CONTRE LA SIXIÉME MEDITATION.
De l’existence des choses materielles ; et de la réelle distinction entre l’ame et le corps de l’homme.

1. Ie ne m’areste point icy sur ce que vous dites que les choses materielles peuuent exister, entant qu’on les considere comme l’object des Mathematiques pures, quoy que neantmoins les choses materielles soient l’objet des Mathematiques composées, et que celuy des pures Mathematiques comme le point, la ligne, la superficie, et les indiuisibles qui en sont composez ne puissent auoir aucune existence réelle. Ie m’areste seulement sur ce que vous distinguez derechef icy l’imagination de l’intellection, ou conception pure. Car comme i’ay desia remarqué auparauant, ces deux operations semblent estre les actions d’vne mesme faculté ; et s’il y a entr’elles quelque difference, ce ne peut estre que selon le plus et le moins ; et en effect voyez, comment cela se peut prouuer de Camusat – Le Petit, p. 508
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ce que vous proposez dans cette Meditation.

Vous auez dit cy-deuant qu’imaginer n’est rien autre chose que contempler la figure, ou l’image d’vne chose corporelle, et icy vous demeurez d’accord que conceuoir, ou entendre, c’est contempler vn triangle, vn pentagone, vn Chiliogone, vn Myriogone, et autres choses semblables, qui sont des figures des choses corporelles ; maintenant vous en establissez la difference, en ce que l’imagination se fait, dites vous, auec quelque sorte d’aplication de la faculté qui connoist, vers le corps ; et que l’intellection ne demande point cette sorte d’aplication, ou contention d’esprit. En sorte que lors que tout simplement et sans peine vous conceuez vn triangle comme vne figure qui à trois angles, vous apelez cela vne intellection ; et que lors qu’auec quelque sorte d’effort et de contention vous vous rendez cette figure comme presente, que vous la considerez, que vous l’examinez, que vous la conceuez distinctement et par le menu, et que vous en distinguez les trois angles, vous apelez cela vne imagination. Et partant estant vray que vous conceuez fort facilement qu’vn Chiliogone est vne figure de mille angles, et que neantmoins quelque contention d’esprit que vous fassiez, vous ne sçauriez discerner distinctement et par le menu tous ses angles, et vous les rendre tous comme presens ; vostre esprit n’ayant pas moins en cela de confusion, que lors qu’il considere vn Myriogone, ou quelque autre figure de beaucoup de costez : pour cette raison vous dites qu’au regard du Chyliogone, ou du Myriogone, vostre pensée est vne intellection, et non point vne imagination.

Camusat – Le Petit, p. 509
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Toutesfois ie ne voy rien qui puisse empescher que vous n’étendiez vostre imagination, aussi bien que vostre intellection, sur le Chiliogone, comme vous faites sur le triangle. Car de vray vous faites bien quelque sorte d’effort pour imaginer en quelque façon cette figure composée de tant d’angles : quoy que leur nombre soit si grand que vous ne les puissiez conceuoir distinctement : et d’ailleurs vous conceuez bien à la verité par ce mot de Chiliogone vne figure de mille angles, mais cela n’est qu’vn effect de la force, ou de la signification du mot : non que pour cela vous conceuiez, plutost les mil angles de cette figure, que vous ne les imaginez.

Mais il faut icy prendre garde comment peu a peu, et comme par dégrez la distinction se perd, et la confusion s’augmente. Car il est certain que vous vous representerez, ou imaginerez, ou mesme que vous conceurez plus confusement vn quarré qu’vn triangle ; mais plus distinctement qu’vn Pentagone, et celuy-cy plus confusement qu’vn quarré, et plus distinctement qu’vn Hexagone, et ainsi de suitte, iusqu’à ce que vous ne puissiez plus vous rien proposer nettement ; et par ce qu’alors quelque conception que vous ayez, elle ne sçauroit estre nette, ny distincte, pour lors aussi vous negligez de faire aucun effort sur vostre esprit.

C’est pourquoy si lors que vous conceuez vne figure distinctement, et auec quelque sensible contention, Camusat – Le Petit, p. 510
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vous voulez apeler cette façon de conceuoir vne imagination, et vne intellection tout ensemble : et si lors que vostre conception est confuse, et qu’auec peu, ou point du tout de contention d’esprit vous conceuez vne figure, vous voulez apeler cela du seul nom d’intellection, certainement il vous sera permis : mais vous ne trouuerez pas pour cela que vous ayez lieu d’establir plus d’vne sorte de connoissance interieure, â qui ce ne sera tousiours qu’vne chose accidentelle, que tantost plus fortement et tantost moins, tantost distinctement et tantost confusement, vous conceuiez quelque figure. Et certes si de puis l’Heptagone, et l’Octogone, nous voulons parcourir toutes les autres figures iusques au Chiliogone, ou au Myriogone, et prendre garde en mesme temps à tous les dégrez où se rencontre vne plus grande ou vne moindre distinction et confusion, pourons nous dire en quel endroit, ou plutost en quelle figure l’imagination cesse, et la seule intellection demeure ? Mais plustost ne verra t’on pas vne suite et liaison continuelle d’vne seule et mesme connoissance, dont la distinction et contention diminuë tousiours peu à peu, à mesure que la confusion et remission augmente et s’accroist aussi insensiblement. Considerez d’ailleurs ie vous prie de quelle sorte vous raualez l’intellection, et à quel point vous esleuez l’imagination. Car que pretendez vous autre chose que d’auilir l’vne, et esleuer l’autre, lors que vous Camusat – Le Petit, p. 511
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donnez à l’intellection la negligence et la confusion pour partage, et que vous attribuez à l’imagination toute sorte de distinction, de netteté, et de diligence.

Vous dites en suitte que la vertu d’imaginer qui est en vous, entant qu’elle differe de la puissance de conceuoir, n’est point requise à vostre essence, c’est à dire à l’essence de vostre esprit ; Mais comment cela pouroit-il estre, si l’vne et l’autre ne sont qu’vne seule et mesme vertu, ou faculté, dont les fonctions ne different que selon le plus et le moins. Vous adioutez, que l’esprit en imaginant se tourne vers les corps, et qu’en conceuant il se considere soy-mesme, ou les idées qu’il a en soy. Mais comment cela, si l’esprit ne se peut tourner vers soy-mesme, ny considerer aucune idée, qu’il ne se tourne en mesme temps vers quelque chose de corporel, ou representé par quelque jdée corporelle ? Car en effect le triangle, le Pentagone, le Chiliogone, le Myriogone, et toutes les autres figures, ou mesme les idées de toutes ces figures sont toutes corporelles ; et l’esprit ne les sçauroit comprendre, ou auoir d’elles aucune pensée, qu’en les conceuant comme corporelles, ou à la façon des choses corporelles. Pour ce qui est des jdées des choses que nous croyons estre immaterielles, comme celles de Dieu, des anges, de l’ame de l’homme, ou de l’esprit, il est mesme constant que les jdées que nous en auons sont ou corporelles, ou quasi corporelles, ayant este tirées de la forme et Camusat – Le Petit, p. 512
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ressemblance de l’homme, et de quelques autres choses fort simples, fort legeres, et fort imperceptiblie, telles que sont le vent, le feu, ou l’air, ainsi que nous auons desia dit. Quant à ce que vous dites que ce n’est que problablement que vous conjecturez qu’il y a quelque corps qui existe, il n’est pas besoin de s’y arrester, par ce qu’il n’est pas possible que vous le disiez tout de bon.

2. En suite de cela vous traittez du sentiment, et tout d’abord vous faites vne belle enumeration de toutes les choses que vous auiez connuës par le moyen des sens, et que vous auiez receuës pour vrayes, par ce que la nature sembloit ainsi vous l’enseigner. Et incontinent aprés vous raportez certaines experiences qui ont tellement renuersé toute la foy que vous adioustiez aux sens, qu’elles vous ont reduit au point, ou nous vous auons veu dans la premiere meditation, qui estoit de reuoquer toutes choses en doute.

Or ce n’est pas mon dessein de disputer icy de la verité de nos sens. Car bien que la tromperie ou fausseté ne soit pas proprement dans le sens, lequel n’agit point, mais qui reçoit simplement les images, et les raporte comme elles luy aparoissent, et comme elles doiuent necessairement luy aparoistre à cause de la disposition où se trouue lors le sens, l’object, et le milieu : mais qu’elle soit plutost dans le iugement, ou dans l’esprit, lequel n’aporte pas toute la circonspection requise, et qui ne prend Camusat – Le Petit, p. 513
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pas garde que les choses éloignées, pour cela mesme qu’elles sont éloignées, ou mesme pour d’autres causes, nous doiuent paroistre plus petites, et plus confuses, que lors qu’elles sont plus proches de nous, et ainsi du reste : Toutesfois de quelque costé que l’erreur vienne il faut auouër qu’il y en a ; et il n’y a seulement de la difficulté, qu’à sçauoir s’il est donc vray que nous ne puissions iamais estre assurez de la verité d’aucune chose que le sens nous aura fait aperceuoir.

Mais certes ie ne voy pas qu’il faille beaucoup se mettre en peine de terminer vne question que tant d’exemples iournaliers decident si clairement ; ie repons seulement à ce que vous dites, ou plutost à ce que vous vous obiectez, qu’il est tres-constant que lors que nous regardons de prez vne tour, et que nous la touchons quasi de la main, nous ne doutons plus qu’elle ne soit quarrée : quoy qu’en estant vn peu éloignez nous auions occasion de iuger qu’elle estoit ronde, ou du moins de douter si elle estoit quarrée, ou ronde, ou de quelque autre figure.

Ainsi ce sentiment de douleur qui paroist estre encore dans le pied, ou dans la main, aprés mesme que ces membres ont esté rétranchez du corps, peut bien quelquefois tromper ceux à qui on les a coupez, et cela à cause des esprits animaux qui auoient coutume d’estre portez dans ces membres, et d’y causer le sentiment : Toutesfois ceux qui ont Camusat – Le Petit, p. 514
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tous leurs membres sains et entiers, sont si assurez de sentir de la douleur au pied, ou à la main, dont la blessure est encore toute fraische, et toute recente, qu’il leur est impossible d’en douter.

Ainsi nostre vie estant partagée entre la veille et le sommeil, il est vray que celuy-cy nous trompe quelquefois, en ce qu’il nous semble alors que nous voyons deuant nous des choses qui n’y sont point ; mais aussi nous ne dormons pas tousiours, et lors que nous sommes en effect éueillez, nous en sommes trop assurez, pour estre encore dans le doute si nous veillons, ou si nous resuons.

Ainsi quoy que nous puissions penser que nous sommes d’vne nature à se pouuoir tromper mesme dans les choses qui nous semblent les plus veritables ; toutesfois nous sçauons aussi que nous auons cela de la nature de pouuoir connoistre la verité, et comme nous nous trompons quelquefois, par exemple, lors qu’vn sophisme nous impose, ou qu’vn baston est à demy dans l’eau ; aussi quelquefois connoissons nous la verité, comme dans les demonstrations Geometriques, ou dans vn baston qui est hors de l’eau : Car ces veritez sont si aparentes, qu’il n’est pas possible que nous en puissions douter. Et bien que nous eussions suiet de nous défier de la verité de toutes nos autres connoissances, au moins ne pourions nous pas douter de cecy, à sçauoir, que toutes les choses nous paroissent telles qu’elles nous paroissent, et il n’est pas possible qu’il Camusat – Le Petit, p. 515
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ne soit tres-vray qu’elles nous paroissent de la sorte. Et quoy que la raison nous détourne souuent de beaucoup de choses, ou la nature semble nous porter, cela toutesfois n’oste pas la verité des phœnomenes, et n’empesche pas qu’il ne soit vray que nous voyons les choses comme nous les voyons. Mais ce n’est pas icy le lieu de considerer de quelle façon la raison s’oppose a l’impulsion du sens, et si ce n’est point peut-estre de la mesme façon que la main droitte soutiendroit la gauche qui n’auroit pas la force de se soutenir elle mesme, ou bien si c’est de quelque autre maniere.

3. Vous entrez en suitte en matiere, mais il semble que vous vous y engagiez comme par vne legere escarmouche. Car vous poursuiuez ainsi. Mais maintenant que ie commence à me mieux connoistre moy-mesme, et à découurir plus clairement l’auteur de mon origine, ie ne pense pas à la verité que ie doiue temerairement admettre toutes les choses que les sens me semblent enseigner, mais ie ne pense pas aussi que ie les doiue toutes generalement réuoquer en doute. Vous auez raison de dire cecy, et ie croy sans doute que ç’a tousiours esté sur cela vostre pensée.

Vous continuez : Et premierement pour ce que ie sçay que toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement peuuent estre produites par Dieu telles que ie les concoy, c’est assez que ie puisse conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est distincte ou differente de l’autre, par ce qu’elles Camusat – Le Petit, p. 516
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peuuent estre posées separement, au moins par la toute puissance de Dieu ; et il n’importe par quelle puissance cette separation le fasse, pour m’obliger à les iuger differentes.
A cela ie n’ay rien autre chose à dire, si non que vous prouuez vne chose claire par vne qui est obscure : pour ne pas mesme dire qu’il y a quelque sorte d’obscurité dans la consequence que vous tirez. Ie ne m’areste pas non plus à vous objecter qu’il falloit auoir auparauant demontré que Dieu existe, et sur quelles choses sa puissance se peut étendre, pour montrer qu’il peut faire tout ce que vous pouuez clairement conceuoir : ie vous demande seulement si vous ne conceuez pas clairement et distinctement certe proprieté du triangle, à sçauoir, que les plus grands costez sont soutenus par les plus grands angles, séparement de celle-cy, à sçauoir, que ses trois angles pris ensemble sont égaux à deux droits ? Et si pour cela vous croyez que Dieu puisse tellement séparer cette proprieté d’auec l’autre, que le triangle puisse tantost auoir celle-cy sans auoir l’autre, ou tantost auoir l’autre sans celle-cy ? Mais pour ne nous point arester icy d’auantage, d’autant que cette separation fait peu à nostre suiet, vous adioutez, et partant de cela mesme que ie connois auec certitude que i’existe, et que cependant ie ne remarque point qu’il apartienne necessairement aucune autre chose à ma nature, ou à mon essence, si non que ie suis vne chose qui pense, ie conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que ie suis vne chose qui pense, ou vne substance dont toute l’essence Camusat – Le Petit, p. 517
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ou la nature n’est que de penser.
Ce seroit icy ou ie me voudrois arester, mais ou il suffit de répeter ce que i’ay desia allegué touchant la seconde meditation, ou bien il faut attendre ce que vous voulez inferer.

Voicy donc enfin ce que vous concluez, et quoy que peut-estre (ou plutost certainement comme ie le diray tantost) i’aye vn corps, auquel ie suis tres-étroittement conjoint ; Toutesfois par ce que d’vn costé i’ay vne claire et distincte idée de moy-mesme, entant que ie suis seulement vne chose qui pense, et non étenduë ; et que d’vn autre, i’ay vne jdée distincte du corps, entant qu’il est seulement vne chose étenduë, et qui ne pense point : il est certain que moy, c’est à dire mon esprit, ou mon ame, par laquelle ie suis ce que ie suis, est entierement et veritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut estre, ou exister sans luy.

C’estoit icy sans doute le but ou vous tendiez ; c’est pourquoy puis que c’est en cecy que consiste principalement toute la difficulté, il est besoin de s’y arester vn peu, pour voir de quelle façon vous vous en démeslez. Premierement il s’agit icy d’vne distinction d’entre l’esprit, ou l’ame de l’homme, et le corps : mais de quel corps entendez vous parler ? Certainement, si ie l’ay bien compris, c’est de ce corps grossier qui est composé de membres ; car voicy vos paroles, i’ay vn corps auquel ie suis conioint ; et vn peu aprés il est certain que moy, c’est à dire mon esprit, est distinct de mon corps, etc.

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Mais i’ay à vous auertir, ô esprit, que la difficulté n’est pas touchant ce corps massif et grossier. Cela seroit bon si ie vous obiectois selon la pensée de quelques philosophes, que vous fussiez la perfection, apelée des grecs ἐντελέχεια, l’acte, la forme, l’espece, et pour parler en termes ordinaires le mode du corps ; car de vray ceux qui sont dans ce sentiment n’estiment pas que vous soyez plus distinct, ou separable du corps, que la figure, ou quelque autre de ses modes : et cela, soit que vous soyez l’ame toute entiere de l’homme, soit que vous soyez vne vertu, ou vne puissance sur adioutée, que les grecs apellent νοῖς δυνάμει, νοῖς πασθητικὸς, vn entendement possible, ou passible. Mais ie veux agir auec vous plus liberalement, en vous considerant comme vn entendement agent, apelé des grecs νοῦν ποιητικὸν, et mesme separable, apelé par eux χωριϛόν, bien que ce soit d’vne autre façon qu’ils ne se l’imaginoient.

Car ces philosophes croyans que cet entendement agent estoit commun à tous les hommes, (ou mesme à toutes les choses du monde) et qu’il faisoit à l’endroit de l’entendement possible, pour le faire entendre, ce que la lumiere fait a l’œil, pour le faire voir ; (d’où vient qu’ils auoient coutume de le comparer à la lumiere du Soleil, et par consequent de le regarder comme vne chose étrangere, et venant de dehors) de moy ie vous considere plutost (puis que d’ailleurs ie voy que cela Camusat – Le Petit, p. 519
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vous plaist) comme vn certain esprit, ou vn entendement particulier, qui dominez dedans le corps.

Ie repete encore vne fois que la difficulté n’est pas de sçauoir si vous estes separable, ou non, de ce corps massif et grossier ; (d’où vient que ie disois vn peu auparauant qu’il n’estoit pas necessaire de recourir à la puissance de Dieu, pour rendre ces choses-là separables, que vous conceuez séparement) mais bien de sçauoir si vous n’estes pas vous-mesme quelque autre corps ; pouuant estre vn corps plus subtil et plus delié, diffus dedans ce corps épais et massif, ou residant seulement dans quelqu’vne de ses parties. Au reste ne pensez pas nous auoir iusques icy montré que vous estes vne chose purement spirituelle, et qui ne tient rien du corps ; et lors que dans la seconde Meditation vous auez dit que vous n’estiez point vn vent, vn feu, vne vapeur, vn air, vous deuez vous souuenir que ie vous ay fait remarquer que vous disiez cela sans aucune preuue.

Vous disiez aussi, que vous ne disputiez pas en ce lieu-là de ces choses : mais ie ne voy point que vous en ayez traitté de puis, et que vous ayez aporté aucune raison pour prouuer que vous n’estes point vn corps de cette nature. I’attendois tousiours que vous le fissiez icy, et neantmoins si vous dites, ou si vous prouuez quelque chose, c’est seulement que vous n’estes point ce corps grossier et massif, touchant Camusat – Le Petit, p. 520
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lequel i’ay desia dit qu’il n’y a point de difficulté.

4. Mais, dites vous, d’vn costé i’ay vne claire et distincte jdée de moy-mesme entant que ie suis seulement vne chose qui pense, et non étenduë ; et d’vn autre, i’ay vne idée distincte du corps, entant qu’il est seulement vne chose étenduë, et qui ne pense point. Mais premierement pour ce qui est de l’jdée du corps, il me semble qu’il ne s’en faut pas beaucoup mettre en peine : car si vous disiez cela de l’jdée du corps en general, ie serois obligé de repeter icy ce que ie vous ay desia objecté, à sçauoir, que vous deuez auparauant prouuer que la pensée ne peut conuenir à l’essence, ou à la nature du corps : et ainsi nous retomberions dans nostre premiere difficulté ; puis que la question est de sçauoir si vous, qui pensez, n’estes point vn corps subtil et delié, comme si c’estoit vne chose qui repugnast à la nature du corps que de penser.

Mais, parce qu’en disant cela vous entendez seulement parler de ce corps massif et grossier, du quel vous soutenez estre distinct, et separable : aussi ie demeure aucunement d’accord que vous pouuez auoir l’jdée du corps ; mais suposé, comme vous dites, que vous soyez vne chose qui n’est point étenduë, ie nie absolument que vous en puissiez auoir l’jdée.

Car, ie vous prie, dites nous comment vous pensez que l’espece, ou l’jdée du corps qui est étendu, Camusat – Le Petit, p. 521
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puisse estre receuë en vous, c’est à dire en vne substance qui n’est point étenduë ? Car ou cette espece procede du corps, et pour lors il est certain qu’elle est corporelle, et qu’elle à ses parties les vnes hors des autres, et partant qu’elle est étenduë : ou bien elle vient d’ailleurs et se fait sentir par vne autre voye ; toutesfois, parce qu’il est tousiours necessaire qu’elle represente le corps qui est étendu, il faut aussi qu’elle ait des parties, et ainsi qu’elle soit étenduë. Autrement, si elle n’a point de parties, comment en poura-t-elle representer ? si elle n’a point d’étenduë, comment poura-t-elle representer vne chose qui en a ? si elle est sans figure, comment fera-t-elle sentir vne chose figurée ? si elle n’a point de situation, comment nous fera-t-elle conceuoir vne chose qui a des parties les vnes hautes les autres basses, les vnes à droite, les autres à gauche, les vnes deuant les autres derriere, les vnes courbées les autres droittes ? si elle est sans varieté, comment representera-t-elle la varieté des couleurs ? etc. Doncques l’jdée du corps n’est pas tout affait sans extension ; mais si elle en a, et que vous n’en ayez point, comment est ce que vous la pourez receuoir ? Comment vous la pourez vous ajuster, et apliquer ? comment vous en seruirez vous ? et comment en fin la sentirez vous peu à peu s’effacer, et s’éuanouïr.

En aprés pour ce qui regarde l’jdée de vous-mesme, ie n’ay rien à adiouter à ce que i’en ay desia dit, principalement sur la seconde Meditation. Car par Camusat – Le Petit, p. 522
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là l’on voit clairement, que tant s’en faut que vous ayez vne jdée claire et distincte de vous-mesme, qu’au contraire il semble que vous n’en ayez point du tout. Car encore bien que vous connoissiez certainement que vous pensez, vous ne sçauez pas neantmoins quelle chose vous estes, vous qui pensez : en sorte que bien que cette seule operation vous soit clairement connuë, le principal pourtant vous est caché, qui est de sçauoir quelle est cette substance qui a pour l’vne de ses operations de penser. D’où il me semble que ie puis fort bien vous comparer à vn aueugle, lequel sentant de la chaleur, et estant auerty qu’elle vient du Soleil, penseroit auoir vne claire et distincte jdée du Soleil : d’autant que si quelqu’vn luy demandoit ce que c’est que le Soleil, il pouroit repondre que c’est vne chose qui échauffe. Mais, direz vous, ie ne dis pas seulement icy que ie suis vne chose qui pense, i’adioute aussi de plus que ie suis vne chose qui n’est point étenduë. Toutesfois, pour ne pas dire que c’est vne chose que vous auancez sans preuue, quoy que cela soit en question entre nous ; dites moy ie vous prie, pensez vous pour cela auoir vne claire et distincte jdée de vous-mesme ? Vous dites que vous n’estes pas vne chose étenduë, certainement i’aprens par là ce que vous n’estes point, mais non pas ce que vous estes. Quoy donc, pour auoir vne jdée claire et distincte de quelque chose, c’est à dire vne jdée vraye et naturelle, n’est-il pas necessaire de connoistre la chose positiuement en Camusat – Le Petit, p. 523
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soy, et pour ainsi parler, affirmatiuement : est-ce assez de sçauoir qu’elle n’est point vne telle chose ? Et celuy-là auroit-il vne jdée claire et distincte de Bucephal, qui connoistroit du moins qu’il n’est pas vne mouche ? Mais pour ne pas insister d’auantage la dessus ; Vous estes donc, dites vous, vne chose qui n’est point étenduë : mais ie vous demande n’estes vous pas diffus par tout le corps ? certainement ie ne sçay pas ce que vous aurez à repondre ; car encore que ie vous aye consideré au commencement comme estant seulement dans le cerueau, cela neantmoins n’a esté que par coniecture, plutost que par vne veritable créance que ce fust vostre opinion. I’auois fondé ma coniecture sur ces paroles qui suiuent vn peu aprés, lors que vous dites, que l’ame ne reçoit pas immediatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerueau, ou peut-estre mesme de l’vne de ses plus petites parties. Mais ie n’estois pas pour cela tout à fait certain, si vous estiez seulement dans le cerueau, ou mesme dans l’vne de ses parties, veu que vous pouuez estre repandu dans tout le corps, et ne sentir qu’en vne seule partie : comme nous disons ordinairement que l’ame est diffuse par tout le corps, et que neantmoins elle ne void que dans l’œil.

Ces paroles qui suiuent m’auoient aussi fait douter, lors que vous dites, et encore que toute l’ame semble estre vnie et tout le corps, etc. Car en ce lieu-là vous ne dites pas à la verité que vous soyez vny à tout le corps : mais aussi ne le niez vous pas ; Or Camusat – Le Petit, p. 524
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quoy qu’il en soit, suposons premierement, s’il vous plaist, que vous soyez diffus par tout le corps, soit que vous soyez vne mesme chose auec l’ame, soit que vous soyez quelque chose de different ; ie vous demande, pouuez vous n’auoir point d’extension, vous qui estes étendu de puis la teste iusques aux pieds ? qui estes aussi grand que vostre corps ? et qui auez autant de parties qu’il en faut pour repondre à toutes les siennes ? Direz vous que vous n’ostes point étendu, par ce que vous estes tout entier dans le tout, et tout entier dans chaque partie ? si vous le dites, comment, ie vous prie, le comprenez vous ? vne mesme chose peut-elle estre tout a la fois toute entiere en plusieurs lieux ? ie veux bien que la foy nous enseigne cela du sacré mystere de l’Eucharistie ; mais icy ie parle de vous, et outre que vous estes vne chose naturelle, nous n’examinons icy les choses qu’autant qu’elles peuuent estre connuës par la lumiere naturelle. Et cela estant, peut-on conceuoir qu’il y ait plusieurs lieux, et qu’il n’y ait pas plusieurs choses logées ? cent lieux ne sont-ils pas plus qu’vn ? et si vne chose est toute entiere en vn lieu, poura-t’elle estre en d’autres, si elle n’est hors d’elle mesme, comme ce premier lieu est hors des autres ? Repondez à cela tout ce que vous voudrez, du moins sera-ce vne chose obscure et incertaine, de sçauoir si vous estes tout entier dans chaque partie, ou si vous n’estes point plutost dans chacune des parties de vostre corps, selon chacune des parties de vous-mesme. Camusat – Le Petit, p. 525
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Et comme il est bien plus manifeste que rien ne peut estre tout à la fois en plusieurs lieux, aussi sera-t-il tousiours plus euident que vous n’estes pas tout entier dans chaque partie, mais seulement tout dans le tout, et partant que vous estes diffus par tout le corps selon chacune de vos parties ; et ainsi que vous n’estes point sans extension.

Posons maintenant que vous soyez seulement dans le cerueau, où mesme dans l’vne de ses plus petites parties : vous voyez qu’il reste tousiours le mesme inconuenient : d’autant que pour petite que soit cette partie, elle est neantmoins étenduë, et vous autant qu’elle ; et partant vous estes étendu, et vous auez des petites parties qui répondent a toutes les siennes. Ne direz vous point peut-estre que vous prenez pour vn point cette petite partie du cerueau à laquelle vous estes vni ? Ie ne le puis croire ; mais ie veux que ce soit vn point ? Toutesfois, si c’est vn point physique, la mesme difficulté demeure tousiours, parce que ce point est étendu, et n’est pas tout à fait sans parties. Si c’est vn point Mathematique, vous sçauez premierement que ce n’est que nostre imagination qui le forme, et qu’en effert il n’y en a point. Mais posons qu’il y en ait, ou plutost feignons qu’il se trouue dans le cerueau vn de ces points Mathematiques auquel vous soyés vni, et dans lequel vous fassiés residence. Remarquez s’il vous plaist l’inutilité de cette fiction ; car quoy que nous feignons, si faut-il tousiours que vous soyez Camusat – Le Petit, p. 526
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iustement dans le concours des nerfs, par où toutes les parties que l’ame informe transmettent dans le cerueau les jdées, ou les especes des choses que les sens ont aperceuës. Mais premierement tous les nerfs n’aboutissent pas à vn point : soit par ce que le cerueau estant continué et prolongé iusqu’a la mouëlle de l’espine du dos, plusieurs nerfs qui sont repandus dans le dos viennent aboutir et se terminer à cette mouëlle ; ou bien parce qu’on remarque, que les nerfs qui tendent vers le milieu de la teste ne finissent, ou n’aboutissent pas tous à vn mesme endroit du cerueau. Mais quand ils y aboutiroient tous, toutesfois leur concours ne se peut terminer à vn point Mathematique : car ce sont des corps, et non pas des lignes Mathematiques, pour pouuoir tous s’assembler et s’vnir en vn point. Et quand cela seroit : les esprits animaux qui se coulent le long des nerfs, ne pouroient ny en sortir ny y entrer, puis qu’ils sont des corps, et que le corps ne peut pas n’estre point dans vn lieu, ou passer par vne chose qui n’occupe point de lieu, comme le point Mathematique. Mais ie veux qu’il y puisse estre, et qu’il y passe ? Toutesfois vous qui estes ainsi existant dans vn point, ou il n’y a ny contreés, ny regions, oû il n’y a rien qui soit a droitte ou a gauche, qui soit en haut ou en bas, ne pouuez pas discerner de quelle part les choses viennent, ou quel raport elles vous font. I’en dis aussi de mesme de ces Esprits que vous deuez enuoyer par tout le corps, pour Camusat – Le Petit, p. 527
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luy communiquer le sentiment, et le mouuement ; Pour ne pas dire qu’il est impossible de comprendre comment vous leur imprimez le mouuement, si vous estes dans vn point, si vous n’estes point vn corps, ou si vous n’en auez vn, par le moyen duquel vous les touchiez, et les poussiez tout ensemble. Car si vous dites qu’ils se meuuent d’eux mesmes, et que vous présidez seulement à la conduitte de leur mouuement : souuenez vous que vous auez dit en quelque part que le corps ne se meut point soy-mesme, de sorte que l’on peut inferer de là, que vous estes la cause de son mouuement ; et puis expliquez nous comment cette direction ou conduitte se peut faire sans quelque sorte de contention, et partant sans quelque mouuement de vostre part ? comment vne chose peut-elle faire contention et effort sur vn autre, et la faire mouuoir, sans vn mutuel contact du moteur et du mobile ? et comment ce contact se peut-il faire sans corps ? veu mesme que c’est vne chose que la lumiere naturelle nous aprend, qu’il n’y a que les corps qui peuuent toucher, et estre touchez ?

Toutesfois, pourquoy m’arestay-ie icy si longtemps, puis que c’est a vous a nous montrer que vous estes vne chose qui n’a point d’étenduë, et par consequent qui n’est point corporelle. Et ie ne pense pas que vous en vouliez tirer la preuue, de ce que l’on dit communement que l’homme est composé de corps et d’Ame : comme si l’on deuoit conclure Camusat – Le Petit, p. 528
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que le nom de corps estant donné à vne partie, l’autre ne doit plus estre ainsi apelée : car si cela estoit, vous me donneriez occasion de le distinguer en cette sorte. L’homme est composé de deux sortes de corps, à sçauoir d’vn grossier, et d’vn subtil, en telle sorte que le nom commun de corps estant attribué au premier, on donne à l’autre le nom d’Ame, ou d’Esprit. Outre que le mesme se pouroit dire des autres animaux, ausquels ie suis assuré que vous n’accorderez point vn Esprit semblable à vous : ce leur sera bien assez, si vous les laissez en la possession de leur ame. Lors donc que vous concluez qu’il est certain que vous estes distinct de vostre corps, vous voyez bien que cela vous peut estre aysement accordé, mais non pas que pour cela vous ne soyez point corporel, plutost que d’estre vne espece de corps fort subtil et fort delié, distinct de cet autre qui est massif et grossier.

Vous adioutez, et partant que vous pouuez estre sans luy ; Mais quand on vous aura accordé que vous pouuez exister sans ce corps grossier et pesant, ainsi que fait vne vapeur odorifferante, laquelle sortant d’vne pomme se va repandant parmy l’air, quel gain, ou quel auantage vous en reuiendra-t-il de là ? Certes ce sera vn peu plus que ne vouloient ces Philosophes, dont i’ay parlé auparauant, qui croyoient que par la mort vous estiez entierement aneanty ; ne plus ne moins qu’vne figure, qui se perd tellement par le changement de la superficie, qu’elle Camusat – Le Petit, p. 529
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n’est plus du tout. Car n’estant pas seulement vn mode du corps comme ils pensoient, mais estant de plus vne legere et subtile substance corporellé, on ne dira pas que vous perissiez totalement en la mort, et que vous retombiez dans vostre premier neant : mais que vous subsistés dans vos parties ainsi dissipées, et écartées les vnes des autres ; combien qu’à cause de leur trop grande distraction et dissipation vous ne puissiez plus auoir de pensées, et que vous ayez perdu le droit de pouuoir estreestre dit vne chose qui pense, ou vn Esprit, ou vne Ame. Toutes lesquelles choses pourtant ie vous obiecte tousiours, non comme doutant de la conclusion que vous auez intentée, mais comme ayant grande defiance de la force de la demonstration que vous auez proposée sur ce sujet.

5. Vous inserez encore aprés cela quelques autres choses qui sont des suittes de cette matiere, sur chacune desquelles ie ne veux pas insister. Ie remarque seulement, que vous dites que la nature vous enseigne par ces sentimens de douleur, de faim, de soif, etc. que vous n’estes pas seulement logé dans vostre corps, ainsi qu’vn pilote en son nauire : mais outre cela que vous luy estes conioint tres-étroittement, et tellement confondu et meslé, que vous composez comme vn seul tout auec quesluy. Car si cela n’estoit , dites vous, lors que mon corps est blessé, ie ne sentirois pas pour cela de la douleur, moy qui ne suis qu’vne chose qui pense, mais i’aperceurois cette blessure par le seul entendement, comme vn pilote aperçoit par Camusat – Le Petit, p. 530
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la veué si quelque chose se rompt dans son vaisseau. Et lors que mon corps a besoin de boire, ou de manger, ie connoistrois simplement cela mesme, sans en estre auerty par des sentimens confus de faim et de soif ; car en effect ces sentimens de faim, de soif, de douleur, etc. ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui dependent et prouiennent de l’vnion, et pour ainsi dire, du mélange de l’esprit auec le corps.
Certes tout cela est fort bien dit, mais il reste tousiours à expliquer, comment cette conionction, et quasi permixtion, ou confusion vous peut conuenir, s’il est vray, comme vous dites, que vous soyez immateriel, indiuisible, et sans aucune étenduë ? Car si vous n’estes pas plus grand qu’vn point, comment estes vous ioint et vni a tout le corps, qui est d’vne grandeur si notable ? comment au moins estes vous conioint au cerueau, ou à l’vne de ses plus petites parties, laquelle, comme i’ay dit auparauant, ne sçauroit estre si petite, qu’elle n’ait quelque grandeur, ou étenduë ? Si vous n’auez point de parties, comment estes vous meslé, ou quasi meslé auec les parties les plus subtiles de cette matiere auec laquelle vous confessez d’estre vni ; puis qu’il ne peut y auoir de melange, qu’il n’y ait des parties capables d’estre meslées les vnes auec les autres ? et si vous estes entierement distinct, comment estes vous confondu auec cette matiere, et composez vous vn tout auec elle ? Et puis que toute composition, conionction, ou vnion, ne se fait qu’entre des parties, ne doit il pas y auoir Camusat – Le Petit, p. 531
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vne certaine proportion entre ces parties ? Mais quelle proportion peut on conceuoir entre vne chose corporelle, et vne incorporelle ? pouuons nous comprendre comment, par exemple, dans la pierre de ponce, l’air et la pierre sont tellement meslez et vnis ensemble, qu’il s’en fasse de là vne vraye et naturelle composition ? et cependant il y a vne bien plus grande proportion entre la pierre, et l’air, qui sont tous deux des corps, qu’entre le corps, et l’esprit, qui est tout affait immateriel. De plus toute vnion ne se doit elle pas faire par le contact tres-estoit et tres-intime des deux choses vnies ? Mais, comme ie disois tantost, comment vn contact se peut-il faire sans corps ? comment vne chose corporelle poura-t’elle en embrasser vne qui est incorporelle, pour la tenir vnie, et iointe a soy-mesme ; ou bien comment est-ce que ce qui est incorporel poura s’attacher à ce qui est corporel, pour s’y vnir et s’y ioindre reciproquement, s’il n’y a rien du tout en luy par quoy il se le puisse ioindre, ny par quoy il luy puisse estre ioint. Surquoy ie vous prie de me dire, puis que vous auoüez vous-mesme que vous estes suiet au sentiment de la douleur, comment vous pensez, estant de la nature et condition que vous estes, c’est à dire incorporel, et non étendu, estre capable de ce sentiment ? Car l’impression ou sentiment de la douleur ne vient, si ie l’ay bien compris, que d’vne certaine distraction ou separation des parties, laquelle arriue lors que quelque chose se glisse, Camusat – Le Petit, p. 532
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et se foure de telle sorte entre les parties, qu’elle en rompt la continuité qui y estoit auparauant. Et de vray, l’estat de la douleur est vn certain estat contre nature ; mais comment est-ce qu’vne chose peut estre mise en vn estat contre nature, qui de sa nature mesme est tousiours vniforme, simple, d’vne mesme façon, indiuisible, et qui ne peut receuoir de changement ? Et la douleur estant vne alteration, ou ne se faisant iamais sans alteration, comment est-ce qu’vne chose peut estre alterée, laquelle estant moins diuisible que le point, ne peut estre faitte autre, ou cesser d’estre ce qu’elle est, sans estre tout affait aneantie ? De plus, lors que la douleur vient du pied, du bras, et de plusieurs autres parties ensemble, ne faut il pas qu’il y ait en vous diuerses parties, dans lesquelles vous la receuiez diuersement, de peur que ce sentiment de douleur ne soit confus, et ne vous semble venir d’vne seule partie. Mais pour dire en vn mot, cette generale difficulté demeure tousiours, qui est de sçauoir comment ce qui est corporel se peut faire sentir, et auoir communication auec ce qui n’est pas corporel ; et quelle proportion l’on peut établir entre l’vn et l’autre.

6. Ie passe soubz silence les autres choses que vous poursuiuez fort amplement et fort elegamment, pour montrer qu’il y a quelque autre chose, que Dieu, et vous, qui existe dans le monde. Car premierement vous inferez que vous auez vn corps, et des facultez corporelles : et en outre qu’il y a plusieurs Camusat – Le Petit, p. 533
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autres corps autour du vostre, qui enuoyent leurs especes dans les organes de vos sens, et passent ainsi de là iusques a vous, lesquelles causent en vous des sentimens de plaisir et de douleur, qui vous aprennent ce que vous auez à poursuiure, et à éuiter en ces corps.

De toutes lesquelles choses vous tirez enfin ce fruict, sçauoir est, que puis que tous les sentimens que vous auez vous raportent pour l’ordinaire plutost le vray que le faux, en ce qui concerne les commoditez ou incommoditez du corps, vous n’auez plus suiect de craindre que ces choses-là soient fausses, que les sens vous montrent tous les iours. Vous en dites de mesme des songes qui vous arriuent en dormant, lesquels ne pouuans estre ioints auec toutes les autres actions de vostre vie, comme les choses qui vous arriuent lors que vous veillez, ce qu’il y a de verité dans vos pensées se doit infailliblement rencontrer en celles que vous auez estant éueillé, plutost qu’en vos songes. Et de ce que Dieu n’est point trompeur, il suit, dites vous, necessairement que vous n’estes point en cela trompé, et que ce qui vous paroist si manifestement estant éueillé ne peut qu’il ne soit entierement vray. Or comme en cela vostre pieté me semble louable, aussi faut il auouër que c’est auec grande raison que vous auez fini vostre ouurage par ces paroles, que la vie de l’homme est suiette a beaucoup d’erreurs, et qu’il faut par necessité reconnoistre la foiblesse, et l’infirmité de nostre nature.

Camusat – Le Petit, p. 534
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Voyla, Monsieur, les remarques qui me sont venues en l’esprit touchant vos meditations ; mais ie repete icy ce que i’ay dit au commencement, qu’elles ne sont pas de telle importance que vous vous en deuiez mettre en peine ; pour ce que ie n’estime pas que mon iugement soit tel, que vous en deuiez faire quelque sorte de compte. Car tout de mesme que lors qu’vne viande est agreable à mon goust, que ie voy estre desagreable à celuy des autres, ie ne pretens pas pour cela auoir le goust meilleur qu’vn autre ; ainsi lors qu’vne opinion me plaist, qui ne peut trouuer creance en l’esprit d’autruy, ie suis fort éloigné de penser que la mienne soit la plus veritable. Ie croy bien plutost qu’il a esté fort bien dit, que chacun abonde en son sens ; et ie tiendrois qu’il y auroit quasi autant d’iniustice, de vouloir que tout le monde fust d’vn mesme sentiment, que de vouloir que le goust d’vn chacun fust semblable. Ce que ie dis pour vous assurer que ie n’empesche point que vous ne fassiez tel iugement qu’il vous plaira de ces obseruations, ou mesme que vous n’en fassiez aucune estime ; ce me sera assez si vous reconnoissez l’affection que i’ay a vostre seruice, et si vous faittes quelque cas du respect que i’ay pour vostre vertu. Peut-estre sera t-il arriué que i’auray dit quelque chose vn peu trop inconsiderement, comme il n’y a rien ou ceux qui disputent se laissent plus aysement emporter ; si cela estoit ie le desauouë entierement, et consens volontiers qu’il soit Camusat – Le Petit, p. 535
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rayé, de mon escrit : Car ie vous puis protester, que mon premier et vnique dessein en cecy n’a esté que de m’entretenir dans l’honneur de vostre amitié, et me la conseruer entiere et inuiolable. Adieu.

Camusat – Le Petit, p. 536
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