CONTRE LA SECONDE MEDITATION.
De la nature de l’Esprit humain ; Et qu’il est plus aysé à le connoistre que le Corps.

Touchant la >seconde : Ie voy que vous n’estes pas encor hors de vostre enchantement et illusion, et neantmoins qu’à trauers de ces fantômes, Camusat – Le Petit, p. 401
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vous ne laissez pas d’aperceuoir qu’au moins est-il vray, que vous qui estes ainsi charmé, et enchanté, estes quelque chose ; c’est pourquoy vous concluez que cette proposition ie suis, i’existe, autant de fois que vous la proferez, ou que vous la conceuez en vostre esprit, est necessairement vraye : mais ie ne voy pas que vous ayez eu besoin d’vn si grand apareil, puis que d’ailleurs vous estiez desia certain de vostre existence, et que vous pouuiez inferer la mesme chose de quelque autre que ce fust de vos actions, estant manifeste par la lumiere naturelle, que tout ce qui agit, est, ou existe. Vous adjoutez à cela que neantmoins vous ne sçauez pas encore assez ce que vous estes : ie sçay que vous le dites tout de bon, et ie vous l’accorde fort volontiers, car c’est en cela que consiste tout le nœud de la difficulté : Et en effet c’estoit tout ce qu’il vous faloit rechercher sans tant de detours, et sans vser de toute cette suposition. En suite de cela vous vous proposez d’examiner ce que vous auez pensé estre iusques icy, afin qu’aprés en auoir retranché tout ce qui peut receuoir le moindre doute, il ne demeure rien qui ne soit certain, et inébranlable. Certainement vous le pouuez faire auec l’aprobation d’vn chacun. Ayant tenté ce beau dessein, et en suite trouué que vous auez tousiours crû estre vn homme, vous vous faites cette demande ; Qu’est-ce donc qu’vn homme ? ou aprés auoir rejetté de propos deliberé la definition ordinaire, vous vous arrestez aux choses qui s’offroient autresfois à vous de prim’abord ; par exemple, que vous auez vn visage, des mains, et tous Camusat – Le Petit, p. 402
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ces autres membres que vous apeliez du nom de corps ; comme aussi que vous estes noury, que vous marchez, que vous sentez, et que vous pensez, ce que vous raportiez à l’ame.
Ie vous accorde tout cela, pourueu que nous nous donnions garde de vostre distinction d’entre l’esprit et le corps. Vous dites que vous ne vous arrestiez point alors à penser ce que c’estoit que l’ame, ou bien si vous vous y arrestiez, que vous imaginiez qu’elle estoit quelque chose de fort subtil, semblable au vent, au feu, ou à l’air, infus et répandu dans les parties les plus grossieres de vostre corps : cela certes est digne de remarque, mais que pour le corps vous ne doutiez nullement que ce ne fust vne chose dont la nature consistoit à pouuoir estre figurée, comprise en quelque lieu, remplir vn espace, et en exclure tout autre corps, à pouuoir estre aperceuë par l’atouchement, par la veuë, par l’oüye, par l’odorat, et par le goust, et estre meuë en plusieurs façons. Vous pouuez encore aujourd’huy attribuer aux corps les mesmes choses, pourueu que vous ne les attribuyez pas toutes à chacun d’eux : car le vent est vn corps, et neantmoins il ne s’aperçoit point par la veuë ; et que vous n’en excluyez pas les autres choses que vous raportiez à l’ame : car le vent, le feu, et plusieurs autres corps se meuuent d’eux-mesmes, et ont la vertu de mouuoir les autres.

Quant à ce que vous dites en suite, que vous n’accordiez pas lors au corps la vertu de se mouuoir soy-mesme : ie ne voy pas comment vous le pouriez maintenant deffendre : comme si tout corps deuoit estre de sa Camusat – Le Petit, p. 403
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nature immobile, et si aucun mouuement ne pouuoit partir que d’vn principe incorporel, et que ny l’eau ne peust couler, ny l’animal marcher, sans le secours d’vn moteur intelligent, ou spirituel.

2. En aprés vous examinez si suposé vostre illusion vous pouuez assurer qu’il y ait en vous aucune des choses que vous estimiez apartenir à la nature du corps : Et aprés vn long examen vous dites que vous ne trouuez rien de semblable en vous. C’est icy que vous commencez à ne vous plus considerer comme vn homme tout entier, mais comme cette partie la plus intime et la plus cachée de vous-mesme, telle que vous estimiez cy-deuant qu’estoit l’ame. Dites moy donc ie vous prie, ô Ame, ou qui que vous soyez, auez-vous iusques icy corrigé cette pensée par laquelle vous vous imaginiez estre quelque chose de semblable au vent, ou à quelque autre corps de cette nature, infus et répandu dans toutes les parties de vostre corps ; Certes vous ne l’auez point fait : Pourquoy donc ne pouriez-vous pas encore estre vn vent, ou plutost vn esprit fort subtil et delié, excité par la chaleur du cœur, ou par telle autre cause que ce soit, et formé du plus pur de vostre sang, qui estant répandu dans tous vos membres leur donniez la vie, et voyïez auec l’œil, oyïez auec l’oreille, pensiez auec le cerueau, et ainsi exerciez toutes les fonctions qui vous sont communement attribuées. S’il est ainsi, pourquoy n’aurez-vous pas la mesme figure que vostre corps, tout ainsi que l’air a la mesme Camusat – Le Petit, p. 404
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que le vaisseau dans lequel il est contenu ? pourquoy ne croiray je pas que vous soyez enuironnée par le mesme contenant que vostre corps, ou par la peau mesme qui le couure ? Pourquoy ne me sera-t-il pas permis de penser que vous remplissez vn espace, ou du moins ces parties de l’espace que vostre corps grossier, ny ses plus subtiles parties ne remplissent point ? Car de vray le corps a de petits pores dans lesquels vous estes répanduë, en sorte que là où sont vos parties, les siennes n’y sont point : en mesme façon que dans du vin et de l’eau mélez ensemble, les parties de l’vn ne sont pas au mesme endroit que les parties de l’autre, quoy que la veuë ne le puisse pas discerner ; Pourquoy n’exclurez vous pas vn autre corps du lieu que vous occupez, veu qu’en tous les petits espaces que vous remplissez, les parties de vostre corps massif et grossier ne peuuent pas estre ensemble auec vous ? pourquoy ne penseray-ie pas que vous vous mouuez en plusieurs façons ? Car puisque vos membres reçoiuent plusieurs et diuers mouuemens par vostre moyen, comment les pourriez-vous mouuoir sans vous mouuoir vous-mesme ? Certainement ny vous ne pouuez mouuoir les autres sans estre meuë vous-mesme, puisque cela ne se fait point sans effort ; ny il n’est pas possible que vous ne soyez point meuë par le mouuement du corps. Si donc toutes ces choses sont veritables, comment pouuez vous dire qu’il n’y a rien en vous de tout ce qui appartient au corps ?

Camusat – Le Petit, p. 405
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3. Puis continuant vostre examen, vous trouuez aussi dites vous, qu’entre les choses qui sont attribuées à l’ame, celles-cy, à sçauoir, estre nourry, et marcher ne sont point en vous. Mais premierement vne chose peut estre corps, et n’estre point nourrie. En aprés si vous estes vn corps tel que nous auons décrit cy-deuant les esprits animaux, pourquoy puisque vos membres grossiers sont nourris d’vne substance grossiere, ne pourriez-vous pas vous qui estes subtile, estre nourrie d’vne substance plus subtile ? De plus quand ce corps dont ils sont parties croist, ne croissez vous pas aussi ? et quand il est affoibly n’estes vous pas aussi vous mesme affoiblie ? Pour ce qui regarde le marcher, puisque vos membres ne se remuent, et ne se portent en aucun lieu, si vous ne les faites mouuoir, et ne les y portez vous-mesme, comment cela se peut il faire sans aucune démarche de vostre part ? Vous répondrez, Mais s’il est vray que ie n’aye point de corps, il est vray aussi que ie ne puis marcher ? Si en disant cecy vostre dessein est de nous ioüer, ou si vous estes ioüée vous mesme, il ne s’en faut pas beaucoup mettre en peine : que si vous le dites tout de bon, il faut non seulement que vous prouuiez que vous n’auez point de corps que vous informiez, mais aussi que vous n’estes point de la nature de ces choses qui marchent, et qui sont nourries.

Vous adioutez encore à cela que mesme vous n’auez aucun sentiment, et ne sentez pas les choses. Mais certes, c’est vous mesme qui voyez les couleurs, qui Camusat – Le Petit, p. 406
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oyez les sons, etc. Cela, dites vous, ne se fait point sans corps : Ie le croy ; mais premierement vous en auez vn, et vous estes dans l’œil, lequel de vray ne voit point sans vous, et de plus vous pouuez estre vn corps fort subtil qui operiez par les organes des sens. Il m’a semblé, dites vous, sentir plusieurs choses en dormant, que i’ay depuis reconnu n’auoir point senties. Mais encore que vous vous trompiez, de ce que sans vous seruir de l’œil, il vous semble que vous sentiez ce qui ne se peut sentir sans luy : vous n’auez pas neantmoins tousiours éprouué la mesme fausseté : et puis vous vous en estes seruie autrefois, et c’est par luy que vous auez senty, et receu les images, dont vous pouuez à present vous seruir sans luy.

Enfin vous remarquez que vous pensez : certainement cela ne se peut nier : mais il vous reste toûjours à prouuer que la faculté de penser est tellement au dessus de la nature corporelle, que ny ces esprits qu’on nomme animaux, ny aucun autre corps pour délié, subtil, pur, et agile qu’il puisse estre, ne sçauroit estre si bien preparé, ou receuoir de telles dispositions que de pouuoir estre rendu capable de la pensée. Il faut aussi prouuer en mesme temps que les ames des bestes ne sont pas corporelles, car elles pensent, ou si vous voulez, outre les fonctions des sens exterieurs, elles connoissent quelque chose interieurement, non seulement en veillant, mais aussi lors qu’elles dorment. Enfin il faut prouuer que ce corps grossier et pesant ne contribuë rien à vostre pensée (quoy Camusat – Le Petit, p. 407
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que neantmoins vous n’ayez iamais esté sans luy, et que vous n’ayez iamais rien pensé en estant separée) et partant que vous pensez independemment de luy ; en telle sorte que vous ne pouuez estre empeschée par les vapeurs, ou par ces fumées noires et épaisses qui causent neantmoins quelquefois tant de trouble au cerueau.

4. Aprez quoy vous concluez ainsi ; Ie ne suis donc précisement qu’vne chose qui pense, c’est à dire vn esprit, vne ame, vn entendement, vne raison. Ie reconnois icy que ie me suis trompé, car ie pensois parler à vne ame humaine, ou bien à ce principe interne, par lequel l’homme vit, sent, se meut, et entend, et neantmoins ie ne parlois qu’à vn pur esprit : car ie voy que vous ne vous estes pas seulement despoüillé du corps, mais aussi d’vne partie de l’ame. Suiuez vous en cela l’exemple de ces anciens, lesquels croyans que l’ame estoit diffuse par tout le corps, estimoient neantmoins que sa principale partie, que les Grecs appellent τὸ ἡγεμονικὸν, auoit son siege en vne certaine partie du corps, comme au cœur, ou au cerueau. Non qu’ils creussent que l’ame mesme ne se trouuoit point en cette partie, mais parce qu’ils croyoient que l’esprit estoit comme adiousté et vny en ce lieu-là à l’ame, et qu’il informoit auec elle cette partie. Et de vray ie deuois m’en estre souuenu, aprés ce que vous en auez dit dans vostre traitté de la Methode : car vous faites voir là dedans que vostre pensée est que tous ces offices que l’on attribuë ordinairement Camusat – Le Petit, p. 408
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à l’ame vegetatiue, et sensitiue, ne dependent point de l’ame raisonnable, et qu’ils peuuent estre exercez auant qu’elle soit introduite dans le corps, comme ils s’exercent tous les iours dans les bestes, que vous soutenez n’auoir point du tout de raison. Mais ie ne sçay comment ie l’auois oublié, sinon parce que i’estois demeuré incertain, si vous ne vouliez pas qu’on appelast du nom d’ame, ce principe interne par lequel nous, et les bestes, croissons, et sentons, ou si vous croyiez, que ce nom ne conuinst proprement qu’à nostre esprit ; quoy que neantmoins ce principe soit dit proprement animer, et que l’esprit ne nous fournisse autre chose que la pensée, ainsi que vous l’asseurez vous mesme. Quoy qu’il en soit, ie veux bien que vous soyez doresnauant appelé vn esprit, et que vous ne soyez précisement qu’vne chose qui pense.

Vous adioutez, que la seule pensée ne peut estre separée de vous. On ne peut pas vous nier cela, principalement si vous n’estes qu’vn esprit : Et si vous ne voulez point admettre d’autre distinction entre la substance de l’ame et la vostre, que celle qu’on nomme en l’escole distinction de raison. Toutefois ie hesite, et ne sçay pas bien si lors que vous dites que la pensée est inseparable de vous, vous entendez que tandis que vous estes, vous ne cessez iamais de penser. Certainement cela a beaucoup de conformité auec cette pensée de quelques anciens Philosophes, qui pour prouuer que l’ame de l’homme est immortelle, Camusat – Le Petit, p. 409
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disoient qu’elle estoit dans vn continuel mouuement ; c’est à dire selon mon sens qu’elle pensoit tousiours. Mais il sera mal aisé de persuader ceux qui ne pouront comprendre comment il seroit possible que vous pussiez penser au milieu d’vn sommeil l’ethargiqueléthargique, ou que vous eussiez pensé dans le ventre de vostre mere. A quoy i’adiouste que ie ne sçay si vous croyez auoir esté infuseinfus dans vostre corps, ou dans quelqu’vne de ses parties, dés le ventre de vostre mere, ou au moment de sa sortie. Mais ie ne veux pas vous presser dauantage sur cela, ny mesme vous demander si vous auez memoire de ce que vous pensiez estant encore dedans son ventre, ou incontinent apres les premiers iours, ou les premieres mois, ou années, de vostre sortie, ny, si vous me répondez que vous auez oublié toutes ces choses, vous demander encore pourquoy vous les auez oubliées. Ie veux seulement vous auertir de considerer combien obscure et legere à deu estre en ce temps-là vostre pensée, pour ne pas dire que vous n’en pouuiez quasi point auoir.

Vous dites en suitte, que vous n’estes point cét assemblage de membres, qu’on nomme le corps humain. Cela vous doit estre accordé, parce que vous n’estes icy consideré que comme vne chose qui pense, et comme cette partie du composé humain, qui est distincte de celle qui est exterieure et grossiere. Ie ne suis pas aussi dites vous, vn air délié infus dedans ces membres, ny vn vent, ny vn feu, ny vne vapeur, ny Camusat – Le Petit, p. 410
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vne exhalaison, ny rien de tout ce que ie me puis feindre et imaginer : Car i’ay supposé que tout cela n’estoit rien, et que sans changer cette supposition, ie trouue que ie me laisse pas d’estre certain que ie suis quelque chose.
Mais arrestez vous là s’il vous plaist, ô Esprit, et faites en fin que toutes ces suppositions, ou plutost toutes ces fictions cessent, et disparoissent pour iamais. Ie ne suis pas, dites vous, vn air ou quelque autre chose de semblable : Mais si l’ame toute entiere est quelque chose de pareil, pourquoy vous qu’on peut dire en estre la plus noble partie, ne serez vous pas creu estre comme la fleur la plus subtile, ou la portion la plus pure et la plus viue de l’ame. Peut estre, dites vous, que ces choses que ie suppose n’estre point, sont quelque chose de reel, qui n’est point differend de moy que ie connois. Ie n’en sçay rien neantmoins, et ie ne dispute pas maintenant de cela ; Mais si vous n’en sçauez rien, si vous ne disputez pas de cela, pourquoy dites vous que vous n’estes rien de tout cela ? Ie sçay, dites vous, que i’existe : Or cette connoissance ainsi précisement prise ne peut pas dépendre ny proceder des choses que ie ne connois point encore. Ie le veux, mais au moins souuenez vous que vous n’auez point encore prouué que vous n’estes point vn air, vne vapeur, ou quelque chose de cette nature.

5. Vous d’écriuezdécriuez en suitte ce que c’est que vous apelez imagination. Car vous dites, qu’imaginer n’est rien autre chose que contempler la figure ou l’image d’vne chose corporelle. Mais c’est afin d’inferer que vous connoissez vostre nature par vne sorte de pensée bien Camusat – Le Petit, p. 411
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differente de l’imagination. Toutesfois puis qu’il vous est permis de donner telle definition que bon vous semble à l’imagination, dites moy, ie vous prie, s’il est vray que vous soyez corporel (comme cela pouroit estre, car vous n’auez pas encore prouué le contraire) pourquoy ne pourez vous pas vous contempler sous vne figure ou image corporelle ? et ie vous demande, lors que vous contemplez, qu’experimentez vous qui se presente à vostre pensée, sinon vne substance pure, claire, subtile, qui comme vn vent agreable se répandant par tout le corps, ou du moins par le cerueau, ou quelqu’vne de ses parties, l’anime, et fait en cet endroit-là toutes les fonctions que vous croyez exercer. Ie reconnois, dites vous, que rien de ce que ie puis conceuoir par le moyen de l’imagination n’apartient à cette connoissance que i’ay de moy-mesme. Mais vous ne dites pas comment vous le connoissez, et ayant dit vn peu auparauant que vous ne sçauiez pas encore si toutes ces choses apartenoient à vostre Essence, d’où pouuez vous, ie vous prie, inferer maintenant cette consequence.

6. Vous poursuiuez, qu’il faut soigneusement retirer son Esprit de ces choses, afin qu’il puisse luy-mesme connoistre tres-distinctement sa nature. Cet aduis est fort bon, mais aprés vous en estre ainsi tres-soigneusement retiré, dites nous, ie vous prie, quelle distincte connoissance vous auez de vostre nature ? Car de dire seulement que vous estes vne chose qui pense, vous dites vne operation que nous connoissions tous auparauant : Camusat – Le Petit, p. 412
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mais vous ne nous faites point connoistre quelle est la substance qui agit, de quelle nature elle est, comment elle est vnie au corps, comment et auec combien de varietez elle se porte à faire tant de choses diuerses, ny plusieurs autres choses semblables que nous auons iusques icy ignorées. Vous dites que l’on conçoit par l’entendement ce qui ne peut estre conceu par l’imagination (laquelle vous voulez estre vne mesme chose auec le sens commun.) Mais, ô bon Esprit, pouuez-vous nous montrer qu’il y ait en nous plusieurs facultez, et non pas vne seule, par laquelle nous connoissions generalement toutes choses ? Quand les yeux ouuers ie regarde le Soleil, c’est vn manifeste sentiment, puis quand les yeux fermez ie me le represente en moy-mesme, c’est vne manifeste interieure connoissance. Mais enfin comment pouray-je discerner que i’aperçoy le Soleil par le sens commun, ou par la faculté imaginatiue, et non point par l’esprit, ou par l’entendement, en sorte que ie puisse comme bon me semblera, conceuoir le Soleil, tantost par vne intellection qui ne soit point vne imagination, et tantost par vne imagination qui ne soit point vne intellection ? Certes, si le cerueau estant troublé, ou l’imagination blessée, l’entendement ne laissoit pas de faire ses propres, et pures fonctions, alors-on pouroit veritablement dire que l’intellection est distinguée de l’imagination, et que l’imagination est distinguée de l’intellection. Mais puis que nous ne voyons point que cela se fasse, il est certes Camusat – Le Petit, p. 413
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tres-difficile d’establir entr’elles vne vraye et certaine difference. Car de dire, comme vous faites, que c’est vne imagination, lors que nous contemplons l’image d’vne chose corporelle, ne voyez-vous pas qu’estant impossible de contempler autrement les corps, il s’ensuiuroit aussi qu’ils ne pouroient estre connus que par l’imagination, ou s’ils le pouuoient estre autrement, que cette autre faculté de connoistre ne pouroit estre discernée.

Aprés cela vous dites, que vous ne pouuez encore vous empescher de croire, que les choses corporelles dont les images se forment par la pensée, et qui tombent sous les sens, ne soient plus distinctement connuës, que ce ie ne sçay quoy de vous-mesme qui ne tombe point sous l’imagination ; en sorte qu’il est étrange, que des choses douteuses, et qui sont hors de vous, soient plus clairement et plus distinctement connuës, et comprises. Mais premierement vous faites tres-bien, lors que vous dites, ce ie ne sçay quoy de vous-mesme, car à dire vray, vous ne sçauez ce que c’est, et n’en connoissez point la nature, et partant vous ne pouuez pas estre certain, s’il est tel qu’il ne puisse tomber sous l’imagination. De plus toute nostre connoissance semble venir originairement des sens ? et encore que vous ne soyez pas d’accord en ce point auec le commun des Philosophes, qui disent, que tout ce qui est dans l’entendement doit premierement auoir esté dans le sens : cela toutesfois n’en est pas moins veritable ; et ce d’autant plus qu’il n’y a rien dans l’entendement qui ne se soit premierement Camusat – Le Petit, p. 414
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offert à luy, et qui ne luy soit venu comme par rencontre, ou comme disent les Grecs κατὰ περὶπτωσιν, quoy que neantmoins cela s’acheue par aprés et se perfectionne par le moyen de l’analogie, composition, diuision, augmentation, diminution, et par plusieurs autres semblables manieres, qu’il n’est pas besoin de raporter en ce lieu-cy. Et partant ce n’est pas merueille si les choses qui se presentent, et qui frapent elles-mesmes les sens, font vne impression plus forte à l’esprit que celles qu’il se figure et se represente luy-mesme, sur le modele et à l’occasion des choses qui luy ont touché les sens. Il est bien vray que vous dites que les choses corporelles sont incertaines, mais si vous voulez auoüer la verité, vous n’estes pas moins certain de l’existence du corps dans lequel vous habitez, et de celle de toutes les autres choses qui sont autour de vous, que de vostre existence propre. Et mesme n’ayant que la seule pensée, par qui vous vous rendiez manifeste à vous-mesme, qu’est-ce que cela, au respect des diuers moyens que ces choses ont pour se manifester ? car non seulement elles se manifestent par plusieurs differentes operations, mais outre cela elles se font connoistre par plusieurs accidens tres-sensibles et tres-euidens, comme la grandeur, la figure, la solidité, la couleur, la saueur, etc. en sorte que bien qu’elles soient hors de vous, il ne se faut pas estonner si vous les connoissez, et comprenez plus distinctement que vous-mesme. Mais, me direz vous, comment se Camusat – Le Petit, p. 415
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peut-il faire que ie conçoiue mieux vne chose étrangere que moy-mesme ? Ie vous répons, de la mesme façon que l’œil void toutes autres choses, et ne se void pas soy-mesme.

7. Mais, dites vous, qu’est ce donc que ie suis ? vne chose qui pense. Qu’est ce qu’vne chose qui pense ? C’est à dire vne chose qui doute, qui entend, qui affirme, qui nie, qui imagine aussi, et qui sent. Vous en dites icy beaucoup, ie ne m’arresteray pas neantmoins sur chacune de ces choses, mais seulement sur ce que vous dites que vous estes vne chose qui sent. Car de vray cela m’étonne, veu que vous auez desia cy-deuant assuré le contraire. N’auez vous point peut-estre voulu dire, qu’outre l’esprit il y a en vous vne faculté corporelle qui reside dans l’œil, dans l’oreille, et dans les autres organes des sens : laquelle receuant les especes des choses sensibles, commence tellement la sensation que vous l’acheuez aprez cela vous mesme, et que c’est vous qui en effect voyez, qui oyez, et qui sentez toutes choses ? C’est ie croy pour cette raison que vous mettez le sentiment et l’imagination entre les especes de la pensée. Ie veux bien pourtant que cela soit, mais voyez neantmoins si le sentiment qui est dans les bestes n’estant point different du vostre ne doit pas aussi estre apelé du nom de pensée, et qu’ainsi il y ait aussi en elles vn esprit qui vous ressemble ? Mais, direz vous, i’ay mon siege dans le cerueau, et là sans changer de demeure, ie Camusat – Le Petit, p. 416
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reçoy tout ce qui m’est raporté par les espris qui se coulent le long des nerfs : et ainsi a proprement parler, la sensation qu’on dit se faire par tout le corps, se fait et s’acomplit chez moy. Ie le veux ; mais il y a aussi pareillement des nerfs dans les bestes, il y a des espris, il y a vn cerueau, et dans ce cerueau il y a vn principe connoissant, qui reçoit en mesme façon ce qui luy est raporté par les espris, et qui acheue et termine la sensation. Vous direz que ce principe n’est rien autre chose dans le cerueau des bestes que ce que nous apelons fantaisie, ou bien faculté imaginatiue. Mais vous-mesme, montrez nous que vous estes autre chose dans le cerueau de l’homme, qu’vne fantaisie ou imaginatiue humaine. Ie vous demandois tantost vn argument, ou vne marque certaine, par laquelle vous nous fissiez connoistre que vous estes autre chose qu’vne fantaisie humaine, mais ie ne pense pas que vous en puissiez aporter aucune. Ie sçay bien que vous nous pourez faire voir des operations beaucoup plus releuées que celles qui se font par les bestes : mais tout ainsi qu’encore que l’homme soit le plus noble et le plus parfait des animaux, il n’est pourtant pas osté du nombre des animaux ; ainsi quoy que cela prouue tres-bien que vous estes la plus excellente de toutes les fantaisies, ou imaginations, vous serez neantmoins tousiours censé estre de leur nombre. Car que vous vous apeliez par vne speciale denomination vn esprit, ce peut Camusat – Le Petit, p. 417
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estre vn nom d’vne nature plus noble, mais non pas pour cela diuerse. Certainement pour prouuer que vous estes d’vne nature entierement diuerse (c’est à dire, comme vous pretendez, d’vne nature spirituelle, ou incorporelle,) vous deuriez produire quelque action autrement que ne font les bestes, et si vous n’en pouuez produire hors le cerueau, au moins en deuriez vous produire quelqu’vne independemment du cerueau : ce que toutesfois vous ne faites point. Car il n’est pas plutost troublé, qu’aussi tost vous l’estes vous mesme, s’il est en desordre, vous vous en ressentez, s’il est opprimé, et totalement offusqué, vous l’estes pareillement, et si quelques images des choses s’echapent de luy, vous n’en retenez aucun vestige. Toutes choses, dites vous, se font dans les bestes par vne aueugle impulsion des espris animaux, et de tous les autres organes : de la mesme façon que se font les mouuemens dans vne horloge, ou dans vne autre semblable machine. Mais quand cela seroit vray à l’egard de ces fonction cy, à sçauoir la nutrition, le batement des arteres, et autres semblables, qui se font aussi de mesme façon dans les hommes, peut on assurer que les actions des sens, ou ces mouuemens qui sont apelez les passions de l’ame, soyent produits dans les bestes par vne aueugle impulsion des espris animaux, et non pas dans les hommes ? vn morceau de chair enuoye son image dans l’œil du chien, laquelle s’estant coulée iusqu’au cerueau s’attache, et Camusat – Le Petit, p. 418
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s’vnit à l’ame auec des crochets imperceptibles, aprés quoy l’ame mesme, et tout le corps auquel elle est attachée comme par de secrettes et inuisibles chaisnes, sont emportez vers le morceau de chair. En mesme façon aussi la pierre, dont on l’a menacé enuoye son image, laquelle comme vne espece de leuier enleue et porte l’ame, et auec elle le corps, à prendre la fuite. Mais toutes ces choses ne se font-elles pas de la mesme façon dans l’homme ? si ce n’est peut-estre qu’il y ait vne autre voye, qui vous soit connuë, selon laquelle ces operations s’executent, et laquelle s’il vous plaisoit de nous enseigner, nous vous serions fort obligez. Ie suis libre, me direz vous, et il est en mon pouuoir de retenir, ou de pousser l’homme à la fuite du mal, aussi biencomme qu’à la poursuite du bien. Mais ce principe connoissant qui est dans la beste fait le semblable ; et encore que le chien se iette quelquefois sur sa proye sans aucune aprehension des coups ou des menaces, combien de fois arriue-t-il le semblable à l’homme ? le chien, dites vous, iappe et aboye par vne pure impulsion, et non point par vn choix prémédité, ainsi que parle l’homme : Mais n’y a-t-il pas lieu de croire que l’homme parle par vne semblable impulsion : car ce que vous atribuez a vn choix, procede de la force du mouuement qui l’agite ; et mesme dans la beste on peut dire qu’il y a vn choix, lors que l’impulsion qui la fait agir est fort violente. Et de vray i’ay veu vn Camusat – Le Petit, p. 419
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chien qui temperoit et aioustoit tellement sa voix auec le son d’vne trompette, qu’il en imitoit tous les tons et les changemens, quelques subits et impreueus qu’ils peussent estre, et quoy que le maistre les eleuast et abaissast d’vne cadance tantost lente, et tantost redoublée, sans aucun ordre, et a sa seule fantaisie. Les bestes, dites vous, n’ont point de raison : ouy bien de raison humaine, mais ilselles en ont vne a leur mode, qui est telle qu’on ne peut pas dire qu’elles soyent irraisonnables, si ce n’est en comparaison de l’homme ; quoy que d’ailleurs le discours, ou la raison, semble estre vne faculté aussi generale, et qui leur peut aussi legitimement estre attribuée, que ce principe, ou cette faculté par laquelle ilselles connoissent, apelée vulgairement le sens interne. Vous dites qu’ilselles ne raisonnent point. Mais quoy que leurs raisonnemens ne soyent pas si parfaits, ny d’vne si grande étenduë que ceux des hommes : si est-ce neantmoins qu’elles raisonnent, et qu’il n’y a point en cela de difference entre elles et nous, que selon le plus et le moins. Vous dites qu’elles ne parlent point ; mais quoy qu’elles ne parlent pas à la façon des hommes, (aussi ne le sont elles point) elles parlent toutesfois à la leur, et poussent des voix qui leur sont propres, et dont elles se seruent comme nous nous seruons des nostres. Mais, dites vous, vn insensé mesme peut former et assembler plusieurs mots pour signifier quelque chose, ce que neantmoins Camusat – Le Petit, p. 420
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la plus sage des bestes ne sçauroit faire. Mais voyez, ie vous prie, si vous estes assez equitable, d’exiger d’vne beste des paroles d’vn homme, et cependant de ne prendre pas garde à celles qui leur sont propres. Mais toutes ces choses sont d’vne plus longue discussion.

8. Vous aportez en suite l’exemple de la cire, et touchant cela vous dites plusieurs choses, pour faire voir que ce qu’on apelle les accidens de la cire, est autre chose que la cire mesme, ou sa substance : et que c’est le propre de l’esprit ou de l’entendement seul, et non point du sens, ou de l’imagination, de conceuoir distinctement la cire, ou la substance de la cire. Mais premierement c’est vne chose dont tout le monde tombe d’accord, qu’on peut faire abstraction du concept de la cire, ou de sa substance, de celuy de ses accidens. Mais pour cela pouuez vous dire que vous conceuez distinctement la substance, ou la nature de la cire. Il est bien vray qu’outre la couleur, la figure, la fusibilité, etc. nous conceuons qu’il y a quelque chose qui est le suiet des accidens, et des changemens que nous auons observez ; mais de sçauoir quelle est cette chose, ou ce que se peut estre, certainement nous ne le sçauons point : car elle demeure tousiours cachée, et ce n’est quasi que par coniecture que nous iugeons qu’il doit y auoir quelque suiet, qui serue de soutien et de fondement à toutes les variations dont la cire est capable. C’est pourquoy ie m’étonne comment vous osez dire, Camusat – Le Petit, p. 421
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qu’aprés auoir ainsi dépouillé la cire de toutes ses formes, ne plus ne moins que de ses vestemens, vous conceuez plus clairement et plus parfaitement ce qu’elle est. Car ie veux bien que vous conceuiez que la cire, ou plutost la substance de la cire, doit estre quelque chose de different de toutes ces formes : toutefois vous ne pouués pas dire que vous conceuiez ce que c’est, si vous n’auez dessein de nous tromper, ou si vous ne voulez estre trompé vous mesme. Car cela ne vous est pas rendu manifeste, comme vn homme le peut estre, de qui nous auions seulement aperceu la robe, et le chapeau, quand nous venons à les luy oster pour sçauoir ce que c’est, ou quel il est. En aprés, puis que vous pensez comprendre en quelque façon quelle est cette chose, dites nous, ie vous prie, comment vous la conceuez ? n’est ce pas comme quelque chose de fusible, et d’étendu ? Car ie ne pense pas que vous la conceuiez comme vn point, quoy qu’elle soit telle, qu’elle s’étende tantost plus, et tantost moins. Maintenant cette sorte d’étenduë ne pouuant pas estre infinie, mais ayant ses bornes et ses limites, ne la conceuez vous pas aussi en quelque façon figurée ? puis la conceuant de telle sorte qu’il vous semble que vous la voyez, ne luy atribuez vous pas quelque sorte de couleur, quoy que tres-obscure et confuse ? Certainement comme elle vous paroist auoir plus de corps et de matiere que le pur vuide, aussi vous semble t’elle Camusat – Le Petit, p. 422
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plus visible ; Et partant vostre intellection est vn espece d’imagination. Si vous dites que vous la conceuez sans étenduë, sans figure, et sans couleur, dites nous donc naïuement ce que c’est.

Ce que vous dites des hommes que nous auons veus et conceus par l’esprit, de qui neantmoins nous n’auons aperceu que les chapeaux, ou les habits, ne nous monstre pas que ce soit plutost l’entendement, que la faculté imaginatiue, qui iuge. Et de fait vn chien, en qui vous n’admettez pas vn esprit semblable au vostre, ne iuge-t-il pas de mesme façon, lors que sans voir autre chose que la robe ou le chapeau de son maistre, il ne laisse pas de le reconnoistre. Bien d’auantage, encore que son maistre soit debout, qu’il se couche, qu’il se courbe, qu’il se racourcisse, ou qu’il s’etende, il connoist tousiours son maistre, qui peut estre sous toutes ces formes, mais non pas plutost souz l’vne que souz l’autre, tout de mesme que la cire ? Et lors qu’il court aprés vn liurelieure, et qu’aprez l’auoir veu viuant, et tout entier, il le voit mort, écorché, et dépecé en plusieurs morceaux, pensez vous qu’il n’estime pas que ce soit tousiours le mesme lieure ? Et partant ce que vous dites que la perception de la couleur, de la dureté, de la figuré etc. n’est point vne vision, ny vn tact etc. mais seulement vne inspection de l’esprit, ie le veux bien, pourueu que l’esprit ne soit point distingué reellement de la faculté imaginatiue. Et lors que vous adioutez que cette inspection peut estre imparfaite et confuse, ou bien parfaite Camusat – Le Petit, p. 423
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et distincte, selon que plus ou moins on examine les choses dont la cire est composée
, cela ne nous monstre pas que l’inspection que l’esprit a faite, de ce ie ne sçay quoy qui se retrouue en la cire outre ses formes exterieures, soit vne claire et distincte connoissance de la cire ; mais bien seulement vne recherche, ou inspection faitte par les sens de tous les accidens qu’ils ont peu remarquer en la cire, et de tous les changemens dont elle est capable. Et de là nous pouuons bien à la verité comprendre et expliquer ce que nous entendons par le nom de cire, mais de pouuoir comprendre, et mesme de pouuoir aussi faire conceuoir aux autres ce que c’est que cette substance, qui est d’autant plus occulte qu’elle est considerée toute nuë, c’est vne chose qui nous est entierement impossible.

9. Vous adioutez incontinent aprés. Mais que diray-ie de cet esprit, ou plutost de moy mesme, car iusques icy ie n’admets rien autre chose en moy que l’Esprit ? que prononceray-ie, dis-ie, de moy qui semble conceuoir auec tant de netteté, et de distinction ce morceau de cire ? ne me connois-ie pas moy-mesme non seulement auec bien plus de verité et de certitude, mais encore auec beaucoup plus de distinction et d’euidence ? Car si ie iuge que la cire est, ou existe, de ce que ie la voy, certes il suit bien plus euidemment, que ie suis, ou que i’existe moy-mesme, de ce que ie la voy : Car il se peut faire que ce que ie voy ne soit pas en effect de la cire, il peut aussi arriuer que ie n’aye pas mesme des yeux pour voir aucune chose, mais il ne se Camusat – Le Petit, p. 424
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peut pas faire que lors que ie voy, ou (ce que ie ne distingue plus) lors que ie pense voir, que moy qui pense ne sois quelque chose : De mesme si ie iuge que la cire existe de ce que ie la touche, il s’ensuiura encor la mesme chose. Et ce que i’ay remarqué icy de la cire, se peut apliquer à toutes les autres choses qui me sont exterieures, et qui se rencontrent hors de moy.
Ce sont là vos propres paroles, que ie raporte icy pour vous faire remarquer qu’elles prouuent bien à la verité que vous connoissez distinctement que vous estes, de ce que vous voyez, et connoissez distinctement l’existence de cette cire, et de tous ses accidens : mais qu’elles ne prouuent point que pour cela vous connoissiez distinctement où indistinctement ce que vous estes, où quelle est vostre nature, et neantmoins c’estoit ce qu’il faloit principalement prouuer, puis qu’on ne doute point de vostre existence. Prenez garde cependant, pour ne pas insister icy beaucoup, aprés n’auoir pas voulu m’y arester auparauant, que tandis que vous n’admettez rien autre chose en vous que l’esprit, et que pour cela mesme vous ne voulez pas demeurer d’accord que vous ayez des yeux, des mains, ny aucun des autres organes du corps, vous parlez neantmoins de la cire et de ses accidens que vous voyez, et que vous touchez etc. lesquels pourtant à dire vray, vous ne pouuez voir, ny toucher, ou pour parler selon vous, vous ne pouuez penser voir, ny toucher sans yeux, et sans mains.

Camusat – Le Petit, p. 425
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Vous poursuiuez, or si la notion ou perception de la cire, semble estre plus nette et plus distincte, aprés qu’elle a esté découuerte non seulement par la veue, ou par l’atouchement, mais aussi par beaucoup d’autres causes, auec combien plus d’euidence, de distinction, et de netteté me dois-ie connoistre moy-mesme : puis que toutes les raisons qui seruent à connoistre la nature de la cire, ou de quelque autre corps, prouuent beaucoup plus facilement, et plus euidemment la nature de mon esprit ? Mais comme tout ce que vous auez inferé de la cire, prouue seulement qu’on a connoissance de l’existence de l’esprit, et non pas de sa nature, de mesme toutes les autres choses n’en prouueront pas d’auantage. Que si vous voulez outre cela inferer quelque chose de cette perception de la substance de la cire, vous n’en pouuez conclure autre chose, si non que comme nous ne conceuons cette substance que fort confusement, et comme vn ie ne sçay quoy, de mesme l’esprit ne peut estre connuconceu qu’en cette maniere ; de sorte qu’on peut en toute verité repeter icy ce que vous auez dit autre part, ce ie ne sçay quoy de vous mesme.

Vous concluez ; mais en fin me voicy insensiblement reuenu où ie voulois, car puis que c’est vne chose qui m’est à present connuë, que l’esprit et les corps mesmes ne sont pas proprement conceus par les sens, ou par la faculté imaginatiue, mais par le seul entendement, et qu’ils ne sont pas connus de ce qu’ils sont veus, ou touchez, mais seulement de ce qu’ils sont entendus, ou bien compris par la Camusat – Le Petit, p. 426
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pensée ; ie connois tres-euidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connoistre que mon esprit.
C’est bien dit à vous ; mais quant à moy ie ne voy pas d’où vous pouuez inferer, que l’on puisse connoistre clairement autre chose de vostre esprit, si non qu’il existe. D’où vient que ie ne voy pas aussi que ce qui auoit esté promis par le titre mesme de cette meditation, à sçauoir, que par elle l’esprit humain seroit rendu plus aisé à connoistre que le corps, ait esté acomply : Car vostre dessein n’a pas esté de prouuer l’existence de l’esprit humain, ou que son existence est plus claire que celle du corps ; puis qu’il est certain que personne ne met en doute son existence : vous auez sans doute voulu rendre sa nature plus manifeste que celle du corps, et neantmoins ie ne voy point que vous l’ayez fait en aucune façon. En parlant de la nature du corps, vous auez dit vous mesme, ô Esprit, que nous en connoissions plusieurs choses, comme l’etenduë, la figure, le mouuement, l’occupation de lieu etc. Mais de vous qu’en auez vous dit ? si non que vous n’estes point vne assemblage de parties corporelles, ny vn air, ny vn vent, ny vne chose qui marche, ou qui sente etc. Mais quand on vous acorderoit toutes ces choses (quoy que vous en ayez neantmoins refuté quelques-vnes) ce n’est pas toutesfois ce que nous atendions. Car de vray toutes ces choses ne sont que des negations, et on ne vous demande pas que vous nous disiez ce que vous n’estes Camusat – Le Petit, p. 427
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point, mais bien que vous nous apreniez ce que vous estes. Voila pourquoy vous dites en fin, que vous estes vne chose qui pense, c’est à dire qui doute, qui affirme, qui nie etc. Mais premierement dire que vous estes vne chose, ce n’est rien dire de connu ; car ce mot est vn terme general, vague, étendu, indeterminé, et qui ne vous conuient pas plutost, qu’à tout ce qui est au monde, et qu’à tout ce qui n’est pas vn pur rien. Vous estes vne chose ? c’est à dire, vous n’estes pas vn rien, ou pour parler en d’autres termes, mais qui signifient la mesme chose, vous estes quelque chose : Mais vne pierre aussi n’est pas vn rien, ou si vous voulez est quelque chose, et vne mouche pareillement, et tout ce qui est au monde. En aprés dire que vous estes vne chose qui pense, c’est bien à la verité dire quelque chose de connu, mais qui n’estoit pas auparauant inconnuë, et qui n’estoit pas aussi ce qu’on demandoit de vous : car qui doute que vous ne soyez vne chose qui pense ? Mais ce que nous ne sçauons pas, et que pour cela nous desirons d’aprendre, c’est de connoistre et de penetrer dans l’interieur de cette substance, dont le propre est de penser. C’est pourquoy comme c’est ce que nous cherchons, aussi vous faudroit-il conclure, non pas que vous estes vne chose qui pense, mais quelle est cette chose qui a pour proprieté de penser. Quoy donc si on vous prioit de nous donner vne connoissance du vin plus exacte et plus releuée que la vulgaire, penseriez vous auoir satisfait, et en disant que le vin Camusat – Le Petit, p. 428
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est vne chose liquide, que l’on exprime du raisin, qui est tantost blanche et tantost rouge, qui est douce, qui enyure etc. mais ne tacheriez vous pas de découurir et de manifester autant que vous pouriez l’interieur de sa substance, en faisant voir comme cette substance est composée d’esprits ou eaux de vie, de flegme, de tartre, et de plusieurs autres parties meslées ensemble dans vne iuste proportion, et temperament. Ainsi donc puis qu’on desire de vous, et que vous nous promettez vne connoissance de vous-mesme plus exacte que l’ordinaire, vous iugez bien que ce n’est pas assez de nous dire comme vous faites, que vous estes vne chose qui pense, qui doute, qui entend etc. mais que vous deuez trauailler sur vous mesme, comme par vne espece d’operation chymique de telle sorte, que vous puissiez nous découurir et faire connoistre l’interieur de vostre substance. Et quand vous l’aurez fait, ce sera à nous aprés cela à examiner, si vous estes plus connu que le corps, dont l’anatomie, la chymie, tant d’arts differens, tant de sentimens, et tant de diuerses experiences, nous manifestent si clairement la nature.