas reconnoistre qu’il veille par la memoire de sa vie passée, ou bien vne personne peut sçauoir qu’elle veille sans la connoissance du vray Dieu.

Réponse.

Celuy qui dort et songe, ne peut pas ioindre et assembler parfaitement et auec verité ses resueries auec les jdées des choses passées, encore qu’il puisse songer qu’il les assemble, Car qui est ce qui nie que celuy qui dort se Camusat – Le Petit, p. 256
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puisse tromper ? Mais après estant éueillé il connoistra facilement son erreur.

Et vn Athée peut reconnoistre qu’il veille par la memoire de sa vie passée, mais il ne peut pas sçauoir que ce signe est suffisant pour le rendre certain qu’il ne se trompe point, s’il ne sçait qu’il a este creé de Dieu, et que Dieu ne peut estre trompeur.