Camusat – Le Petit, p. 115
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AT IX-1, 73

OBIECTIONS FAITES PAR DES PERSONNES
tres-doctes, contre les precedentes Meditations, auec les réponses de l’Auteur
.

PREMIERES OBIECTIONS.
D’vn sçavant Theologien du Pays-bas.

Messievrs,
Aussi-tost que i’ay reconnu le desir que vous auiez que i’examinasse soigneusement les écrits de Monsieur des-Cartes, i’ay pensé qu’il estoit de mon deuoir de satisfaire en cette occasion à des personnes qui me sont si cheres, tant pour vous témoigner Camusat – Le Petit, p. 116
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par là, l’estime que ne ie fais de vostre amitié, que pour vous faire connoistre ce qui manque à ma suffisance, et à la perfection de mon esprit ; afin que doresnauant vous ayez vn peu plus de charité pour moy, si i’en ay besoin, et que vous m’épargniez vne autre fois, si ie ne puis porter la charge que vous m’auez imposée.

On peut dire auec verité selon que i’en puis iuger, que Monfieur des-Cartes est vn homme d’vn tres-grand esprit, et d’vne tres-profonde modestie, et sur lequel ie ne pense pas que Momus le plus médisant de son siecle peust trouuer à reprendre : Ie pense, dit-il, donc ie suis, voire mesme ie suis la pensée mesme, ou l’esprit, cela est vray : Or est-il qu’en pensant i’ay en moy les idées des choses, et premierement celle d’vn estre tres-parfait, et infiny, ie l’accorde : Mais ie n’en suis pas la cause, moy qui n’égale pas la realité objectiue d’vne telle idée ; doncques quelque chose de plus parfait que moy en est cause ; et partant il y a vn estre different de moy qui existe, et qui a plus de AT IX-1, 74 perfections que ie n’ay pas. Ou comme dit Saint DenisDenis (saint) au Chapitre cinquiesme des noms divins : il y a quelque nature qui ne possede pas l’estre à la façon des autres choses, mais qui embrasse et contient en soy tres-simplement, et sans aucune circonscription, tout ce qu’il y a d’essence dans l’estre, et en qui toutes choses sont renfermées comme dans vne cause premiere, et vniuerselle. Mais ie suis icy contraint de m’arrester vn peu, de peur de Camusat – Le Petit, p. 117
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me fatiguer trop : Car i’ay desia l’esprit aussi agité que les flatant Euripe : I’accorde, ie nie, i’approuue, ie refute, ie ne veux pas m’esloigner de l’opinion de ce grand homme, et toutesfois ie ny puis consentir. Car, ie vous prie, quelle cause requiert vne idée ? Ou dites-moy ce que c’est qu’idée : C’est donc la chose pensée, entant qu’elle est objectiuement dans l’entendement. Mais qu’est-ce qu’estre objectiuement dans l’entendement ? Si ie l’ay bien appris : C’est terminer à la façon d’vn objet l’acte de l’entendement, ce qui en effect n’est qu’vne dénomination exterieure, et qui n’adjouste rien de réel à la chose. Car tout ainsi qu’estre veu, n’est en moy autre chose non que l’acte que la vision tend vers moy, de mesme estre pensé, ou estre objectiuement dans l’entendement, c’est terminer et arrester en soy la pensée de l’esprit ; ce qui se peut faire sans aucun mouuement et changement en la chose, voire mesme sans que la chose soit. Pourquoy donc recherchay-je la cause d’vne chose, qui actuellement n’est point, qui n’est qu’vne simple denomination, et vn pur neant.

Et neantmoins, dit ce grand esprit ; afin qu’vne idée contienne vne realité objectiue plustost qu’vne autre, elle doit sans doute auoir cela de quelque cause. Au contraire d’aucune : car la realité objectiue est vne pure dénomination, actuellement elle n’est point. Or l’influence que donne vne cause est réelle, et actuelle : Ce qui actuellement n’est point ne la peut pas receuoir, et partant ne peut pas dépendre, ny proceder Camusat – Le Petit, p. 118
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d’aucune veritable cause, tant s’en faut qu’il en requiere. Doncques i’ay des idées, mais il n’y a point de causes de ces idées : tant s’en faut qu’il y en ait vne plus grande que moy, et infinie. Mais quelqu’vn me dira peut-estre, si vous ne donnez point la cause des idées, donnez au moins la raison pourquoy cette idée contient plutost cette realité objectiue que celle-là ; c’est tres-bien dit : Car ie n’ay pas coustume d’estre reserué auec mes amis, mais ie traitte auec eux liberalement. Ie dis vniuersellement de toutes les idées, ce que AT IX-1, 75 Monsieur des-Cartes a dit autrefois du triangle : Encore que peut-estre, dit-il, il n’y ait en aucun lieu du monde hors de ma pensée vne telle figure, et qu’il n’y en ait iamais eu, il ne laisse pas neantmoins d’y auoir vne certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable, et éternelle. Ainsi cette verité est eternelle, et elle ne requiert point de cause. Vn bateau est vn bateau, et rien autre chose ; Dauus est Dauus, et non Œdipus. Si neantmoins vous me pressez de vous dire vne raison : Ie vous diray que c’est l’imperfection de nostre esprit qui n’est pas infiny : Car ne pouuant par vne seule apprehension embrasser l’vniuersel, qui est tout ensemble, et tout à la fois, il le diuise et le partage ; et ainsi ce qu’il ne sçauroit enfanter, ou produire tout entier, il le conçoit petit à petit, ou bien comme on dit en l’escole (inadaequate) imparfaitement, et par partie.

Mais ce grand homme poursuit : Or pour Camusat – Le Petit, p. 119
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imparfaite que soit cette façon d’estre, par laquelle vne chose est obiectiuement dans l’entendement par son idée, certes on ne peut pas neantmoins dire que cette façon et maniere-là ne soit rien, ny par consequent que cette idée vienne du neant.

Il y a icy de l’equiuoque, car si ce mot Rien est la mesme chose que n’estre pas actuellement, en effect ce n’est rien, parce qu’elle n’est pas actuellement, et ainsi elle vient du neant, c’est à dire qu’elle n’a point de cause : Mais si ce mot Rien dit quelque chose de feint par l’esprit, qu’ils appellent vulgairement, Estre de raison, ce n’est pas vn Rien, mais quelque chose de réel, qui est conceuë dislinélement. Et neantmoins parce qu’elle est seulement conceuë, et qu’actuellement elle n’est pas ; elle peut à la verité estre conceuë, mais elle ne peut aucunement estre causée, ou mise hors de l’entendement.

Mais ie veux, dit-il, outre cela examiner, si moy qui ay cette idée de Dieu, ie pourrois estre, en cas qu’il n’y eust point de Dieu, ou comme il dit immediatement auparauant, en cas qu’il n’y eust point d’estre plus parfait que le mien, et qui ait mis en moy son idée. Car, dit-il, de qui aurois-je mon existence : Peut-estre de moy-mesme, ou de mes parens, ou de quelques autres, etc. Or est-il que si ie l’auois de moy-mesme, ie ne douterois point, ny ne desirerois point, et il ne me manqueroit aucune chose ; car ie me serois donné toutes les perfections dont i’ay en moy quelque idée, et ainsi moy-mesme ie serois Dieu. Que si i’ay mon existence d’autruy, ie viendray enfin à ce qu’àà ce qui la de Camusat – Le Petit, p. 120
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soy ; et ainsi le mesme raisonnement que ie viens de faire pour moy, est pour luy, et prouue qu’il est Dieu. Voila certes à mon auis la mesme voye que AT IX-1, 76 suit Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint, qu’il appelle la voye de la causalité de la cause efficiente, laquelle il a tirée du Philosophe ; hormis que Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint, ny Aristote Aristote ne se sont pas souciez des causes des idées. Et peut-estre n’en estoit-il pas besoin ; Car pourquoy ne suiuray-ie pas la voye la plus droite, et la moins écartée ? Ie pense, donc ie suis, voire mesme ie suis l’esprit mesme, et la pensée ; Or cette pensée et cét esprit, ou il est par soy-mesme, ou par autruy ; si par autruy, celuy-là enfin par qui est-il ? s’il est par soy, donc il est Dieu ; car ce qui est par soy se sera aisément donné toutes choses.

Ie prie icy ce grand personnage, et le coniure de ne se point cacher à vn Lecteur qui est desireux d’apprendre, et qui peut-estre est pas beaucoup intelligent. Car ce mot Par soy est pris en deux façons ; en la premiere, il est pris positiuement, à sçauoir par soy-mesme, comme par vne cause, et ainsi ce qui seroit par soy, et se donneroit l’estre à soy-mesme, si par vn choix preueu et premedité il se donnait ce qu’il voudroit, sans doute qu’il se donneroit toutes choses, et partant il seroit Dieu. En la seconde, ce mot Par soy est pris negatiuement, et est la mesme chose que de soy-mesme, ou, non par autruy : et de cette façon, si ie m’en souuiens, il est pris de tout le monde.

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Or maintenant si quelque chose est Par soy, c’est à dire, Non par autruy ; comment prouuerez-vous pour cela qu’elle comprend tout, et qu’elle est infinie ? Car à present ie ne vous écoute point si vous dites, puis qu’elle est par soy, elle se sera aysément donné toutes choses ; d’autant qu’elle n’est pas par soy comme par vne cause, et qu’il ne luy a pas esté possible, auant qu’elle fust, de preuoir ce qu’elle pouroit estre, pour choisir ce qu’elle seroit aprés. Il me souuient d’auoir autrefois entendu Suarez Suárez, Francisco raisonner de la sorte ; Toute limitation vient d’vne cause, car vne chose est finie, et limitée, ou parce que la cause ne luy a peu donner rien de plus grand, ny de plus parfait ; ou parce qu’elle ne l’a pas voulu : Si donc quelque chose est par soy, et non par vne cause, il est vray de dire qu’elle est infinie, et non limitée.

Pour moy ie n’acquiesce pas tout à fait à ce raisonnement ; Car qu’vne chose soit par soy tant qu’il vous plaira, c’est à dire qu’elle ne soit point par autruy, que pourrez-vous dire si cette limitation vient de ses principes internes et constituans, c’est à dire de sa forme mesme, et de son essence, laquelle neantmoins vous n’auez pas encore prouué estre infinie ? Certainement si vous suposez que le chaud est chaud, il sera chaud par ses principes internes et constituans, et non pas froid, encore que vous imaginiez qu’il ne soit pas par autruy, ce qu’il est. Ie ne doute point que Monsieur des Cartes ne manque pas de AT IX-1, 77 raisons pour substituer à ce que les autres n’ont peut-estre Camusat – Le Petit, p. 122
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pas assez suffisamment expliqué, ny deduit assez clairement.

Enfin ie conuiens auec ce grand homme, en ce qu’il établit pour regle generale, Que les choses que nous conceuons fort clairement, et fort distinctement, sont toutes vrayes. Mesme ie croy que tout ce que ie pense est vray : Et il y a desia long-temps que i’ay renoncé à toutes les Chymeres, et à tous les estres de raison ; Car aucune puissance ne se peut destourner de son propre object ; si la volonté se meut, elle tend au bien ; les sens mesmes ne se trompent point : car la veuë void ce qu’elle void, l’oreille entend ce qu’elle entend, et si on void de l’oripeau, on void bien : mais on se trompe lorsqu’on détermine par son iugement, que ce que l’on void est de l’or. De sorte que Monsieur Des-Cartes attribuë auec beaucoup de raison toutes les erreurs au iugement, et à la volonté.

Mais maintenant voyons si ce qu’il veut inferer de cette regle est veritable. Ie connois, dit-il, clairement et distinctement l’Estre infiny ; Donc c’est vn estre vray, et qui est quelque chose. Quelqu’un luy demandera ; Connoissez-vous clairement et distinctement l’Estre infiny ? Que veut donc dire cette commune sentence, laquelle est connuë d’vn chacun : L’infiny entant qu’infiny est inconnu ; Car si lorsque ie pense à vn Chyliagone, me representant confusément quelque figure, ie n’imagine ou ne connois pas distinctement le Chyliagone, parce que ie ne me represente pas distinctement ses mille costez : comment est-ce Camusat – Le Petit, p. 123
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que ie conceuray distinctement, et non pas confusément l’Estre infiny entant qu’infiny, veu que ie ne puis pas voir clairement, et comme au doigt et à l’œil, les infinies perfections dont il est composé ?

Et c’est peut-estre ce qu’a voulu dire saint ThomasThomas d’Aquin, Saint : Car ayant nié que cette proposition, Dieu est, fust claire et connuë sans preuue : Il se fait à soy-mesme cette objection des paroles de saint Damascene Damascène, Jean ; La connoissance que Dieu est, est naturellement emprainte en l’esprit de tous les hommes ; Donc c’est vne chose claire, et qui n’a point besoin de preuue pour estre connuë. A quoy il respond, connoistre que Dieu est, en general, et comme il dit, sous quelque confusion, à sçauoir en tant qu’il est la beatitude de l’homme, cela est naturellement imprimé en nous ; mais ce n’est pas, dit-il, connoistre simplement que Dieu est ; tout ainsi que connoistre que quelqu’vn vient, ce n’est pas connoistre Pierre, encore que ce soit Pierre qui vienne, etc. Comme s’il voulait dire, que Dieu est connu sous vne raison commune, ou de fin derniere, ou mesme de premier estre, et tres-parfait, ou enfin sous la raison d’vn estre qui comprend, et embrasse confusément et en general toutes choses : mais non pas sous AT IX-1, 78 la raison precise de son estre, car aussi il est infiny, et nous est inconnu. le sçay que Monfieur Des-Cartes respondra facilement à celuy qui l’interrogera de la sorte ; Ie croy neantmoins que les choses que i’allegue icy seulement par forme d’entretien et d’exercice, feront qu’il se ressouuiendra de Camusat – Le Petit, p. 124
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ce que dit Boëce, qu’il y a certaines notions communes, qui ne peuuent estre connuës sans preuue que par les sçauans ; De sorte qu’il ne se faut pas fort estonner, si ceux-là interrogent beaucoup, qui desirent sçauoir plus que les autres, et s’ils s’arrestent long-temps à considerer, ce qu’ils sçavent auoir esté dit et auancé, comme le premier et principal fondement de toute l’affaire ; et que neantmoins ils ne peuuent entendre sans vue longue recherche, et vne tres-grande attention d’esprit.

Mais demeurons d’accord de ce principe, et suposons que quelqu’un ait l’idée claire et distincte d’vn estre souuerain,et souuerainement parfait ; que pretendez-vous inferer de là ? C’est à sçauoir, que cét estre infiny existe, et cela si certainement, que ie dois estre au moins aussi assuré de l’existence de Dieu, que ie l’ay esté iusques icy de la verité des demonstrations Mathematiques : En sorte qu’il n’y a pas moins de repugnance de conceuoir vn Dieu (c’est à dire vn estre souuerainement parfait) auquel manque l’existence (c’est à dire auquel manque quelque perfection) que de conceuoir vne montagne qui n’ait point de valée. C’est icy le nœud de toute la question, qui cede à present, il faut qu’il se confesse vaincu : pour moy qui ay à faire auec vn puissant aduersaire, il faut que i’esquiue vn peu, afin qu’ayant à estre vaincu, ie difere au moins pour quelque temps, ce que ie ne puis euiter.

Et premierement encore que nous n’agissions pas icy par autorité, mais seulement par raison, Camusat – Le Petit, p. 125
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neantmoins de peur qu’il ne semble que ie me veüille opposer sans sujet à ce grand esprit, écoutez plustost saint ThomasThomas d’Aquin, Saint qui se fait à soy-mesme cette objection ; Aussitost qu’on a compris et entendu ce que signifie ce nom Dieu, on sçait que Dieu est, car par ce nom on entend vne chose telle, que rien de plus grand ne peut estre conceu. Or ce qui est dans l’entendement et en effet, est plus grand que ce qui est seulement dans l’entendement ; C’est pourquoy, puisque ce nom Dieu estant entendu, Dieu est dans l’entendement, il s’ensuit aussi qu’il est en effect : lequel argument ie rens ainsi en forme. Dieu est ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu, mais ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu enferme l’existence ; Doncques Dieu par son nom, ou par son concept enferme l’existence ; et partant il ne peut estre, ni estre conceu sans existence. Maintenant, dites-moy AT IX-1, 79 ie vous prie, n’est-ce pas là le mesme argument de Monsieur Des-Cartes. Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint definit Dieu ainsi ; Ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu : Monsieur Des-Cartes l’apelle vn estre souuerainement parfait, certes rien de plus grand que luy ne peut estre conceu. Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint poursuit : Ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu enferme l’existence, autrement quelque chose de plus grand que luy pouroit estre conceu, à scauoir ce qui est conceu enfermer aussi l’existence. Mais Monsieur Des-Cartes ne semble-t’il pas se seruir de la mesme mineure dans Camusat – Le Petit, p. 126
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son argument ? Dieu est vn estre souuerainement parfait ; or est-il que l’Estre souuerainement parfait enferme l’existence, autrement il ne seroit pas souuerainement parfait. Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint infere, doncques, puisque ce nom Dieu estant compris et entendu, il est dans l’entendement, il s’ensuit aussi qu’il est en effet : C’est à dire, de ce que dans le concept, où la notion essentielle d’vn estre tel que rien de plus grand ne peut estre conceu, l’existence est comprise et enfermée, il s’ensuit que cét estre existe. Monsieur Des-Cartes infere la mesme chose : Mais, dit-il, de cela seul que ie ne puis conceuoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inseparable de luy, et partant qu’il existe veritablement. Que maintenant saint ThomasThomas d’Aquin, Saint réponde à soy-mesme, et à Monsieur Des-Cartes. Posé, dit-il, que chacun entende que par ce nom Dieu il est signifié ce qui a esté dit, à scauoir, ce qui est tel que rien de plus grand ne peut estre conceu, il ne s’ensuit pas pour cela qu’on entende que la chose qui est signifiée par ce nom soit dans la nature, mais seulement dans l’apprehension de l’entendement. Et on ne peut pas dire qu’elle soit en effet, si on ne demeure d’accord, qu’il y a en effet quelque chose telle, que rien de plus grand ne peut estre conceu ; Ce que ceux-là nient ouuertement, qui disent qu’il n’y a point de Dieu. D’où ie répons aussi en peu de paroles ; encore que l’on demeure d’accord que l’estre souuerainement parfait par son propre nom emporte l’existence, neantmoins il ne s’ensuit pas que cette mesme existence soit dans la nature actuellement quelque chose, mais seulement Camusat – Le Petit, p. 127
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qu’auec le concept, ou la notion de l’estre souuerainement parfait, celuy de l’existence est inseparablement conioint. D’où vous ne pouuez pas inferer que l’existence de Dieu soit actuellement quelque chose, si vous ne suposez que cét estre souuerainement parfait existe actuellement ; car pour lors il contiendra actuellement toutes les perfections, et celle aussi d’vne existence réelle.

Trouuez bon maintenant, Messieurs, qu’aprés tant de fatigues ie delasse vn peu mon esprit. Ce composé lion existant, enferme essentiellement AT IX-1, 80 ces deux parties, à sçauoir, lion, et l’existence ; Car si vous ostez l’vne ou l’autre, ce ne sera plus le mesme composé. Maintenant Dieu n’a-t-il pas de toute eternité connu clairement et distinctement ce composé ? Et l’idée de ce composé entant que tel, n’enferme-t’elle pas essentiellement l’vne et l’autre de ces parties ? C’est à dire l’existence n’est-elle pas de l’essence de ce composé lion existant ? Et neantmoins la distincte connoissance que Dieu a euë de toute eternité, ne fait pas necessairement que l’vne ou l’autre partie de ce composé soit, si on ne supose que tout ce composé est actuellement : car alors il enfermera et contiendra en soy toutes ses perfections essentielles, et partant aussi l’existence actuelle. De mesme, encore que ie connoisse clairement et distinctement l’estre souuerain, et encore que l’estre souuerainement parfait dans son concept essentiel enferme l’existence, neantmoins il ne s’ensuit pas que cette existence soit actuellement quelque chose, si vous ne suposez que cét estre souuerain existe ; car alors auec toutes ses autres perfections, Camusat – Le Petit, p. 128
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il enfermera aussi actuellement celle de l’existence : et ainsi il faut prouuer d’ailleurs que cét estre souuerainement parfait existe.

I’en diray peu touchant l’existence de l’ame, et sa distinction réelle d’auec le corps ; Car ie confesse que ce grand esprit m’a desia tellemeut fatigué, qu’au-delà ie ne puis quasi plus rien. S’il y a vne distinction entre l’ame et le corps, il semble la prouuer de ce que ces deux choses peuuent estre conceuës distinctement et separément l’vne de l’autre. Et sur cela ie mets ce sçauant homme aux prises auec Scot Duns Scot, Jean : qui dit qu’afin qu’vne chose soit conceuë distinctement et separément d’vne autre, il suffit qu’il y ait entre elles vne distinction qu’il appelle formelle, et objectiue, laquelle il met entre la distinction réelle, et celle de raison, et c’est ainsi qu’il distingue la iustice de Dieu d’auec sa misericorde ; car elles ont, dit-il, auant aucune operation de l’entendement, des raisons formelles differentes, en sorte que l’vne n’est pas l’autre ; et neantmoins ce seroit vne mauuaise consequence de dire, la iustice peut estre conceuë separément d’auec la misericorde, dõc elle peut aussi exister separémẽt. Mais ie ne voy pas que i’ay desia passé les bornes d’vne lettre.

Voilà, Messieurs, les choses que i’auois à dire touchant ce que vous m’auez proposé, c’est à vous maintenant d’en estre les Iuges. Si vous prononcez en ma faueur, il ne sera pas mal-aisé d’obliger MDes-Cartes à ne me vouloir point de mal, si ie luy ay vu peu contredit ; que si vous estes pour luy, ie donne dés à present les mains, et me confesse vaincu, et ce d’autant plus volontiers, que ie craindrois de l’estre encore vne autre fois. Adieu.

AT IX-1, 81

Camusat – Le Petit, p. 129 (007)
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REPONSES DE L’AVTEVR
aux premieres Objections, faites par un sçauant Theologien du Païs-bas
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Messieurs,
Ie vous confesse que vous auez suscité contre moy vn puissant aduersaire, duquel l’esprit et la doctrine eussent peu me donner beaucoup de peine, si cét officieux et deuot Theologien n’eust mieux aimé fauoriser la cause de Dieu, et celle de son foible defenseur, que de la combatre à force ouuerte. Mais quoy qu’il lui ait esté tres-honneste d’en vser de la sorte, ie ne pourois pas m’exempter de blâme, si ie tâchois de m’en preualoir : C’est pourquoy mon dessein est plutost de découurir icy l’artifice dont il s’est seruy pour m’assister, que de luy répondre comme à vn aduersaire.

Il a commencé par vne briêue deduction de la Camusat – Le Petit, p. 130 (128)
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principale raison dont ie me sers pour prouuer l’existence de Dieu, afin que les Lecteurs s’en ressouuinssent d’autant mieux. Puis ayant succintement accordé les choses qu’il a iugé estre suffisamment demontrées, et ainsi les ayant apuyées de son autorité, il est venu au nœud de la difficulté, qui est de sçauoir ce qu’il faut icy entendre par le nom d’idée, et quelle cause cette idée requiert. Or i’ay écrit en quelque part, que l’idée est la chose mesme conceuë, ou pensée, en tant qu’elle est objectiuement dans l’entendement, lesquelles paroles il feint d’entendre tout autrement que ie ne les ay dites, afin de me donner occasion de les expliquer plus clairement. Estre, dit-il, objectiuement dans l’entendement, c’est terminer à la façon d’un objet l’acte de l’entendement, ce qui n’est qu’vne denomination exterieure, et qui n’adjoûte rien de réel à la chose, etc. Où il faut remarquer qu’il a égard à la chose mesme, comme estant hors de AT IX-1, 82 l’entendement, au respect de laquelle c’est de vray vne denomination exterieure qu’elle soit objectiuement dans l’entendement ; Mais que ie parle de l’idée qui n’est iamais hors de l’entendement, et au respect de laquelle estre objectiuement ne signifie autre chose, qu’estre dans l’entendement en la maniere que les objets ont coûtume d’y estre. Ainsi par exemple, si quelqu’vn demande, qu’est-ce qu’il arriue au Soleil de ce qu’il est objectiuement dans mon entendement, on répond fort bien qu’il ne luy arriue rien qu’vne denomination exterieure, à sçauoir qu’il termine à la façon d’un objet l’operation de mon entendement : Mais si on Camusat – Le Petit, p. 131 (129)
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demande de l’idée du Soleil ce que c’est, et qu’on réponde que c’est la chose pensée, en tant qu’elle est objectiuement dans l’entendement, personne n’entendra que c’est le Soleil mesme, en tant que cette exterieure denomination est en luy. Et là estre objectiuemeut dans l’entendement, ne signifiera pas terminer son operation à la façon d’vn objet, mais bien estre dans l’entendement en la maniere que ses objets ont coûtume d’y estre : En telle sorte que l’idée du Soleil est le Soleil mesme existant dans l’entendement, non pas à la verité formellement, comme il est au Ciel, mais objectiuement, c’est à dire en la maniere que les objets ont coûtume d’exister dans l’entendement : laquelle façon d’estre est de vray bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l’entendement ; mais pourtant ce n’est pas vn pur rien, comme i’ay desia dit cy-deuant. Et lorsque ce sçauant Theologien dit qu’il y a de l’equiuoque en ces paroles vn pur rien, il semble auoir voulu m’auertir de celle que ie viens tout maintenant de remarquer, de peur que ie n’y prisse pas garde. Car il dit premierement, qu’vne chose ainsi existante dans l’entendement par son idée, n’est pas vn estre réel, ou actuel, c’est à dire, que ce n’est pas quelque chose qui soit hors de l’entendement, ce qui est vray ; En aprés il dit aussi, que ce n’est pas quelque chose de feint par l’esprit, ou vn estre de raison, mais quelque chose de réel, qui est conceu distinctement : par lesquelles paroles il admet entierement tout ce que i’ay auancé : mais neantmoins Camusat – Le Petit, p. 132 (130)
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il adjoûte, parce que cette chose est seulement conceuë, et qu’actuellement elle n’est pas (c’est à dire, parce qu’elle est seulement vne idée, et non pas quelque chose hors de l’entendement) elle peut à la verité estre conceuë, mais elle ne peut aucunement estre causée, c’est à dire, qu’elle n’a pas besoin de cause pour exister hors de l’entendement ; ce que ie confesse ; mais certes elle a besoin de cause AT IX-1, 83 pour estre conceuë, et de celle-là seule il est icy question. Ainsi si quelqu’vn a dans l’esprit l’idée de quelque machine fort artificielle, on peut auec raison demander quelle est la cause de cette idée ; et celuy-là ne satisferoit pas, qui diroit que cette idée hors de l’entendement n’est rien, et partant qu’elle ne peut estre causée, mais seulement conceuë ; Car on ne demande icy rien autre chose, sinon quelle est la cause pourquoy elle est conceuë ; Celuy-là ne satisfera pas aussi, qui dira que l’entendement mesme en est la cause, en tant que c’est vne de ses operations, car on ne doute point de cela, mais seulement on demande quelle est la cause de l’artifice objectif qui est en elle. Car que cette idée contienne vn tel artifice objectif plutost qu’vn autre ; elle doit sans doute auoir cela de quelque cause ; et l’artifice objectif est la mesme chose au respect de cette idée, qu’au respect de l’idée de Dieu, la realité objectiue. Et de vray on peut assigner diuerses causes de cét artifice, car ou c’est vne réelle et semblable machine qu’on aura veuë auparauant, à la ressemblance de laquelle cette idée a esté formée ; ou vne grande connoissance de la Camusat – Le Petit, p. 133 (131)
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mechanique qui est dans l’entendement ; ou peut-estre vne grande subtilité d’esprit, par le moyen de laquelle il a peu l’inuenter sans aucune autre connoissance precedente. Et il faut remarquer que tout l’artifice, qui n’est qu’objectiuement dans cette idée, doit estre formellement ou eminemment dans sa cause, quelle que cette cause puisse estre. Le mesme aussi faut-il penser de la realité objectiue qui est dans l’idée de Dieu. Mais en qui est-ce que toute cette realité, ou perfection, se pourra rencontrer telle, sinon en Dieu réellement existant ? Et cét esprit excellent a fort bien veu toutes ces choses, c’est pourquoy il confesse qu’on peut demander, pourquoy cette idée contient cette realité objectiue plutost qu’vne autre ; à laquelle demande il a répondu premierement, Que de toutes les idées, il en est de mesme que de ce que i’ay escrit de l’idée du triangle, sçauoir est, que bien que peut-estre il n’y ait point de triangle en aucun lieu du monde, il ne laisse pas d’y auoir vne certaine nature, ou forme, ou essence determinée du triangle, laquelle est immuable et eternelle : et laquelle il dit n’auoir pas besoin de cause. Ce que neantmoins il a bien iugé ne pouuoir pas satisfaire ; car encore que la nature du triangle soit immuable et eternelle, il n’est pas pour cela moins permis de demander pourquoy son idée est en nous ? C’est pourquoy il a adjoûté, Si neantmoins vous me pressez de vous dire vne raison, ie vous diray que c’est l’imperfection de nostre esprit, etc. par laquelle réponse il semble n’auoir voulu signifier autre chose, sinon que ceux qui se voudront icy Camusat – Le Petit, p. 134 (132)
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éloigner de mon sentiment, ne pourront rien AT IX-1, 84 répondre de vray-semblable. Car en effet, il n’est pas plus probable de dire que la cause pourquoy l’idée de Dieu est en nous, soit l’imperfection de nostre esprit, que si on disoit, que l’ignorance des mechaniques fust la cause pourquoy nous imaginons plutost vne machine fort pleine d’artifice qu’vne autre moins parfaite ; Car tout au contraire, si quelqu’vn a l’idée d’vne machine, dans laquelle soit contenu tout l’artifice que l’on sçauroit imaginer, l’on infere fort bien de là, que cette idée procede d’vne cause dans laquelle il y auoit réellement et en effet tout l’artifice imaginable, encore qu’il ne soit qu’objectiuement, et non point en effet dans cette idée : Et par la mesme raison, puisque nous auons en nous l’idée de Dieu, dans laquelle toute la perfection est contenuë que l’on puisse iamais conceuoir, on peut de là conclure tres-euidemment, que cette idée dépend et procede de quelque cause, qui contient en soy veritablement toute cette perfection, à sçauoir de Dieu réellement existant. Et certes la difficulté ne paroistroit pas plus grande en l’vn qu’en l’autre, si, comme tous les hommes ne sont pas sçauans en la mechanique, et pour cela ne peuuent pas auoir des idées de machines fort artificielles, ainsi tous n’auoient pas la mesme faculté de conceuoir l’idée de Dieu ; mais parce qu’elle est emprainte d’vne mesme façon dans l’esprit de tout le monde, et que nous ne voyons pas qu’elle nous vienne iamais d’ailleurs que de nous mesmes, nous suposons Camusat – Le Petit, p. 135 (133)
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qu’elle apartient à la nature de nostre esprit. Et certes non mal à propos, mais nous oublions vne autre chose que l’on doit principalement considerer, et d’où dépend toute la force, et toute la lumiere, ou l’intelligence de cét argument, qui est, que cette faculté d’auoir en soy l’idée de Dieu, ne pourroit pas estre en nous, si nostre esprit estoit seulement vne chose finie, comme il est en effet, et qu’il n’eust point, pour cause de son estre, vne cause qui fust Dieu. C’est pourquoy, outre cela i’ay demandé, sçauoir si ie pourrois estre, en cas que Dieu ne fust point, non tant pour aporter vne raison differente de la precedente, que pour expliquer la mesme plus exactement.

Mais icy la courtoisie de cét aduersaire me iette dans vn passage assez difficile, et capable d’attirer sur moy l’enuie et la ialousie de plusieurs ; Car il compare mon argument auec vn autre tiré de Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint et d’AristoteAristote, comme s’il vouloit par ce moyen m’obliger à dire la raison, pourquoy estant entré auec eux dans vn mesme chemin, ie ne l’ay pas neantmoins suiuy en toutes choses ; mais ie le prie de me permettre de ne point parler des autres, et de rendre seulement raison des choses que i’ay écrites : Premierement donc, ie n’ay point tiré mon argument de ce que ie voyois, que dans les AT IX-1, 85 choses sensibles, il y auoit vn ordre, ou vne certaine succession de causes efficientes, partie à cause que i’ay pensé, que l’existence de Dieu estoit beaucoup plus éuidente que celle d’aucune chose sensible, et partie aussi pour ce Camusat – Le Petit, p. 136 (134)
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que ie ne voyois pas que cette succession de causes me peust conduire ailleurs, qu’à me faire connoistre l’imperfection de mon esprit, en ce que ie ne puis comprendre comment vne infinité de telles causes ont tellement succedé les vnes aux autres de toute eternité, qu’il n’y en ait point eu de première : Car certainement de ce que ie ne puis comprendre cela, il ne s’ensuit pas qu’il y en doiue auoir vne première : comme aussi de ce que ie ne puis comprendre vne infinité de diuisions en vne quantité finie, il ne s’ensuit pas que l’on puisse venir à vne derniere, aprés laquelle cette quantité ne puisse plus estre diuisée ; mais bien il suit seulement que mon entendement qui est finy, ne peut comprendre l’infiny. C’est pourquoy i’ay mieux aymé apuier mon raisonncment sur l’existence de moy-mesme, laquelle ne dépend d’aucune suite de causes, et qui m’est si connuë que rien ne le peut estre dauantage : Et m’interrogeant sur cela moy-mesme, ie n’ay pas tant cherché par quelle cause i’ay autrefois esté produit, que i’ay cherché quelle est la cause qui à present me conserue, afin de me deliurer par ce moyen de toute suite, et succession de causes. Outre cela ie n’ay pas cherché quelle est la cause de mon estre, en tant que ie suis composé de corps et d’ame, mais seulement et precisément en tant que ie suis vne chose qui pense, ce que ie croy ne seruir pas peu à ce sujet ; Car ainsi i’ay pû beaucoup mieux me deliurer des preiugez, considerer ce que dicte la lumiere naturelle, m’interroger Camusat – Le Petit, p. 137
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moy-mesme, et tenir pour certain que rien ne peut estre en moy, dont ie n’aye quelque connoissance ; ce qui en effect est autre chose, que si de ce que ie voy que ie suis né de mon pere, ie considerois que mon pere vient aussi de mon ayeul ; Et si, parce qu’en cherchant ainsi les peres de mes peres ie ne pourois pas continuer ce progrez à l’infiny, pour mettre fin à cette recherche, ie concluois qu’il y a vne première cause. De plus ie n’ay pas seulement cherché quelle est la cause de mon estre, en tant que ie suis vne chose qui pense, mais principalement en tant qu’entre plusieurs autres pensées, ie reconnois que i’ay en moy l’idée d’vn estre souverainement parfait ; Car de cela seul dépend toute la force de ma demonstration. Premierement parce que cette idée me fait connoistre ce que c’est que Dieu, au moins autant que ie suis capable de le connoistre ; Et selon les loix de la AT IX-1, 86 vraye Logique, on ne doit iamais demander d’aucune chose, Si elle est, qu’on ne sçache premierement, Ce quelle est. En second lieu, parce que c’est cette mesme idée qui me donne occasion d’examiner si ie suis par moy, ou par autruy ; et de reconnoistre mes défauts. Et en dernier lieu, c’est elle qui m’aprend que non seulement il y a vne cause de mon estre, mais de plus aussi, que cette cause contient toutes sortes de perfections ; Et partant qu’elle est Dieu. Enfin ie n’ay point dit qu’il est impossible qu’vne chose soit la cause efficiente de soy-mesme ; Car encore que cela soit manifestement veritable, lorsqu’on restraint la signification Camusat – Le Petit, p. 138
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d’efficient à ces causes qui sont differentes de leurs effets, ou qui les precedent en temps, il semble toutesfois que dans cette question elle ne doit pas estre ainsi restrainte ; tant parce que ce seroit vne question friuole ; Car qui ne sçait qu’vne mesme chose ne peut pas estre differente de soy-mesme, ny se preceder en temps ? Comme aussi parce que la lumiere naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente de preceder en temps son effet ; Car au contraire à proprement parler, elle n’a point le nom ny la nature de cause efficiente, sinon lorsqu’elle produit son effet, et partant elle n’est point deuant luy. Mais certes la lumiere naturelle nous dicte qu’il n’y a aucune chose de laquelle il ne soit loisible de demander, pourquoy elle existe, ou dont on ne puisse rechercher la cause efficiente ; ou bien si elle n’en a point, demander pourquoy elle n’en a pas besoin ; De sorte que si ie pensois qu’aucune chose ne peust en quelque façon estre à l’esgard de soy-mesme, ce que la cause efficiente est à l’esgard de son effect, tant s’en faut que de là ie voulusse conclure qu’il y a vne premiere cause, qu’au contraire de celle la mesme qu’on appelleroit premiere, ie rechercherois derechef la cause, et ainsi ie ne viendrois iamais à vne premiere. Mais certes i’auouë franchement qu’il peut y auoir quelque chose dans laquelle il y ait vne puissance si grande et si inepuisable, qu’elle n’ait iamais eu besoin d’aucun secours pour exister, et qui n’en ait pas encore besoin maintenant pour estre conseruée ; et ainsi qui soit en Camusat – Le Petit, p. 139
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quelque façon la cause de soy-mesme ; et ie conçoy que Dieu est tel : Car tout de mesme que bien que i’eusse esté de toute eternité, et que par consequent il n’y eust rien eu auant moy, neantmoins parce que ie voy que les parties du temps peuuent estre separées les vnes d’auec les autres, et qu’ainsi de ce que ie suis maintenant il ne s’ensuit pas que ie doiue estre encore aprés, si, pour ainsi parler, ie ne suis creé de nouueau à chaque moment par quelque cause, ie ne ferois point difficulté d’apeller, Efficiente, la cause qui me crée continuellement en cette façon, c’est à dire qui me conserue. AT IX-1, 87 Ainsi encore que Dieu ait tousiours esté, neantmoins parce que c’est luy-mesme qui en effect se conserue, il semble qu’assez proprement il peut estre dit, et apelé la cause de soy-mesme. (Toutesfois il faut remarquer que ie n’entens pas icy parler d’vne conseruation qui le fasse par aucune influence réelle, et positiue de la cause efficiente, mais que i’entens seulement que l’essence de Dieu est telle, qu’il est impossible qu’il ne soit, ou n’existe pas tousiours.)

Cela estant posé, il me sera facile de répondre à la distinction du mot, Par soy, que ce tres-docte Theologien m’auertit deuoir estre expliquée ; Car encore bien que ceux, qui ne s’attachant qu’à la propre et étroite signification d’efficient, pensent qu’il est impossible qu’vne chose soit la cause efficiente de soy-mesme, et ne remarquent icy aucun autre genre de cause, qui ait raport et analogie auec la cause efficiente, encore, dis-je, que ceux-là n’ayent pas de coustume Camusat – Le Petit, p. 140
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d’entendre autre chose, lorsqu’ils disent que quelque chose est par soy, sinon qu’elle n’a point de cause ; Si toutesfois ils veulent plustost s’arrester à la chose qu’aux paroles, ils reconnoistront facilement que la signification negatiue du mot Par soy ne procede que de la seule imperfection de l’esprit humain, et qu’elle n’a aucun fondement dans les choses : mais qu’il y en a vne autre positiue tirée de la verité des choses, et sur laquelle seule mon argument est appuyé : Car si, par exemple, quelqu’vn pense qu’vn corps soit par soy, il peut n’entendre par là autre chose, sinon que ce corps n’a point de cause : Et ainsi il n’assure point ce qu’il pense par aucune raison positiue, mais seulement d’vne façon negatiue, parce qu’il ne connoist aucune cause de ce corps ; mais cela témoigne quelque imperfection en son iugement ; Comme il reconnoistra facilement aprés, s’il considere que les parties du temps ne dépendent point les vues des autres, et que partant de ce qu’il a suposé que ce corps iusqu’à cette heure a esté par soy, c’est à dire sans cause, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il doiue estre encore à l’auenir ; si ce n’est qu’il y ait en luy quelque puissance réelle et positiue, laquelle, pour ainsi dire, le reproduise continuellement ; Car alors voyant que dans l’idée du corps, il ne se rencontre aucune puissance de cette sorte, il luy sera aysé d’inferer de là que ce corps n’est pas par soy ; Et ainsi il prendra ce mot, Par soy positiuement. De mesme, lorsque nous disons que Dieu est par soy, nous Camusat – Le Petit, p. 141
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pouuons aussi à la verité entendre cela negatiuement, et n’auoir point d’autre pensée, sinon qu’il n’y a aucune cause de son existence ; Mais si nous auons auparauant recherché la cause pourquoy il est, ou pourquoy il ne cesse point d’estre, et que considerans l’immense et incomprehensible puissance qui est contenuë AT IX-1, 88 dans son idée, nous l’ayons reconnuë si pleine et si abondante, qu’en effect elle soit la cause pourquoy il est, et ne cesse point d’estre, et qu’il n’y en puisse auoir d’autre que celle là, nous disons que Dieu est par soy, non plus negatiuement, mais au contraire tres-positiuement. Car encore qu’il ne soit pas besoin de dire qu’il est la cause efficiente de soy-mesme, de peur que peut-estre on n’entre en dispute du mot, neantmoins, parce que nous voyons que ce qui fait qu’il est par soy, ou qu’il n’a point de cause differente de soy-mesme, ne procede pas du neant, mais de la réelle, et veritable immensité de sa puissance ; Il nous est tout à fait loisible de penser qu’il fait en quelque façon la mesme chose à l’esgard de soy-mesme, que la cause efficiente à l’esgard de son effect, et partant qu’il est par soy positiuement. Il est aussi loisible à vn chacun de s’interroger soy-mesme, sçauoir si en ce mesme sens il est par soy ; Et lorsqu’il ne trouue en soy aucune puissance capable de le conseruer seulement vn moment, il conclut auec raison qu’il est par vn autre, et mesme par vn autre qui est par soy ; Pource qu’estant icy question du temps present, et non point du passé, ou du futur, le progrez ne Camusat – Le Petit, p. 142
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peut pas estre continué à l’infiny ; Voire mesme i’adjousteray icy de plus (ce que neantmoins ie n’ay point écrit ailleurs) qu’on ne peut pas seulement aller iusqu’à vne seconde cause ; pource que celle qui a tant de puissance que de conseruer vne chose qui est hors de soy, se conserue à plus forte raison soy-mesme par sa propre puissance, et ainsi elle est par soy.

Maintenant lorsqu’on dit que toute limitation est par vne cause, ie pense à la verité qu’on entend vne chose vraye, mais qu’on ne AT IX-1, 89 l’exprime pas en termes assez propres, et qu’on n’oste pas la difficulté ; Car à proprement parler, la limitation est seulement vne negation d’vne plus grande perfection, laquelle negation n’est point par vne cause, mais bien la chose limitée. Et encore qu’il soit vray que toute chose est limitée par vne cause, cela neantmoins n’est pas de soy manifeste, mais il le faut prouuer d’ailleurs. Car, comme répond fort bien ce subtil Theologien, vne chose peut estre limitée en deux façons, ou parce que celuy qui l’a produite ne luy a pas donné plus de perfections, ou parce que sa nature est telle, qu’elle n’en peut receuoir qu’vn certain nombre, comme il est de la nature du triangle de n’auoir pas plus de trois costez : Mais il me semble que c’est vne chose de soy éuidente, et qui n’a pas besoin de preuue, que tout ce qui existe, est ou par vne cause, ou par soy comme par vne cause ; car puisque nous conceuons et entendons fort bien, non seulement l’existence, mais aussi Camusat – Le Petit, p. 143
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la negation de l’existence, il n’y a rien que nous pussions feindre estre tellement par soy, qu’il ne faille donner aucune raison, pourquoy plutost il existe, qu’il n’existe point ; Et ainsi nous deuons tousiours interpreter ce mot, estre par soy positiuement, et comme si c’estoit estre par vne cause, à sçauoir par vne surabondance de sa propre puissance, laquelle ne peut estre qu’en Dieu seul, ainsi qu’on peut aysément démontrer.

Ce qui m’est ensuite accordé par ce sçauant Docteur, bien qu’en effect il ne reçoiue aucun doute, est neantmoins ordinairement si peu consideré, et est d’vne telle importance pour tirer toute la Philosophie hors des tenebres où elle semble estre enseuelie, que lorsqu’il le confirme par son authorité, il m’ayde beaucoup en mon dessein.

Et il demande icy, auec beaucoup de raison, si ie connois clairement et distinctement l’infiny ; Car bien que i’aye taché de preuenir cette objection, neantmoins elle se presente si facilement à vn chacun, qu’il est necessaire que i’y réponde vn peu amplement. C’est pourquoy ie diray icy premierement que l’infiny, en tant qu’infiny, n’est point à la verité compris, mais que neantmoins il est entendu ; car entendre clairement et distinctement qu’vne chose soit telle, qu’on ne puisse y rencontrer de limites, c’est clairement entendre qu’elle est infinie. Et ie mets icy de la distinction entre l’indefiny, et l’infiny, Et il n’y a rien que ie nomme proprement infiny, sinon ce en Camusat – Le Petit, p. 144
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quoy de toutes parts ie ne rencontre point de limites, auquel sens Dieu seul est infiny ; mais les choses esquellespour lesquelles sous quelque consideration seulement ie ne voy point de fin, comme l’étenduë des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la diuisibilité des parties de la quantité, et autres choses semblables, ie les appelle AT IX-1, 90 indefinies, et non pas infinies, parce que de toutes parts elles ne sont pas sans fin, ny sans limites. Dauantage ie mets distinction entre la raison formelle de l’infiny, ou l’infinité ; et la chose qui est infinie. Car quant à l’infinité, encore que nous la conceuions estre tres positiue, nous ne l’entendons neantmoins que d’vne façon negatiue, sçauoir est, de ce que nous ne remarquons en la chose aucune limitation ; Et quant à la chose qui est infinie, nous la conceuons à la verité positiuement, mais non pas selon toute son étenduë, C’est à dire que nous ne comprenons pas tout ce qui est intelligible en elle. Mais tout ainsi que lorsque nous iettons les yeux sur la mer, on ne laisse pas de dire que nous la voyons, quoy que notre veuë n’en atteigne pas toutes les parties, et n’en mesure pas la vaste étenduë : Et de vray lorsque nous ne la regardons que de loin, comme si nous la voulions embrasser toute auec les yeux, nous ne la voyons que confusément ; Comme aussi n’imaginons-nous que confusément vn Chiliogone, lorsque nous tâchons d’imaginer tous ses costez ensemble ; mais lorsque nostre veuë s’arreste sur vne partie de la mer seulement, cette vision alors peut-estre fort claire et fort distincte, comme aussi l’imagination Camusat – Le Petit, p. 145
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d’vn Chiliogone, lorsqu’elle s’étend seulement sur vn ou deux de ses costez. De mesme i’auouë auec tous les Theologiens, que Dieu ne peut-estrepeut estre compris par l’esprit humain ; et mesme qu’il ne peut-estre distinctement connu par ceux qui tâchent de l’embrasser tout entier, et tout à la fois par la pensée, et qui le regardent comme de loin ; auquel sens Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint a dit, au lieu cy-deuant cité, que la connoissance de Dieu est en nous sous vne espece de confusion seulement, et comme sous vne image obscure ; Mais ceux qui considerent attentiuement chacune de ses perfections, et qui appliquent toutes les forces de leur esprit à les contempler, non point à dessein de les comprendre, mais plustost de les admirer, et reconnoistre combien elles sont au delà de toute comprehension, ceux-là, dis-je, trouuent en luy incomparablement plus de choses qui peuuent estre clairement et distinctement connues, et auec plus de facilité qu’il ne s’en trouue en aucune des choses creées. Ce que Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint a fort bien reconnu luy-mesme en ce lieu-là, comme il est aisé de voir de ce qu’en l’article suiuant il assure que l’existence de DIEV peut estre demonstrée. Pour moy toutes les fois que i’ay dit que Dieu pouuoit estre connu clairement et distinctement, ie n’ay iamais entendu parler que de cette connoissance finie, et accommodée à la petite capacité de nos esprits ; aussi n’a-t-il pas esté necessaire de l’entendre autrement pour la verité des choses que i’ay auancées, comme Camusat – Le Petit, p. 146
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on verra facilement, si on prend garde que ie n’ay AT IX-1, 91 dit cela qu’en deux endroits, en l’vn desquels il estoit question de sçauoir si quelque chose de réel estoit contenu dans l’idée que nous formons de Dieu, ou bien s’il n’y auoit qu’vne negation de chose, (ainsi qu on peut douter si dans l’idée du froid, il n’y a rien qu’vne negation de chaleur) ce qui peut aisement estre connu encore qu’on ne comprenne pas l’infiny. Et en l’autre i’ay maintenu que l’existence n’apartenoit pas moins à la nature de l’estre souuerainement parfait, que trois costez apartiennent à la nature du triangle : Ce qui se peut aussi assez entendre sans qu’on ait vne connoissance de Dieu si étenduë, qu’elle comprenne tout ce qui est en luy.

Il compare icy derechef vn de mes argumens auec vn autre de Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint, afin de m’obliger en quelque façon de monstrer lequel des deux a le plus de force. Et il me semble que ie le puis faire sans beaucoup d’enuie, parce que Saint ThomasThomas d’Aquin, Saint ne s’est pas seruy de cét argument comme sien, et il ne conclut pas la mesme chose que celuy dont ie me sers ; et enfin ie ne m’éloigne icy en aucune façon de l’opinion de cét Angelique Docteur Thomas d’Aquin, Saint. Car on luy demande, sçauoir, si la connoissance de l’existence de Dieu est si naturelle à l’esprit humain, qu’il ne soit point besoin de la prouuer, c’est à dire si elle est claire et manifeste à vn chacun ; Ce qu’il nie, et moy auec luy. Or l’argument qu’il s’objecte à soy-mesme, se peut ainsi proposer. Lorsqu’on comprend Camusat – Le Petit, p. 147
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et entend ce que signifie ce nom Dieu, on entend vne chose telle que rien de plus grand ne peut estre conceu ; Mais c’est vne chose plus grande d’estre en effect, et dans l’entendement, que d’estre seulement dans l’entendement ; Doncques, lorsqu’on comprend et entend ce que signifie ce nom Dieu, on entend que Dieu est en effect et dans l’entendement : Où il y a vne faute manifeste en la forme ; car on deuroit seulement conclure : Doncques, lorsqu’on comprend et entend ce que signifie ce nom Dieu, on entend qu’il signifie vne chose qui est en effect, et dans l’entendement : Or ce qui est signifié par vn mot, ne paroist pas pour cela estre vray. Mais mon argument a esté tel. Ce que nous conceuons clairement et distinctement apartenir à la nature, ou à l’essence, ou à la forme immuable et vraye de quelque chose, cela peut estre dit ou affirmé auec verité de cette chose ; mais aprés que nous auons assez soigneusement recherché ce que c’est que Dieu, nous conceuons clairement et distinctement qu’il apartient à sa vraye et immuable nature qu’il existe ; Doncques alors nous pouuons affirmer auec verité qu’il existe. Ou du moins la conclusion est légitime : Mais la maieure ne se peut aussi nier, parce qu’on est desia tombé d’accord cy-deuant, que tout ce que nous entendons ou conceuons clairement AT IX-1, 92 et distinctement est vray : Il ne reste plus que la mineruemineure, où ie confesse que la difficulté n’est pas petite. Premierement parce que nous sommes tellement Camusat – Le Petit, p. 148
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accoustumez dans toutes les autres choses de distinguer l’existence de l’essence, que nous ne prenons pas assez garde, comment elle apartient à l’essence de Dieu, plustost qu’à celle des autres choses : Et aussi pource que ne distinguant pas les choses qui appartiennent à la vraye et immuable essence de quelque chose, de celles qui ne luy sont attribuées que par la fiction de nostre entendement : encore que nous aperceuions assez clairement que l’existence apartient à l’essence de Dieu, nous ne concluons pas toutesfois de là que Dieu existe, pource que nous ne sçauons pas si son essence est immuable et vraye, ou si elle a seulement esté inuentée. Mais pour oster la premiere partie de cette difficulté ; il faut faire distinction entre l’existence possible, et la necessaire ; Et remarquer que l’existence possible est contenuë dans le concept, ou l’idée de toutes les choses que nous conceuons clairement et distinctement, mais que l’existence necessaire n’est contenuë que dans la seule idée de Dieu : Car ie ne doute point que ceux qui considereront auec attention cette difference qui est entre l’idée de Dieu et toutes les autres idées, n’aperçoiuent fort bien, qu’encore que nous ne conceuions iamais les autres choses, sinon comme existantes, il ne s’ensuit pas neantmoins de là qu’elles existent, mais seulement qu’elles peuuent exister ; parce que nous ne conceuons pas qu’il soit necessaire que l’existence actuelle soit coniointe auec leurs autres proprietez : mais que de ce que nous Camusat – Le Petit, p. 149
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conceuons clairement que l’existence actuelle est necessairement et tousiours conjointe auec les autres attributs de Dieu, il suit de là que Dieu necessairement existe. Puis pour oster l’autre partie de la difficulté, il faut prendre garde que les idées qui ne contiennent pas de vrayes et immuables natures, mais seulement de feintes et composées par l’entendement, peuuent estre diuisées par le mesme entendement, non seulement par vne abstraction ou restriction de sa pensée, mais par vne claire et distincte operation, en sorte que les choses que l’entendement ne peut pas ainsi diuiser, n’ont point sans doute esté faites ou composées par luy. Par exemple, lorsque ie me represente vn cheual aislé, ou vn lion actuellement existant, ou vn triangle inscrit dans vn quarré, ie conçoy facilement que ie puis aussi tout au contraire me representer vn cheual qui n’ait point d’aisles, vn lion qui ne soit point existant, vn triangle sans quarré : Et partant que ces choses n’ont point de vrayes et immuables natures. Mais si ie me represente vn triangle, ou vn quarré (ie ne parle AT IX-1, 93 point icy du lion ny du cheual, pource que leurs natures ne nous sont pas encore entierement connuës) alors certes toutes les choses que ie reconnoistray estres contenuës dans l’idée du triangle, Comme que ses trois angles sont égaux à deux droits, etc. Ie l’asseureray auec verité d’vn triangle ; et d’vn quarré, tout ce que ie trouueray estre contenu dans l’idée du quarré ; Car encore que ie puisse Camusat – Le Petit, p. 150
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conceuoir vn triangle, en restraignant tellement ma pensée, que ie ne conçoiue en aucune façon que ses trois angles sont égaux à deux droits, ie ne puis pas neantmoins nier cela de luy par vne claire et distincte operation, c’est à dire entendant nettement ce que ie dis. De plus si ie considere vn triangle inscrit dans vn quarré, non afin d’attribuer au quarré ce qui apartient seulement au triangle, ou d’attribuer au triangle ce qui apartient au quarré, mais pour examiner seulement les choses qui naissent de la conjonction de l’vn et de l’autre, la nature de cette figure composée du triangle et du quarré ne sera pas moins vraye et immuable, que celle du seul quarré, ou du seul triangle ; De façon que ie pouray assurer auec verité que le quarré n’est pas moindre que le double du triangle qui luy est inscrit, et autres choses semblables qui appartiennent à la nature de cette figure composée. Mais si ie considere que dans l’idée d’vn corps tres-parfait l’existence est contenuë, et cela pource que c’est vne plus grande perfection d’estre en effect, et dans l’entendement, que d’estre seulement dans l’entendement, ie ne puis pas de là conclure que ce corps tres-parfait existe, mais seulement qu’il peut exister ; car ie reconnois assez que cette idée a esté faite par mon entendement lequel a ioint ensemble toutes les perfections corporelles ; et aussi que l’existence ne resulte point des autres perfections qui sont comprises en la nature du corps : pource que l’on peut également affirmer Camusat – Le Petit, p. 151
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ou nier qu’elles existent. Et de plus à cause qu’en examinant l’idée du corps, ie ne voy en luy aucune force par laquelle il se produise, ou se conserue luy-mesme, Ie conclus fort bien que l’existence necessaire, de laquelle seule il est icy question, conuient aussi peu à la nature du corps, tant parfait qu’il puisse estre, qu’il apartient à la nature d’vne montagne de n’auoir point de valée, ou à la nature du triangle d’auoir ses trois angles plus grands que deux droits. Mais maintenant si nous demandons non d’vn corps, mais d’vne chose, telle qu’elle puisse estre, qui ait toutes les perfections qui peuuent estre ensemble, sçauoir si l’existence doit estre comtée parmy elles. Il est vray que d’abord nous en pourons douter, parce que nostre esprit qui est finy, n’ayant pas coustume de les considerer que separées, n’aperceura peut-estre pas du premier coup, AT IX-1, 94 combien necessairement elles sont iointes entr’elles. Mais si nous examinons soigneusement, sçauoir, si l’existence conuient à l’estre souuerainement puissant, et quelle sorte d’existence ; nous pourrons clairement et distinctement connoistre, premierement qu’au moins l’existence possible luy conuient, comme à toutes les autres choses dont nous auons en nous quelque idée distincte, mesme à celles qui sont composées par les fictions de nostre esprit. En aprés parce que nous ne pouuons penser que son existence est possible, qu’en mesme temps prenans garde à sa puissance infinie, nous ne connoissions qu’il peut exister Camusat – Le Petit, p. 152
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par sa propre force, nous conclurons de là que réellement il existe, et qu’il a esté de toute eternité ; car il est tres-manifeste par la lumiere naturelle, que ce qui peut exister par sa propre force, existe tousiours ; Et ainsi nous connoistrons que l’existence necessaire est contenuë dans l’idée d’vn estre souuerainement puissant, non par aucune fiction de l’entendement, mais pource qu’il apartient à la vraye et immuable nature d’vn tel estre, d’exister : Et nous connoistrons aussi facilement qu’il est impossible que cét estre souuerainement puissant n’ait point en luy toutes les autres perfections qui sont contenuës dans l’idée de Dieu, en sorte que de leur propre nature, et sans aucune fiction de l’entendement, elles soycnt toutes iointes ensemble, et existent dans Dieu. Toutes lesquelles choses sont manifestes à celuy qui y pense serieusement, et ne different point de celles que i’auois desia cy-deuant écrites, si ce n’est seulement en la façon dont elles sont icy expliquées, laquelle i’ay expressément changée pour m’accommoder à la diuersité des esprits. Et ie confesseray icy librement que cét argument est tel, que ceux qui ne se ressouuiendront pas de toutes les choses qui seruent à sa demonstration, le prendront aisement pour vn Sophisme ; et que cela m’a fait douter au commencement si ie m’en deuois seruir, de peur de donner occasion à ceux qui ne le comprendront pas, de se deffier aussi des autres. Mais pource qu’il n’y a que deux voyes par lesquelles on puisse prouuer qu’il y a vn Dieu, sçauoir, Camusat – Le Petit, p. 153
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l’vne par ses effects, et l’autre par son essence, ou sa nature mesme, et que i’ay expliqué, autant qu’il m’a esté possible, la premiere dans la troisiesme Meditation, i’ay creu qu’aprés cela, ie ne deuois pas obmettre l’autre.

Pour ce qui regarde la distinction formelle que ce tres-docte Theologien dit auoir prise de ScotDuns Scot, Jean, ie répons briêuement qu’elle ne differe point de la modale, et qu’elle ne s’étend que sur les estres incomplets, lesquels i’ay soigneusement distinguez de ceux qui sont complets ; Et qu’à la verité elle suffit pour faire qu’vne chose soit AT IX-1, 95 conceuë separement et distinctement d’vne autre, par vne abstraction de l’esprit qui conçoiue la chose imparfaitement ; mais non pas pour faire que deux choses soient conceuës tellement distinctes et separées l’vne de l’autre, que nous entendions que chacune est vn estre complet et different de tout autre ; Car pour cela il est besoin d’vne distinction réelle. Ainsi, par exemple, entre le mouuement et la figure d’vn mesme corps, il y a vne distinction formelle, et ie puis fort bien conceuoir le mouuement sans la figure, et la figure sans le mouuement, et l’vn et l’autre sans penser particulierement au corps qui se meut, ou qui est figuré ; mais ie ne puis pas neantmoins conceuoir pleinement et parfaitement le mouuement, sans quelque corps auquel ce mouuement soit attaché ; ny la figure sans quelque corps où reside cette figure ; ny enfin ie ne puis pas feindre que le mouuement soit en vne Camusat – Le Petit, p. 154
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chose dans laquelle la figure ne puisse pas estre, ou la figure en vne chose incapable du mouuement. De mesme ie ne puis pas conceuoir la iustice sans vn iuste, ou la misericorde sans vn misericordieux ; Et on ne peut pas feindre que celuy-là mesme qui est iuste, ne puisse pas estre misericordieux : Mais ie conçoy pleinement ce que c’est que le corps, (c’est à dire, Ie conçoy le corps comme vne chose complete) en pensant seulement que c’est vne chose étenduë, figurée, mobile etc. encore que ienie de luy toutes les choses qui appartiennent à la nature de l’esprit ; Et ie conçoy aussi que l’esprit est vne chose complete, qui doute, qui entend, qui veut etc. encore que ie n’accorde point qu’il y ait en luy aucune des choses qui font contenuës en l’idée du corps. Ce qui ne se pouroit aucunement faire, s’il n’y auoit vne distinction réelle entre le corps et l’esprit.

Voila, Messieurs, ce que i’ay eu à répondre aux objections subtiles et officieuses de vostre amy commun. Mais si ie n’ay pas esté assez heureux d’y satisfaire entierement, ie vous prie que ie puisse estre auerty des lieux qui meritent vne plus ample explication, ou peut-estre mesme sa censure : Que si ie puis obtenir cela de luy par vostre moyen, ie me tiendray à tous infiniment vostre obligé.

Camusat – Le Petit, p. 155
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AT IX-1, 96

SECONDES OBIECTIONS
recueillies par le R. P. MersenneMersenne, Marin de la bouche de diuers Theologiens, et Philosophes.

MONSIEVR,
Puisque pour confondre les nouueaux Geans du siecle, qui osent attaquer l’Auteur de toutes choses, vous auez entrepris d’en affermir le trône en demonstrant son existence, et que vostre dessein semble si bien conduit, que les gens de bien peuuent esperer qu’il ne se trouuera desormais personne, qui aprés auoir leu attentiuement vos Meditations, ne confesse qu’il y a une diuinité eternelle, de qui toutes choses dépendent ; Nous auons iugé à propos de vous auertir, et vous prier tout ensemble, de répandre encore sur de certains lieux, que nous vous marquerons cy-apres, vne telle lumiere, qu’il ne reste rien dans tout vostre ouurage, qui ne Camusat – Le Petit, p. 156
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soit, s’il est possible, tres-clairement et tres-manifestement démonstré. Car d’autant que depuis plusieurs années vous auez par de continuelles Meditations tellement exercé vostre esprit, que les choses qui semblent aux autres obscures et incertaines, vous peuuent paroistre plus claires ; et que vous les conceuez peut-estre par vne simple inspection de l’esprit, sans vous aperceuoir de l’obscurité que les autres y trouuent, il sera bon que vous soyez auerty de celles qui ont besoin d’estre plus clairement et plus amplement expliquées et demonstrées ; Et lorsque vous nous aurez satisfait en cecy, nous ne iugeons pas qu’il y ait guieres personne qui puisse nier que les raisons, dont vous auez commencé la deduction pour la gloire de Dieu, et l’vtilité du public, ne doiuent estre prises pour des demonstrations.

Premierement, vous vous ressouuiendrez que ce n’est pas actuellement et en verité, mais seulement par vne fiction de l’esprit, que vous auez rejetté, autant qu’il vous a esté possible, les idées de tous les corps, comme des choses feintes, ou des fantosmes trompeurs, pour conclure que vous estiez seulement vne chose qui pense, de peur qu’aprés cela vous ne croyezcroyïez peut-estre que l’on puisse conclure qu’en effect, et sans fiction vous n’estes rien autre chose qu’vn esprit, ou vne chose qui pense ; ce que nous auons seulemẽt trouué digne d’obseruation touchant vos deux premieres Meditations : dans lesquelles Camusat – Le Petit, p. 157
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vous faites AT IX-1, 97 voir clairement qu’au moins il est certain que vous qui pensez estes quelque chose. Mais arrestõs-nous vn peu icy. Iusques-là vous connoissez que vous estes vne chose qui pense, mais vous ne sçauez pas encore ce que c’est que cette chose qui pense : Et que sçauez-vous si ce n’est point vn corps, qui par ses diuers mouuemens et rencontres fait cette action que nous apellons du nom de pensée ? Car encores que vous croyïez auoir rejetté toutes sortes de corps, vous vous estes peu tromper en cela, que vous ne vous estes pas rejetté vous-mesme qui estes vn corps. Car comment prouuez-vous qu’vn corps ne peut penser ? Ou que des mouuemens corporels ne sont point la pensée mesme ? Et pourquoy tout le sisteme de vostre corps, que vous croyïezcroyez auoir rejetté, ou quelques parties d’iceluy, par exemple celles du cerueau, ne peuuent-elles pas concourir à former ces mouuemens que nous apellons des pensées ? Ie suis, dites-vous, vne chose qui pense ? Mais que sçauez-vous si vous n’estes point aussi vn mouuement corporel, ou vn corps remué ?

Secondement, de l’idée d’vn estre souuerain, laquelle vous soustenez ne pouuoir estre produite par vous, vous osez conclure l’existence d’vn souuerain estre, duquel seul peut proceder l’idée qui est en vostre esprit. Mais nous trouuons en nous-mesmes vn fondement suffisant, sur lequel estant seulement apuyez nous pouuons former cette idée, quoy qu’il n’y eust point de souuerain estre, ou que nous ne Camusat – Le Petit, p. 158
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sceussions pas s’il y en a vn, et que son existence ne nous vinst pas mesme en la pensée : Car ne voy-je pas qu’ayant la faculté de penser, i’ay en moy quelque degré de perfection ? Et ne voy-je pas aussi que d’autres que moy ont vn semblable degré ? Ce qui me sert de fondement pour penser à quelque nombre que ce soit, et aussi pour adjouster vn degré de perfection sur l’autre iusqu’à l’infiny ; tout de mesme que quand il n’y auroit au monde qu’vn degré de chaleur ou de lumiere, ie pourois neantmoins en adjouster et en feindre toujours de nouueaux iusques à l’infiny. Pourquoy pareillement ne pouray-je pas adiouster à quelque degré d’estre que i’aperçoy estre en moy, tel autre degré que ce soit, et de tous les degrez capables d’estre adioustez, former l’idée d’vn estre parfait ? Mais, dites-vous, l’effect ne peut auoir aucun degré de perfection, ou de réalité, qui n’ait esté auparauant dans sa cause ; Mais (outre que nous voyons tous les iours que les mouches, et plusieurs autres animaux, comme aussi les plantes sont produites par le Soleil, la pluye, et la terre, dans lesquels il n’y a point de vie comme en ces animaux, laquelle vie est plus noble qu’aucun autre degré purement corporel, d’où il arriue que l’effect tire quelque realité de sa cause qui neantmoins n’estoit pas dans sa AT IX-1, 98 cause) ? Mais, dis-je, cette idée n’est rien autre chose qu’vn estre de raison, qui n’est pas plus noble que vostre esprit qui la conçoit. De plus, que sçauez-vous si cette idée ne fust iamais offerte à vostre Camusat – Le Petit, p. 159
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esprit, si vous eussiez passé toute vostre vie dans vn desert, et non point en la compagnie de personnes sçauantes ? Et ne peut-on pas dire que vous l’auez puisée des pensées que vous auëz eues auparauant, des enseignemens des liures, des discours et entretiens de vos amis, etc. et non pas de vostre esprit seul, ou d’vn souuerain estre existant ? Et partant il faut prouuer plus clairement que cette idée ne pouroit estre en vous, s’il n’y auoit point de souuerain estre ; et alors nous serons les premiers à nous rendre à vostre raisonnement, et nous y donnerons tous les mains. Or que cette idée procede de ces notions anticipées, cela paroist ce semble assez clairement, de ce que les Canadiens, les Hurons, et les autres hommes Sauuages, n’ont point en eux vne telle idée, laquelle vous pouuez mesme former de la connoissance que vous auez des choses corporelles ; en sorte que vostre idée ne represente rien que ce monde corporel, qui embrasse toutes les perfections que vous sçauriez imaginer ; De sorte que vous ne pouuez conclure autre chose, sinon qu’il y a vu estre corporel tres-parfait, si ce n’est que vous adjoustiez quelque chose de plus, qui éleue vostre esprit iusju’à la connoissance des choses spirituelles, ou incorporelles. Nous pouuons icy encore dire, que l’idée d’vn Ange peut estre en vous, aussi bien que celle d’vn estre tres-parfait, sans qu’il soit besoin pour cela qu’elle soit formée en vous par vn Ange réellement existant, bien que l’Ange soit plus Camusat – Le Petit, p. 160
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parfait que vous. Mais vous n’auez pas l’idée de Dieu, non plus que celle d’vn nombre, ou d’vne ligne infinie ; laquelle quand vous pouriez auoir, ce nombre neantmoins est entierement impossible : Adjoustiez à cela que l’idée de l’vnité et simplicité d’vne seule perfection, qui embrasse et contienne toutes les autres, se fait seulement par l’operation de l’entendement qui raisonne, tout ainsi que se font les vnités vniuerselles, qui ne sont point dans les choses, mais seulement dans l’entendement, comme on peut voir par l’vnité Generique, tranfcendantale, etc.

En troisiesme lieu, puisque vous n’estes pas encore asseuré de l’existence de Dieu, et que vous dites neantmoins que vous ne sçauriez estre asseuré d’aucune chose, ou que vous ne pouuez rien connoistre clairement et distinctement, si premierement vous ne connoissez certainement et clairement que Dieu existe ; Il s’ensuit que vous ne sçauez pas AT IX-1, 99 encore que vous estes vne chose qui pense, puisque selon vous, cette connoissance dépend de la connoissance claire d’vn Dieu existant, laquelle vous n’auez pas encore demonstrée, aux lieux où vous concluez que vous connoissez clairement ce que vous estes. Adjoustez à cela qu’vn Athée connoist clairement et distinctement que les trois angles d’vn triangle sont égaux à deux droits ; quoy que neantmoins il soit fort esloigné de croire l’existence de Dieu, puisqu’il la nie tout à fait ; parce, dit-il, queparce que, dit-il, si Dieu existoit, il y Camusat – Le Petit, p. 161
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auroit vn souuerain estre, et vn souuerain bien, c’est à dire vn infiny ; Or ce qui est infiny en tout genre de perfection exclut toute autre chose que ce soit, non seulement toute sorte d’estre, et de bien, mais aussi toute sorte de non estre, et de mal ; et neantmoins il y a plusieurs estres, et plusieurs biens ; Comme aussi plusieurs non estres, et plusieurs maux ; A laquelle objection nous iugeons qu’il est à propos que vous répõdiez, afin qu’il ne reste plus rien aux impies à objecter, et qui puisse seruir de pretexte à leur impieté.

En quatriéme lieu, vous niez que Dieu puisse mentir, ou deceuoir, quoy que neantmoins il se trouue des Scolastiques qui tiennent le contraire, comme Gabriel AriminensisGrégoire de Rimini ?, et quelques autres, qui pensent que Dieu ment, absolument parlant, c’est à dire qu’il signifïe quelque chose aux hommes contre son intention, et contre ce qu’il a decreté et resolu comme lorsque sans adiouster de condition, il dit aux Niniuites par son Prophete ; Encore quarante iours et Niniue sera subuertie ; Et lorsqu’il a dit plusieurs autres choses qui ne sont point arriuées, parce qu’il n’a pas voulu que telles paroles répondissent à son intention, ou à son décret : Que s’il a endurcy et aueuglé Pharaon, et s’il a mis dans les Prophetes vn esprit de mensonge, comment pouuez -vous dire que nous ne pouuons estre trompez par luy ? Dieu ne peut-il pas se comporter enuers les hommes, comme vn Medecin enuers ses malades, et vn pere enuers ses enfans, lesquels l’vn et l’autre trompent si souuent, Camusat – Le Petit, p. 162
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mais tousiours auec prudence, et vtilité ? Car si Dieu nous monstroit la verité toute nuë ; Quel œil, ou plustost quel esprit auroit assez de force pour la supporter ?

Combien qu’à vray dire il ne soit pas necessaire de feindre vn Dieu trompeur, afin que vous soyez deceu dans les choses que vous pensez connoistre clairement et distinctement, veu que la cause de cette deception peut estre en vous, quoy que vous n’y songiez seulement pas. Car que sçauez-vous si vostre nature n’cst point telle, qu’elle se trompe tousjours, ou du moins fort souuent ? Et d’où auez-vous apris que touchant les choses que vous pensez connoistre clairement et distinctement, il est certain que vous n’estes iamais trompé, et que vous ne le AT IX-1, 100 pouuez estre ? Car combien de fois auons nous veu que des personnes se sont trompées en des choses qu’elles pensoient voir plus clairement que le Soleil ? Et partant ce principe d’vne claire, et distincte connoissance doit estre expliqué si clairement et si distinctement, que personne desormais, qui ait l’esprit raisonnable, ne puisepuisse estre deceu dans les choses qu’il croira sçauoir clairement et distinctement ; autrement nous ne voyons point encor, que nous puissions répondre auec certitude de la verité d’aucune chose.

En cinquiéme lieu, si la volonté ne peut iamais faillir, ou ne peche point, lorsqu’elle suit, et se laisse conduire par les lumieres claires et distinctes de l’esprit qui la gouuerne, et si au contraire elle se Camusat – Le Petit, p. 163
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met en danger, lorsqqu’elle poursuit et embrasse les connoissances obscures et confuses de l’entendement, prenez garde que de là il semble que l’on puisse inferer, que les Turcs, et les autres infideles non seulement ne pechent point lorsqu’ils n’embrassent pas la Religion Chrestienne et Catholique, mais mesme qu’ils pechent lorsqu’ils l’embrassent, puisqu’ils n’en connoissent point la verité, ny clairement, ny distinctement. Bien plus, si cette regle que vous établissez est vraye, il ne sera permis à la volonté d’embrasser que fort peu de choses, veu que nous ne connoissons quasi rien auec cette clarté et distinction que vous requerez, pour former vne certitude qui ne puisse estre sujette à aucun doute. Prenez donc garde, s’il vous plaist, que voulant affermir le party de la verité, vous ne prouuiez plus qu’il ne faut, et qu’au lieu de l’apuyer vous ne la renuersiez.

En sixiéme lieu, dans vos réponses aux precedentes objections, il semble que vous auez manqué de bien tirer la conclusion, dont voicy l’argument. Ce que clairement et distinctement nous entendons apartenir à la nature, ou à l’essence, ou à la forme immuable et vraye de quelque chose, cela peut estre dit ou affirmé auec verité de cette chose ; Mais (après que nous auons soigneusement obserué ce que c’est que Dieu) nous entendons clairement et distinctement qu’il apartient à sa vraye et immuable nature, qu’il existe ; Il faudroit conclure : Camusat – Le Petit, p. 164
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Doncques (apres que nous auons assez soigneusement obserué ce que c’est que Dieu) nous pouuons dire ou affirmer auec verité qu’il apartient à la nature de Dieu qu’il existe : D’ou il ne suit pas que Dieu existe en effect, mais seulement qu’il doit exister si sa nature est possible, ou ne repugne point ; c’est à dire que la nature, ou l’essence de Dieu ne peut estre conceuë sans existence, en telle sorte que si cette essence est, il existe réellement ; Ce qui se raporte à cét argument que d’autres proposent de la sorte : S’il n’implique point que Dieu soit, il est certain qu’il existe ; Or il n’implique point qu’il existe : Doncques, AT IX-1, 101 etc. Mais on est en question de la mineure, à sçauoir, qu’il n’implique point qu’il existe, la verité de laquelle quelques vns de nos aduersaires reuoquent en doute, et d’autres la nient : Dauantage cette clause de vostre raisonnement (aprés que nous auons assez clairement reconnu ou obserué ce que c’est que Dieu) est suposée comme vraye, dont tout le monde ne tombe pas encore d’accord, veu que vous auoüez vous-mesme que vous ne comprenez l’infiny qu’imparfaitement ; le mesme faut-il dire de tous ses autres attributs ; Car tout ce qui est en Dieu estant entierement infiny, quel est l’esprit qui puisse comprendre la moindre chose qui soit en Dieu que tres imparfaitement ? Comment donc pouuez-vous auoir assez clairement et distinctement obserué ce que c’est que Dieu ?

En septiéme lieu, nous ne trouuons pas vn seul Camusat – Le Petit, p. 165
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mot dans vos Meditations touchant l’immortalité de l’ame de l’homme, laquelle neantmoins vous deuiez principalement prouuer, et en faire vne tres-exacte démonstration pour confondre ces personnes indignes de l’immortalité, puisqu’ils la nient, et que peut-estre ils la detestent. Mais outre cela nous craignons que vous n’ayez pas encore assez prouué la distinction qui est entre l’ame et le corps de l’homme, comme nous auons desia remarqué en la premiere de nos obseruations ; à laquelle nous adjoustons qu’il ne semble pas que de cette distinction de l’ame d’auec le corps, il s’ensuiue qu’elle soit incorruptible ou immortelle : Car qui sçait, si sa nature n’est point limitée selon la durée de la vie corporelle ; Et si Dieu n’a point tellement mesuré ses forces, et son existence, qu’elle finisse auec le corps.

Voila, Monsieur, les choses ausquelles nous desirons que vous aportiez vne plus grande lumiere, afin que la lecture de vos tres-subtiles, et comme nous estimons tres-veritables Meditations, soit profitable à tout le monde. C’est pourquoy ce seroit vne chose fort vtile, si à la fin de vos solutions, aprés auoir premierement auancé quelques definitions, demandes, et axiomes, vous concluyez le tout selon la methode des Geometres, en laquelle vous estes si bien versé, afin que tout d’vn coup, et comme d’une seule œillade, vos Lecteurs y puissent voir de quoy se satisfaire, et que vous remplissiez leur esprit de la connoissance de la diuinité.

AT IX-1, 102

Camusat – Le Petit, p. 166
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REPONSES DE L’AVTEVR
aux seconds Objections recueillies de plusieurs Theologiens, et Philosophes par le R. P. MersenneMersenne, Marin.

MESSIEVRS,
C’est auec beaucoup de satisfaction que i’ay leu les obseruations que vous auez faites sur mon petit traité de la premiere Philosophie, car elles m’ont fait connoistre la bien-veillance que vous auez pour moy, vostre pieté enuers Dieu, et le soin que vous prenez pour l’auancement de sa gloire : Et ie ne puis que ie ne me rejoüisse, non seulement de ce que vous auez iugé mes raisons dignes de vostre censure, mais aussi de ce que vous n’auancez rien contre elles, à quoy il ne me semble que ie pouray répondre assez commodement.

En premier lieu, vous m’auertissez de me ressouuenir : Que ce n’est pas actuellement et en verité, mais Camusat – Le Petit, p. 167
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seulement par vne fiction de l’esprit, que i’ay rejetté les idées, ou les fantômes des corps, pour conclure que ie suis vne chose qui pense, de peur que peut-estre ie n’estime qu’il suit de là que ie ne suis qu’vne chose qui pense.
Mais i’ay desia fait voir dans ma seconde Meditation, que ie m’en estois assez souuenu, veu que i’y ay mis ces paroles. Mais aussi peut-il arriuer que ces mesmes choses que ie supose n’estre point, parce qu’elles me sont inconnuës, ne sont point en effect differentes de moy que ie connois : Ie n’en sçay rien, ie ne dispute pas maintenant de cela, etc. Par lesquelles i’ay voulu expressement aduertir le Lecteur, que ie ne cherchois pas encore en ce lieu-là si l’esprit estoit diferent du corps, mais que i’examinois seulement celles de ses proprietez, dont ie puis auoir vne claire et asseurée connoissance. Et d’autant que i’en ay là remarqué plusieurs, ie ne puis admettre sans distinction ce que vous adioutez en suite : Que ie ne sçay pas neantmoins ce que c’est qu’vne chose qui pense : Car bien que i’auoüe que ie ne sçauois pas encore si cette chose qui pense n’estoit point differente du corps, ou si elle l’estoit, ie n’auoüë pas pour cela que ie ne la connoissois point : Car qui a iamais tellement connu aucune chose, qu’il seust n’y auoir rien en elle que cela mesme qu’il connoissoit ? Mais nous pensons d’autant mieux connoistre vne chose, qu’il y a plus de particularitez en elle que nous connoissons ; ainsi nous auons plus AT IX-1, 103 de connoissance de ceux auec qui nous conuersons tous les iours, que de ceux dont nous ne connoissons que le Camusat – Le Petit, p. 168
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nom ou le visage ; et toutesfois nous ne iugeons pas que ceux-cy nous soyent tout à fait inconnus ; auquel sens ie pense auoir assez demonstré, que l’esprit, consideré sans les choses que l’on a de coustume d’attribuer au corps, est plus connu que le corps consideré sans l’esprit ; Et c’est tout ce que i’auois dessein de prouuer en cette seconde Meditation.

Mais ie voy bien ce que vous voulez dire, c’est à sçauoir, que n’ayant escrit que six Meditations touchant la premiere Philosophie, les Lecteurs s’estonneront que dans les deux premieres ie ne concluë rien autre chose que ce que ie viens de dire tout maintenant, et que pour cela ils les trouueront trop steriles, et indignes d’auoir esté mises en lumiere. A quoy ie répons seulement que ie ne crains pas que ceux qui auront leu auec iugement le reste de ce que i’ay escrit, ayent occasion de soupçonner que la matiere m’ait manqué ; mais qu’il m’a semblé tres-raisonnable, que les choses qui demandent vne particuliere attention, et qui doiuent estre considerées separément d’auec les autres, fussent mises dans des Meditations separées.

C’est pourquoy ne sçachant rien de plus vtile pour paruenir à vne ferme et asseurée connoissance des choses, que si auparauant que de rien établir on s’acoustume à douter de tout, et principalement des choses corporelles, encore que i’eusse veu il y a longtemps plusieurs liures escrits par les Sceptiques, et Academiciens touchant cette matiere, et que ce ne Camusat – Le Petit, p. 169
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fust pas sans quelque dégoust que ie remâchois vne viande si commune, ie n’ay peu toutesfois me dispenser de luy donner vne Meditation tout entiere ; Et ie voudrois que les Lecteurs n’employassent pas seulement le peu de temps qu’il faut pour la lire, mais quelques mois, ou du moins quelques Semaines, à considerer les choses dont elle traitte auparauant que de passer outre : Car ainsi ie ne doute point qu’ils ne fissent bien mieux leur profit de la lecture du reste.

De plus, à cause que nous n’auons eu iusques icy aucunes idées des choses qui apartiennent à l’esprit, qui n’ayent esté tres-confuses, et mélées auec les idées des choses sensibles ; Et que ç’a esté la premiere et principale raison, pourquoy on n’a peu entendre assez clairement aucunes des choses qui se disoient de Dieu et de l’ame ; I’ay pensé que ie ne ferois pas peu, si ie monstrois comment il faut distinguer les proprietez ou qualitez de l’esprit, des proprietez ou qualitez du corps, et comment il les faut reconnoistre : Car encore qu’il ait desia esté dit par plusieurs que, pour bien entendre les AT IX-1, 104 choses immaterielles, ou Metaphysiques, il faut éloigner son esprit des sens, neantmoins personne, que ie sçache, n’auoit encore montré par quel moyen cela se peut faire : Or le vray, et à mon iugement l’vnique moyen pour cela, est contenu dans ma seconde Meditation, mais il est tel que ce n’est pas assez de l’auoir enuisagé vne fois, il le faut examiner souuent, et le Camusat – Le Petit, p. 170
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considerer long-temps, afin que l’habitude de confondre les choses intellectuelles auec les corporelles, qui s’est enracinée en nous pendant tout le cours de nostre vie, puisse estre effacée par vne habitude contraire de les distinguer, acquise par l’exercice de quelques iournées. Ce qui m’a semblé vne cause assez iuste pour ne point traitter d’autre matiere en la seconde Meditation.

Vous demandez icy comment ie démonstre que le corps ne peut penser : Mais pardonnez-moy si ie répons que ie n’ay pas encore donné lieu à cette question, n’ayant commencé d’en traitter que dans la sixiéme Meditation, par ces paroles. C’est assez que ie puisse clairement et distinctement conceuoir vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est distincte ou differente de l’autre, etc. Et vn peu apres, Encore que i’aye vn corps qui me soit fort estroitement conjoint, neantmoins parce que d’un costé i’ay vne claire et distincte idée de moy-mesme, en tant que ie suis seulement vne chose qui pense, et non étenduë, et que d’vn autre, i’ay une claire et distincte idée du corps, en tant qu’il est seulement vne chose étenduë, et qui ne pense point : Il est certain que moy, c’est à dire mon esprit, ou mon ame, par laquelle ie suis ce que ie suis, est entierement et veritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut estre, ou exister sans luy. A quoy il est aisé d’adjouster : Tout ce qui peut penser est esprit, ou s’apelle esprit. Mais puisque le corps et l’esprit sont réellement distincts, nul corps n’est esprit. Doncques nul corps ne peut penser. Et certes Camusat – Le Petit, p. 171
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ie ne voy rien en cela que vous puissiez nier ; Car nierez vous qu’il suffit que nous conceuions clairement vne chose sans vne autre, pour sçauoir qu’elles sont réellement distinctes ? donnez-nous donc quelque signe plus certain de la distinction réelle, si toutesfois on en peut donner aucun ; Car que direz-vous ? sera-ce que ces choses là sont réellement distinctes, chacune desquelles peut exister sans l’autre ? Mais de rechef ie vous demanderay, d’où vous connoissez qu’vne chose peut exister sans vne autre ? Car afin que ce soit vn signe de distinction, il est necessaire qu’il soit connu.

Peut-estre direz-vous que les sens vous le font connoistre, parce que vous voyez vne chose en l’absence de l’autre, ou que vous la touchez, etc. Mais la foy des sens est plus incertaine que celle de AT IX-1, 105 l’entendement ; et il se peut faire en plusieurs façons qu’vne seule et mesme chose paroisse à nos sens sous diuerses formes, ou en plusieurs lieux, ou manieres, et qu’ainsi elle soit prise pour deux. Et enfin si vous vous ressouuenez de ce qui a esté dit de la cire à la fin de la seconde Meditation, vous sçaurez que les corps mesmes ne sont pas proprement connus par les sens, mais par le seul entendement ; en telle sorte que sentir vne chose sans vne autre, n’est rien sinon auoir l’idée d’vne chose, et entendre que cette idée n’est pas la mesme que l’idée d’vne autre : Or cela ne peut estre connu d’ailleurs, que de ce qu’vne chose est conceuë sans l’autre ; Et cela ne peut estre Camusat – Le Petit, p. 172
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certainement connu, si l’on n’a l’idée claire et distincte de ces deux choses : Et ainsi ce signe de réelle distinction doit estre reduit au mien pour estre certain.

Que s’il y en a qui nient qu’ils ayent des idées distinctes de l’esprit et du corps, ie ne puis autre chose que les prier de considerer assez attentiuement les choses qui sont contenuës dans cette seconde Meditation ; et de remarquer que l’opinion qu’ils ont que les parties du cerueau concourent auec l’esprit pour former nos pensées, n’est point fondée sur aucune raison positiue, mais seulement sur ce qu’ils n’ont iamais experimenté d’auoir esté sans corps, et qu’assez souuent ils ont esté empeschez par luy dans leurs operations ; Et c’est le mesme que si quelqu’vn, de ce que dés son enfance il auroit eu des fers aux pieds, estimoit que ces fers fissent vne partie de son corps, et qu’ils luy fussent necessaires pour marcher.

En second lieu, lorsque vous dites, Que nous auons en nous-mesmes vn fondement suffisant pour former l’idée de Dieu, vous ne dites rien de contraire à mon opinion. Car i’ay dit moy-mesme en termes exprés à la fin de la troisiéme Meditation :Que cette idée est née auec moy, et quelle ne me vient point d’ailleurs que de moy mesme. I’auoüe aussi, que nous la pourions former encore que nous ne sceussions pas qu’il y a vn souuerain estre, mais non pas si en effect il n’y en auoit point ; Car au contraire i’ay aduerty, que toute la force de mon argument consiste en ce qu’il ne se pouroit faire que la Camusat – Le Petit, p. 173
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faculté de former cette idée fust en moy, si ie n’auois esté crée de Dieu
.
Et ce que vous dites des mouches, des plantes, etc. ne prouue en aucune façon que quelque degré de perfection peut estre dans vn effect, qui n’ait point esté auparauant dans sa cause. Car, ou il est certain qu’il n’y a point de perfection dans les animaux qui n’ont point de raison, qui ne se rencontre aussi dans les corps inanimez, ou s’il y en a quelqu’vne, qu’elle leur vient d’ailleurs ; Et que le Soleil, la pluye et la terre ne sont point les causes totales de ces animaux. AT IX-1, 106 Et ce seroit vne chose fort esloignée de la raison, si quelqu’vn de cela seul qu’il ne connoist point de cause, qui concoure à la generation d’vne mouche, et qui ait autant de degrez de perfection qu’en a vne mouche, n’estant pas cependant assuré qu’il n’y en ait point d’autres que celles qu’il connoist, prenoit de lal’occasion de douter d’vne chose, laquelle, comme ie diray tantost plus au long, est manifeste par la lumiere naturelle.

A quoy i’adjouste que ce que vous objectez icy des mouches, estant tiré de la consideration des choses materielles, ne peut venir en l’esprit de ceux, qui suiuans l’ordre de mes Meditations détourneront leurs pensées des choses sensibles, pour commencer à Philosopher.

Il ne me semble pas aussi que vous prouuiez rien contre moy, en disant, Que l’idée de Dieu qui est en nous n’est qu’vn estre de raison ; Car cela n’est pas Camusat – Le Petit, p. 174
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vray, si par vn estre de raison l’on entend vne chose qui n’est point ; mais seulement si toutes les operations de l’entendement sont prises pour des Estres de raison, c’est à dire pour des estres qui partent de la raison ; auquel sens tout ce monde peut aussi estre apelé vn estre de raison diuine, c’est à dire vn estre creé par vn simple acte de l’entendement diuin. Et i’ay desia suffisamment auerty en plusieurs lieux, que ie parlois seulement de la perfection, ou realité objectiue de cette idée de Dieu, laquelle ne requiert pas moins vne cause, en qui soit contenu en effect tout ce qui n’est contenu en elle qu’objectiuement, ou par representation, que fait l’artifice objectif, ou representé qui est en l’idée que quelque artisan a d’vne machine fort artificielle.

Et certes ie ne voy pas que l’on puisse rien adjouter pour faire connoistre plus clairement que cette idée ne peut estre en nous, si vn souuerain estre n’existe, si ce n’est que le Lecteur prenant garde de plus prés aux choses que i’ay desia escrites, se deliure luy-mesme des preiugez qui offusquent peut-estre sa lumiere naturelle, et qu’il s’acoustume à donner creance aux premieres notions, dont les connoissances sont si vrayes et si éuidentes, que rien ne le peut estre dauantage, plustost qu’à des opinions obscures et fausses, mais qu’vn long vsage a profondement grauées en nos esprits.

Car, qu’il n’y ait rien dans vn effect, qui n’ait esté d’vne semblable ou plus excellente façon dans sa Camusat – Le Petit, p. 175
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cause, c’est vne premiere notion, et si euidente qu’il n’y en a point de plus claire ; et cette autre commune notion, que de rien rien ne se fait, la comprend en soy ; parce que si on accorde qu’il y ait quelque chose dans l’effect, qui n’ait point esté dans sa cause, il faut aussi demeurer d’accord que cela procede du neant ; Et s’il est éuident que le rien ne peut estre la cause AT IX-1, 107 de quelque chose, c’est seulement parce que dans cette cause il n’y auroit pas la mesme chose que dans l’effect.

C’est aussi vne premiere notion que toute la realité, ou toute la perfection, qui n’est qu’objectiuement dans les idées, doit estre formellement ou éminemment dans leurs causes ; Et toute l’opinion que nous auons iamais euë de l’existence des choses qui sont hors de nostre esprit, n’est apuyée que sur elle seule : Car d’où nous a peu venir le soupçon qu’elles existoient, sinon de cela seul que leurs idées venoient par les sens fraper nostre esprit ?

Or qu’il y ait en nous quelque idée d’vn estre souuerainement puissant, et parfait, et aussi que la realité objectiue de cette idée ne se trouue point en nous, ny formellement, ny éminemment, cela deuiendra manifeste à ceux qui y penseront serieusement, et qui voudront auec moy prendre la peine d’y mediter : Mais ie ne le sçaurois pas mettre par force en l’esprit de ceux qui ne liront mes Meditations que comme vn Roman, pour se des-ennuyer, et sans y auoir grande attention. Or de tout cela on Camusat – Le Petit, p. 176
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conclud tres manifestement que Dieu existe. Et toutesfois en faueur de ceux dont la lumiere naturelle est si foible, qu’ils ne voyent pas que c’est vne premiere notion, Que toute la perfection qui est objectiuement dans vne idée, doit estre réellement dans quelqu’vne de ses causes, ie l’ay encore démontré d’vne façon plus aysée à conceuoir, en monstrant que l’esprit qui a cette idée ne peut pas exister par soy-mesme ; et partant ie ne voy pas ce que vous pouuez desirer de plus pour donner les mains, ainsi que vous l’auez promis.

Ie ne voy pas aussi que vous prouuiez rien contre moy, en disant que i’ay peut-estre receu l’idée qui me represente Dieu des pensées que i’ay euës auparauant, des enseignemens des liures, des discours et entretiens de mes amis, etc. et non pas de mon esprit seul. Car mon argument aura tousiours la mesme force, si m’adressant à ceux de qui l’on dit que ie l’ay receuë, ie leur demande s’ils l’ont par eux-mesmes, ou bien par autruy, au lieu de le demander de moy-mesme ; Et ie concluray tousiours que celuy-là est Dieu, de qui elle est premierement deriuée.

Quant à ce que vous adjoustez en ce lieu-là, qu’elle peut estre formée de la consideration des choses corporelles, cela ne me semble pas plus vraysemblable, que si vous disiez, que nous n’auons aucune faculté pour ouyr, mais que par la seule veuë des couleurs nous paruenons à la connoissance des sons. Car on peut dire qu’il y a plus d’analogie, ou de Camusat – Le Petit, p. 177
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raport entre les couleurs, et les sons, qu’entre les choses corporelles, et Dieu. Et lorsque vous demandez que i’adjouste AT IX-1, 108 quelque chose qui nous éleue iusqu’à la connoissance de l’estre immateriel, ou spirituel, ie ne puis mieux faire que de vous renuoyer à ma seconde Meditation, afin qu’au moins vous connoissiez qu’elle n’est pas tout à fait inutile ; Car que pourois-je faire icy par vne ou deux périodes, si ie n’ay pû rien auancer par vn long discours preparé seulement pour ce sujet, et auquel il me semble n’auoir pas moins apporté d’industrie, qu’en aucunen aucun autre escrit que i’aye publié ?

Et encore qu’en cette Meditation i’aye seulement traité de l’esprit humain, elle n’est pas pour cela moins vtile à faire connoistre la difference qui est entre la nature diuine, et celle des choses materielles. Car ie veux bien icy auoüer franchement, que l’idée que nous auons, par exemple, de l’entendement diuin, ne me semble point diferer de celle que nous auons de nostre propre entendement, sinon seulement comme l’idée d’vn nombre infiny differe de l’idée du nombre binaire, ou du ternaire ; et il en est de mesme de tous les attributs de Dieu, dont nous reconnoissons en nous quelque vestige.

Mais outre cela nous conceuons en Dieu vne immensité, simplicité, ou vnité absoluë, qui embrasse et contient tous ses autres attributs, et de laquelle nous ne trouuons ny en nous, ny ailleurs, aucun exemple, mais elle est (ainsi que i’ay dit auparauant) Camusat – Le Petit, p. 178
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comme la marque de l’ouurier imprimée sur son ouurage. Et par son moyen nous connoissons qu’aucune des choses que nous conceuons estre en Dieu, et en nous, et que nous considerons en luy par parties, et comme si elles estoient distinctes, à cause de la foiblesse de nostre entendement, et que nous les experimentons telles en nous, ne conuiennent point à Dieu, et à nous, en la façon qu’on nomme vniuoque dans les escoles : Comme aussi nous connoissons que de plusieurs choses particulieres qui n’ont point de fin, dont nous auons les idées, comme d’vne connoissance sans fin, d’vne puissance, d’vn nombre, d’vne longueur, etc. qui sont aussi sans fin, il y en a quelques-vnes qui sont contenuës formellement dans l’idée que nous auons de Dieu, comme la connoissance, et la puissance, et d’autres qui n’y sont qu’eminemment, comme le nombre et la longueur ; ce qui certes ne seroit pas ainsi, si cette idée n’estoit rien autre chose en nous qu’vne fiction.

Et elle ne seroit pas aussi conceuë si exactement de la mesme façon de tout le monde : Car c’est vne chose tres-remarquable, que tous les Metaphysiciens s’accordent vnanimement dans la description qu’ils font des attributs de Dieu, (au moins de ceux qui peuuent estre connus par la seule raison humaine) en telle sorte qu’il n’y a aucune chose Physique, ny sensible, aucune chose dont nous ayons vne idée si expresse, et si palpable, touchant la nature de laquelle il ne se rencontre AT IX-1, 109 chez les Philosophes vne plus grande diuersité Camusat – Le Petit, p. 179
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d’opinions, qu’il ne s’en rencontre touchant celle de Dieu.

Et certes iamais les hommes ne pouroient s’éloigner de la vraye connoissance de cette nature diuine, s’ils vouloient seulement porter leur attention sur l’idée qu’ils ont de l’Estre souuerainement parfait. Mais ceux qui meslent quelques autres idées auec celle-là, composent par ce moyen vn Dieu Chimerique, en la nature duquel il y a des choses qui se contrarient ; et aprés l’auoir ainsi composé, ce n’est pas merueille s’ils nient qu’vn tel Dieu, qui leur est representé par vne fausse idée, existe. Ainsi lorsque vous parlez icy d’un estre corporel tres-parfait, si vous prenez le nom de tres-parfait absolument, en sorte que vous entendiez que le corps est vn estre dans lequel se rencontrent toutes les perfections, vous dites des choses qui se contrarient : d’autant que la nature du corps enferme plusieurs imperfections, par exemple, que le corps soit diuisible en parties, que chacune de ses parties ne soit pas l’autre, et autres semblables ; car c’est vne chose de soy manifeste, que c’est vne plus grande perfection de ne pouuoir estre diuisé, que de le pouuoir estre. Que si vous entendez seulement ce qui est tres-parfait dans le Genre de corps, cela n’est point le vray Dieu.

Ce que vous adjoustez de l’idée d’vn Ange laquelle est plus parfaite que nous, à sçauoir, qu’il n’est pas besoin qu’elle ait esté mise en nous par vn Ange, i’en demeure aisément d’accord : car i’ay desia dit moy-mesme Camusat – Le Petit, p. 180
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dans la troisiéme Meditation, qu’elle peut estre composée des idées que nous auons de Dieu et de l’homme. Et cela ne m’est en aucune façon contraire.

Quant à ceux qui nient d’auoir en eux l’idée de Dieu, et qui au lieu d’elle forgent quelque Idole, etc. ceux-là dis-je nient le nom, et accordent la chose ; Car certainement ie ne pense pas que cette idée soit de mesme nature que les images des choses materielles dépeintes en la fantaisie, mais au contraire ie croy qu’elle ne peut estre conceuë que par le seul entendement, et qu’en effet elle n’est rien autre chose que ce qu’il nous en fait connoistre soit par la premiere, soit par la seconde, soit par la troisiéme de ses opérations ; Et ie pretens maintenir que de cela seul que quelque perfection, qui est au dessus de moy, deuient l’objet de mon entendement en quelque façon que ce soit qu’elle se presente à luy, par exemple, de cela seul que i’aperçoy que ie ne puis iamais en nombrant arriuer au plus grand de tous les nombres, et que de là ie connois qu’il y a quelque AT IX-1, 110 chose en matiere de nombrer qui surpasse mes forces, ie puis conclure necessairement, non pas à la verité qu’vn nombre infiny existe, ny aussi que son existence implique contradiction, comme vous dites : mais que cette puissance que i’ay de comprendre, qu’il y a tousiours quelque chose de plus à conceuoir dans le plus grand des nombres, que ie ne puis iamais conceuoir, ne me vient pas de moy-mesme, et que ie l’ay receuë de quelque autre estre qui est plus parfait que ie ne suis.

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Et il importe fort peu qu’on donne le nom d’Idée à ce concept d’vn nombre indefiny, ou qu’on ne luy donne pas. Mais pour entendre quel est cét estre plus parfait que ie ne suis, et si ce n’est point ce mesme nombre, dont ie ne puis trouuer la fin, qui est réellement existant, et infiny, ou bien si c’est quelqu’autre chose, il faut considerer toutes les autres perfections, lesquelles, outre la puissance de me donner cette idée, peuuent estre en la mesme chose en qui est cette puissance ; Et ainsi on trouuera que cette chose est Dieu.

Enfin lorsque Dieu est dit estre inconceuable, cela s’entend d’vne pleine et entiere conception, qui comprenne, et embrasse parfaitement tout ce qui est en luy, et non pas de cette mediocre et imparfaite qui est en nous, laquelle neantmoins sufit pour connoistre qu’il existe ; Et vous ne prouuez rien contre moy, en disant que l’idée de l’vnité de toutes les perfections qui sont en Dieu soit formée de la mesme façon que l’vnité generique, et celle des autres vniuersaux. Mais neantmoins elle en est fort differente : car elle denote vne particuliere, et positiue perfection en Dieu, au lieu que l’vnité generique n’adjouste rien de réel à la nature de chaque indiuidu.

En troisiéme lieu, où i’ay dit que nous ne pouuons rien sçauoir certainement, si nous ne connoissons premierement que Dieu existe : I’ay dit en termes exprez, que ie ne parlois que de la science de ces conclusions, dont la memoire nous peut reuenir en l’esprit, lorsque Camusat – Le Petit, p. 182
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nous ne pensons plus aux raisons d’où nous les auons tirées
. Car la connoissance des premiers principes, ou axiomes, n’a pas accoustumé d’estre apellée science par les Dialecticiens. Mais quand nous aperceuons que nous sommes des choses qui pensent, c’est vne premiere notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme : Et lorsque quelqu’vn dit : Ie pense, donc ie suis, ou i’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée, comme par la force de quelque syllogisme, mais comme vne chose connuë de soy, il la void par vne simple inspection de l’esprit ; comme il paroist de ce que s’il la deduisoit par le syllogisme, il auroit deu auparauant connoistre cette maieure : Tout ce qui pense est, ou existe : mais au contraire elle lui est enseignée de ce qu’il sent AT IX-1, 111 en luy-mesme qu’il ne se peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe. Car c’est le propre de nostre esprit, de former les propositions generales de la connoissance des particulieres.

Or qu’vn Athée puisse connoistre clairement que les trois angles d’vn triangle sont égaux à deux droits, ie ne le nie pas ; mais ie maintiens seulement qu’il ne le connoist pas par vne vraye, et certaine science ; parce que toute connoissance qui peut estre renduë douteuse ne doit pas estre apellée science ; et puisqu’on supose que celuy-là est vn Athée, il ne peut pas estre certain de n’estre point deceu dans les choses qui luy semblent estre tres-euidentes, comme il a desia esté montré cy-deuant ; et encore que peut estre ce doute ne luy vienne point en la pensée, il luy peut neantmoins Camusat – Le Petit, p. 183
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venir s’il l’examine, ou s’il luy est proposé par vn autre : Et iamais il ne sera hors du danger de l’auoir, si premierement il ne reconnoist vn Dieu.

Et il n’importe pas que peut-estre il estime qu’il a des demonstrations pour prouuer qu’il n’y a point de Dieu ; Car ces demonstrations pretenduës estant fausses, on luy en peut tousiours faire connoistre la fausseté, et alors on le fera changer d’opinion. Ce qui à la verité ne sera pas difficile, si pour toutes raisons il aporte seulement ce que vous adjoustez icy, c’est à sçauoir, que l’infiny en tout genre de perfection exclut tout autre sorte d’estre etc.

Car premierement, si on luy demande d’où il a apris que cette exclusion de tous les autres estres apartient à la nature de l’infiny, il n’aura rien qu’il puisse répondre pertinemment : d’autant que par le nom d’infiny, on n’a pas coûtume d’entendre ce qui exclut l’existence des choses finies, et qu’il ne peut rien sçauoir de la nature d’vne chose qu’il pense n’estre rien du tout, et par consequent n’auoir point de nature, sinon ce qui est contenu dans la seule et ordinaire signification du nom de cette chose.

De plus, à quoy seruiroit l’infinie puissance de cét infiny imaginaire, s’il ne pouuoit iamais rien créer ? Et enfin de ce que nous experimentons auoir en nous-mesmes quelque puissance de penser, nous conceuons facilement qu’vne telle puissance peut estre en quelque autre, et mesme plus grande qu’en nous : mais encore que nous pensions que celle-là s’augmente à Camusat – Le Petit, p. 184
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l’infiny, nous ne craindrons pas pour cela que la nostre deuienne moindre. Il en est de mesme de tous les autres attributs de Dieu, mesme de la puissance de produire quelques effets hors de soy, pourueu que nous suposions qu’il n’y en a point en nous, qui ne soit soumise à la volonté de Dieu ; et partant il peut estre entendu tout à fait infiny sans aucune exclusion des choses créées.

AT IX-1, 112 En quatriéme lieu, lorsque ie dis que Dieu ne peut mentir, ny estre trompeur, ie pense conuenir auec tous les Theologiens qui ont iamais esté, et qui seront à l’auenir. Et tout ce que vous alleguez au contraire n’a pas plus de force, que si ayant nié que Dieu le mist en colere, ou qu’il fust sujet aux autres passions de l’ame, vous m’objectiez les lieux de l’écriture où il semble que quelques passions humaines luy sont attribuées.

Car tout le monde connoist assez la distinction qui est entre ces façons de parler de Dieu, dont l’écriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacité du vulgaire, et qui contiennent bien quelque verité, mais seulement en tant qu’elle est raportée aux hommes ; et celles qui expriment vne verité plus simple et plus pure ; et qui ne change point de nature, encore qu’elle ne leur soit point raportée ; desquelles chacun doit vser en philosophant, et dont i’ay deu principalement me seruir dans mes Meditations, veu qu’en ce lieu là mesme ie ne suposois pas encore qu’aucun homme me fust connu, et que ie ne me considerois pas non plus, en tant que composé de corps et Camusat – Le Petit, p. 185
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d’esprit, mais comme vn esprit seulement.

D’où il est euident que ie n’ay point parlé en ce lieu-là du mensonge qui s’exprime par des paroles, mais seulement de la malice interne et formelle qui est contenuë dans la tromperie : quoy que neantmoins ces paroles que vous aportez du Prophete, Encore quarante iours et Niniue fera subuertie, ne soient pas mesme vn mensonge verbal, mais vne simple menace, dont l’euenement dépendoit d’vne condition : et lorsqu’il est dit que Dieu a endurcy le cœur de Pharaon, ou quelque chose de semblable, il ne faut pas penser qu’il ait fait cela positiuement, mais seulement negatiuement, à sçauoir, ne donnant pas à Pharaon vne grâce efficace pour se conuertir.

Ie ne voudrois pas neantmoins condamner ceux qui disent que Dieu peut proferer par ses Prophetes quelque mensonge verbal, tels que sont ceux dont se seruent les Medecins quand ils deçoiucnt leurs malades pour les guerrir, c’est à dire qui fust exempt de toute la malice qui se rencontre ordinairement dans la tromperie : Mais bien dauantage nous voyons quelquesfois que nous sommes réellement trompez par cét instinct naturel qui nous a esté donné de Dieu, comme lorsqu’vn hydropique a soif ; Car alors il est réellement poussé à boire par la nature qui luy a esté donnée de Dieu pour la conseruation de son corps, quoy que neantmoins cette nature le trompe, puisque le boire luy doit estre nuisible ; mais i’ay expliqué, dans la sixiéme Meditation, comment cela peut Camusat – Le Petit, p. 186
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compatir auec la bonté, et la verité de Dieu.

AT IX-1, 113 Mais dans les choses qui ne peuuent pas estre ainsi expliquées, à sçauoir, dans nos iugemens tres-clairs et tres-exacts, lesquels s’ils estoient faux ne pouroient estre corrigez par d’autres plus clairs, ny par l’ayde d’aucune autre faculté naturelle, ie soustiens hardiment que nous ne pouuons estre trompez. Car Dieu estant le souuerain estre, il faut necessairement qu’il soit aussi le souuerain bien, et la souueraine verité, et partant il repugne que quelque chose vienne de luy, qui tende positiuement à la fausseté. Mais puisqu’il ne peut y auoir rien en nous de réel, qui ne nous ait esté donné par luy (comme il a esté demontré en prouuant son existence) et puisque nous auons en nous vne faculté réelle pour connoistre le vray, et le distinguer d’auec le faux (comme on peut prouuer de cela seul que nous auons en nous les idées du vray et du faux) si cette faculté ne tendoit au vray, au moins lorsque nous nous en seruons comme il faut (c’est à dire lorsque nous ne donnons nostre consentement qu’aux choses que nous conceuons clairement et distinctement : car on ne peut pas feindre vn autre bon vsage de cette faculté) ce ne seroit pas sans raison que Dieu qui nous l’a donnée seroit tenu pour vn trompeur.

Et ainsi vous voyez qu’aprés auoir connu que Dieu existe, il est necessaire de feindre qu’il soit trompeur, si nous voulons réuoquer en doute les choses que nous conceuons clairement et distinctement ; Et Camusat – Le Petit, p. 187
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parce que cela ne se peut pas mesme feindre, il faut necessairement admettre ces choses comme tres-vrayes et tres-assurées.

Mais d’autant que ie remarque icy, que vous vous arrestez encore aux doutes que i’ay proposez dans ma premiere Meditation, et que ie pensois auoir leuez assez exactement dans les suiuantes, i’expliqueray icy derechef le fondement sur lequel il me semble que toute la certitude humaine peut estre apuyée.

Premierement aussitost que nous pensons conceuoir clairement quelque verité nous sommes naturellement portez à la croire. Et si cette croyance est si forte, que nous ne puissions jamais auoir aucune raison de douter de ce que nous croyons de la sorte, il n’y a rien à rechercher dauantage, nous auons touchant cela toute la certitude qui se peut raisonnablement souhaiter.

Car que nous importe si peut-estre quelqu’vn feint, que cela mesme, de la verité duquel nous sommes si fortement persuadez, paroist faux aux yeux de Dieu, ou des Anges, et que partant absolument parlant il est faux ; qu’auons nous à faire de nous mettre en peine de cette fausseté absoluë, puisque nous ne la croyons point AT IX-1, 114 du tout, et que nous n’en auons pas mesme le moindre soupçon ; Car nous suposons vne croyance ou vne persuasion si ferme qu’elle ne puisse estre ostée ; laquelle par consequent est en tout la mesme chose qu’vne tres parfaite certitude. Mais on peut bien douter si l’on a quelque certitude de cette nature, Camusat – Le Petit, p. 188
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ou quelque persuasion ferme, et immuable.

Et certes il est manifeste qu’on n’en peut pas auoir des choses obscures et confuses, pour peu d’obscurité ou confusion que nous y remarquions ; car cette obscurité quelle qu’elle soit, est vne cause assez suffisante pour nous faire douter de ces choses. On n’en peut pas aussi auoir des choses qui ne sont aperceuës que par les sens, quelque clarté qu’il y ait en leur perception, parce que nous auons souuent remarqué que dans le sens il peut y auoir de l’erreur, comme lorsqu’vn hydropique a soif, ou que la neige paroist jaune à celuy qui a la jaunisse. Car celuy-là ne la void pas moins clairement et distinctement de la sorte, que nous à qui elle paroist blanche. Il reste donc, que si on en peut auoir, ce soit seulement des choses que l’esprit conçoit clairement et distinctement.

Or entre ces choses il y en a de si claires, et tout ensemble de si simples, qu’il nous est impossible de penser à elles que nous ne les croyons estre vrayes ; par exemple, que i’existe lorsque ie pense, que les choses qui ont vne fois esté faites ne peuuent pas n’auoir point esté faites, et autres choses semblables dont il est manifeste que l’on a vne parfaite certitude.

Car nous ne pouuons pas douter de ces choses-là sans penser à elles ; mais nous n’y pouuons iamais penser sans croire qu’elles sont vrayes, comme ie viens de dire ; Doncques nous n’en pouuons douter que nous ne les croyons estre vrayes, c’est à dire que nous n’en pouuons iamais douter.

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Et il ne sert de rien de dire que nous auons souuent experimenté que des personnes se sont trompées en des choses qu’elles pensoient voir plus clairement que le Soleil : Car nous n’auons iamais veu ny nous, ny personne, que cela soit arriué à ceux qui ont tiré toute la clarté de leur perception de l’entendement seul, mais bien à ceux qui l’ont prise des sens, ou de quelque faux prejugé. Il ne sert de rien aussi que quelqu’vn feigne que ces choses semblent fausses à Dieu, ou aux Anges, parce que l’euidence de nostre perception ne permettra pas que nous écoutions celuy qui l’aura feint, et nous le voudra persuader.

Il y a d’autres choses que nostre entendement conçoit aussi fort clairement, lorsque nous prenons garde de prés aux raisons d’où AT IX-1, 115 dépend leur connoissance, et pour ce, nous ne pouuons pas alors en douter ; mais parce nous pouuons oublier les raisons, et cependant nous ressouuenir des conclusions qui en ont esté tirées, on demande si on peut auoir vne ferme et immuable persuasion de ces conclusions, tandis que nous nous ressouuenons qu’elles ont elle déduites de principes tres-euidens ; Car ce souuenir doit estre suposé pour pouuoir estre apellées conclusions. Et ie répons que ceux-là l’onten peuuent auoir, qui connoissent tellement Dieu, qu’ils sçauent qu’il ne se peut pas faire, que la faculté d’entendre qui leur a esté donnée par luy ait autre chose que la verité pour objet : mais que les autres ne l’ont pointn’en ont point ; et cela a esté si clairement expliqué à la fin de la cinquiéme Meditation que Camusat – Le Petit, p. 190
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ie ne pense pas y deuoir icy rien adjouster.

En cinquiéme lieu, Ie m’étonne que vous niïez que la volonté se met en danger de faillir, lorsqu’elle poursuit et embrasse les connoissances obscures et confuses de l’entendement ; Car qu’est-ce qui la peut rendre certaine si ce qu’elle suit n’est pas clairement conneu ? Et quel a iamais esté le Philosophe, ou le Theologien, ou bien seulement l’homme vsant de raison, qui n’ait confessé que le danger de faillir où nous nous exposons est d’autant moindre, que plus claire est la chose que nous conceuons auparauant que d’y donner nostre consentement ? et que ceux-là pechent qui sans connoissance de cause portent quelque iugement : Or nulle conception n’est dite obscure ou confuse, sinon parce qu’il y a en elle quelque chose de contenu, qui n’est pas connuë.

Et partant ce que vous objectez touchant la foy qu’on doit embrasser, n’a pas plus de force contre moy, que contre tous ceux qui ont iamais cultiué la raison humaine ; et à vray dire elle n’en a aucune contre pas vn. Car encore qu’on die que la foy a pour objet des choses obscures, neantmoins ce pourquoy nous les croyons n’est pas obscur, mais il est plus clair qu’aucune lumiere naturelle. D’autant qu’il faut distinguer entre la matiere, ou la chose à laquelle nous donnons nostre creance, et la raison formelle qui meut nostre volonté à la donner. Car c’est dans cette seule raison formelle que nous voulons qu’il y ait de la clarté, et de l’euidence.

Camusat – Le Petit, p. 191
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Et quant à la matiere personne n’a iamais nié qu’elle peut estre obscure, voire l’obscurité mesme ; Car quand ie iuge que l’obscurité doit estre ostée de nos pensées pour leur pouuoir donner nostre contentement sans aucun danger de faillir, c’est l’obscurité mesme qui me sert de matiere pour former vn iugement clair et distinct.

AT IX-1, 116 Outre cela il faut remarquer que la clarté, ou l’euidence, par laquelle nostre volonté peut estre excitée à croire, est de deux sortes : l’vne qui part de la lumiere naturelle, et l’autre qui vient de la grace diuine.

Or quoy qu’on die ordinairement que la foy est des choses obscures, toutesfois cela s’entend seulement de sa matiere, et non point de la raison formelle pour laquelle nous croyons ? car au contraire cette raison formelle consiste en vne certaine lumiere interieure, de laquelle Dieu nous ayant surnaturellement éclairez, nous auons vne confiance certaine, que les choses qui nous sont proposées à croire ont esté reuelées par luy, et qu’il est entierement impossible qu’il soit menteur, et qu’il nous trompe : ce qui est plus assuré que toute autre lumiere naturelle, et souuent mesme plus euident, à cause de la lumiere de la grace.

Et certes les Turcs et les autres infidelles, lorsqu’ils n’embrassent point la religion Chrestienne, ne pechent pas pour ne vouloir point adjouster foy aux choses obscures, comme estant obscures, mais ils pechent, ou de ce qu’ils resistent à la grace diuine qui les auertit interieurement, ou que pechans en Camusat – Le Petit, p. 192
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d’autres choses ils se rendent indignes de cette grace. Et ie diray hardiment qu’vn infidele qui destitué de toute grace surnaturelle, et ignorant tout à fait que les choses que nous autres Chrestiens croyons ont esté reuelées de Dieu, neantmoins attiré par quelques faux raisonnemens se porteroit à croire ces mesmes choses qui luy seroient obscures, ne seroit pas pour cela fidele, mais plutost qu’il pecheroit en ce qu’il ne se seruiroit pas comme il faut de sa raison.

Et ie ne pense pas que iamais aucun Theologien ortodoxe ait eu d’autres sentimens touchant cela ; Et ceux aussi qui liront mes Meditations n’auront pas sujet de croire que ie n’aye point connu cette lumiere surnaturelle, puisque dans la quatriéme, où i’ay soigneusement recherché la cause de l’erreur ou fausseté, i’ay dit en paroles expresses qu’elle dispose l’interieur de nostre pensée à vouloir, et que neantmoins elle ne diminuë point la liberté.

Au reste, ie vous prie icy de vous souuenir, que touchant les choses que la volonté peut embrasser, i’ay tousiours mis vne tres-grande distinction entre l’vsage de la vie, et la contemplation de la verité. Car pour ce qui regarde l’vsage de la vie, tant s’en faut que ie pense qu’il ne faille suiure que les choses que nous connoissons tres-clairement, qu’au contraire ie tiens qu’il ne faut pas mesme toujours attendre les plus vray-semblables, mais qu’il faut quelquesfois entre plusieurs choses tout à fait inconnuës et incertaines, en Camusat – Le Petit, p. 193
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AT IX-1, 117 choisir vne, et s’y déterminer, et aprés cela ne la pas croire moins fermement, tant que nous ne voyons point de raisons au contraire, que si nous l’auions choisie pour des raisons certaines et tres-euidentes ; ainsi que i’ay desia expliqué dans le discours de la Methode p. 26. Mais où il ne s’agit que de la contemplation de la verité, qui a iamais nié qu’il faille suspendre son iugement à l’egard des choses obscures, et qui ne sont pas assez distinctement connuës. Or que cette seule contemplation de la verité ait lieu dans mes Meditations, outre que cela se reconnoist assez clairement par elles-mesmes, ie l’ay de plus declaré en paroles expresses sur la fin de la premiere, en disant, que ie ne pouuois trop douter, ny vser de trop de defiance en ce lieu-là, d’autant que ie ne m’appliquais pas alors aux choses qui regardent l’vsage de la vie, mais seulement à la recherche de la verité.

En sixiéme lieu, où vous reprenez la conclusion d’vn syllogisme que i’auois mis en forme, il semble que vous pechiez vous-mesmes en la forme ; car pour conclure ce que vous voulez, la majeure deuoit estre telle, Ce que clairement et distinctement nous conceuons apartenir à la nature de quelque chose, cela peut estre dit ou affirmé auec verité apartenir à la nature de cette chose : Et ainsi elle ne contiendroit rien qu’vne inutile et superfluë repetition : Mais la maieure de mon argument a esté telle.

Ce que clairement et distinctement nous conceuons apartenir à la nature de quelque chose, cela peut estre dit ou Camusat – Le Petit, p. 194
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affirmé auec verité de cette chose.
C’est à dire si estre animal apartient à l’essence ou à la nature de l’homme, ou peut assurer que l’homme est animal ; si auoir les trois angles égaux à deux droits apartient à la nature du triangle rectiligne, on peut assurer que le triangle rectiligne a ses trois angles égaux à deux droits ; si exister apartient à la nature de Dieu, on peut assurer que Dieu existe, etc. Et la mineure a esté telle : Or est-il qu’il apartient à la nature de Dieu d’exister : D’où il est euident qu’il faut conclure comme i’ay fait ; c’est à sçavoir, Doncques on peut auec verité assurer de Dieu qu’il existe ; et non pas comme vous voulez. Doncques nous pouuons assurer auec verité qu’il apartient à la nature de Dieu d’exister.

Et partant pour vser de l’exception que vous aportez ensuite, il vous eust falu nier la majeure, et dire que ce que nous conceuons clairement et distinctement apartenir à la nature de quelque chose, ne peut pas pour cela estre dit, ou affirmé de cette chose, si ce n’est que sa nature soit possible, ou ne repugne point. Mais voyez ie vous AT IX-1, 118 prie la foiblesse de cette exception. Car, ou bien par ce mot de possible vous entendez, comme l’on fait d’ordinaire, tout ce qui ne repugne point à la pensée humaine ; auquel sens il est manifeste que la nature de Dieu, de la façon que ie l’ay décrite, est possible, parce que ie n’ay rien suposé en elle, sinon ce que nous conceuons clairement et distinctement luy deuoir apartenir, et ainsi ie n’ay rien suposé, qui repugne à la pensée, ou au concept Camusat – Le Petit, p. 195
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humain : ou bien vous feignez quelque autre possibilité de la part de l’objet mesme, laquelle, si elle ne conuient auec la precedente, ne peut iamais estre connuë par l’entendement humain, et partant elle n’a pas plus de force pour nous obliger à nier la nature de Dieu, ou son existence, que pour renuerser toutes les autres choses qui tombent sous la connoissance des hommes ; Car par la mesme raison que l’on nie que la nature de Dieu est possible, encore qu’il ne se rencontre aucune impossibilité de la part du concept, ou de la pensée, mais qu’au contraire toutes les choses qui sont contenuës dans ce concept de la nature diuine, soient tellement connexes entr’elles, qu’il nous semble y auoir de la contradiction à dire qu’il y en ait quelqu’vne qui n’apartienne pas à la nature de Dieu, on poura aussi nier qu’il soit possible que les trois angles d’vn triangle soient égaux à deux droits, ou que celuy qui pense actuellement existe : et à bien plus forte raison l’on poura nier, qu’il y ait rien de vray de toutes les choses que nous aperceuons par les sens ; Et ainsi toute la connoissance humaine sera renuersée, mais ce ne sera pas auec aucune raison, ou fondement.

Et pour ce qui est de cét argument que vous comparez avec le mien, à sçauoir, s’il n’implique point que Dieu existe, il est certain qu’il existe, mais il n’implique point, doncques, etc.materiellement parlant il est vray, mais formellement c’est vn sophisme ; Car dans la majeure ce mot il implique, regarde le concept de la cause Camusat – Le Petit, p. 196
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par laquelle Dieu peut estre, et dans la mineure il regarde le seul concept de l’existence et de la nature de Dieu, comme il paroist de ce que si on nie la majeure, il la faudra ainsi prouuer.

Si Dieu n’existe point encore, il implique qu’il existe, parce qu’on ne sçauroit assigner de cause suffisante pour le produire : Mais il n’implique point qu’il existe, comme il a esté accordé dans la mineure, Doncques etc.

Et si on nie la mineure il la faudra prouuer ainsi. Cette chose n’implique point dans le concept formel AT IX-1, 119 de laquelle il n’y a rien qui enferme contradiction : mais dans le concept formel de l’existence ou de la nature diuine, il n’y a rien qui enferme contradiaion : Doncqucs etc. Et ainsi ce mot Il implique, est pris en deux diuers sens.

Car il se peut faire qu’on ne conceura rien dans la chose mesme qui empesche qu’elle ne puisse exister, et que cependant on conceura quelque chose de la part de sa cause qui empesche qu’elle ne soit produite.

Or, encore que nous ne conceuions Dieu que tres-imparfaitement, cela n’empesche pas qu’il ne soit certain que sa nature est possible, ou qu’elle n’implique point.

Ny aussi que nous ne puissions assurer auec verité que nous l’auons assez soigneusement examinée, et assez clairement connuë : (à sçauoir autant qu’il suffit pour connoistre qu’elle est possible, et aussi Camusat – Le Petit, p. 197
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que l’existence necessaire luy apartient) Car toute impossibilité, ou, s’il m’est permis de me seruir icy du mot de l’école, toute implicance consiste seulement en nostre concept, ou pensée, qui ne peut conjoindre les idées qui se contrarient les vnes les autres ; et elle ne peut consister en aucune chose qui soit hors de l’entendement, parce que de cela mesme qu’vne chose est hors de l’entendement, il est manifeste qu’elle n’implique point, mais qu’elle est possible.

Or l’impossibilité que nous trouuons en nos pensées ne vient que de ce qu’elles sont obscures et confuses, et il n’y en peut auoir aucune dans celles qui sont claires et distinctes, et partant afin que nous puissions assurer que nous connoissons assez la nature de Dieu pour sçauoir qu’il n’y a point de repugnance qu’elle existe, il suffit que nous entendions clairement et distinctement toutes les choses que nous aperceuons estre en elle, quoy que ces choses ne soient qu’en petit nombre, au regard de celles que nous n’aperceuons pas, bien qu’elles soient aussi en elle ; et qu’auec cela nous remarquions que l’existence necessaire est l’vne des choses que nous aperceuons ainsi estre en Dieu.

En septiéme lieu, I’ay desia donné la raison dans l’abregé de mes Meditations, pourquoy ie n’ay rien dit icy touchant l’immortalité de l’ame ; I’ay aussi fait voir cy-deuant comme quoy i’ay suffisamment prouué la distinction qui est entre l’esprit et toute sorte de corps.

Camusat – Le Petit, p. 198
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Quant à ce que vous adjoustez que de la distinction de l’ame d’auec le corps il ne s’ensuit pas qu’elle soit immortelle, parce que nonobstant cela on peut dire que Dieu l’a faite d’vne telle nature, AT IX-1, 120 que sa durée finit auec celle de la vie du corps : Ie confesse que ie n’ay rien à y répondre ; car ie n’ay pas tant de presomption que d’entreprendre de determiner par la force du raisonnement humain, vne chose qui ne dépend que de la pure volonté de Dieu.

La connoissance naturelle nous aprend que l’esprit est different du corps, et qu’il est vne substance ; Et aussi que le corps humain, en tant qu’il differe des autres corps, est seulement composé d’vne certaine configuration de membres, et autres semblables accidens ; et enfin que la mort du corps dépend seulement de quelque diuision, ou changement de figure. Or nous n’auons aucun argument, ny aucun exemple, qui nous persuade que la mort, ou l’aneantissement d’vne substance telle qu’est l’esprit, doiue suiure d’vne cause si legere comme est vn changement de figure, qui n’est autre chose qu’vn mode, et encore vn mode non de l’esprit, mais du corps, qui est réellement distinct de l’esprit : Et mesme nous n’auons aucun argument, ny exemple, qui nous puisse persuader qu’il y a des substances qui sont sujettes à estre aneanties : Ce qui suffit pour conclure, que l’esprit, ou l’ame de l’homme, autant que cela peut estre connu par la Philosophie naturelle, est immortelle.

Mais si on demande, si Dieu, par son absoluë puissance n’a point peut-estre determiné que les ames Camusat – Le Petit, p. 199
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humaines cessent d’estre, au mesme temps que les corps ausquels elles sont vnies sont destruits ; c’est à Dieu seul d’en répondre. Et puisqu’il nous a maintenant reuelé que cela n’arriuera point, il ne nous doit plus rester touchant cela aucun doute.

Au reste i’ay beaucoup à vous remercier de ce que vous auez daigné si officieusement, et auec tant de franchise m’auertir non seulement des choses qui vous ont semblé dignes d’explication, mais aussi des difficultez qui pouuoient m’estre faites par les Athées, ou par quelques enuieux, et médisans.

Car encore que ie ne voye rien entre les choses que vous m’auez proposées, que ie n’eusse auparauant rejetté, ou expliqué dans mes Meditations, (comme, par exemple, ce que vous auez allegué des mouches qui sont produites par le Soleil, des Canadiens, des Niniuites, des Turcs, et autres choses semblables, ne peut venir en l’esprit à ceux qui suiuans l’ordre de ces Meditations, mettront à part pour quelque temps toutes les choses qu’ils ont aprises des sens, pour prendre garde à ce que dicte la plus pure et plus saine raison ; C’est pourquoy ie pensois auoir des-ja rejetté toutes ces choses) Encore, dis-je, que cela soit, ie iuge neantmoins que ces objections seront fort vtiles à mon dessein ; d’autant que ie ne me promets pas d’auoir AT IX-1, 121 beaucoup de lecteurs, qui veüillent aporter tant d’attention aux choses que i’ay escrites, qu’estant paruenus à la fin, ils se ressouuiennent de tout ce qu’ils auront leu auparauant : Et ceux qui ne le Camusat – Le Petit, p. 200
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feront pas, tomberont aisément en des difficultez, ausquelles ils verront puis aprez que i’auray satisfait par cette réponse, ou du moins ils prendront de là occasion d’examiner plus soigneusement la verité.

Pour ce qui regarde le Conseil que vous me donnez, de disposer mes raisons selon la methode des Geometres, afin que tout d’vn coup les lecteurs les puissent comprendre, ie vous diray icy en quelle façon i’ay des-ja taché cy-deuant de la suiure, et comment i’y tascheray encore cy-aprés. Dans la façon d’écrire des Geometres ie distingue deux choses, à sçauoir l’ordre, et la maniere de démontrer.

L’ordre consiste en cela seulement, que les choses qui sont proposées les premières doiuent estre connuës sans l’aide des suiuantes, et que les suiuantes doiuent aprés estre disposées de telle façon, qu’elles soient démontrées par les seules choses qui les precedent. Et certainement i’ay taché autant que i’ay pû de suiure cét ordre en mes Meditations. Et c’est ce qui a fait que ie n’ay pas traité dans la seconde de la distinction de l’esprit d’auec le corps, mais seulement dans la sixiéme, et que i’ay obmis de parler de beaucoup de choses dans tout ce traité, parce qu’elles presuposoient l’explication de plusieurs autres.

La maniere de demontrer est double, l’vne se fait par l’analyse ou resolution, et l’autre par la synthese, ou composition.

L’analyse montre la vraye voye par laquelle vne chose a esté methodiquement inuentée, et fait voir Camusat – Le Petit, p. 201
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comment les effets dépendent des causes, en sorte que si le lecteur la veut suiure, et jetter les yeux soigneusement sur tout ce qu’elle contient, il n’entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si luy-mesme l’auoit inuentée.

Mais cette sorte de demonstration n’est pas propre à conuaincre les Lecteurs opiniastres, ou peu attentifs ; car si on laisse échaper sans y prendre garde la moindre des choses qu’elle propose, la necessité de ses conclusions ne paroistra point ; et on n’a pas coûtume d’y exprimer fort amplement, les choses qui sont assez claires de soy-mesme, bien que ce soit ordinairement celles ausquelles il faut le plus prendre garde.

AT IX-1, 122 La synthese au contraire par vne voye toute autre, et comme en examinant les causes par leurs effets, (bien que la preuue qu’elle contient soit souuent aussi des effets par les causes) démontre à la verité clairement ce qui est contenu en ses conclusions, et se sert d’vne longue suite de definitions, de demandes, d’axiomes, de theoremes, et de problemes, afin que si on luy nie quelques consquencesconsequences, elle face voir comment elles sont contenues dans les antecedens, et qu’elle arrache le consentement du lecteur tant obstiné et opiniastre qu’il puisse estre : mais elle ne donne pas comme l’autre vne entiere satisfaction aux esprits de ceux qui desirent d’aprendre, parce qu’elle n’enseigne pas la methode par laquelle la chose a esté inuẽtée.

Camusat – Le Petit, p. 202
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Les anciens Geometres auoient coutume de se seruir seulement de cette synthese dans leurs écrits, non qu’ils ignorassent entierement l’analyse, mais à mon auis parce qu’ils en faisoient tant d’état qu’ils la reseruoient pour eux seuls, comme vn fecret d’importance.

Pour moy, i’ay suiuy seulement la voye analytique dans mes Meditations, pource qu’elle me semble estre la plus vraye, et la plus propre pour enseigner : mais quant à la synthese, laquelle sans doute est celle que vous desirez icy de moy, encore que touchant les choses qui se traitent en la Geometrie, elle puisse vtilement estre mise aprés l’Analyse, elle ne conuient pas toutesfois si bien aux matieres qui apartiennent à la Metaphysique : Car il y a cette difference que les premieres notions qui sont suposées pour démontrer les propositions Geométriques, ayant de la conuenance auec les sens, sont receuës facilement d’vn chacun ; c’est pourquoy il n’y a point là de difficulté, sinon à bien tirer les consequences, ce qui se peut faire par toutes sortes de personnes, mesme par les moins attentiues, pourueu seulement qu’elles se ressouuiennent des choses precedentes ; et on les oblige aisément à s’en souuenir, en distinguant autant de diuerses propositions qu’il y a de choses à remarquer dans la difficulté proposée, afin qu’elles s’arrestent separement sur chacune, et qu’on les leur puisse citer par aprés, pour les auertir de celles ausquelles elles doiuent penser. Mais au contraire touchant les Camusat – Le Petit, p. 203
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questions qui apartiennent à la Metaphysique, la principale difficulté est de conceuoir clairement et distinctement les premières notions : car encore que de leur nature elles ne soient pas moins claires, et mesme que souuent elles soient plus claires que celles qui sont considerées par les Geometres, neantmoins d’autant qu’elles semblent ne s’accorder pas auec plusieurs prejugez que nous AT IX-1, 123 auons receus par les sens, et ausquels nous sommes acoutumez dés nostre enfance, elles ne sont parfaitement comprises que par ceux qui sont fort attentifs, et qui s’étudient à détacher, autant qu’ils peuuent, leur esprit du commerce des sens : c’est pourquoy si on les proposoit toutes seules, elles seroient aisement niées par ceux qui ont l’esprit porté à la contradiction.

Ce qui a esté la cause pourquoy i’ay plutost écrit des Meditations que des disputes, ou des questions, comme font les Philosophes, ou bien des theoremes ou des problemes comme les Geometres, afin de témoigner par là que ie n’ay écrit que pour ceux qui se voudront donner la peine de mediter auec moy serieusement, et considerer les choses auec attention : Car de cela mesme que quelqu’vn le prepare pour impugner la verité, il se rend moins propre à la comprendre, d’autant qu’il détourne son esprit de la consideration des raisons qui la persuadent, pour l’apliquer à la recherche de celles qui la détruisent.

Mais neantmoins pour témoigner combien ie défere à vostre conseil, ie tacheray icy d’imiter la Camusat – Le Petit, p. 204
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synthese des Geometres, et y feray vn abregé des principales raisons dont i’ay vsé pour démontrer l’existence de Dieu, et la distinction qui est entre l’esprit et le corps humain : ce qui ne seruira peut-estre pas peu pour soulager l’attention des Lecteurs.

Camusat – Le Petit, p. 205
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AT IX-1, 124

RAISONS QUI PROVVENT
l’existence de Dieu, et la distinction qui est entre l’Esprit et le Corps humain, disposées d’vne façon Geometrique.

Definitions.

I. Par le nom de pensée, ie comprens tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connoissans. Ainsi toutes les operations de la volonté, de l’entendement, de l’imagination, et des sens sont des pensées. Mais i’ay adjousté immediatement pour exclure les choses qui suiuent et dépendent de nos pensées, par exemple, le mouuement volontaire a bien à la verité la volonté pour son principe, mais luy-mesme neantmoins n’est pas vne pensée.

II. Par le nom d’Idée, i’entens cette forme de chacune de nos pensées, par la perception immediate de laquelle nous auons connoissance de ces mesmes pensées. En telle sorte que ie ne puis rien exprimer par Camusat – Le Petit, p. 206
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des paroles, lorsque i’entens ce que ie dis, que de cela mesme il ne soit certain que i’ay en moy l’idée de la chose qui est signifiée par mes paroles. Et ainsi ie n’apelle pas du nom d’idée les seules images qui sont dépeintes en la fantaisie : au contraire ie ne les appelle point icy de ce nom, en tant qu’elles sont en la fantaisie corporelle, c’est à dire en tant qu’elles sont dépeintes en quelques parties du cerueau, mais seulement en tant qu’elles informent l’esprit mesme, qui s’aplique à cette partie du cerueau.

III. Par la realité objectiue d’vne Idée, i’entens l’entité ou l’estre de la chose representée par l’idée, en tant que cette entité est dans l’idée : et de la mesme façon on peut dire vne perfection objectiue, ou vn artifice objectif etc. Car tout ce que nous conceuons comme estant dans les objets des idées, tout cela est objectiuement, ou par representation, dans les idées mesmes.

AT IX-1, 125 IV. Les mesmes choses sont dites estre formellement dans les objets des idées, quand elles sont en eux telles que nous les conceuons ; et elles font dites y estre eminemment quand elles n’y sont pas à la verité telles, mais qu’elles sont si grandes, qu’elles peuuent supléer à ce defaut par leur excellence.

V. Toute chose, dans laquelle reside immediatement, comme dans son sujet, ou par laquelle existe quelque chose que nous conceuons, c’est à dire quelque proprieté, qualité, ou attribut, dont nous auons en nous vne réelle idée, s’appelle Substance. Car nous Camusat – Le Petit, p. 207
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n’auons point d’autre idée de la substance precisément prise, sinon qu’elle est vne chose dans laquelle existe formellement, ou eminemment, ce que nous conceuons, ou ce qui est objectiuement dans quelqu’vne de nos idées ; d’autant que la lumiere naturelle nous enseigne que le neant ne peut auoir aucun attribut réel.

VI. La substance, dans laquelle reside immediatement la pensée, est icy apellée Esprit. Et toutesfois ce nom est équiuoque, en ce qu’on l’attribuë aussi quelquesfois au vent, et aux liqueurs fort subtiles : mais ie n’en sçache point de plus propre.

VII. La substance, qui est le sujet immediat de l’extension, et des accidens qui presuposent l’extension, comme de la figure, de la situation, du mouuement local, etc. s’apelle Corps : Mais de sçauoir si la substance qui est apellée Esprit, est la mesme que celle que nous apellons Corps, ou bien si elles sont deux substances diuerses, et separées, c’est ce qui sera examiné cy aprés.

VIII. La substance, que nous entendons estre souuerainement parfaite, et dans laquelle nous ne conceuons rien qui enferme quelque defaut, ou limitation de perfection, s’apelle Dieu.

IX. Quand nous disons que quelque attribut est contenu dans la nature, ou dans le concept d’vne chose, c’est de mesme que si nous disions que cét attribut est vray de cette chose, et qu’on peut assurer qu’il est en elle.

X. Deux substances sont dites estre distinguées réellement, quand chacune d’elles peut exister sans l’autre.

Camusat – Le Petit, p. 208
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Demandes.

Ie demande premierement, que les Lecteurs considerent combien foibles sont les raisons qui leur ont fait iusques icy adjouster foy à leurs sens, et combien sont incertains tous les iugemens qu’ils ont depuis apuyez sur eux ; et qu’ils repassent si long temps et si souuent cette consideration en leur esprit, qu’enfin ils acquierent l’habitude AT IX-1, 126 de ne se plus confier si fort en leurs sens ; Car i’estime que cela est necessaire pour se rendre capable de connoistre la verité des choses Metaphysiques, lesquelles ne dépendent point des sens.

En second lieu, Ie demande qu’ils considerent leur propre esprit, et tous ceux de ses attributs dont ils reconnoistront ne pouuoir en aucune façon douter, encore mesme qu’ils suposassent que tout ce qu’ils ont iamais receu par les sens fust entierement faux ; et qu’ils ne cessent point de le considerer, que premierement ils n’ayent acquis l’vsage de le conceuoir distinctement, et de croire qu’il est plus aisé à connoistre que toutes les choses corporelles.

En troisiéme lieu. Qu’ils examinent diligemment les propositions qui n’ont pas besoin de preuue pour estre connuës, et dont chacun trouue les notions en soy-mesme, comme sont celles-cy. Qu’vne mesme chose ne peut pas estre et n’estre point tout ensemble. Que le rien ne peut pas estre la cause efficiente d’aucune chose : et Camusat – Le Petit, p. 209
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autres semblables ; et qu’ainsi ils exercent cette clairtéclarté de l’entendement qui leur a esté donnée par la nature, mais que les perceptions des sens ont accoutumé de troubler, et d’obscurcir ; qu’ils l’exercent, dis-je, toute pure, et deliurée de leurs prejugez ; Car par ce moyen la verité des axiomes suiuans leur sera fort euidente.

En quatriéme lieu. Qu’ils examinent les idées de ces natures, qui contiennent en elles vn assemblage de plusieurs attributs ensemble, comme est la nature du triangle, celle du quarré, ou de quelque autre figure ; Comme aussi la nature de l’esprit, la nature du corps, et par dessus toutes la nature de Dieu, ou d’vn estre souuerainement parfait. Et qu’ils prennent garde qu’on peut assurer auec verité, que toutes ces choses-là sont en elles, que nous conceuons clairement y estre contenuës. Par exemple, parce que dans la nature du triangle rectiligne il est contenu que ses trois angles sont égaux à deux droits ; et que dans la nature du corps, ou d’vne chose étenduë, la diuisibilité y est comprise, (car nous ne conceuons point de chose étenduë si petite, que nous ne la puissions diuiser au moins par la pensée) Il est vray de dire que les trois angles de tout triangle rectiligne sont égaux à deux droits, et que tout corps est diuisible.

En cinquiéme lieu. Ie demande qu’ils s’arrestent longtemps à contempler la nature de l’estre souuerainement parfait : Et entr’autres choses, qu’ils considerent que dans les idées de toutes les autres natures, Camusat – Le Petit, p. 210
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l’existence possible se trouue bien contenuë ; mais que dans l’idée de Dieu non seulement l’existence possible y est contenuë, mais de plus la necessaire. Car de cela seul, et sans aucun raisonnement, ils connoistront que Dieu cxiste ; et il ne leur sera pas moins clair et AT IX-1, 127 euident sans autre preuue, qu’il leur est manifeste que deux est vn nombre pair, et que trois est vn nombre impair, et choses semblables. Car il y a des choses qui sont ainsi connuës sans preuues par quelques-vns, que d’autres n’entendent que par vn long discours, et raisonnement.

En sixiéme lieu. Que considerant auec soin tous les exemples d’vne claire et distincte perception, et tous ceux dont la perception est obscure et confuse, desquels i’ay parlé dans mes Meditations, ils s’accoutument à distinguer les choses qui sont clairement connuës, de celles qui sont obscures : car cela s’aprend mieux par des exemples, que par des règles ; et ie pense qu’on n’en peut donner aucun exemple, dont ie n’aye touché quelque chose.

En septiéme lieu. Ie demande que les lecteurs prenans garde qu’ils n’ont iamais reconnu aucune fausseté dans les choses qu’ils ont clairement conceuës, et qu’au contraire ils n’ont iamais rencontré, sinon par hazard, aucune verité dans les choses qu’ils n’ont conceuës qu’auec obscurité : Ils considerent que ce seroit vne chose entierement déraisonnable, si pour quelques prejugez des sens, ou pour quelques supositions faites à plaisir, et fondées sur quelque Camusat – Le Petit, p. 211
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chose d’obscur, et d’inconnu, ils reuoquoient en doute les choses que l’entendement conçoit clairement et distinctement : Au moyen de quoy ils admettront facilement les Axiomes suiuans pour vrays, et indubitables ; Bien que j’auouë que plusieurs d’entr’eux eussent pû estre mieux expliquez, et eussent deu estre plutost proposez comme des theorèmes, que comme des Axiomes, si i’eusse voulu estre plus exact.

Axiomes ou Notions communes.

I. Il n’y a aucune chose existante de laquelle on ne puisse demander quelle est la cause pourquoy elle existe. Car cela mesme se peut demander de Dieu ; non qu’il ait besoin d’aucune cause pour exister, mais parce que l’immensité mesme de sa nature est la cause, ou la raison pour laquelle il n’a besoin d’aucune cause pour exister.

II. Le temps present ne dépend point de celuy qui l’a immediatement precedé, c’est pourquoy il n’est pas besoin d’vne moindre cause pour conseruer vne chose, que pour la produire la premiere fois.

III. Aucune chose, ny aucune perfection de cette chose actuellement existante, ne peut auoir le Neant, ou vne chose non existante, pour la cause de son existence.

Camusat – Le Petit, p. 212
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AT IX-1, 128 IV. Toute la realité, ou perfection qui est dans vne chose, se rencontre formellement, ou eminemment, dans sa cause premiere, et totale.

V. D’où il suit aussi que la realité objectiue de nos idées requiert vne cause, dans laquelle cette mesme realité soit contenuë non seulement objectiuement, mais mesme formellement, ou eminemment. Et il faut remarquer que cét Axiome doit si necessairement estre admis, que de luy seul dépend la connoissance de toutes les choses tant sensibles, qu’insensibles : Car d’où sçauons-nous, par exemple, que le Ciel existe, est-ce parce que nous le voyons ? Mais cette vision ne touche point l’esprit, sinon en tant qu’elle est vne idée : vne idée, dis-je, inherente en l’esprit mesme, et non pas vne image dépeinte en la fantaisie ; et à l’occasion de cette idée nous ne pouuons pas iuger que le ciel existe, si ce n’est que nous suposions que toute idée doit auoir vne cause de sa realité objectiue, qui soit réellement existente ; laquelle cause nous iugeons que c’est le ciel mesme, et ainsi des autres.

VI. Il y a diuers degrez de realité, ou d’entité : Car la substance a plus de realité que l’accident ou le mode, et la substance infinie que la finie ; C’est pourquoy aussi il y a plus de realité objectiue dans l’idée de la substance, que dans celle de l’accident, et dans l’idée de la substance infinie, que dans l’idée de la substance finie.

VII. La volonté se porte volontairement, et ibrement, Camusat – Le Petit, p. 213
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(car cela est de son essence) mais neantmoins infailliblement, au bien qui luy est clairement connu : C’est pourquoy si elle vient à connoistre quelques perfections qu’elle n’ait pas, elle se les donnera aussi-tost, si elles sont en sa puissance : car elle connoistra que ce luy est vn plus grand bien de les auoir, que de ne les auoir pas.

VIII. Ce qui peut faire le plus, ou le plus difficile, peut aussi faire le moins, ou le plus aisé.

IX. C’est vne chose plus grande et plus difficile de créer ou conseruer vne substance, que de créer ou conseruer ses attributs, ou proprietez ; Mais ce n’est pas vne chose plus grande, ou plus difficile, de créer vne chose que de la conseruer, ainsi qu’il a des-ja esté dit.

X. Dans l’idée, ou le concept de chaque chose, l’existence y est contenuë, parce que nous ne pouuons rien conceuoir que sous la forme d’vne chose qui existe ; mais auec cette difference, que dans le concept d’vne chose limitée, l’existence possible ou contingente est seulement contenuë, et dans le concept d’vn estre souuerainement parfait, la parfaite et necessaire y est comprise.

Camusat – Le Petit, p. 214
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AT IX-1, 129

PROPOSITION PREMIERE.
L’existence de Dieu se connoist de la seule consideration de sa nature.

Demonstration.

Dire que quelque attribut est contenu dans la nature, ou dans le concept d’vne chose, c’est le mesme que de dire que cét attribut est vray de cette chose, et qu’on peut assurer qu’il est en elle, (par la definition neufiéme).

Or est-il que l’existence necessaire est contenuë dans la nature, ou dans le concept de Dieu, (par l’Axiome dixième).

Doncques il est vray de dire que l’existence necessaire est en Dieu, ou bien que Dieu existe.

Et ce syllogisme est le mesme dont ie me suis seruy en ma réponse au sixiéme article de ces objections : et sa conclusion peut estre connuë sans preuue par ceux qui sont libres de tous prejugez, comme il a esté dit en la cinquiéme demande. Mais parce qu’il n’est pas aisé de paruenir à vne si grande clairtéclarté d’esprit, nous tascherons de prouuer la mesme chose par d’autres voyes.

Camusat – Le Petit, p. 215
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PROPOSITION SECONDE.
L’existence de Dieu est démontrée par ses effets, de cela seul que son idée est en nous.

Demonstration.

La realité objectiue de chacune de nos idées requiert vne cause dans laquelle cette mesme realité soit contenuë, non pas objectiuement, mais formellement, ou eminemment, (par l’Axiome cinquiéme).

Or est-il que nous auons en nous l’idée de Dieu, (par la definition deuxiéme, et huitiéme) et que la realité objectiue de cette idée n’est point contenuë en nous, ny formellement, ny eminemment, (par l’Axiome sixiéme) et qu’elle ne peut estre contenuë dans aucun autre, que dans Dieu mesme, (par la definition huitieme).

Doncques cette idée de Dieu qui est en nous, demande Dieu pour sa cause ; Et par consequent Dieu existe, (par l’Axiome troisiéme).

Camusat – Le Petit, p. 216
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AT IX-1, 130

PROPOSITION TROISIÉME
L’existence de Dieu est encore démontrée de ce que nous-mesmes, qui auons en nous son idée, nous existons.

Démonstration.

Si i’auois la puissance de me conseruer moy-mesme, i’aurois aussi à plus sorte raison le pouuoir de me donner toutes les perfections qui me manquent, (par l’Axiome 8 et 9.) Car ces perfections ne sont que des attributs de la substance, et moy ie suis vne substance ;.

Mais ie n’ay pas la puissance de me donner toutes ces perfections, car autrement ie les possederois des-ja, (par l’Axiome 7.).

Doncques ie n’ay pas la puissance de me conseruer moy-mesme.

En aprés, ie ne puis exister sans estre conserué tant que i’existe, soit par moy-mesme, suposé que i’en aye le pouuoir, soit par vn autre qui ait cette puissance, (par l’Axiome 1. et 2.).

Or est-il que i’existe, et toutesfois ie n’ay pas la puissance de me conseruer moy-mesme, comme ie viens de prouuer.

Doncques ie suis conserué par vn autre.

De plus, celuy par qui ie suis conserué a en soy formellement, ou eminemment, tout ce qui est en moy, (par l’Axiome 4.).

Camusat – Le Petit, p. 217
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Or est-il que i’ay en moy l’idée, ou la notion de plusieurs perfections qui me manquent, et ensemble l’idée d’vn Dieu, (par la définition 2. et 8.).

Doncques la notion de ces mesmes perfections est aussi en celuy par qui ie suis conserué.

Enfin, celuy-là mesme par qui ie suis conserué ne peut auoir la notion d’aucunes perfections qui luy manquent, c’est à dire qu’il n’ait point en soy formellement, ou eminemment, (par l’Axiome 7.) Car ayant la puissance de me conseruer, comme il a esté dit maintenant, il auroit à plus forte raison le pouuoir de se les donner luy-mesme, s’il ne les auoit pas, (par l’Axiome 8. et 9.).

Or est il qu’il a la notion de toutes les perfections que ie reconnois me manquer, et que ie conçoy ne pouuoir estre qu’en Dieu seul, comme ie viens de prouuer.

Doncques il les a des-ja toutes en soy formellement, ou eminemment ; Et ainsi il est Dieu.

AT IX-1, 131

COROLLAIRE.
Dieu a creé le Ciel et la Terre, et tout ce qui y est contenu : Et outre cela il peut faire toutes les choses que nous conceuons clairement, en la manière que nous les conceuons.

Démonstration.

Toutes ces choses suiuent clairement de la proposition precedente. Car nous y auons prouué l’existence de Dieu, parce qu’il est necessaire qu’il Camusat – Le Petit, p. 218
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y ait vn estre qui existe, dans lequel toutes les perfections, dont il y a en nous quelque idée, soient contenuës formellement, ou eminemment.

Or est il que nous auons en nous l’idée d’vne puissance si grande, que par celuy-là seul en qui elle se retrouue, non seulement le Ciel et la terre, etc. doiuent auoir esté creez, mais aussi toutes les autres choses que nous connoissons comme possibles.

Doncques en prouuant l’existence de Dieu, nous auons aussi prouué de luy toutes ces choses.

PROPOSITION QVATRIÉME.
L’Esprit et le Corps sont réellement distincts.

Démonstration.

Tout ce que nous conceuons clairement peut estre fait par Dieu en la maniere que nous le conceuons, (par le Corollaire precedent.).

Mais nous conceuons clairement l’esprit, c’est à dire vne substance qui pense, sans le corps, c’est à dire sans vne substance étenduë, (par la demande 2.) et d’autre part nous conceuons aussi clairement le corps sans l’esprit, (ainsi que chacun accorde facilement.).

Doncques au moins par la toute-puissance de Dieu, l’esprit peut estre sans le corps, et le corps sans l’esprit.

Maintenant les substances qui peuuent estre l’vne Camusat – Le Petit, p. 219
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sans l’autre sont réellement distinctes, (par la definition 10.).

AT IX-1, 132 Or est il que l’esprit et le corps sont des substances, (par les definitions 5. 6. et 7.) qui peuuent estre l’vne sans l’autre (comme ie le viens de prouuer.).

Doncques, l’esprit et le corps sont réellement distincts.

Et il faut remarquer que ie me suis icy seruy de la toute-puissance de Dieu pour en tirer ma preuue, non qu’il soit besoin de quelque puissance extraordinaire pour separer l’esprit d’auec le corps, mais pource que n’ayant traité que de Dieu seul dans les propositions precedentes, ie ne la pouuois tirer d’ailleurs que de luy. Et il n’importe aucunement par quelle puissance deux choses soient separées, pour que nous connoissions qu’elles sont réellement distinctes.

Camusat – Le Petit, p. 220
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AT IX-1, 133

TROISIÉMES OBIECTIONS,
faites par vn celebre Philolophe AngloisHobbes, Thomas.
Auec les Réponses de l’Auteur.

SVR LA PREMIERE MEDITATION.
Des choses qui peuuent estre reuoquées en doute.
OBIECTION PREMIERE.

Il paroist assez, par les choses qui ont esté dites dans cette Meditation, qu’il n’y a point de marque certaine et euidente, par laquelle nous puissions reconnoistre et distinguer nos songes de la veille, et d’vne vraye perception des sens ; et partant que les images des choses que nous sentons estant éueillez, ne sont point des accidens attachez à des objets exterieurs, et qu’elles ne sont point des preuues suffisantes pour monstrer que ces objets exterieurs existent en effect. C’est pourquoy Camusat – Le Petit, p. 221
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si sans nous aider d’aucun autre raisonnement, nous suiuons seulement nos sens, nous auons iuste sujet de douter si quelque chose existe, ou non. Nous reconnoissons donc la verité de cette Meditation. Mais d’autant que Platon a parlé de cette incertitude des choses sensibles, et plusieurs autres anciens Philosophes auant et aprés luy, et qu’il est aisé de remarquer la difficulté qu’il y a de discerner la veille du sommeil, i’eusse voulu que cét excellent auteur de nouuelles speculations se fust abstenu de publier des choses si vieilles.

Réponse.

Les raisons de douter qui sont icy receuës pour vrayes par ce Philosophe, n’ont esté proposées par moy que comme vray-semblables : Et ie m’en suis seruy, non pour les débiter comme nouuelles, mais en partie pour preparer les esprits des Lecteurs à considerer les choses intellectuelles, et les distinguer des corporelles, à quoy elles m’ont tousiours semblé tres-necessaires ; en partie pour y répondre dans les Meditations suiuantes, et en partie aussi pour faire voir combien les veritez que ie propose en suite sont fermes et assurées, puis qu’elles ne peuuent estre ébranlées par des doutes si generaux, et si extraordinaires. Et ce n’a point esté pour acquerir de AT IX-1, 134 la gloire que ie les ay raportées ; mais ie pense n’auoir pas esté moins obligé de les expliquer, qu’vn Medecin de décrire la maladie dont il a entrepris d’enseigner la cure.

Camusat – Le Petit, p. 222
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OBIECTION SECONDE.
SVR LA SECONDE MEDITATION.
De la nature de l’Esprit humain.

Ie suis vne chose qui pense ; c’est fort bien dit. Car de ce que ie pense, ou de ce que i’ay vne idée soit en veillant, soit en dormant, l’on infere que ie suis pensant : car ces deux choses, Ie pense, et ie suis pensant, signifient la mesme chose. De ce que ie suis pensant, il s’ensuit que ie suis ; parce que ce qui pense n’est pas vn rien. Mais où nostre auteur adjouste, c’est à dire, vn Esprit, vne ame, vn entendement, vne raison : de là naist vn doute. Car ce raisonnement ne me semble pas bien deduit, de dire ie suis pensant, donc ie suis vne pensée : ou bien ie suis intelligent, donc ie suis vn entendement. Car de la mesme façon ie pourois dire, ie suis promenant, donc ie suis vne promenade. Monsieur des Cartes donc prend la chose intelligente, et l’intellection, qui en est l’acte, pour vne mesme chose ; ou du moins il dit que c’est le mesme que la chose qui entend, et l’entendement, qui est vne puissance ou faculté d’vne chose intelligente. Neantmoins tous les Philosophes distinguent le sujet de ses facultez, et de ses actes, c’est à dire de ses proprietez, et de ses essences ; Car c’est autre chose que la chose mesme qui est, et autre chose que son Essence ; Il se peut donc faire qu’vne chose qui pense Camusat – Le Petit, p. 223
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soit le sujet de l’esprit, de la raison, ou de l’entendement, et partant que ce soit quelque chose de corporel, dont le contraire est pris, ou auancé, et n’est pas prouué. Et neantmoins c’est en cela que consiste le fondement de la conclusion qu’il semble que Monsieur Des-Cartes veüille establir.

Au mesme endroit il dit, i’ay reconnu que i’existe, ie cherche maintenant qui ie suis, moy que i’ay reconnu estre. Or il est tres-certain que cette notion, et connoissance de moy-mesme ainsi precisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connuë.

Il est tres-certain que la connoissance de cette proposition i’existe, dépend de celle-cy, ie pense, comme il nous a fort bien enseigné : Mais d’où nous vient la connoissance de celle-cy, ie pense ? Certes ce n’est point d’autre chose, que de ce que nous ne pouuons conceuoir aucun acte sans son sujet, comme la pensée sans vne chose qui pense, la science sans vne chose qui sçache, et la promenade sans vne chose qui se promene.

AT IX-1, 135 Et de là il semble suiure, qu’vne chose qui pense est quelque chose de corporel ; Car les sujets de tous les actes semblent estre seulement entendus sous vne raison corporelle, ou sous vne raison de matiere, comme il a luy-mesme montré vn peu aprés par l’exemple de la cire, laquelle, quoy que sa couleur, sa dureté, sa figure, et tous ses autres actes soient changez, est tousiours conceuë estre la mesme chose, c’est à dire, la mesme matiere sujette à tous ces Camusat – Le Petit, p. 224
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changemens ; Or ce n’est pas par vne autre pensée qu’on infere que ie pense : Car encore que quelqu’vn puisse penser qu’il a pensé, (laquelle pensée n’est rien autre chose qu’un souuenir) neantmoins il est tout à fait impossible, de penser qu’on pense, ny de sçauoir qu’on sçait : Car ce seroit vne interrogation qui ne finiroit iamais, d’où sçauez-vous que vous sçauez, que vous sçauez, que vous scauez, etc.

Et partant puisque la connoissance de cette proposition, I’existe, dépend de la connoissance de celle-cy, Ie pense ; et la connoissance de celle-cy, de ce que nous ne pouuons separer la pensée d’vne matiere qui pense ; Il semble qu’on doit plutost inférer qu’vne chose qui pense est materielle, qu’immaterielle.

Réponse.

Ov i’ay dit, c’est à dire vn esprit, vne ame, vn entendement, vne raison etc. Ie n’ay point entendu par ces noms les seules facultez, mais les choses doüées de la faculté de penser, comme par les deux premiers on a coutume d’entendre ; Et assez souuent aussi par les deux derniers : Ce que i’ay si souuent expliqué, et en termes si exprés, que ie ne voy pas qu’il y ait eu lieu d’en douter.

Et il n’y a point icy de partieraport, ou de conuenance entre la promenade et la pensée, parce que la promenade n’est iamais prise autrement que pour l’action mesme ; mais la pensée se prend quelquesfois pour Camusat – Le Petit, p. 225
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l’acttion, quelquesfois pour la faculté, et quelquesfois pour la chose en laquelle reside cette faculté.

Et ie ne dis pas que l’intellection, et la chose qui entend soient vne mesme chose, non pas mesme la chose qui entend, et l’entendement, si l’entendement est pris pour vne faculté, mais seulement lorsqu’il est pris pour la chose mesme qui entend. Or i’auouë franchement que pour signifier vne chose, ou vne substance, laquelle ie voulois dépoüiller de toutes les choses qui ne luy apartiennent point, ie me suis seruy de termes autant simples et absraits que i’ay pû, comme au contraire ce Philosophe, pour signifier la mesme substance, en AT IX-1, 136 employe d’autres fort concrets, et composez, à sçauoir ceux de sujet, de matiere, et de corps, afin d’empescher autant qu’il peut, qu’on ne puisse separer la pensée d’auec le corps. Et ie ne crains pas que la façon dont il se sert, qui est de joindre ainsi plusieurs choses ensemble, soit trouuée plus propre pour paruenir à la connoissance de la verité, qu’est la mienne, par laquelle ie distingue autant que ie puis chaque chose. Mais ne nous arrestons pas dauantage aux paroles, venons à la chose dont il est question.

Il se peut faire, dit-il, qu’vne chose qui pense soit quelque chose de corporel, dont le contraire est pris, et n’est pas prouué. Tant s’en faut, ie n’ay point auancé le contraire, et ne m’en suis en façon quelconque serui pour fondement, mais ie l’ay laissé entierement indeterminé iusqu’à la sixiéme Meditation, dans laquelle il est prouué.

Camusat – Le Petit, p. 226
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En aprés il dit fort bien, que nous ne pouuons conceuoir aucun acte sans son sujet, comme la pensée sans vne chose qui pense, parce que la chose qui pense n’est pas vn rien : mais c’est sans aucune raison, et contre toute bonne Logique, et mesme contre la façon ordinaire de parler, qu’il adioute, que de la il semble suiure qu’une chose qui pense est quelque chose de corporel ; Car les suiets de tous les actes sont bien à la verité entendus comme estans des substances, (ou si vous voulez comme des matieres, à sçauoir des matieres Metaphysiques) mais non pas pour cela comme des corps.

Au contraire tous les Logiciens, et presque tout le monde auec eux, ont coutume de dire qu’entre les substanccs les vnes sont spirituelles, et les autres corporelles. Et ie n’ay prouué autre chose par l’exemple de la cire, sinon que la couleur, la dureté, la figure, etc. n’appartiennent point à la raison formelle de la cire. C’est à dire qu’on peut conceuoir tout ce qui se trouue necessairement dans la cire, sans auoir besoin pour cela de penser à elles : Ie n’ay point aussi parlé en ce lieu-la de la raison formelle de l’esprit, ny mesme de celle du corps.

Et il ne sert de rien de dire, comme fait icy ce philosophe, qu’vne pensée ne peut pas estre le sujet d’vne autre pensée, Car qui a iamais feint cela que luy ? Mais ie tacheray icy d’expliquer toute la chose dont il est question en peu de paroles.

Il est certain que la pensée ne peut pas estre sans Camusat – Le Petit, p. 227
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vne chose qui pense, et en general aucun accident, ou aucun acte ne peut estre sans vne substance de laquelle il soit l’acte. Mais d’autant que nous ne connoissons pas la substance immediatement par elle mesme, mais seulement par ce qu’elle est le sujet de quelques actes, il est fort conuenable AT IX-1, 137 à la raison, et l’vsage mesme le requiert, que nous apelions de diuers noms ces substances que nous connoissons estre les suiets de plusieurs actes, ou accidens entierement differens ; et qu’apres cela nous examinions si ces diuers noms signifient des choses differentes, ou vne seule et mesme chose.

Or il y a certains actes que nous apelons corporels, comme la grandeur, la figure, le mouuement, et toutes les autres choses qui ne peuuent estre conceuës sans vne extension locale, et nous apelons du nom de Corps la substance en laquelle ils resident : et on ne peut pas feindre que ce soit vne autre substance qui soit le sujet de la figure, vne autre qui soit le sujet du mouuement local, etc. parce que tous ces ades conuiennent entr’eux en ce qu’ils présuposent l’estenduë. En aprez, il y a d’autres actes que nous apelons Intellectuels, comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc. tous lesquels conuiennent entr’eux en ce qu’ils ne peuuent estre sans pensée, ou perception, ou conscience et connoissance : Et la substance en laquelle ils resident, nous disons que c’est vne chose qui pense, ou vn esprit, ou de quelque autre nom que nous veuillions Camusat – Le Petit, p. 228
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l’apeler, pourueu que nous ne la confondions point auec la substance corporelle, d’autant que les actes intellectuels n’ont aucune affinité auec les actes corporels, et la pensée, qui est la raison commune en laquelle ils conuiennent, differe totalement de l’extension, qui est la raison commune des autres.

Mais aprés que nous auons formé deux concepts clairs et distincts de ces deux substances, il est aysé de connoistre par ce qui a esté dit en la sixiéme Meditation, si elles ne sont qu’vne mesme chose, ou si elles en sont deux differentes.

OBIECTION TROISIÉME.
Qvi a-t-il donc qui soit distingué de ma pensée ? Qui a-t-il que l’on puisse dire estre separé de moy-mesme ?

Quelqu’vn répondra peut-estre à cette question : Ie suis distingué de ma pensée moy-mesme qui pense ; et quoy qu’elle ne soit pas a la verité separée de moy-mesme, elle est neanmoins différente de moy : de la mesme façon que la promenade (comme il a esté dit cy-dessus) est distinguée de celuy qui se promene : que si Monsieur Des Cartes monstre que celuy qui entend et l’entendement sont vne mesme chose, nous tomberons AT IX-1, 138 dans cette façon de parler scholastique, Camusat – Le Petit, p. 229
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l’entendement entend, la veüe void, la volonté veut ; et par vne juste analogie, la promenade, ou du moins la faculté de se promener, se promenera, toutes lesquelles choses sont obscures, impropres, et tres-indignes de la netteté ordinaire de Monsieur Des Cartes.

Réponse.

Ie ne nie pas que moy, qui pense, sois distingué de ma pensée, comme vne chose l’est de son mode : mais ou ie demande, qui a-t-il donc qui soit distingué de ma pensée, i’entens cela des diuerses façons de penser qui sont là énoncées, et non pas de ma substance ; et ou i’adioute, qui a-t-il que l’on puisse dire estre separé de soy-mesme ? Ie veux dire seulement que toutes ces manieres de penser qui sont en moy ne peuuent auoir aucune existence hors de moy : et ie ne voy pas qu’il y ait en cela aucun lieu de doute, ny pourquoy l’on me blàme icy d’obscurité.

OBJECTION QVATRIÉME.

Il faut donc que ie demeure d’accord que ie ne sçaurois pas mesme conceuoir par l’imagination, ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoiue.

Il y a grande difference entre imaginer, c’est à dire auoir quelque Idée, et conceuoir de l’entendement, Camusat – Le Petit, p. 230
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c’est à dire conclure en raisonnant que quelque chose est, ou existe. Mais Monsieur Des Cartes ne nous a pas expliqué en quoy ils different. Les anciens Peripateticiens ont aussi enseigné assez clairement, que la substance ne s’aperçoit point par les sens, mais qu’elle se collige par la raison.

Que dirons-nous maintenant, si peut-estre le raisonnement n’est rien autre chose qu’vn assemblage et enchaisnement de noms par ce mot, Est ? D’où il s’ensuiuroit que par la raison nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant leurs apellations, c’est à dire, que par elle nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses, selon les conuentions que nous auons faites à nostre fantaisie touchant leurs significations. Si cela est ainsi, comme il peut estre, le raisonnement dépendra des noms, les noms de l’imagination, et l’imagination peut-estre (et cecy selon mon sentiment) du mouuement des organes corporels, et ainsi l’esprit ne sera rien autre chose, qu’vn mouuement en certaines parties du corps organique.

AT IX-1, 139

Réponse.

I’ay expliqué dans la seconde meditation la difference qui est entre l’imagination, et le pur concept de l’entendement, ou de l’esprit, lors qu’en l’exemple de la cire i’ay fait voir quelles sont les choses que nous imaginons en elle, et quelles sont celles Camusat – Le Petit, p. 231
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que nous conceuons par le seul entendement. Mais i’ay encore expliqué ailleurs comment nous entendons autrement vne chose que nous ne l’imaginons, en ce que pour imaginer, par exemple, vn pentagone, il est besoin d’vne particuliere contention d’esprit qui nous rende cette figure, (c’est à dire ses cinq costez et l’espace qu’ils renferment,) comme presente, de laquelle nous ne nous seruons point pour conceuoir. Or l’assemblage qui se fait dans le raisonnement n’est pas celuy des noms, mais bien celuy des choses signifiées par les noms, et ie m’étonne que le contraire puisse venir en l’esprit de personne.

Car qui doute qu’vn François, et qu’vn alleman ne puissent auoir les mesmes pensées, ou raisonnemens touchant les mesmes choses, quoy que neantmoins ils conçoiuent des mots entierement differens ? Et ce philosophe ne se condamne t’-il pas luy-mesme, lorsqu’il parle des conuentions que nous auons faites à nostre fantaisie touchant la signification des mots ? Car s’il admet que quelque chose est signifiée par les paroles, pourquoy ne veut-il pas que nos discours, et raisonnemens soient plutost de la chose qui est signifiée, que des paroles seules ? Et certes de la mesme façon, et auec vne aussi iuste raison qu’il conclut que l’esprit est vn mouuement, il pouroit aussi conclure que la terre est le Ciel, ou telle autre chose qu’il luy plaira ; pource qu’il n’y a point d’autres choses au Camusat – Le Petit, p. 232
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monde, entre lesquelles il n’y ait autant de conuenance, qu’il y en a entre le mouuement et l’esprit, qui sont de deux genres entierement differens.

OBIECTION CINQVIEME.
SVR LA TROISIEME MEDITATION.
De Dieu.

Qvelques vnes d’entre elles (à sçauoir d’entre les pensées des hommes) sont comme les images des choses, ausquelles seules conuient proprement le nom d’Idée, comme lorsque ie pense à vn homme, à vnvne Chymere, au Ciel, à vn Ange, ou à Dieu.

Lors que ie pense à vn homme, ie me represente vne Idée, ou vne image composée de couleur, et de figure, de laquelle ie puis douter si AT IX-1, 140 elle a la ressemblance d’vn homme, ou si elle ne l’a pas. Il en est de mesme lors que ie pense au ciel. Lors que ie pense à vne Chymere, ie me represente vne Idée, ou vne image, de laquelle ie puis douter si elle est le pourtrait de quelque animal qui n’existe point, mais qui puisse estre, ou qui ait esté autrefois, ou bien qui n’ait iamais esté.

Et lorsque quelqu’vn pense à vn Ange, quelquesfois l’image d’vne flamme se presente à son esprit, et quelquesfois celle d’vn jeune enfant qui a des aisles, de laquelle ie pense pouuoir dire auec Camusat – Le Petit, p. 233
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certitude qu’elle n’a point la ressemblance d’vn Ange, et partant qu’elle n’est point l’Idée d’vn Ange : mais croyant qu’il y a des creatures inuisbles, et immaterielles, qui sont les ministres de Dieu, nous donnons à vne chose que nous croyons, ou suposons, le nom d’Ange, quoy que neantmoins l’Idée souz laquelle i’imagine vn Ange, soit composée des Idées des choses visibles.

Il en est de mesme du nom venerable de Dieu, de qui nous n’auons aucune image, ou jdée ; c’est pourquoy on nous defend de l’adorer souz vne image, de peur qu’il ne nous semble que nous conceuions, celuy qui est inconceuable.

Nous n’auons donc point en nous, ce semble, aucune Idée de Dieu ; Mais tout ainsi qu’vn aueugle né qui s’est plusieurs fois aproché du feu, et qui en a senti la chaleur, reconnoist qu’il y a quelque chose par quoy il a esté échaufé ; Et entendant dire que cela s’appelle du feu, conclut qu’il y a du feu, et neantmoins n’en connoist pas la figure, ny la couleur, et n’a à vray dire aucune jdée, ou image du feu, qui se presente à son esprit.

De mesme l’homme voyant qu’il doit y auoir quelque cause de ses images, ou de ses jdées, et de cette cause vne autre premiere, et ainsi de suite, est en fin conduit à vne fin, ou à vne supposition de quelque cause eternelle, qui pource qu’elle n’a iamais commancé d’estre, ne peut auoir de cause qui la precede, ce qui fait qu’il conclut Camusat – Le Petit, p. 234
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necessairement qu’il y a vn estre eternel qui existe ; et neantmoins il n’a point d’Idée qu’il puisse dire estre celle de cet estre eternel, mais il nomme, ou appelle du nom de Dieu cette chose que la foy, ou sa raison luy persuade.

Maintenant, d’autant que de cette supposition, à sçauoir que nous auons en nous l’Idée de Dieu, Monsieur Des-Cartes vient à la preuue de ce theorême : que Dieu (c’est à dire vn estre tout puissant, tres-sage, Createur de l’Vniuers, etc) existe, il a deu mieux expliquer cette Idée de Dieu, et de là en conclure non seulement sontson existence, mais aussi la creation du monde.

AT IX-1, 141

Réponse.

Par le nom d’Idée, il veut seulement qu’on entende icy les images des choses materielles dépeintes en la fantaisie corporelle ; Et cela estant suposé il luy est aisé de monstrer qu’on ne peut auoir aucune propre, et veritable jdée de Dieu ny d’vn Ange ; Mais i’ay souuent auerti, et principalement en ce lieu-là mesme, que ie prens le nom d’Idée, pour tout ce qui est conceu immediatement par l’esprit ; en sorte que lorsque ie veux, et que ie crains, parce que ie conçoy en mesme temps que ie veux, et que ie crains, ce vouloir, et cette crainte sont mis par moy au nombre des Idées ; et ie me suis serui de ce nom, parce qu’il estoit desia communement receu par les philosophes, pour Camusat – Le Petit, p. 235
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signifier les formes des conceptions de l’entendement diuin ; encore que nous ne reconnoissions en Dieu aucune fantaisie, ou imagination corporelle, et ie n’en sçauois point de plus propre. Et ie pense auoir assez expliqué l’Idée de Dieu, pour ceux qui veulent conceuoir le sens que ie donne à mes paroles, mais pour ceux qui s’attachent à les entendre autrement que ie ne fais, ie ne le pourois iamais assez. En fin ce qu’il adioute icy de la creation du monde est tout affaittout à fait hors de propos : Car i’ay prouué que Dieu existe, auant que d’examiner s’il y auoit vn monde creé par luy, et de cela seul que Dieu, c’est a dire vn estre souuerainemcnt puissant, existe, il suit que, s’il y a vn monde, il doit auoir esté creé par luy.

OBIECTION SIXIÉME.

Mais il y en a d’autres (à sçauoir d’autres pensées) qui contiennent de plus d’autres formes, par exemple, lorsque ie veux, que ie crains, que i’affirme, que ie nie, ie conçoy bien, à la verité tousiours quelque chose comme le sujet de l’action de mon esprit, mais i’adioute aussi quelque autre chose par cette action à l’Idée que i’ay de cette chose-là ; et de ce genre de pensées les vnes font apelées volontez, ou affections, et les autres iugemens.

Lorsque quelqu’vn veut, ou craint, il a bien, à la verité l’image de la chose qu’il craint, et de l’action Camusat – Le Petit, p. 236
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qu’il veut, mais qu’est ce que celuy qui veut, ou qui craint, embrasse de plus par sa pensée, cela n’est pas icy expliqué. Et quoy qu’à le bien prendre la crainte soit vne pensée, ie ne voy pas comment elle peut estre autre, que la pensée ou l’jdée de la chose que l’on craint. AT IX-1, 142 Car qu’est-ce autre chose que la crainte d’vn lion qui s’auance vers nous, sinon l’jdée de ce lion, et l’effect (qu’vne telle jdée engendre dans le cœur) par lequel celuy qui craint est porté à ce mouuement animal que nous apelons fuite. Maintenant ce mouuement de fuite n’est pas vne pensée, Et partant il reste que dans la crainte il n’y a point d’autre pensée, que celle qui consiste en la ressemblance de la chose que l’on craint ; le mesme se peut dire aussi de la volonté.

D’auantage l’affirmation et la negation ne se font point sans parole, et sans noms, d’où vient que les bestes ne peuuent rien affirmer, ny nier, non pas mesme par la pensée, et partant ne peuuent aussi faire aucun jugement ; et neantmoins la pensée peut estre semblable dans vn homme, et dans vne beste. Car quand nous affirmons qu’vn homme court, nous n’auons point d’autre pensée que celle qu’a vn chien qui voit courir son maistre, et partant l’affirmation, et la negation n’adioutent rien aux simples pensées, si ce n’est peut-estre la pensée que les noms, dont l’affirmation est composée, sont les noms de la chose mesme qui est en l’esprit de celuy qui affirme ; Et cela nest rien autre chose Camusat – Le Petit, p. 237
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que comprendre par la pensée la ressemblance de la chose, mais cette ressemblance deux fois.

Réponse.

Il est de soy tres-euident, que c’est autre chose de voir vn lion, et ensemble de le craindre, que de le voir seulement : Et tout de mesme que c’est autre chose de voir vn homme qui court, que d’assurer qu’on le void. Et ie ne remarque rien icy qui ait besoin de réponse, ou d’explication.

OBIECTION SEPTIÉME.

Il me reste seulement à examiner de quelle façon i’ay acquis ceste idée, car ie ne l’ay point receuë par les sens, et iamais elle ne s’est offerte à moy contre mon attente, comme font les jdées des choses sensibles, lorsque ces choses se presentent aux organes exterieurs de mes sens, ou qu’elles semblent s’y presenter. Elle n’est pas aussi vne pure production, ou fiction de mon esprit, car il n’est pas en mon pouuoir d’y diminuer, ny d’y adiouter aucune chose, et partant il ne reste plus autre chose à dire, sinon que comme l’idée de moy-mesme elle est née, et produite auec moy dez lors que i’ay esté creé.

AT IX-1, 143 S’il n’y a point d’jdée de Dieu, (or on ne prouue point qu’il y en ait) comme il semble qu’il n’y en a point, toute cette recherche est inutile. Camusat – Le Petit, p. 238
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D’auantage l’jdée de moy-mesme me vient (si on regarde le corps) principalement de la veüe, (si l’ame) nous n’en auons aucune jdée, mais la raison nous fait conclure qu’il y a quelque chose de renfermé dans le corps humain, qui luy donne le mouuement animal, par lequel il sent, et se meut ; Et cela, quoy que ce soit, sans aucune jdée, nous l’apelons Ame.

Réponse.

S’il y a vne jdée de DIEV, (comme il est manifeste qu’il y en a vne) toute cette obiection est renuersée ; Et lorsqu’on adioute que nous n’auons point d’jdée de l’ame, mais qu’elle se collige par la raison, c’est de mesme que si on disoit, qu’on n’en a point d’image dépeinte en la fantaisie, mais qu’on en a neantmoins cette notion, que iusques icy i’ay apelé du nom d’jdée.

OBIECTION HVITIÉME.

Mais l’autre jdée du Soleil est prise des raisons de l’Astronomie, c’est à dire de certaines notions qui sont naturellement en moy.

Il semble qu’il ne puisse y auoir en mesme temps qu’une jdée du Soleil, soit qu’il soit veu par les yeux, soit qu’il soit conceu par le raisonnement estre Camusat – Le Petit, p. 239
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plusieurs fois plus grand qu’il ne paroist à la veuë : Car cette derniere n’est pas l’jdée du Soleil, mais vne consequence de nostre raisonnement, qui nous aprend que l’jdée du Soleil seroit plusieurs fois plus grande, s’il estoit regardé de beaucoup plus prez. Il est vray qu’en diuers temps il peut y auoir diuerses idées du Soleil, comme si en vn temps il est regardé seulement auec les yeux, et en vn autre auec vne lunette d’aproche ; Mais les raisons de l’Astronomie ne rendent point l’jdée du Soleil plus grande, ou plus petite, seulement elles nous enseignent que l’jdée sensible du Soleil est trompeuse.

Réponse.

Derechef, ce qui est dit icy n’estre point l’idée du Soleil, et neantmoins est décrit, c’est cela mesme que i’appelle jdée. Et pendant que ce philosophe ne veut pas conuenir auec moy de la signification des mots, il ne me peut rien obiecter qui ne soit friuole.

AT IX-1, 144

OBIECTION NEVFIÉME.

Car il est certain que les Idées qui me representent des substances, sont quelque chose de plus, et, pour ainsi dire, ont plus de realité obiectiue, que celles qui me representent seulement des modes, ou accidens ; et Camusat – Le Petit, p. 240
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derechef celle par laquelle ie conçoy vn Dieu souuerain, eternel, infiny, tout connoissant, tout puissant, et createur vniuersel de toutes les choses qui sont hors de luy, a sans doute en soy plus de realité obiectiue, que celles par qui les substances finies me sont representées.

I’ay desia plusieurs-fois remarqué cy-deuant que nous n’auons aucune jdée de Dieu, ny de l’ame ; i’adioute maintenant ny de la substance ; car i’auouë bien que la substance, en tant qu’elle est vne matiere capable de receuoir diuers accidens, et qui est sujette à leurs changemens, est aperceuë, et prouuée par le raisonnement, mais neantmoins elle n’est point conceuë, ou nous n’en auons aucune jdée. Si cela est vray, comment peut on dire que les jdées qui nous representent des substances, sont quelque chose de plus, et ont plus de realité obiectiue, que celles qui nous representent des accidens ? D’auantage que Monsieur Des-Cartes considere derechef ce qu’il veut dire par ces mots, Ont plus de realite. La realité reçoit-elle le plus et le moins ? ou s’il pense qu’vne chose soit plus chose qu’vne autre, qu’il considere comment il est possible que cela puisse estre expliqué auec toute la clarté, et l’euidence qui est requise en vne démonstration, et auec laquelle il a plusieurs-fois traitté d’autres matieres.

Camusat – Le Petit, p. 241
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Réponse.

I’ay plusieurs-fois dit que i’apelois du nom d’jdée cela mesme que la raison nous fait connoistre, comme aussi toutes les autres choses que nous conceuons, de quelque façon que nous les conceuions. Et i’ay sufisamment expliqué comment la realité reçoit le plus et le moins, en disant que la substance est quelque chose de plus que le mode, et que s’il y a des qualités réelles, ou des substances incompletes, elles sont aussi quelque chose de plus que les modes, mais quelque chose de moins que les substances completes ; et enfin que s’il y a vne substance infinie, et independante, cette substance est plus chose, ou a plus de realité, c’est à dire participe plus de l’estre ou de la chose, que la substance finie, et dépendante. Ce qui est de soy si manifeste, qu’il n’est pas besoin d’y aporter vne plus ample explication.

AT IX-1, 145

OBIECTION DIXIÉME.

Et partant il ne reste que la seule jdée de Dieu, dans laquelle il faut considerer s’il y a quelque chose qui n’ait peu venir de moy-mesme. Par le nom de Dieu i’entens vne substance infinie, independante, souuerainement intelligente, souuerainenient puissante, et par laquelle tant moy Camusat – Le Petit, p. 242
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que tout ce qui est au monde, s’il y a quelque monde, a esté creé. Toutes lesquelles choses sont telles, que plus i’y pense, et moins me semblent elles pouuoir venir de moy seul. Et par consequent il faut conclure necessairement, de tout ce qui a esté dit cy-deuant, que Dieu existe.

Considerant les attributs de Dieu, afin que de là nous en ayons l’Idée, et que nous voyions s’il y a quelque chose en elle qui n’ait peu venir de nous-mesmes, ie trouue, si ie ne me trompe, que ny les choses que nous conceuons par le nom de Dieu ne viennent point de nous, ny qu’il n’est pas necessaire qu’elles viennent d’ailleurs que des obiets exterieurs : Car par le nom de Dieu i’entens vne substance, c’est à dire, i’entens que Dieu existe, (non point par aucune jdée, mais par le discours,) infinie (c’est à dire, que ie ne puis conceuoir, ny imaginer ses termes, ou de parties si éloignées, que ie n’en puisse encore imaginer de plus reculées) d’où il suit que le nom d’Infini ne nous fournit pas l’jdée de l’infinité diuine, mais bien celle de mes propres termes, et limites ; Independante,c’est à dire, ie ne conçoy point de cause de laquelle Dieu puisse venir. D’où il paroist que ie n’ay point d’autre jdée qui réponde à ce nom d’indépendant, sinon la memoire de mes propres jdées qui ont toutes leur commencement en diuers temps, et qui par consequent sont dependantes.

C’est pourquoy dire que Dieu est indépendant, ce n’est rien dire autre chose, sinon que Dieu est du Camusat – Le Petit, p. 243
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nombre des choses dont ie ne puis imaginer l’origine, tout ainsi que dire que Dieu est infini, c’est de mesme que si nous disions qu’il est du nombre des choses dont nous ne conceuons point les limites. Et ainsi toute l’jdée de Dieu est refutée, Car quelle est cette idée qui est sans fin, et sans origine.

Souuerainement intelligente.Ie demande icy par quelle jdée Monsieur Des-Cartes conçoit l’intellection de Dieu.

Souuerainement puissante : je demande aussi par quelle jdée sa puissance qui regarde les choses futures, c’est à dire non existantes, est entenduë.

Certes pour moy, i’entens la puissance par l’image ou la memoire AT IX-1, 146 des choses passées, en raisonnant de cette sorte ; il a fait ainsi, Donc il a peu faire ainsi : Donc, tant qu’il fera, il poura encore faire ainsi : C’est à dire il en a la puissance. Or toutes ces choses sont des idées qui peuuent venir des obiets exterieurs.

Createur de toutes les choses qui sont au monde. Ie puis former quelque image de la creation par le moyen des choses que i’ay veuës ; par exemple, de ce que i’ay veu vn homme naissant, et qui est paruenu d’vne petitesse presque inconceuable, à la forme et grandeur qu’il a maintenant ; et personne à mon auis n’a d’autre jdée à ce nom de Createur ; mais il ne suffit pas pour prouuer la creation, que nous puissions imaginer le monde creé.

Camusat – Le Petit, p. 244
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C’est pourquoy encore qu’on eust démontré qu’vn estre infini, independant, tout puissant, etc. existe, il ne s’ensuit pas neantmoins qu’vn createur existe, si ce n’est que quelqu’vn pense qu’on infere fort bien, de ce que quelque chose existe, laquelle nous croyons auoir creé toutes les autres choses, que pour cela le monde a autrefois esté creé par elle.

Dauantage, où il dit que l’jdée de Dieu et de nostre ame est née, et residente en nous, ie voudrois bien sçauoir si les ames de ceux-là pensent, qui dorment profondement, et sans aucune réuerie : Si elles ne pensent point, elles n’ont alors aucunes jdées, et partant il n’y a point d’jdée qui soit née et residante en nous, car ce qui est né et residant en nous est tousiours present à nostre pensée.

Réponse.

Aucune chose de celles que nous attribuons à DIEV ne peut venir des obiets exterieurs, comme d’vne cause exemplaire : Car il n’y a rien en Dieu de semblable aux choses exterieures, c’est à dire aux choses corporelles. Or il est manifeste que tout ce que nous conceuons estre en DIEV de dissemblable aux choses exterieures, ne peut venir en nostre pensée par l’entremise de ces mesmes choses, mais seulement par celle de la cause de cette diuersité, c’est à dire de Dieu.

Et ie demande icy de quelle façon ce philosophe tire l’intellection de Dieu des choses exterieures : Camusat – Le Petit, p. 245
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car pour moy i’explique aisement quelle est l’jdée que l’en ay, en disant que, par le mot d’jdée i’entens tout ce qui est la forme de quelque perception ; Car qui est celuy qui conçoit quelque chose, qui ne s’en aperçoiue ; et partant qui n’ait cette forme ou jdée de l’intellection, laquelle étendant à l’infini, il forme l’jdée de l’intellection diuine, et ainsi des autres attributs de Dieu.

AT IX-1, 147 Mais d’autant que ie me suis serui de l’jdée de Dieu qui est en nous, pour démontrer son existence, et que dans cette jdée vne puissance si immense est contenuë, que nous conceuons qu’il repugne, (s’il est vray que Dieu existe) que quelque autre chose que luy existe, si elle n’a esté creée par luy, il suit clairement de ce que son existence a esté démontrée, qu’il a esté aussi démontré que tout ce monde, c’est à dire, toutes les autres choses differentes de Dieu qui existent, ont esté creées par luy.

Enfin lorsque ie dis que quelque idée est née auec nous, ou qu’elle est naturellement emprainte en nos ames, ie n’entens pas qu’elle se presente toûjours à nostre pensée, car ainsi il n’y en auroit aucune, mais seulement que nous auons en nous mesmes la faculté de la produire.

OBIECTION ONZIÉME.

Et toute la force de l’argument dont i’ay vsé pour prouuer l’existence de Dieu, consiste en ce que ie voy qu’il ne seroit Camusat – Le Petit, p. 246
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pas possible que ma nature fust telle qu’elle est, c’est à dire que i’eusse en moy l’jdée d’vn Dieu, si Dieu n’existoit veritablement, à sçauoir ce mesme Dieu dont i’ay en moy l’jdée.

Doncques puisque ce n’est pas vne chose démontrée que nous ayons en nous l’jdée de Dieu, et que la Religion Chrestienne nous oblige de croire que Dieu est inconceuable, c’est à dire, selon mon opinion, qu’on n’en peut auoir d’jdée, il s’ensuit que l’existence de Dieu n’a point esté démontrée, et beaucoup moins la creation.

Réponse.

Lorsque Dieu est dit Inconceuable, cela s’entend d’vne conception qui le comprenne totalement, et parfaitement. Au reste i’ay desia tant de fois expliqué, comment nous auons en nous l’jdée de Dieu, que ie ne le puis encore icy repeter sans ennuyer les lecteurs.

OBIECTION DOVZIÉME.
SVR LA QVATRIEME MEDITATION.
Du vray et du faux.

Et ainsi ie connois que l’erreur en tant que telle, n’est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c’est seulement vn défaut, et partant que ie n’ay pas besoin pour errer de quelque puissance qui m’ait esté donnée de Dieu particulierement pour cet effect.

Camusat – Le Petit, p. 247
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AT IX-1, 148 Il est certain que l’ignorance est seulement vn défaut, et qu’il n’est pas besoin d’aucune faculté positiue pour ignorer ; mais quant à l’erreur, la chose n’est pas si manifeste : Car il semble que si les pierres, et les autres choses inanimées ne peuuent errer, c’est seulement parce qu’elles n’ont pas la faculté de raisonner, ny d’imaginer ; Et partant il faut conclure que pour errer il est besoin d’vn entendement, ou du moins d’vne imagination, qui sont des facultez toutes deux positiues, accordéeaccordées à tous ceux qui errent, mais aussi à eux seuls.

Dauantage Monsieur Des Cartes adioute : I’aperçoy que mes erreurs dépendent du concours de deux causes, àsçauoir de la faculté de connoistre qui est en moy, et de la faculté d’élire, ou du libre arbitre. Ce qui semble auoir de la contradiction auec les choses qui ont esté dites auparauant. Où il faut aussi remarquer que la liberté du franc-arbitre est suposée sans estre prouuée, quoy que cette suposition soit contraire à l’opinion des Caluinistes.

Réponse.

Encore que pour errer il soit besoin de la faculté de raisonner (ou plutost de iuger, ou bien d’affirmer, ou de nier) d’autant que c’en est le défaut, il ne s’ensuit pas pour cela que ce défaut soit réel, non plus que l’aueuglement n’est pas apelé réel, quoy que les pierres ne soyent pas Camusat – Le Petit, p. 248
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dites aueugles, pource seulement qu’elles ne sont pas capables de voir ; Et ie suis étonné de n’auoir encore peu rencontrer dans toutes ces obiections aucune consequence, qui me semblast estre bien déduite de ses principes.

Ie n’ay rien suposé, ou auancé touchant la liberté, que ce que nous ressentons tous les jours en nous mesmes, et qui est tres-connu par la lumière naturelle ; Et ie ne puis comprendre pourquoy il est dit icy que cela repugne, ou a de la contradiction auec ce qui a esté dit auparauant.

Mais encore que peut-estre il y en ait plusieurs, qui, lorsqu’ils considerent la préordination de Dieu, ne peuuent pas comprendre comment nostre liberté peut subsister et s’accorder auec elle, il n’y a neantmoins personne, qui se regardant seulement, soy-mesme, ne ressente, et n’experimente que la volonté et la liberté ne sont qu’vne mesme chose, ou plutost qu’il n’y a point de difference entre ce qui est volontaire, et ce qui est libre. Et ce n’est pas icy le lieu d’examiner quelle est en cela l’opinion des Caluinistes.

AT IX-1, 149

OBIECTION TREIZIÉME.

Par exemple, examinant ces iours passez si quelque chose existoit dans le monde, et prenant garde que de cela seul que i’examinois cette quection ; il suiuoit Camusat – Le Petit, p. 249
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tres-euidemment que i’existois moy-mesme, ie ne pouuois pas m’empescher de iuger qu’vne chose que ie conceuois si clairement estoit vraye, non que ie m’y trouuasse forcé par aucune cause extérieure, mais seulement parce que d’vne grande clarté qui estoit en mon entendement, a suiui vne grande inclination en ma volonté, et ainsi ie me suis porté à croire auec d’autant plus de liberté, que ie me suis trouué auec moins d’indifference.

Cette façon de parler, vne grande clarté dans l’entendement est metaphorique, et partant n’est pas propre à entrer dans vn argument : Or celuy qui n’a aucun doute, pretend auoir vne semblable clarté, et sa volonté n’a pas vne moindre inclination pour affirmer ce dont il n’a aucun doute, que celui qui a vne parfaite science. Cette clarté peut donc bien est re la cause pourquoy quelqu’vn aura et deffendra auec opiniâtreté quelque opinion, mais elle ne luy peut pas faire connoistre auec certitude qu’elle est vraye.

De plus, non seulement sçauoir qu’vne chose est vraye, mais aussi la croire, ou luy donner son adueu et confentement, ce sont choses qui ne dépendent point de la volonté ; car les choses qui nous sont prouuées par de bons argumens, ou racontées comme croyables, soit que nous le veuillions ou non, nous sommes contraints de les croire. Il est bien vray qu’affirmer ou nier, soutenir ou refuter des propostions, ce sont des actes de la volonté, mais il ne s’ensuit pas que le Camusat – Le Petit, p. 250
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consentement et l’adueu interieur depende de la volonté.

Et partant la conclusion qui suit n’est pas sufisamment démontrée : Et c’est dans ce mauuais vsage de nostre liberté, que consiste cette priuation qui constituë la forme de l’erreur.

Réponse.

Il importe peu que cette façon de parler vne grande clarté soit propre, ou non, à entrer dans vn argument, pourueu qu’elle soit propre pour expliquer nettement nostre pensée, comme elle est en effect. Car il n’y a personne qui ne sçache que par ce mot, vne clarté dans l’entendement, on entend vne clarté ou perspicuité de connoissance, que tous ceux-là n’ont peut-estre pas qui pensent l’auoir, mais cela n’empesche pas qu’elle ne differe beaucoup d’vne AT IX-1, 150 opinion obstinée, qui a esté conceuë sans vne euidente perception.

Or quand il est dit icy que soit que nous voulions, ou que nous ne voulions pas, nous donnons nostre creance aux choses que nous conceuons clairement, c’est de mesme que si on disoit, que soit que nous voulions, ou que nous ne voulions pas, nous voulons et desirons les choses bonnes quand elles nous sont clairement connuës : Car cette façon de parler, soit que nous ne voulions pas, n’a point de lieu en telles occasions, parce qu’il Camusat – Le Petit, p. 251
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y a de la contradiction à vouloir, et ne vouloir pas vne mesme chose.

OBIECTION QVATORZIÉME.
SVR LA CINQVIÉME MEDITATION.
De l’Essence des choses corporelles.

Comme, par exemple, lorsque i’imagine vn triangle, encore qu’il n’y ait peut-estre en aucun lieu du monde hors de ma pensée vne telle figure, et qu’il n’y en ait iamais eu, il ne laisse pas neantmoins d’y auoir vne certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure laquelle est immuable, et éternelle, que ie n’ay point inuentée, et qui ne depend en aucune façon de mon esprit, comme il paroist de ce que l’on peut démontrer diuerses proprietez de ce triangle.

S’il n’y a point de triangle en aucun lieu du monde, ie ne puis comprendre comment il a vne nature, car ce qui n’est nulle part, n’est point du tout, et n’a donc point aussi d’estre, ou de nature. L’jdée que nostre esprit conçoit du triangle, vient d’vn autre triangle que nous auons veu, ou inuenté sur les choses que nous auons veuës ; mais depuis qu’vne fois nous auons apelé du nom de Triangle la chose d’où nous pensons que l’jdée du triangle tire son origine, encore Camusat – Le Petit, p. 252
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que cette chose perisse, le nom demeure tousiours. De mesme, si nous auons vne fois conceu par la pensée que tous les angles d’vn triangle pris ensemble sont égaux à deux droits, et que nous ayons donné cet autre nom au triangle, qu’il est vne chose qui a trois angles égaux à deux droits : quand il n’y aurait au monde aucun triangle, le nom neantmoins ne laisseroit pas de demeurer. Et ainsi la verité de cette proposition sera éternelle, que le triangle est vne chose qui a trois angles égaux à deux droits ; mais la nature du triangle ne sera pas pour cela eternelle ; Car s’il arriuoit par hazard que tout triangle generalement perist, elle cesseroit d’estre.

De mesme cette proposition, l’homme est vn animal sera vraye eternellement, à cause des noms eternels ; mais suposé que le genre humain fut aneanty, il n’y aurait plus de nature humaine.

D’ou il est euident que l’essence, en tant qu’elle est distinguée de l’existence, AT IX-1, 151 n’est rien autre chose qu’vn assemblage de noms par le verbe Est ; et partant l’essence sans l’existence est vne fiction de nostre esprit : Et il semble que comme l’image de l’homme qui est dans l’esprit, est à l’homme, ainsi l’essence est à l’existence ; ou bien comme cette proposition Socrate est homme est à celle-cy Socrate est ou existe ; Ainsi l’essence de Socrate est à l’existence du mesme Socrate : Or cecy Socrate est homme, quand Socrate n’existe point, ne signifie autre chose qu’vn assemblage de noms, Et ce mot Est, ou Estre, a Camusat – Le Petit, p. 253
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souz soy l’image de l’vnité d’vne chose, qui est designée par deux noms.

Réponse.

La distinction qui est entre l’essence et l’existence est connuë de tout le monde ; et ce qui est dit icy des noms éternels, au lieu des concepts, ou des jdées d’vne eternelle verité, a desia esté cy-deuant assez refuté, et reietté.

OBIECTION QVINZIÉME.
SVR LA SIXIÉME MEDITATION.
De l’Existence des choses materielles.

Car Dieu ne m’ayant donné aucune faculté pour connoitre que cela soit(à sçauoir que Dieu par luy-mesme ou par l’entremise de quelque creature plus noble que le corps, m’enuoye les jdées du corps) mais au contraire m’ayant donné vne grande inclination à croire qu’elles me sont enuoyées, ou qu’elles partent des choses corporelles, ie ne voy pas comment on pouroit l’excuser de tromperie, si en effect ces jdées partoient ; ou estoient produites par d’autres causes que par des choses corporelles ; et partant, il faut auouër qu’il y a des choses corporelles qui existent.

Camusat – Le Petit, p. 254
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C’est la commune opinion que les Medecins ne pechent point qui deçoiuent les malades pour leur propre santé, ny les peres qui trompent leurs enfans pour leur propre bien ; et que le mal de la tromperie ne consiste pas dans la fausseté des paroles, mais dans la malice de celuy qui trompe. Que Monsieur Des-Cartes prenne donc garde si cette proportion, Dieu ne nous peut iamais tromper, prise vniuersellement est vraye, car si elle n’est pas vraye ainsi vniuersellement prise, cette conclusion n’est pas bonne, donc il y a des choses corporelles qui existent.

Réponse.

AT IX-1, 152 Pour la verité de cette conclusion, il n’eit pas necessaire que nous ne puissions iamais estre trompez (car au contraire i’ay auoüé franchement que nous le sommes souuent) mais seulement que nous ne le soyons point, quand nostre erreur feroit paroirtre en Dieu vne volonté de deceuoir, laquelle ne peut estre en luy ; Et il y a encore icy vne consequence qui ne me semble pas estre bien deduite de ses principes.

OBIECTION DERNIÉRE.

Car ie reconnois maintenant qu’il y a entre l’vne et l’autre (sçauoir est entre la veille et le sommeil) Camusat – Le Petit, p. 255
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vne tres-grande difference en ce que nostre memoire ne peut iamais lier et ioindre nos songes les vns aux autres, et auec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de ioindre les choses qui nous arriuent estant eueillez.

Ie demande sçauoir si c’est vne chose certaine, qu’vne personne songeant qu’elle doute si elle songe, ou non, ne puisse songer que son songe est ioint et lié auec les jdées d’vne longue suite de choses passées. Si elle le peut, les choses qui semblent à vne personne qui dort estre les actions de sa vie passée, peuuent estre tenuës pour vrayes, tout ainsi que si elle estoit éueillée. D’auantage d’autant, comme il dit luy mesme, que toute la certitude de la science, et toute sa verité dépend de la seule connoissance du vray Dieu, ou bien vn Athée ne peut pas reconnoistre qu’il veille par la memoire de sa vie passée, ou bien vne personne peut sçauoir qu’elle veille sans la connoissance du vray Dieu.

Réponse.

Celuy qui dort et songe, ne peut pas ioindre et assembler parfaitement et auec verité ses resueries auec les jdées des choses passées, encore qu’il puisse songer qu’il les assemble, Car qui est ce qui nie que celuy qui dort se Camusat – Le Petit, p. 256
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puisse tromper ? Mais après estant éueillé il connoistra facilement son erreur.

Et vn Athée peut reconnoistre qu’il veille par la memoire de sa vie passée, mais il ne peut pas sçauoir que ce signe est suffisant pour le rendre certain qu’il ne se trompe point, s’il ne sçait qu’il a este creé de Dieu, et que Dieu ne peut estre trompeur.

Camusat – Le Petit, p. 257
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AT IX-1, 153 QVATRIÉMES OBIECTIONS
Faites par Monsieur Arnauld. Arnauld, Antoine
Docteur en Theologie.
Lettre dudit S. au R. P. MersenneMersenne, Marin.

Mon Reuerend Pere,
Ie metz au rang des signalez bien faits la communication qui m’a esté faite par vostre moyen des meditations de Monsieur Des-Cartes ; Mais comme vous en sçauiez le prix, aussi me l’auez-vous venduë fort cherement, puisque vous n’auez point voulu me faire participant de cet excellent ouurage, que ie ne me sois premierement obligé de vous en dire mon sentiment. C’est vne condition à laquelle ie ne me serois point engagé, si le desir de connoistre les belles choses n’estoit en moy fort violent, et contre laquelle ie reclamerais volontiers, si ie pensois pouuoir obtenir de vous aussi facilement vne exception Camusat – Le Petit, p. 258
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pour m’estre laissé emporter par la volupté, comme autre-fois le Preteur en accordait à ceux de qui la crainte ou la violence auoit arraché le consentement.

Car que voulez vous de moy ? mon jugement touchant l’auteur ? nullement ; il y a long temps que vous sçauvez en quel estime i’ay sa personne, et le cas que ie fais de son esprit, et de sa doctrine : Vous n’ignorez pas aussi les fàcheuses affaires qui me tiennent à present occupé, et si vous aués meilleure opinion de moy que ie ne merite, il ne s’ensuit pas que ie n’aye point connoissance de mon peu de capacité ; Cependant, ce que vous voulez soumetre à mon examen, demande vne tres haute sufisance, auec beaucoup de tranquillité et de loisir, afin que l’esprit estant dégagé de l’embaras des affaires du monde ne pense qu’à soy-mesme. Ce que vous jugez bien ne se pouuoir faire sans vne meditation tres-profonde, et vne tres-grande recollection d’esprit. I’obeiray neantmoins puisque vous le voulez, mais à condition que vous serez mon garend, et que vous répondrez de toutes mes fautes. Or quoy que la philosophie se puisse vanter d’auoir seule enfanté cet ouurage, neantmoins parce que nostre auteur, en cela tres-modeste, se vient luy-mesme presenter au tribunal de la Theologie, ie iouëray icy deux personnages ; dans le premier paroissant en philosophe, ie representeray les principales difficultez que ie iugeray Camusat – Le Petit, p. 259
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pouuoir estre proposées par ceux de cette profession touchant les deux questions de la nature de l’esprit humain, et de l’existence de Dieu ; Et aprés cela prenant AT IX-1, 154 l’habit d’vn Theologien, ie mettray en auant les scrupules qu’vn homme de cette robe pouroit rencontrer en tout cet ouurage.

De la nature de l’esprit humain.

La première chose que ie trouue icy digne de remarque, est de voir que Monsieur Des-Cartes establisse pour fondement et premier principe de toute sa philosophie, ce qu’auant luy Saint Augustin homme de tres-grand esprit et d’vne singuliere doctrine, non seulement en matiere de Theologie, mais aussi en ce qui concerne l’humaine philosophie, auoit pris pour la baze et le soutien de la sienne. Car dans le liure second du libre arbitre, chap. 3. Alipius-disputant auec Euodius, et voulant prouuer qu’il y a vn Dieu, premierement, dit-il, ie vous demande, afin que nous commencions par les choses les plus manifestes, sçauoir si vous estes, ou si peut-estre vous ne craignez point de vous méprendre en répondant à ma demande, combien qu’à vray dire si vous n’estiez point, vous ne pouriez iamais estre trompé ? Ausquelles paroles reuiennent celles-cy de nostre auteur. Mais il y a vn ie ne sçay quel trompeur tres-puissant et tres-ruzé, qui met toute son industrie à me tromper tousiours ; Il est donc sans doute que ie suis, s’il Camusat – Le Petit, p. 260
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me trompe.
Mais poursuiuons, et afin de ne nous point éloigner de nostre sujet, voyons comment de ce principe on peut conclure que nostre esprit est distinct, et separé du corps.

Ie puis douter si i’ay vn corps, voire mesme ie puis douter s’il y a aucun corps au monde, et neantmoins ie ne puis pas douter que ie ne sois, ou que ie n’existe, tandis que ie doute, ou que ie pense.

Doncques moy qui doute, et qui pense, ie ne suis point vn corps, autrement en doutant du corps, ie douterois de moy-mesme.

Voire mesme encore que ie soutienne opiniastrement qu’il n’y a aucun corps au monde, cette verité neantmoins subsiste tousiours ie suis quelque chose, et partant ie ne suis point vn corps. Certes cela est subtil, mais quelqu’vn poura dire (ce que mesme nostre auteur s’obiecte) de ce que ie doute, ou mesme de ce que ie nie qu’il y ait aucun corps, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il n’y en ait point.

Mais aussi peut-il arriuer, que ces choses mesmes que ie suposc n’estre point, parce qu’elles me sont inconnuës, ne sont point en effect differentes de moy, que ie connois. Ie n’en sçay rien, dit-il, je ne dispute pas maintenant de cela. Ie ne puis donner mon jugement AT IX-1, 155 que des choses qui me sont connuës ; i’ay reconnu que i’estois, et ie cerchecherche quel ie suis, moy que i’ay reconnu estre. Or il est tres-certain que cette notion et connoissance de moy-mesme, ainsi precisement Camusat – Le Petit, p. 261
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prise, ne depend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connuë.

Mais, puisqu’il confesse lui-mesme que par l’argument qu’il a proposé dans son traitté de la Methode, pag. 34. la chose en est venuë seulement à ce point, d’éxclure tout ce qui est corporel de la nature de son esprit, non pas eu égard à la verité de la chose, mais seulement suiuant l’ordre de sa pensée, et de son raisonnement, (en telle sorte que son sens estoit qu’il ne connoissoit rien qu’il sceust appartenir à son essence, sinon qu’il estoit vne chose qui pense) il est euident par cette réponse que la dispute en est encore aux mesmes termes, et partant que la question dont il nous promet la solution demeure encore en son entier : à sçauoir, comment, de ce qu’il ne connoist rien autre chose qui appartienne à son essence (sinon qu’il est vne chose qui pense) il s’ensuit qu’il n’y a aussi rien autre chose qui en effect luy appartienne. Ce que toutes-fois ie n’ay peu découurir dans toute l’étenduë de la seconde meditation, tant i’ay l’esprit pesant et grossier. Mais autant que ie le puis coniecturer, il en vient à la preuue dans la sixiéme, pource qu’il a creu qu’elle dépendoit de la connoissance claire et distincte de Dieu, qu’il ne s’estoit pas encore acquise dans la seconde meditation ; voicy donc comment il prouue, et decide cette difficulté.

Pource, dit-il, que ie sçay que toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement peuuent estre produites par Dieu telles que ie les conçoy, il suffit que ie puisse Camusat – Le Petit, p. 262
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conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est distincte ou differente de l’autre, parce qu’elles peuuent estre posées separement au moins par la toute puissance de Dieu ; et il n’importe pas par quelle puissance cette separation se fasse pour m’obliger à les iuger differentes. Doncques pource que d’vn costé i’ay vne claire et distincte jdée de moy-mesme, en tant que ie suis seulement vne chose qui pense et non étenduë ; et que d’vne autre i’ay vne jdée distincte du corps, en tant qu’il est seulement vne chose étenduë, et qui ne pense point, il est certain que ce moy, c’est à dire mon ame par laquelle ie suis ce que ie suis, est entierement et veritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut estre ou exister sans luy, en sorte qu’encore qu’il ne fust point, elle ne lairroit pas d’estre tout ce qu’elle est.

Il faut icy s’aréter vn peu, car il me semble que dans ce peu de paroles consiste tout le nœud de la difficulté.

AT IX-1, 156 Et premierement à finafin que la majeure de cet argument soit vraye, cela ne se doit pas entendre de toute sorte de connoissance, ny mesme de toute celle qui est claire et distincte, mais seulement de celle qui est pleine et entiere, (c’est à dire qui comprend tout ce qui peut estre connu de la chose) Car Monsieur Des-Cartes confesse luy-mesme dans ses réponses aux premieres obiections qu’il n’est pas besoin d’vne distinction réelle, mais que la formelle suffit, à finafin qu’vne chose soit conceuë distinctement et separement d’vne autre, par vne Camusat – Le Petit, p. 263
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abstraction de l’esprit qui ne conçoit la chose qu’imparfaitement, et en partie ; d’ou vient qu’au mesme lieu il adioute.

Mais ie conçoy pleinement ce que c’est que le corps (c’est à dire, ie conçoy le corps comme vne chose complete) en pensant seulement que c’est vne chose étenduë, figurée, mobile, etc. encore que ie nie de luy toutes les choses qui appartiennent à la nature de l’esprit : Et d’autre part ie conçoy que l’esprit est vne chose complete, qui doute, qui entend, qui veut etc. encore que ie n’accorde point qu’il y ait en luy aucune des choses qui sont contenuës en l’Idée du corps. Doncques il y a vne distinction reelle entre le corps et l’esprit.

Mais si quelqu’un vient à reuoquer en doute cette mineure, et qu’il soutienne que l’jdée que vous auez de vous mesme n’est pas entiere, mais seulement imparfaite, lorsque vous vous conceuez (c’est à dire vostre Esprit) comme vne chose qui pense, et qui n’est point étenduë : Et pareillement, lorsque vous vous conceuez (c’est à dire vostre corps) comme vne chose étenduë, et qui ne pense point : Il faut voir comment cela a esté prouué dans ce que vous auez dit auparauant : Car ie ne pense pas que ce soit vne chose si claire, qu’on la doiue prendre pour vn principe indémonstrable, et qui n’ait pas besoin de preuue. Et quant à sa premiere partie, à sçauoir que vous conceuez pleinement ce que c’est que le corps, en pensant seulement que c’est vne chose étenduë, figurée, mobile, etc. encore que vous nyiez de luy toutes les choses qui Camusat – Le Petit, p. 264
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apartiennent à la nature de l’esprit,
elle est de peu d’importance ; Car celuy qui maintiendroit que nostre esprit est corporel, n’estimeroit pas pour cela que tout corps fust esprit ; Et ainsi le corps seroit à l’esprit comme le genre est à l’espece ; Mais le genre peut estre entendu sans l’espece, encore que l’on nie de luy tout ce qui est propre et particulier à l’espece, d’où vient cet axiome de Logique que l’espece estant niée le genre n’est pas nié, ou bien, là où est le genre il n’est pas necessaire que l’espece soit : ainsi ie puis conceuoir la figure sans conceuoir aucune des proprietez qui sont particulieres AT IX-1, 157 au cercle. Il reste donc encore à prouver que l’Esprit peut estre pleinement et entierement entendu sans le corps.

Or pour prouuer cette proposition ie n’ay point ce me semble trouué de plus propre argument dans tout cet ouurage que celuy que i’ay alegué au commencement, à sçauoir, ie puis nier qu’il y ait aucun corps au monde, aucune chose étendue, et neantmoins ie suis assuré que ie suis, tandis que ie le nie, ou que ie pense, ie suis donc vne chose qui pense, et non point vn corps ; et le corps n’apartient point à la connoissance que i’ay de moy-mesme.

Mais ie voy que de là il résulte seulement que ie puis acquerir quelque connoissance de moy-mesme sans la connoissance du corps, mais que cette connoissance soit complette et entierentière, en telle sorte que ie sois assuré que ie ne me trompe point, lorsque i’exclus le corps Camusat – Le Petit, p. 265
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de mon essence, cela ne m’est pas encore entierement manifeste : par exemple.

Posons que quelqu’un sçache que l’angle au demy-cercle est droit, et partant que le triangle fait de cet angle et du diametre du cercle est rectangle : Mais qu’il doute, et ne sçache pas encor certainement, voire mesme qu’ayant esté deceu par quelque sophisme, il nie que le quarré de la baze d’vn triangle rectangle soit égal aux quarez des costez ; il semble que par la mesme raison que propose Monsieur Des-Cartes, il doiue se confirmer dans son erreur, et fausse opinion : Car, dira-t-il, ie connais clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, ie doute neantmoins que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez, donc il n’est pas de l’essence de ce triangle que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez.

En aprés encore que ie nie que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez, ie suis neantmoins assuré qu’il est rectangle, et il me demeure en l’esprit vne claire et distincte connoissance qu’vn des angles de ce triangle est droit, ce qu’estant, Dieu mesme ne sçauroit faire qu’il ne soit pas rectangle.

Et partant ce dont ie doute, et que ie puis mesme nier, la mesme jdée me demeurant en l’esprit, n’apartient point à son essence.

Dauantage, pource que ie sçay que toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement, peuuent estre produites par Dieu telles que ie les conçoy, c’est assez que Camusat – Le Petit, p. 266
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ie puisse conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est differente de l’autre, parce que Dieu les peut separer. Mais ie conçoy clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, sans que ie sçache que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez ; Doncques au moins par la toute puissance de Dieu il se peut faire AT IX-1, 158 vn triangle rectangle dont le quaré de la baze ne sera pas égal aux quarez des costez.

Ie ne voy pas ce que l’on peut icy répondre, si ce n’est que cet homme ne connoist pas clairement et distinctement la nature du triangle rectangle ; Mais d’où puis-ie sçauoir que ie connois mieux la nature de mon esprit, qu’il ne connoist celle de ce triangle ? Car il est aussi assuré que le triangle au demy cercle a vn angle droit, ce qui est la notion du triangle rectangle, que ie suis assuré que i’existe, de ce que ie pense.

Tout ainsi donc que celuy-là se trompe, de ce qu’il pense qu’il n’est pas de l’essence de ce triangle (qu’il connoist clairement, et distinctement estre rectangle) que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez ; pourquoy peut-estre ne me trompay-ie pas aussi, en ce que ie pense que rien autre chose n’appartient à ma nature (que ie scay certainement et distinctement estre vne chose qui pense) sinon que ie suis vne chose qui pense ? veu que peut-estre il est aussi de mon essence que ie sois vne chose étenduë.

Camusat – Le Petit, p. 267
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Et certainement, dira quelqu’vn, ce n’est pas merueille, si lorsque de ce que ie pense, ie viens à conclure que ie suis, l’Idée que de là ie forme de moy-mesme, ne me represente point autrement à mon esprit que comme vne chose qui pense, puisqu’elle a esté tirée de ma seule pensée ; Et ainsi il ne semble pas que cette jdée nous puisse fournir aucun argument, pour prouver que rien autre chose n’apartient à mon essence, que ce qui est contenu en elle.

On peut adiouter à cela que l’argument proposé semble prouuer trop, et nous porter dans cette opinion de quelques Platoniciens (laquelle neantmoins nostre auteur refute) que rien de corporel n’apartient à nostre essence, en sorte que l’homme soit seulement vn esprit, et que le corps n’en soit que le vehicule, d’où vient qu’ils definissent l’homme, vn esprit vsant, ou se seruant du corps.

Que si vous répondez que le corps n’est pas absolument exclus de mon essence, mais seulement en tant que precisement ie suis vne chose qui pense, on pouroit craindre que quelqu’vn ne vinst à soupçonner, que peut-estre la notion ou l’jdée que i’ay de moy mesme, en tant que ie suis vne chose qui pense, ne soit pas l’jdée ou la notion de quelque estre complet, lequel soit pleinement et parfaitement conceu, mais seulement imparfaitement, et auec quelque sorte d’abstraction d’esprit, et restriction de la pensée.

Camusat – Le Petit, p. 268
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C’est pourquoy tout ainsi que les Geometres conçoiuent la ligne comme vne longueur sans largeur, et la superficie comme vne longueur et largeur sans profondeur, quoy qu’il n’y ait point de longueur sans AT IX-1, 159 largeur, ny de largeur sans profondeur. Peut-estre aussi quelqu’vn poura-t-il mettre en doute, sçauoir si tout ce qui pense, n’est point aussi vne chose étenduë, mais qui outre les proprietez qui luy sont communes auec les autres choses étenduës, comme d’estre mobile, figurable, etc. ait aussi cette particuliere vertu et faculté de penser, ce qui fait que par vne abstraction de l’esprit, elle peut estre conceuë auec cette seule vertu, comme vne chose qui pense, quoy qu’en effect les proprietez et qualitez du corps conuiennent à toutes les choses qui pensent ; tout ainsi que la quantité peut estre conceuë auec la longueur seule, quoy qu’en effect il n’y ait point de quantité à laquelle auec la longueur, la largeur et la profondeur ne conuiennent.

Ce qui augmente cette difficulté est que cette vertu de penser semble estre attachée aux organes corporels, puisque dans les enfans elle paroist assoupie, et dans les foux tout affaittout à fait éteinte, et perduë ; ce que les personnes impies et meurtrieres des ames nous obiectent principalement.

Voylàvoilà ce que i’auois à dire touchant la distinction réelle de l’esprit d’auec le corps ; mais puisque Monsieur Des-Cartes a entrepris de démontrer l’immortalité de l’ame, on peut demander Camusat – Le Petit, p. 269
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auec raison si elle résulte euidemment de cette distinction ; Car selon les principes de la philosophie ordinaire, cela ne s’ensuit point du tout ; veu qu’ordinairement ils disent que les ames des bestes sont distinctes de leurs corps, et que neantmoins elles perissent auec eux.

I’auois étendu iusques-icy cét escrit, et mon dessein estoit de montrer comment selon les principes de nostre auteur (lesquels ie pensois auoir recueillis de sa façon de philosopher) de la réelle distinction de l’esprit d’auec le corps, son immortalité se conclut facilement ; lorsqu’on m’a mis entre les mains vn sommaire des six meditations fait par le mesme auteur, qui, outre la grande lumiere qu’il apporte à tout son ouurage, contenoit sur ce sujet les mesmes raisons que i’auois meditées pour la solution de cette question.

Pour ce qui est des ames des bestes, il a desia assez fait connoistre en d’autres lieux, que son opinion est qu’elles n’en ont point, mais seulement vn corps figuré d’vne certaine façon, et composé de plusieurs differens organes disposez de telle sorte, que toutes les operations que nous voyons peuuent estre faites en luy, et par luy.

Mais il y a lieu de craindre que cette opinion ne puisse pas trouuer creance dans les esprits des hommes, si elle n’est soutenuë et prouuée par de tres fortes raisons. Car cela semble incroyable d’abord, qu’il se puisse faire sans le ministere d’aucune ame, Camusat – Le Petit, p. 270
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que la lumiere qui AT IX-1, 160 reflechit du corps du loup dans les yeux de la brebis, remuë les petits filets des nerfs optiques, et qu’en vertu de ce mouuement qui va iusqu’au cerueau, les esprits animaux soyent répandus dans les nerfs, en la maniere qu’il est necessaire pour faire que la brebis prenne la fuite.

I’adiouteray seulement icy que i’aprouue grandement ce que Monsieur Des-Cartes dit touchant la distinction qui est entre l’imagination, et la pensée ou l’intelligence ; Et que ç’a tousiours esté mon opinion, que les choses que nous conceuons par la raison sont beaucoup plus certaines que celles que les sens corporels nous font aperceuoir. Car il y a long temps que i’ay apris de Saint Augustin Chap. 15. De la quantité de l’ame, qu’il faut reietter le sentiment de ceux qui se persuadent que les choses que nous voyons par l’esprit, sont moins certaines que celles que nous voyons par les yeux du corps, qui sont tousiours troublez par la pituite. Ce qui fait dire au mesme Saint Augustin dans le liure premier de ses Solil. Chapitre 4. Qu’il a experimenté plusieurs-fois qu’en matiere de Geometrie les sens sont comme des vaisseaux.

Car, dit-il, lorsque pour l’etablissement et la preuue de quelque proposition de Geometrie, ie me suis laissé conduire par mes sens iusqu’au lieu où ie pretendois aller, ie ne les ay pas plutost quittez, que venant à repasser par ma pensée toutes les choses qu’ils sembloyent m’auoir aprises, ie me suis trouué l’esprit aussi inconstant que sont les Camusat – Le Petit, p. 271
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pas de ceux que l’on vient de mettre à terre aprés vne longue nauigation. C’est pourquoy ie pense qu’on pouroit plutost trouuer l’art de nauiger sur la terre, que de pouuoir comprendre la Geometrie par la seule entremise des sens, quoy qu’il semble qu’ils n’aident pas peu ceux qui commencent à l’apprendre.

De Dieu.

La première raison que nostre auteur apporte pour démontrer l’Exisstence de Dieu, laquelle il a entrepris de prouuer dans sa troisiéme Meditation, contient deux parties, la premiere est que Dieu existe, parce que son jdée est en moy ; Et la seconde que moy qui ay vne telle jdée, ie ne puis venir que de Dieu.

Touchant la premiere partie, il n’y a qu’vne seule chose que ie ne puis aprouuer, qui est que Monsieur Des-Cartes ayant soutenu que la AT IX-1, 161 fausseté ne se trouue proprement que dans les jugemens, il dit neantmoins vn peu aprez qu’il y a des jdées qui peuueut non pas à la verité formellement, mais materiellement estre fausses, ce qui me semble auoir de la répugnance auec ses principes.

Mais de peur qu’en vne matiere si obscure ie ne puisse pas expliquer ma pensée assez nettement, ie me seruiray d’vn exemple qui la rendra plus manifeste. Si, dit-il, le froid est seulement vne priuation Camusat – Le Petit, p. 272
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de la chaleur, l’jdée qui me le represente comme vne chose positiue, sera materiellement fausse.

Au contraire, si le froid est seulement vne priuation, il ne poura y auoir aucune jdée du froid, qui me le represente, comme vne chose positiue, et icy nostre auteur confond le iugement auec l’jdée.

Car qu’est-ce que l’jdée du froid ? C’est le froid mesme en tant qu’il est obiectiuement dans l’entendement : mais si le froid est vne priuation, il ne sçauroit estre objectiuement dans l’entendement par vne jdée, de qui l’estre objectif soit vn estre positif : Doncques si le froid est seulement vne priuation, iamais l’jdée n’en poura estre positiue, et consequemment il n’y en poura auoir aucune qui soit materiellement fausse.

Cela se confirme par le mesme argument que Monsieur Des-Cartes employe pour prouuer que l’jdée d’vn estre infini est necessairement vraye : Car bien que l’on puisse feindre qu’vn tel estre n’existe point, on ne peut pas neantmoins feindre que son jdée ne me represente rien de réel.

La mesme chose se peut dire de toute jdée positiue ; Car encore que l’on puisse feindre que le froid, que ie pense estre representé par vne jdée positiue, ne soit pas vne chose positiue ; on ne peut pas neantmoins feindre, qu’vne jdée positiue ne me represente rien de réel, et de positif ; veu que les jdées ne sont pas apelées positiues selon l’estre Camusat – Le Petit, p. 273
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qu’elles ont en qualité de Modes, ou de manieres de penser, car en ce sens elles seroyent toutes positiues : Mais elles sont ainsi apelées de l’estre objectif qu’elles contiennent, et representent à nostre esprit. Partant cette jdée peut bien n’estre pas l’jdée du froid, mais elle ne peut pas estre fausse.

Mais, direz-vous, elle est fausse pour cela mesme qu’elle n’est pas l’jdée du froid, au contraire c’est vostre jugement qui est faux, si vous la iugez estre l’jdée du froid : mais pour elle il est certain qu’elle est tres-vraye. Tout ainsi que l’jdée de Dieu ne doit pas materiellement mesme estre apelée fausse, encore que quelqu’vn la puisse transferer et raporter à vne chose qui ne soit point Dieu, comme ont fait les idolatres.

Enfin cette jdée du froid que vous dites estre materiellement fausse, que represente-t’elle à vostre esprit ? vne priuation ? Donc elle est AT IX-1, 162 vraye ; vn estre positif ? Donc elle n’est pas l’jdée du froid : Et de plus quelle est la cause de cet estre positif obiectif, qui selon vostre opinion fait que cette jdée soit materiellement fausse ? C’est, dites-vous, moy mesme en tant que ie participe du neant : Doncques l’estre obiectif positif de quelque jdée peut venir du neant, ce qui neantmoins repugne tout affaittout à fait à vos premiers fondemens.

Mais venons à la seconde partie de cette démonstration, en laquelle on demande, si moy qui ay Camusat – Le Petit, p. 274
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l’Idée d’vn estre infini, ie puis estre par vn autre, que par vn estre infini, et principalement si ie puis estre par moy mesme. Monsieur Des-Cartes soutient que ie ne puis estre par moy-mesme, d’autant que si ie me donnois l’Estre, ie me donnerois aussi toutes les perfections dont ie trouue en moy quelque jdée. Mais l’auteur des premieres obiections replique fort subtilement : Estre par soy ne doit pas estre pris positiuement, mais negatiuement, en sorte que ce soit le mesme que n’estre pas par autruy. Or, adioute-t-il, si quelque chose est par soy, c’est à dire non par autruy, comment prouuerez vous pour cela qu’elle comprend tout, et qu’elle est infinie ; Car à present ie ne vous écoute point si vous dites, puisqu’elle est par soy, elle se sera aisement donné toutes choses ; d’autant qu’elle n’est pas par soy comme par vne cause, et qu’il ne luy a pas esté possible auant qu’elle fust, de preuoir ce qu’elle pouroit estre pour choisir ce qu’elle seroit aprés.

Pour soudre cet argument Monsieur Des-Cartes répond que cette façon de parler estre par soy, ne doit pas estre prise negatiuement, mais positiuement, eu égard mesme à l’existence de Dieu ; en telle sorte que Dieu fait en quelque façon la mesme chose à l’égard de soy-mesme, que la cause efficiente à l’égard de son effect. Ce qui me semble vn peu hardy, et n’estre pas veritable.

C’est pourquoy ie conuiens en partie auec luy, et en partie ie n’y conuiens pas. Car i’auouë bien que ie ne puis estre par moy-mesme que Camusat – Le Petit, p. 275
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positiuement, mais ie nië que le mesme se doiue dire de Dieu ; au contraire ie trouue vne manifeste contradiction, que quelque chose soit par soy positiuement, et comme par vne cause. C’est pourquoy ie conclus la mesme chose que nostre auteur, mais par vne voye tout affaittout à fait differente ; en cette sorte.

Pour estre par moy-mesme, ie deurois estre par moy positiuement, et comme par vne cause, doncques il est impossible que te sois par moy-mesme ; la maieure de cet argument est prouuée par ce qu’il dit luy-mesme, que les parties du temps pouuant estre separées, et ne dépendant point les vnes des autres, il ne s’ensuit pas de ce que ie suis, que ie doiue estre encor à l’auenir, si ce n’est qu’il y ait en moy AT IX-1, 163 quelque puissance réelle et positiue, qui me crée quasi derechef en tous les momens.

Quant à la mineure, à sçauoir, que ie ne puis estre par moy positiuement, et comme par vne cause, elle me semble si manifeste par la lumiere naturelle, que ce serait en vain qu’on s’arresteroit à la vouloir prouuer, puisque ce seroit perdre le temps à prouuer vne chose connuë, par vne autre moins connuë. Nostre auteur mesme semble en auoir reconnu la verité, lorsqu’il n’a pas osé la nier ouuertement. Car, ie vous prie, examinons soigneusement ces paroles de sa réponse aux premieres obiections.

Ie n’ay pas dit, dit-il, qu’il est impossible qu’vne chose soit la cause efficiente de soy-mesme, car encore que cela soit Camusat – Le Petit, p. 276
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manifestement veritable, quand on restraint la signification d’efficient à ces sortes de causes qui sont differentes de leurs effects, ou qui les precedent en temps, il ne semble pas neantmoins que dans cette question on la doiue ainsi restraindre, parce que la lumiere naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente de preceder en temps son effect.

Cela est fort bon pour ce qui regarde le premier membre de cette distinction : mais pourquoy a-t-il obmis le second, et que n’a-t-il adiouté que la mesme lumiere naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente d’estre differente de son effect, sinon parce que la lumiere naturelle ne luy permettoit pas de le dire.

Et de vray, tout effect estant dépendant de sa cause, et receuant d’elle son estre, n’est-il pas tres-euident qu’vne mesme chose ne peut pas dépendre, ny receuoir l’estre de soy-mesme ?

Dauantage, toute cause est la cause d’vn effect, et tout effect est l’effect d’vne cause, et partant, ily a vn raport mutuel entre la cause et l’effect : or il ne peut y auoir de raport mutuel qu’entre deux choses.

En aprés on ne peut conçeuoir sans absurdité, qu’vne chose reçoiue l’estre, et que neantmoins cette mesme chose ait l’estre auparauant que nous ayons conceu qu’elle l’ait receu. Or cela arriueroit si nous attribuyons les notions de cause et d’effect à vne mesme chose au regard de soy-mesme. Car Camusat – Le Petit, p. 277
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quelle est la notion d’vne cause ? Donner l’estre ; quelle est la notion d’vn effect ? Le receuoir. Or la notion de la cause precede naturellement la notion de l’effect.

Maintenant nous ne pouuons pas conceuoir vne chose sous la notion de cause, comme donnant l’estre, si nous ne conceuons qu’elle l’a : car AT IX-1, 164 personne ne peut donner ce qu’il n’a pas ; Doncques nous conceurions premierement qu’vne chose a l’estre, que nous ne conceurions qu’elle l’a receu ; et neantmoins en celuy qui reçoit, receuoir precede l’auoir.

Cette raison peut estre encore ainsi expliquée, personne ne donne ce qu’il n’a pas, doncques personne ne se peut donner l’estre que celuy qui l’a desia : Or s’il l’a desia pourquoy se le donneroit-il ?

Enfin il dit qu’il est manifeste par la lumiere naturelle que la creation n’est distinguée de la conseruation que par la raison : Mais il est aussi manifeste par la mesme lumiere naturelle, que rien ne se peut créer soy-mesme ; ny par consequent aussi se conseruer.

Que si de la These generale nous descendons à l’hypothese speciale de Dieu, la chose sera encore à mon aduis plus manifeste, à sçauoir, que Dieu ne peut estre par soy positiuement, mais seulement negatiuement, c’est à dire non par autruy.

Et premierement cela est euident par la raison Camusat – Le Petit, p. 278
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que Monsieur Des-Cartes aporte pour prouuer que si le corps est par soy, il doit estre par soy positiuement. Car, dit-il, les parties du temps ne dépendent point les vnes des autres ; et partant de ce que l’on supose que ce corps iusqu’à cette heure a esté par soy, c’est à dire sans cause, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il doiue estre encore à l’auenir, si ce n’est qu’il y ait en luy quelque puissance réelle et positiue, qui pour ainsi dire le reproduise continuellement.

Mais tant s’en faut que cette raison puisse auoir lieu lorsqu’il est question d’vn estre souuerainement parfait et infini, qu’au contraire pour des raisons ttout affaittout à fait opposées il faut conclure tout autrement : Car dans l’jdée d’vn estre infini, l’infinité de sa durée y est aussi contenuë, c’est à dire qu’elle n’est point renfermée dans aucunes limites, et partant qu’elle est indiuisible, permanente, et subsistante toute à la fois, et dans laquelle on ne peut sans erreur, et qu’improprement, à cause de l’imperfection de nostre esprit, conceuoir de passé ny d’auenir.

D’où il est manifeste qu’on ne peut conceuoir qu’vn estre infini existe, quand ce ne seroit qu’vn moment, qu’on ne conçoiue en mesme temps qu’il a tousiours esté, et qu’il sera eternellement (ce que nostre auteur mesme dit en quelque endroit) et partant que c’est vne chose superfluë de demander pourquoy il perseuere dans l’estre.

Voire mesme, comme l’enseigne Saint Augustin Camusat – Le Petit, p. 279
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(lequel aprés les auteurs sacrez a parlé de Dieu plus hautement, et plus dignement qu’aucun autre) en Dieu il n’y a point de passé, ny de futur, mais vn continuel present ; ce qui fait voir clairement qu’on ne peut sans absurdité demander pourquoy Dieu perseuere dans l’estre, veu que AT IX-1, 165 cette question enueloppe manifestement le deuant et l’aprés, le passé et le futur, qui doiuent estre bannis de l’jdée d’vn estre infini.

Dauantage on ne peut pas conceuoir que Dieu soit par soy positiuement, comme s’il s’estoit luy-mesme premierement produit ; car il aurait esté auparauant que d’estre, mais seulement (comme nostre auteur declare en plusieurs lieux) parce qu’en effect il se conserue.

Mais la conseruation ne conuient pas mieux à l’estre infini que la premiere production. Car qu’est-ce, ie vous prie que la conseruation, sinon vne continuelle reproduction d’vne chose, d’où il arriue que toute conseruation supose vne premiere production ; Et c’est pour cela mesme que le nom de continuation, comme aussi celuy de conseruation estant plutost des noms de puissance que d’acte, emportent auec soy quelque capacité, ou disposition à receuoir ; mais l’estre infini est vn acte tres-pur incapable de telles dispositions.

Concluons donc que nous ne pouuons conceuoir que Dieu soit par soy positiuement, sinon à cause de l’imperfection de nostre esprit, qui conçoit Camusat – Le Petit, p. 280
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Dieu à la façon des choses creées ; ce qui sera encore plus euident par cette autre raison.

On ne demande point la cause efficiente d’vne chose, sinon à raison de son existence, et non à raison de son essence ; par exemple, quand on demande la cause efficiente d’vn triangle, on demande qui a fait que ce triangle soit au monde ; mais ce ne seroit pas sans absurdité que ie demanderois la cause efficiente pourquoy vn triangle a ses trois angles égaux à deux droits ; Et à celuy qui feroit cette demande, on ne répondrait pas bien par la cause efficiente, mais on doit seulement répondre, parce que telle est la nature du triangle : D’où vient que les Mathematiciens qui ne se mettent pas beaucoup en peine de l’existence de leur obiet, ne font aucune demonstration par la cause efficiente, et finale. Or il n’est pas moins de l’essence d’vn estre infini d’exister, voire mesme, si vous voulez, de perseuerer dans l’estre : qu’il est de l’essence d’vn triangle d’auoir ses trois angles égaux à deux droits : Doncques tout ainsi qu’à celuy qui demanderait, pourquoy vn triangle a ses trois angles egaux à deux drois, on ne doit pas répondre par la cause efficiente, mais seulement parce que telle est la nature immuable et éternelle du triangle ; De mesme à celuy qui demandesi quelqu’vn demandepourquoy Dieu est, ou pourquoy il ne cesse point d’estre, il ne faut point chercher en Dieu, ny hors de Dieu de cause efficiente, ou quasi efficiente (car ie ne dispute pas Camusat – Le Petit, p. 281
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icy du nom, mais de la chose) mais il faut dire pour toute raison, queparce que telle est la nature de l’estre souuerainement parfait.

C’est pourquoy, à ce que dit Monsieur Des-Cartes, que la lumiere AT IX-1, 166 naturelle nous dicte, qu’il n’y a aucune chose de laquelle il ne soit permis de demander pourquoy elle existe, ou dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, ou bien si elle n’en a point, demander pourquoy elle n’en a pas besoin. Ie répons que si on demande pourquoy Dieu existe, il ne faut pas répondre par la cause efficiente, mais seulement parce qu’il est Dieu, c’est à dire vn estre infini ; Que si on demande quelle est sa cause efficiente, il faut répondre qu’il n’en a pas besoin ; et enfin si on demande pourquoy il n’en a pas besoin, il faut répondre parce qu’il est vn estre infini, duquel l’existence est son essence : Car il n’y a que les choses dans lesquelles il est permis de distinguer l’existence actuelle de l’essence, qui ayent besoin de cause efficiente.

Et partant ce qu’il adioute immediatement aprés les paroles que ie viens de citer se détruit de soy-mesme ; à sçauoir, Si ie pensois, dit-il, qu’aucune chose ne peust en quelque façon estre à l’égard de soy-mesme, ce que la cause efficiente est à l’egard de son effect, tant s’en faut que de là ie voulusse conclure qu’il y a vne premiere cause, qu’au contraire de celle-là mesme qu’on appelleroit premiere, ie rechercherois derechef la cause, et ainsi ie ne viendrois iamais à vne premiere.

Camusat – Le Petit, p. 282
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Car au contraire si ie pensois que de quelque chose que ce fust, il falust rechercher la cause efficiente, on quasi efficiente, i’aurois dans l’esprit de chercher vne cause differente de cette chose : d’autant qu’il est manifeste que rien ne peut en aucune façon estre à l’égard de soy-mesme, ce que la cause efficiente est à l’égard de son effect.

Or il me semble que nostre auteur doit estre auerti de considerer diligemment et auec attention toutes ces choses, parce que ie suis assuré qu’il y a peu de Theologiens qui ne s’offensent de cette proposition, à sçauoir, que Dieu est par soy positiuement, et comme par vne cause.

Il ne me reste plus qu’vn scrupule, qui est, de sçauoir comment il se peut déffendre de ne pas commettre vn cercle, lorsqu’il dit, que nous ne sommes assurez que les choses que nous conceuons clairement et distinctement sont vrayes, qu’à cause que Dieu est, ou existe.

Car nous ne pouuons estre assurez que Dieu est, sinon parce que nous conceuons cela tres-clairement et tres-distinctement ; doncques auparauant que d’estre assurez de l’existence de Dieu, nous deuons estre assurez que toutes les choses que nous conceuons clairement et distinctement sont toutes vrayes.

I’adiouteray vne chose qui m’estoit eschapée, c’est à sçauoir, que cette proposition me semble fausse que Monsieur Des-Cartes donne AT IX-1, 167 pour vne verité Camusat – Le Petit, p. 283
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tres-constante, à sçauoir que rien ne peut estre en luy, en tant qu’il est vne chose qui pense, dont il n’ait connoissance. Car par ce mot, en luy en tant qu’il est vne chose qui pense, il n’entend autre chose que son Esprit, en tant qu’il est distingué du corps. Mais qui ne void qu’il peut y auoir plusieurs choses en l’esprit, dont l’esprit mesme n’ait aucune connoissance ; par exemple, l’esprit d’vn enfant qui est dans le ventre de sa mere, a bien la vertu ou la faculté de penser, mais il n’en a pas connoissance : Ie passe sous silence vn grand nombre de semblables choses.

Des choses qui peuuent aréster les Theologiens.

Enfin pour finir vn discours qui n’est desia que trop ennuyeux, ie veux icy traitter les choses le plus briëuement qu’il me sera possible, et à ce sujet mon dessein est de marquer seulement les difficultez, sans m’arester à vne dispute plus exacte.

Premierement ie crains que quelques vns ne s’ofensent de cette libre façon de philosopher, par laquelle toutes choses sont réuoquées en doute. Et de vray nostre auteur mesme confesse, dans sa Methode que cette voye est dangereuse pour les foibles espris ; i’auoüe neantmoins qu’il tempere vn Camusat – Le Petit, p. 284
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peu le sujet de cette crainte dans l’abregé de sa premiere Meditation.

Toutesfois ie ne sçay s’il ne seroit point à propos de la munir de quelque préface, dans laquelle le lecteur fust auerti, que ce n’est pas serieusement, et tout de bon que l’on doute de ces choses, mais afin qu’ayant pour quelque temps mis à part toutes celles qui peuuent donner le moindre doute, ou comme parle nostre auteur en vn autre endroit, qui peuuent donner à nostre esprit vne occasion de douter la plus hyperbolique, nous voyions si aprés cela il n’y aura pas moyen de trouuer quelque verité qui soit si ferme et si assurée, que les plus opiniastres n’en puissent aucunement douter. Et aussi au lieu de ces paroles ne connoissant pas l’auteur de mon origine, ie penserois qu’il vaudrait mieux mettre feignant de ne pas connoistre.

Dans la quatriéme Meditation qui traite du vray et du faux, ie voudrais pour plusieurs raisons qu’il seroit long de raporter icy, que Monsieur Des-Cartes dans son abregé, ou dans le tissu mesme de cette meditation, auertist le lecleur de deux choses.

La premiere, que lorsqu’il explique la cause de l’erreur, il entend principalement parler de celle qui se commet dans le discernement du AT IX-1, 168 vray et du faux, et non pas de celle qui arriue dans la poursuite du bien et du mal.

Car puisque cela sufit pour le dessein et le but Camusat – Le Petit, p. 285
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de nostre auteur, et que les choses qu’il dit icy touchant la cause de l’erreur soufriroyent de tres-grandes obiections, si on les étendoit aussi à ce qui regarde la poursuite du bien et du mal, il me semble qu’il est de la prudence, et que l’ordre mesme, dont nostre auteur paroist si ialoux, requiert, que toutes les choses qui ne seruent point au suiet, et qui peuuent donner lieu à plusieurs disputes, soyent retranchées, de peur que tandis que le lecteur s’amuse inutilement à disputer des choses qui sont superfluës, il ne soit diuerti de la connoissance des necessaires.

La seconde chose dont ie voudrois que nostre auteur donnast quelque auertissement, est, que lorsqu’il dit que nous ne deuons donner nostre creance qu’aux choses que nous conceuons clairement et distinctement, cela s’entend seulement des choses qui concernent les sciences, et qui tombent souz nostre intelligence, et non pas de celles qui regardent la foy, et les actions de nostre vie : Ce qui a fait qu’il a tousiours condamné l’arrogance et presomption de ceux qui opinent, C’est à dire de ceux qui pensent sçauoir ce qu’ils ne sçauent pas, mais qu’il n’a iamais blâmé la iuste persuasion de ceux qui croyent auec prudence. Camusat – Le Petit, p. 286
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Car comme remarque fort iudicieusement S. Augustin au Chap. 15. de l’vtilité de la croyance ; il y a trois choses en l’Esprit de l’homme qui ont entr’elles vn tres-grand raport, et semblent quasi n’estre qu’vne mesme chose, mais qu’il faut neantmoins tres-soigneusement distinguer ; sçauoir est, entendre, croire, et opiner.

Celuy-là entend, qui comprend quelque chose par des raisons certaines. Celuy-là croit, lequel emporté par le poids et le credit de quelque graue et puissante autorité, tient pour vray cela mesme qu’il ne comprend pas par des raisons certaines. Celuy-là opine, qui se persuade, ou plutost qui presume de sçauoir ce qu’il ne sçait pas.

Or c’est vne chose honteuse, et fort indigne d’vn homme que d’opiner, pour deux raisons : la premiere pource que celuy-là n’est plus en estat d’aprendre, qui s’est desia persuadé de sçauoir ce qu’il ignore ; et la seconde pource que la presomption est de soy la marque d’un esprit mal fait, et d’un homme de peu de sens.

Doncques ce que nous entendons nous le deuons à la raison : Ce que nous croyons à l’autorité : Ce que nous opinons à l’erreur. Ie dis cela afin que nous sçachions qu’adioutant foy, mesme aux choses que nous ne comprenons pas encore, nous sommes exemps de la presomption de ceux qui opinent.

Car ceux qui disent qu’il ne faut rien croire que ce que nous AT IX-1, 169 sçauons, taschent seulement de ne point tomber dans la faute de ceux qui opinent, laquelle en effect est de soy honteuse et blasmable : Mais si quelqu’vn considere auec soin la grande difference qu’il y a, entre celuy qui presume sçauoir ce qu’il ne sçait pas, et celuy qui croit ce qu’il sçait bien qu’il n’entend pas, y estant toutesfois porté par quelque puissante autorité, il verra que celuy-cy euite sagement le peril de l’erreur, le blasme de peu de confiance Camusat – Le Petit, p. 287
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et d’humanité, et le peché de superbe. Et vn peu aprés Chap. 12. il adioute.

On peut aporter plusieurs raisons qui feront voir qu’il ne reste plus rien d’assuré parmy la societé des hommes, si nous sommes resolus de ne rien croire que ce que nous pourons connoistre certainement.

Iusques icy Saint Augustin.

Monsieur Des-Cartes peut maintenant iuger combien il est necessaire de distinguer ces choses, de peur que plusieurs de ceux qui panchent aujourd’huy vers l’impieté, ne puissent se seruir de ses paroles, pour combatre la foy et la verité de nostre creance.

Mais ce dont ie preuoy que les Theologiens s’offenseront le plus, est, que selon ses principes, il ne semble pas que les choses que l’Eglise nous enseigne touchant le sacré mystere de l’Eucharistie, puissent susister et demeurer en leur entier.

Car nous tenons pour article de foy que la substance du pain estant ostée du pain Eucharistique, les seuls accidens y demeurent : or ces accidens sont l’étenduë, la figure, la couleur, l’odeur, la saueur, et les autres qualitez sensibles.

De qualitez sensibles nostre auteur n’en reconnoist point, mais seulement certains differens mouuemens des petits corps qui sont autour de nous, par le moyen desquels nous sentons ces differentes impressions, lesquelles puis aprés nous apelons du nom de couleur, de saueur, d’odeur etc. Camusat – Le Petit, p. 288
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Ainsi il reste seulement la figure, l’étenduë, et la mobilité. Mais nostre auteur nie que ces facultez puissent estre entenduës sans quelque substance en laquelle elles resident, et partant aussi qu’elles puissent exister sans elle : Ce que mesme il repete dans ses réponses aux premières obiections.

Il ne reconnoist point aussi entre ces modes ou affections de la substance, et la substance, de distinction autre que la formelle, laquelle ne suffit pas, ce semble, pour que les choses qui sont ainsi distuinguées, puissent estre séparées l’vne de l’autre, mesme par la toute puissance de Dieu.

AT IX-1, 170 Ie ne doute point que Monsieur Des-Cartes, dont la pieté nous est tres connuë, n’examine et ne pese diligemment ces choses, et qu’il ne iuge bien qu’il luy faut soigneusement prendre garde, qu’en tachant de soutenir la cause de Dieu contre l’impieté des libertins, il ne semble pas leur auoir mis des armes en main, pour combatre vne foy que l’autorité du Dieu qu’il defend a fondée, et au moyen de laquelle il espere paruenir à cette vie immortelle qu’il a entrepris de persuader aux hommes.

REPONSES DE L’AVTEVR
Aux quatriémes objections faites
Par Monsieur Arnauld.Arnauld, Antoine Docteur en Theologie.

Lettre de l’Auteur au R.P. MersenneMersenne, Marin

MON R. PERE.
Il m’eust esté dificile de souhaiter vn plus clairuoyant. et plus officieux examinateur de mes écris, que celuy dont vous m’auez enuoyé les remarques ; Car il me traite auec tant de douceur et de ciuilité, que ie voy bien que son dessein n’a pas esté de rien dire contre moy, ny contre le suiet que i’ay traitté, et neantmoins c’est auec tant de soin qu’il a examiné ce qu’il a combatu, que i’ay raison de croire que rien ne luy a échapé. Et outre cela il insiste si viuement contre les Camusat – Le Petit, p. 290
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choses qui n’ont peu obtenir de luy son aprobation, que ie n’ay pas sujet de craindre qu’on estime que la complaisance luy ait rien fait dissimuler : C’est pourquoy ie ne me mets pas tant en peine des obiections qu’il m’a faites, que ie me réjouis de ce qu’il n’y a point plus de choses en mon écrit ausquelles il contredise.

Réponse à la premiere partie.
DE LA NATVRE DE L’ESPRIT HVMAIN.

Ie ne m’aresteray point icy à le remercier du secours qu’il m’a donné en me fortifiant de l’autorité de Saint Augustin, et de ce qu’il a proposé mes raisons de telle sorte, qu’il sembloit auoir peur que les autres ne les trouuassent pas assez fortes, et conuaincantes.

Mais ie diray d’abord en quel lieu i’ay commencé de prouuer AT IX-1, 171 comment de ce que ie ne connois rien autre chose qui appartienne à mon essence, c’est à dire à l’essence de mon esprit, sinon que ie suis vne chose qui pense, il s’ensuit qu’il n’y a aussi rien autre chose qui en effect luy appartienne : C’est au mesme lieu où i’ay prouué que Dieu est, ou existe, ce Dieu, dis-ie, Camusat – Le Petit, p. 291
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qui peut faire toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement comme possibles.

Car quoy que peut-estre il y ait en moy plusieurs choses que ie ne connois pas encore, (comme en effect ie suposois en ce lieu-là que ie ne sçauois pas encore que l’esprit eust la force de mouuoir le corps, ou de luy estre substantiellement vny) neantmoins d’autant que ce que ie connois estre en moy, me sufit pour subsister auec cela seul, ie suis assuré que Dieu me pouuoit créer sans les autres choses que ie ne connois pas encore, et partant que ces autres choses n’apartiennent point à l’essence de mon esprit.

Car il me semble qu’aucune des choses sans lesquelles vne autre peut estre, n’est comprise en son essence ; et encore que l’esprit soit de l’essence de l’homme, il n’est pas neantmoins à proprement parler de l’essence de l’esprit, qu’il soit vny au corps humain.

Il faut aussi que i’explique icy quelle est ma pensée, lorsque ie dis, qu’on ne peut pas inferer vne distinction réelle entre deux choses, de ce que l’vne est conceuë sans l’autre par vne abstraction de l’esprit qui conçoit la chose imparfaitement, mais seulement de ce que chacune d’elles est conceuë sans l’autre pleinement, ou comme vne chose .

Car ie n’estime pas qu’vne connoissance entiere et parfaite de la chose soit icy requise, comme le pretend Monsieur Arnauld, mais il y a en cela Camusat – Le Petit, p. 292
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cette difference, qu’afin qu’vne connoissance soit entiere et parfaite, elle doit contenir en soy toutes et chacunes les proprietez qui sont dans la chose connuë : Et c’est pour cela qu’il n’y a que Dieu seul qui sçache qu’il a les connoissances entieres et parfaites de toutes les choses.

Mais quoy qu’vn entendement créé ait peut-estre en effect les connoissances entieres et parfaites de plusieurs choses, neantmoins iamais il ne peut sçauoir qu’il les a, si Dieu mesme ne luy reuele particulierement ; car pour faire qu’il ait vne connoissance pleine et entiere de quelque chose, il est seulement requis que la puissance de connoistre qui est en luy égale cette chose, ce qui se peut faire aysement : mais pour faire qu’il sçache qu’il a vne telle connoissance, ou bien que Dieu n’a rien mis de plus dans cette chose, que ce qu’il en connoist, il faut que par sa puissance de connoistre, il égale la puissance infinie de Dieu : ce qui est entierement impossible.

Or pour connoistre la distinction réelle qui est entre deux choses, AT IX-1, 172 il n’est pas necessaire que la connoissance que nous auons de ces choses soit entiere et parfaite, si nous ne sçauons en mesme temps qu’elle est telle : mais nous ne le pouuons iamais sçauoir, comme ie viens de prouuer : donc il n’est pas necessaire qu’elle soit entiere et parfaite.

C’est pourquoy, où i’ay dit qu’il ne suffit pas qu’vne Camusat – Le Petit, p. 293
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chose soit couceuë sans vne autre par vne abstraction de l’esprit qui conçoit la chose imparfaitentent,
ie n’ay pas pensé que de là l’on peust inferer, que pour établir vne distinction réelle, il fust besoin d’vne connoissance entiere et parfaite, mais seulement d’vne qui fust telle, que nous ne la rendissions point imparfaite et defectueuse par l’abstraction et restriction de nostre esprit.

Car il y a bien de la difference entre auoir vne connoissance entierement parfaite, de laquelle personne ne peut iamais estre assuré si Dieu mesme ne luy reuele : Et auoir vne connoissance parfaite iusqu’à ce point, que nous sçachions qu’elle n’est point renduë imparfaitte par aucune abstraction de nostre esprit.

Ainsi, quand i’ay dit qu’il faloit conceuoir pleinement vne chose, ce n’estoit pas mon intention de dire que nostre conception deuoit estre entiere et parfaite, mais seulement qu’elle deuoit estre assez distincte, pour sçauoir que cette chose estoit complete.

Ce que ie pensois estre manifeste, tant par les choses que i’auois dit auparauant, que par celles qui suiuent immediatement aprez : Car i’auois distingué vn peu auparauant les estres incomplets de ceux qui sont complets, et i’auois dit qu’il estoit necessaire que chacune des choses qui sont distinguées réellement, fust conceuë comme vn estre par soy, et distinct de tout autre.

Camusat – Le Petit, p. 294
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Et vn peu aprez, au mesme sens que i’ay dit que ie conceuois pleinement ce que c’est que le corps, i’ay adiouté au mesme lieu que ie conceuois aussi que l’esprit est vne chose complete, prenant ces deux façons de parler, conceuoir pleinement, et conceuoir que c’est vne chose complete, en vne seule et mesme signification.

Mais on peut icy demander auec raison ce que i’entens par vne chose complete, et comment ie prouue que pour la distinction réelle, il suffit que deux choses soyent conceuës l’ vne sans l’autre comme deux choses completes.

A la premiere demande ie répons, que par vne chose complete, ie n’entens autre chose qu’vne substance reuétuë des formes, ou attributs, qui suffisent pour me faire connoistre qu’elle est vne substance.

Car comme i’ay desia remarqué ailleurs, nous ne connoissons point les substances immediatement par elles mesmes, mais de ce AT IX-1, 173 que nous aperceuons quelques formes, ou attribus, qui doiuent estre attachez à quelque chose pour exister, nous apelons du nom de Substance cette chose à laquelle ils sont atachez.

Que si aprés cela nous voulions dépoüiller cette mesme substance de tous ces attributs qui nous la font connoistre, nous détruirions toute la connoissance que nous en auons, et ainsi nous pourions bien à la verité dire quelque chose de la substance, mais tout ce que nous en dirions ne consisteroit qu’en paroles, desquelles nous ne conceurions pas Camusat – Le Petit, p. 295
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clairement et distinctement la signification.

Ie sçay bien qu’il y a des substances que l’on appelle vulgairement incompletes ; Mais si on les apelle ainsi, parce que de soy elles ne peuuent pas subsister toutes seules, et sans estre soutenuës par d’autres choses, ie confesse qu’il me semble qu’en cela il y a de la contradiction, qu’elles soyent des substances, c’est à dire des choses qui subsistent par soy, et qu’elles soyent aussi incompletes, c’est à dire des choses qui ne peuuent pas subsister par soy. Il est vray qu’en vn autre sens on les peut apeller incompletes, non qu’elles ayent rien d’incomplet en tant qu’elles sont des substances, mais seulement en tant qu’elles se raportent à quelqu’autre substance, auec laquelle elles composent vn tout par soy, et distinct de tout autre.

Ainsi la main est vne substance incomplete, si vous la raportez à tout le corps dont elle est partie ; mais si vous la considerez toute seule, elle est vne substance complete : Et pareillement l’esprit et le corps sont des substances incompletes, lorsqu’ils sont raportez à l’homme qu’ils composent, mais estant considerez separement ils sont des substances completes.

Car tout ainsi qu’estre étendu, diuisible, figuré, etc. sont des formes ou des attributs par le moyen desquels ie connois cette substance qu’on apelle corps ; de mesme estre intelligent, voulant, doutant, etc. sont des formes par le moyen desquelles Camusat – Le Petit, p. 296
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ie connois cette substance qu’on apelle Esprit : Et ie ne comprens pas moins que la substance qui pense est vne chose complete, que ie comprens que la substance etenduë en est vne.

Et ce que Monsieur Arnauld a adiouté ne se peut dire en façon quelconque, à sçauoir, que peut-estre le corps est à l’esprit comme le genre est à l’espece : car encore que le genre puisse estre conceu sans cette particuliere difference specifique, ou sans celle-là, l’espece toutesfois ne peut en aucune façon estre conceuë sans le genre.

Ainsi, par exemple, nous conceuons aisément la figure sans penser au cercle, (quoy que cette conception ne soit pas distincte, si elle n’est raportée à quelque figure particuliere, ny d’vne chose complete AT IX-1, 174 si elle ne comprend la nature du corps) mais nous ne pouuons conceuoir aucune difference specifique du cercle, que nous ne pensions en mesme temps à la figure.

Au lieu que l’esprit peut estre conceu distinctement, et pleinement, c’est à dire autant qu’il faut pour estre tenu pour vne chose complete, sans aucune de ces formes, ou attributs, au moyen desquels nous reconnoissons que le corps est vne substance, comme ie pense auoir sufisamment demonstré dans la seconde meditation ; Et le corps est aussi conceu distinctement, et comme vne chose complete, sans aucune des choses qui appartiennent à l’esprit.

Icy neantmoins Monsieur Arnauld passe plus Camusat – Le Petit, p. 297
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auant, et dit, encore que ie puisse acquerir quelque notion de moy-mesme sans la notion du corps, il ne résulte pas neantmoins de là, que cette notion soit complete et entiere, en telle sorte que ie sois assuré que ie ne me trompe point, lorsque i’exclus le corps de mon essence.

Ce qu’il explique par l’exemple du triangle inscrit au demy-cercle, que nous pouuons clairement et distinctement conceuoir estre rectangle, encore que nous ignorions, ou mesme que nous nyions, que le quarré de sa baze soit égal aux quarez des costez, et neantmoins on ne peut pas de là inferer qu’on puisse faire vn triangle rectangle, duquel le quaré de la baze ne soit pas égal aux quarez des costez.

Mais pour ce qui est de cet exemple il differe en plusieurs façons de la chose proposée. Car premierement encore que peut-estre par vn triangle on puisse entendre vne substance dont la figure est triangulaire, certes la proprieté d’auoir le quaré de la baze égal aux quarez des costez n’est pas vne substance, et partant chacune de ces deux choses ne peut pas estre entenduë comme vne chose complette, ainsi que le sont l’esprit et le corps : Et mesme cette propriété ne peut pas estre apellée vne chose, au mesme sens que i’ay dit que c’est assez que ie puisse conceuoir vne chose (c’est à sçauoir vne chose complete) sans vne autre etc. comme il est aysé de voir par ces paroles qui suiuent, d’auantage ie trouue en moy des facultez etc. Car ie n’ay pas dit que ces Camusat – Le Petit, p. 298
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facultez fussent des choses, mais i’ay voulu expressement faire distinction entre les choses, c’est à dire entre les substances, et les modes de ces choses, c’est à dire les facultez de ces substances.

En second lieu, encore que nous puissions clairement et distinctement conceuoir que le triangle au demy-cercle est rectangle, sans aperceuoir que le quaré de sa baze est égal aux quarez des costez, neantmoins nous ne pouuons pas conceuoir ainsi clairement vn triangle duquel le quaré de la baze soit égal aux quarez des costez, sans que nous aperceuions en mesme temps qu’il est rectangle : Mais AT IX-1, 175 nous conceuons clairement et distinctement l’esprit sans le corps, et reciproquement le corps sans l’esprit.

En troisiéme lieu, encore que le concept ou l’jdée du triangle inscrit au demy-cercle puisse estre telle, qu’elle ne contienne point l’égalité qui est entre le quaré de la baze et les quarez des costez, elle ne peut pas neantmoins estre telle, que l’on conçoiue que nulle proportion qui puisse estre entre le quaré de la baze et les quarez des costez n’apartient à ce triangle ; et partant tandis que l’on ignore quelle est cette proportion, on n’en peut nier aucune que celle qu’on connoist clairement ne luy point appartenir, ce qui ne peut iamais estre entendu de la proportion d’égalité qui est entr’eux.

Mais il n’y a rien de contenu dans le concept du Camusat – Le Petit, p. 299
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corps de ce qui apartient à l’esprit, et reciproquement dans le concept de l’esprit rien n’est compris de ce qui apartient au corps.

C’est pourquoy bien que i’aye dit, que c’est assez que ie puisse conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre etc. on ne peut pas pour cela former cette mineure. Or est il que ie conçoy clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, encore que ie doute, ou que ie nie que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez, etc.

Premierement, parce que la proportion qui est entre le quaré de la baze, et les quarez des costez n’est pas vne chose complete.

Secondement, parce que cette proportion d’egalité ne peut estre clairement entenduë que dans le triangle rectangle.

Et en troisiéme lieu, parce que nul triangle ne peut estre distinctement conceu, si on nie la proportion qui est entre les quarez de ses costez et de sa baze.

Mais maintenant il faut passer à la seconde demande, et montrer comment il est vray que de cela seul que ie conçoy clairement et distinctement vne substance sans vne autre, ie suis assuré qu’elles s’excluent mutuellement l’vne l’autre ; ce que ie montre en cette sorte.

La notion de la substance est telle, qu’on la conçoit comme vne chose qui peut exister par soy-mesme, c’est à dire sans le secours d’aucune autre Camusat – Le Petit, p. 300
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substance, et il n’y a iamais eu personne qui ait conceu deux substances par deux differens concepts, qui n’ait iugé qu’elles estoyent réellement distinctes.

C’est pourquoy si ie n’eusse point cherché de certitude plus grande que la vulgaire, ie me fusse contenté d’auoir montré en la seconde Meditation, que l’esprit est conceu comme vne chose subsistante, quoy AT IX-1, 176 qu’on ne luy attribue rien de ce qui apartient au corps, et qu’en mesme façon le corps est conceu comme vne chose subsistante, quoy qu’on ne lui attribue rien de ce qui apartient à l’esprit : Et ie n’aurois rien adiouté d’auantage pour prouuer que l’esprit est réellement distingué du corps : d’autant que vulgairement nous iugeons que toutes les choses sont en effect, et selon la verité, telles qu’elles paroissent à nostre pensée.

Mais d’autant qu’entre ces doutes hyperboliques que i’ay proposez dans ma premiere Meditation, cetuy-cy en estoit vn, à sçauoir, que ie ne pouuois estre assuré que les choses fussent en effet, et selon la verité telles que nous les conceuons, tandis que ie suposois que ie ne connoissois pas l’auteur de mon origine, tout ce que i’ay dit de Dieu et de la verité, dans la 3. 4 et 5. Meditation, sert à cette conclusion de la réelle distinction de l’esprit d’auec le corps, laquelle enfin i’ay acheuée dans la sixiéme.

Ie conçoy fort bien, dit Monsieur Arnauld, la nature du triangle inscrit dans le demy-cercle, sans que ie Camusat – Le Petit, p. 301
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sçache que le quaré de sa baze est égal aux quarez des costez.

A quoy ie répons que ce triangle peut veritablement estre conceu, sans que l’on pense à la proportion qui est entre le quaré de sa baze, et les quarez de ses costez : Mais qu’on ne peut pas conceuoir que cette proportion doiue estre niée de ce triangle, c’est à dire qu’elle n’apartienne point à la nature de ce triangle ; et qu’il n’en est pas ainsi de l’esprit ; pource que non seulement nous conceuons qu’il est sans le corps, mais aussi nous pouuons nier qu’aucune des choses qui apartiennent au corps, apartienne à l’esprit ; car c’est le propre et la nature des substances de s’exclure mutuellement l’vne l’autre.

Et ce que Monsieur Arnauld a adiouté ne m’est aucunement contraire, à sçauoir, que ce n’est pas merueille, si lorsque de ce que ie pense ie viens à conclure que ie suis, l’jdée que de là ie forme de moy-mesme, me represente seulement comme vne chose qui pense : car de la mesme façon lorsque i’examine la nature du corps, ie ne trouue rien en elle qui ressente la pensée ; et on ne sçauroit auoir vn plus fort argument de la distinction de deux choses, que lorsque venant à les considerer toutes deux séparement, nous ne trouuons aucune chose dans l’vne qui ne soit entierement differente de ce qui se retrouue en l’autre.

Ie ne voy pas aussi pourquoy cet argument semble prouuer trop ; car ie ne pense pas que pour montrer qu’vne chose est réellement distincte d’vne autre, on Camusat – Le Petit, p. 302
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puisse rien dire de moins, sinon que par la toute-puissance de Dieu elle en peut estre separée : et il m’a semblé que i’auois pris garde assez soigneusement, à ce que personne ne pust pour cela penser que l’homme n’est rien qu’vn esprit vsant, ou se seruant du corps.

AT IX-1, 177 Car dans la mesme sixiéme meditation, où i’ay parlé de la distinction de l’esprit d’auec le corps, i’ay aussi montré qu’il luy est substantiellement vny : pour preuue de quoy ie me suis serui de raisons qui sont telles, que ie n’ay point souuenance d’en auoir iamais leu ailleurs de plus fortes, et conuaincantes.

Et comme celuy qui diroit que le bras d’vn homme est vne substance réellement distincte du reste de son corps, ne nieroit pas pour cela qu’il est de l’essence de l’homme entier, et que celuy qui dit que ce mesme bras est de l’essence de l’homme entier, ne donne pas pour cela occasion de croire qu’il ne peut pas subsister par soy ; ainsi ie ne pense pas auoir trop prouué en montrant que l’esprit peut estre sans le corps, ny auoir aussi trop peu dit, en disant qu’il luy est substantiellement vny, parce que cette vnion substantielle n’empéche pas qu’on ne puisse auoir vne claire et distincte jdée, ou concept de l’esprit, comme d’vne chose complete ; c’est pourquoy le concept de l’esprit differe beaucoup de celuy de la superficie, et de la ligne, qui ne peuuent pas estre ainsi entenduës comme des choses completes, Camusat – Le Petit, p. 303
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si outre la longueur et la largeur, on ne leur attribue aussi la profondeur.

Et enfin de ce que la faculté de penser est assoupie dans les enfans, et que dans les faux elle est non pas à la verité éteinte, mais TROVBLÉE, il ne faut pas penser qu’elle soit tellement attachée aux organes corporels, qu’elle ne puisse estre sans eux : Car de ce que nous voyons souuent qu’elle est empéchée par ces organes, il ne s’ensuit aucunement qu’elle soit produite par eux ; et il n’est pas possible d’en donner aucune raison, tant legere qu’elle puisse estre.

Ie ne nie pas neantmoins que cette étroite liaison de l’esprit et du corps que nous experimentons tous les iours, ne soit cause que nous ne découurons pas aysément, et sans vne profonde meditation, la distinction réelle qui est entre l’vn et l’autre.

Mais à mon iugement, ceux qui repasseront souuent dans leur esprit les choses que i’ay escrites dans ma seconde Meditation, se persuaderont aysement que l’esprit n’est pas distingué du corps par vne seule fiction, ou abstraction de l’entendement ; mais qu’il est connu comme vne chose distincte, parce qu’il est tel en effect.

Ie ne répons rien à ce que Monsieur Arnauld a icy adiouté touchant l’immortalité de l’ame, puisque cela ne m’est point contraire ; mais pour ce qui regarde les ames des bestes quoy que leur consideration Camusat – Le Petit, p. 304
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ne soit pas de ce lieu, et que sans l’explication de toute la physique ie n’en puisse dire dauantage que ce que i’ay desia dit dans la 5. partie de mon traité de la Methode : Toutesfois ie diray encore AT IX-1, 178 icy qu’il me semble que c’est vne chose fort remarquable, qu’aucun mouuement ne se peut faire, soit dans les corps des bestes, soit mesme dans les nostres, si ces corps n’ont en eux tous les organes, et instrumens, par le moyen desquels ces mesmes mouuemens pourroyent aussi estre accomplis dans vne machine ; en sorte que mesme dans nous, ce n’est pas l’esprit (ou l’ame) qui meut immediatement les membres exterieurs, mais seulement il peut déterminer le cours de cette liqueur fort subtile, qu’on nomme les esprits animaux, laquelle coulant continuellement du cœur par le cerueau dans les muscles, est cause de tous les mouuemens de nos membres ; et souuent en peut causer plusieurs differens, aussi facilement les vns que les autres. Et mesme il ne le determine pas tousiours, car entre les mouuemens qui se font en nous, il y en a plusieurs qui ne dépendent point du tout de l’esprit ; comme sont le batement du cœur, la digestion des viandes, la nutrition, la respiration de ceux qui dorment ; et mesme en ceux qui font éueillez le marcher, chanter, et autres actions semblables, quand elles se font sans que l’esprit y pense. Et lorsque ceux qui tombent de haut, presentent leurs mains les premieres pour sauuer leur teste, Camusat – Le Petit, p. 305
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ce n’est point par le conseil de leur raison qu’ils font cette action ; et elle ne dépend point de leur esprit, mais seulement de ce que leurs sens, estans touchez par le danger present, causent quelque changement en leur cerueau qui détermine les espris animaux à passer de là dans les nerfs, en la façon qui est requise pour produire ce mouuement tout de mesme que dans vne machine, et sans que l’esprit le puisse empécher.

Or puisque nous experimentons cela en nous-mesmes, pourquoy nous étonnerons-nous tant, si la lumiere refléchie du corps du loup dans les yeux de la brebis, a la mesme force pour exciter en elle le mouuement de la fuite ?

Après auoir remarqué cela, si nous voulons vn peu raisonner peur connoistre si quelques mouuemens des bestes sont semblables à ceux qui se font en nous par le ministere de l’esprit, ou bien à ceux qui dépendent seulement des espris animaux, et de la disposition des organes, il faut considerer les differences qui sont entre les vns et les autres, lesquelles i’ay expliquées dans la cinquiéme partie du discours de la Methode, car ie ne pense pas qu’on en puisse trouuer d’autres ; et alors on verra facilement que toutes les actions des bestes sont seulement semblables à celles que nous faisons sans que nostre esprit y contribue.

A raison de quoy nous serons obligez de conclure, que nous ne connoissons en effet en elles Camusat – Le Petit, p. 306
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aucun autre principe de mouuement AT IX-1, 179 que la seule disposition des organes, et la continuelle affluence des espris animaux produis par la chaleur du cœur, qui atenuë, et subtilise le sang ; et ensemble nous reconnoistrons que rien ne nous a cy-deuant donné occasion de leur en attribuer vn autre, sinon que ne distinguans pas ces deux principes du mouuement, et voyans que l’vn, qui dépend seulement des espris animaux et des organes, est dans les bestes aussi bien que dans nous, nous auons creu inconsiderément que l’autre, qui dépend de l’esprit et de la pensée, estoit aussi en elles.

Et certes lorsque nous nous sommes persuadez quelque chose dez nostre ieunesse, et que nostre opinion s’est fortifiée par le temps, quelques raisons qu’on employe aprez cela pour nous en faire voir la fausseté, ou plutost quelque fausseté que nous remarquions en elle, il est neantmoins tres difficile de l’oster entierement de nostre creance, si nous ne les repassons souuent en nostre esprit, et ne nous acoutumons ainsi à déraciner peu à peu, ce que l’habitude à croire, plutost que la raison, auoit profondement graué en nostre esprit.

Camusat – Le Petit, p. 307
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Réponse.
à l’autre partie, De Dieu.

Iusques icy i’ay tâché de resoudre les argumens qui m’ont esté proposez par Monsieur Arnauld, et me suis mis en deuoir de soutenir tous ses efforts, mais desormais imitant ceux qui ont à faire à vn trop fort aduersaire, ie tacheray plutost d’euiter les coups, que de m’opposer directement à leur violence.

Il traitte seulement de trois choses dans cette partie, qui peuuent facilement estre accordées selon qu’il les entend, mais ie les prenois en vn autre sens lorsque ie les ay écrites, lequel sens me semble aussi pouuoir estre receu comme veritable.

La premiere est, que quelques idées sont materiellement fausses ; c’est à dire selon mon sens, qu’elles sont telles qu’elles donnent au iugement matiere ou occasion d’erreur ; mais luy considerant les idées prises formellement, soutient qu’il n’y a en elles aucune fausseté.

La seconde, que Dieu est par soy positiuement, et comme par vne cause, où i’ay seulement voulu dire que la raison pour laquelle Dieu n’a besoin d’aucune cause efficiente pour exister, est fondée en vne chose positiue, à sçauoir, dans l’immensité mesme Camusat – Le Petit, p. 308
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de Dieu, qui est la chose la plus positiue qui puisse estre ; mais luy prenant la chose autrement, prouue que Dieu n’est point produit par soy-mesme, et AT IX-1, 180 qu’il n’est point conserué par vne action positiue de la cause efficiente, de quoy ie demeure aussi d’accord.

Enfin la troisiéme est, qu’il ne peut y auoir rien dans nostre esprit dont nous n’ayons connoissance, ce que i’ay entendu des operations, et luy le nie des puissances.

Mais ie tâcheray d’expliquer tout cecy plus au long. Et premierement où il dit, que si le froid est seulement vne priuation, il ne peut y auoir d’idée qui me le represente comme vne chose positiue, il est manifeste qu’il parle de l’idée prise formellement.

Car puisque les idées mesmes ne sont rien que des formes, et qu’elles ne sont point composées de matiere, toutes et quantes fois qu’elles sont considerées en tant qu’elles representent quelque chose, elles ne sont pas prises materiellement, mais formellement ; que si on les consideroit non pas en tant qu’elles representent vne chose, ou vne autre, mais seulement comme estant des operations de l’entendement, on pouroit bien à la verité dire qu’elles seroient prises materiellement, mais alors elles ne se raporteroient point du tout à la verité, ny à la fausseté des objets.

C’est pourquoy ie ne pense pas qu’elles puissent estre dites materiellement fausses, en vn autre sens que celuy que i’ay desia expliqué ; C’est à sçauoir, soit que le froid soit vne chose positiue, soit qu’il soit vne priuation, ie n’ay pas pour cela vne autre Camusat – Le Petit, p. 309
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idée de luy, mais elle demeure en moy la mesme que i’ay tousiours euë ; laquelle ie dis me donner matiere ou occasion d’erreur, s’il est vray que le froid soit vne priuation, et qu’il n’ait pas autant de realité que la chaleur, d’autant que venant à considerer l’vne et l’autre de ces idées, selon que ie les ay receuës des sens, ie ne puis reconnoistre qu’il y ait plus de realité qui me soit representée par l’vne que par l’autre.

Et certes ie n’ay pas confondu le iugement auec l’idée : car i’ay dit qu’en celle-cy se rencontroit vne fausseté materielle, mais dans le iugement il ne peut y en auoir d’autre qu’vne formelle. Et quand il dit que l’idée du froid est le froid mesme en tant qu’il est objectiuement dans l’entendement : Ie pense qu’il faut vser de distinction ; car il arriue souuent dans les idées obscures et confuses, entre lesquelles celles du froid et de la chaleur doiuent estre mises, qu’elles se raportent à d’autres choses, qu’à celles dont elles sont veritablement les idées.

Ainsi, si le froid est seulement vne priuation, l’idée du froid n’est pas le froid mesme en tant qu’il est objectiuement dans l’entendement, mais quelque autre chose qui est prise faussement pour cette AT IX-1, 181 priuation ; sçauoir est, vn certain sentiment qui n’a aucun estre hors de l’entendement.

Il n’en est pas de mesme de l’idée de Dieu, au moins de celle qui est claire et distincte, parce qu’on ne peut pas dire qu’elle se raporte à quelque Camusat – Le Petit, p. 310
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chose à quoy elle ne soit pas conforme.

Quant aux idées confuses des Dieux qui sont forgées par les Idolatres, ie ne voy pas pourquoy elles ne pouroient point aussi estre dites materiellement fausses, en tant qu’elles seruent de matière à leurs faux iugemens.

Combien qu’à dire vray, celles qui ne donnent, pour ainsi dire, au iugement aucune occasion d’erreur, ou qui la donnent fort legere, ne doiuent pas auec tant de raison estre dites materiellement fausses, que celles qui la donnent fort grande ; Or il est aisé de faire voir par plusieurs exemples, qu’il y en a qui donnent vne bien plus grande occasion d’erreur les vnes que les autres.

Car elle n’est pas si grande en ces idées confuses que nostre esprit inuente luy mesme (telles que sont celles des faux Dieux) qu’en celles qui nous sont offertes confusément par les sens, comme sont les idées du froid et de la chaleur, s’il est vray, comme i’ay dit, qu’elles ne representent rien de réel.

Mais la plus grande de toutes est dans ces idées qui naissent de l’appétit sensitif ; Par exemple, l’idée de la soif dans vn hydropique ne luy est-elle pas en effet occasion d’erreur, lorsqu’elle luy donne sujet de croire que le boire luy sera profitable, qui toutesfois luy doit estre nuisible.

Mais Monsieur Arnauld demande ce que cette idée du froid me represente, laquelle i’ay dit estre materiellement fausse : Car, dit-il, si elle represente vne Camusat – Le Petit, p. 311
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priuation, donc elle est vraye, si vn estre positif, donc elle n’est pas l’idée du froid
. Ce que ie luy accorde, mais ie ne l’apelle fausse, que parce qu’estant obscure et confuse, ie ne puis discerner si elle me represente quelque chose, qui hors de mon sentiment soit positiue, ou non ; c’est pourquoy i’ay occasion de iuger que c’est quelque chose de positif, quoy que peut estre ce ne soit qu’vne simple priuation.

Et partant il ne faut pas demander quelle est la cause de cét estre positif objectif, qui selon mon opinion fait que cette idée est materiellement fausse : d’autant que ie ne dis pas qu’elle soit faite materiellement fausse par quelque estre positif, mais par la seule obscurité, laquelle neantmoins a pour sujet et fondement vn estre positif, à sçauoir le sentiment mesme.

Et de vray cét estre positif est en moy, en tant que ie suis vne AT IX-1, 182 chose vraye, mais l’obscurité laquelle seule me donne occasion de iuger que l’idée de ce sentiment represente quelque objet hors de moy, qu’on apelle froid, n’a point de cause réelle, mais elle vient seulement de ce que ma nature n’est pas entierement parfaite.

Et cela ne renuerse en façon quelconque mes fondemens. Mais ce que i’aurois le plus à craindre, seroit que ne m’estant iamais beaucoup arresté à lire les liures des Philosophes, ie n’aurois peut-estre pas suiuy assez exactement leur façon de parler, lorsque i’ay dit que ces idées, qui donnent au iugement matiere ou occasion d’erreur, estoient materiellement Camusat – Le Petit, p. 312
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fausses, si ie ne trouuois que ce mot, materiellement est pris en la mesme signification par le premier auteur qui m’est tombé par hazard entre les mains pour m’en éclaircir ; c’est Suarez Suárez, Francisco en la dispute 9. section 2. n. 4.

Mais passons aux choses que M. Arnauld desapprouue le plus, et qui toutesfois me semblent meriter le moins sa censure, c’est à sçauoir, où i’ay dit qu’il nous estoit loisible de penser que Dieu fait en quelque façon la mesme chose à l’égard de soy-mesme, que la cause efficiente à l’égard de son effet.

Car par cela mesme i’ay nié ce qui luy semble vn peu hardy, et n’estre pas veritable, à sçauoir, que Dieu soit la cause efficiente de soy-mesme ; parce qu’en disant qu’il fait en quelque façon la mesme chose, i’ay monstré que ie ne croyois pas que ce fust entierement la mesme : Et en mettant deuant ces paroles, Il nous est tout à fait loisible de penser, i’ay donné à connoistre que ie n’expliquois ainsi ces choses, qu’à cause de l’imperfection de l’esprit humain.

Mais qui plus est, dans tout le reste de mes écrits, i’ay tousiours fait la mesme distinction. Car dés le commencement où i’ay dit, qu’il n’y a aucune chose dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, i’ay adiouté, Ou si elle n’en a point, demander pourquoy elle n’en a pas besoin ; lesquelles paroles témoignent assez que i’ay pensé que quelque chose existoit, qui n’a pas besoin de cause efficiente.

Or quelle chose peut estre telle, excepté Dieu ? Camusat – Le Petit, p. 313
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Et mesme vn peu aprés i’ay dit qu’il y auoit en Dieu vne grande et inépuisable puissance, qu’il n’a iamais eu besoin d’aucun secours pour exister, et qu’il n’en a pas encore besoin pour estre conserué, en telle sorte qu’il est en quelque façon la cause de soy-mesme.

Là où ces paroles, la cause de soy-mesme, ne peuuent en façon quelconque estre entenduës de la cause efficiente, mais seulement que la puissance inépuisable de Dieu est la cause ou la raison pour laquelle il n’a pas besoin de cause.

Et d’autant que cette puissance inépuisable, ou cette immensité AT IX-1, 183 d’essence est tres-positiue, pour cela i’ay dit que la raison, ou la cause pour laquelle Dieu n’a pas besoin de cause, est positiue. Ce qui ne se pouroit dire en mesme façon d’aucune chose finie, encore qu’elle fust tres-parfaite en son genre.

Car si on disoit qu’vne telle choseaucune fust par soy, cela ne pouroit estre entendu que d’vne façon negatiue, d’autant qu’il seroit impossible d’aporter aucune raison, qui fust tirée de la nature positiue de cette chose, pour laquelle nous deussions conceuoir, qu’elle n’auroit pas besoin de cause efficiente.

Et ainsi en tous les autres endroits i’ay tellement comparé la cause formelle, ou la raison prise de l’essence de Dieu, pour laquelle il n’a pas besoin de cause pour exister, ny pour estre conserué, auec la cause efficiente, sans laquelle les choses finies ne peuuent exister, que partout il est aisé de connoistre de mes propres termes, qu’elle est tout à fait différente de Camusat – Le Petit, p. 314
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la cause efficiente.

Et il ne se trouuera point d’endroit, où i’aye dit que Dieu se conserue par vne influence positiue, ainsi que les choses creées sont conseruées par luy, mais bien seulement ay-ie dit que l’immensité de sa puissance, ou de son essence, qui est la cause pourquoy il n’a pas besoin de conseruateur, est vne chose positiue.

Et partant ie puis facilement admettre tout ce que M. Arnauld aporte pour prouuer que Dieu n’est pas la cause efficiente de soy-mesme, et qu’il ne se conserue pas par aucune influence positiue, ou bien par vne continuelle reproduction de soy-mesme, qui est tout ce que l’on peut inferer de ses raisons.

Mais il ne niera pas aussi, comme i’espere, que cette immensité de puissance, qui fait que Dieu n’a pas besoin de cause pour exister, est en luy vne chose positiue, et que dans toutes les autres choses on ne peut rien conceuoir de semblable, qui soit positif, à raison de quoy elles n’ayent pas besoin de cause efficiente pour exister ; ce que i’ay seulement voulu signifier, lorsque i’ay dit qu’aucune chose ne pouuoit estre conceuë exister par soy, que negatiuement, hormis Dieu seul ; Et ie n’ay pas eu besoin de rien auancer dauantage pour répondre à la difficulté qui m’estoit proposée.

Mais d’autant que M. Arnauld m’auertit icy si serieusement qu’il y aura peu de Theologiens qui ne Camusat – Le Petit, p. 315
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s’offensent de cette proposition, à sçauoir, que Dieu est par soy positiuement, et comme par vne cause
 ; Ie diray icy la raison pourquoy cette façon de parler est à mon auis AT IX-1, 184 non seulement tres-vtile en cette question, mais aussi necessaire, et telle qu’il n’y a personne qui puisse auec raison la trouuer mauuaise.

Ie sçay que nos Theologiens traittans des choses diuines ne se seruent point du nom de cause, lorsqu’il s’agit de la procession des personnes de la tres-Sainte Trinité, et que là où les Grecs ont mis indifferemment αἴτιον, et άρχήν, ils aiment mieux vser du seul nom de principe, comme tres-general, de peur que de là ils ne donnent occasion de iuger que le fils est moindre que le pere.

Mais où il ne peut y auoir vne semblable occasion d’erreur, et lorsqu’il ne s’agit pas des personnes de la Trinité, mais seulement de l’vnique essence de Dieu, ie ne voy pas pourquoy il faille tant fuir le nom de cause, principalement lorsqu’on en est venu à ce point, qu’il semble tres vtile de s’en seruir, et en quelque façon necessaire.

Or ce nom ne peut estre plus vtilement employé que pour démontrer l’existence de Dieu : et la necessité de s’en seruir ne peut estre plus grande, que si sans en vser on ne la peut pas clairement démontrer.

Et ie pense qu’il est manifeste à tout le monde, que la consideration de la cause efficiente est le premier et principal moyen, pour ne pas dire le seul, Camusat – Le Petit, p. 316
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et l’vnique, que nous ayons pour prouuer l’existence de Dieu.

Or nous ne pouuons nous en seruir, si nous ne donnons licence à nostre esprit de rechercher les causes efficientes de toutes les choses qui sont au monde, sans en excepter Dieu mesme ; car pour quelle raison l’excepterions nous de cette recherche, auant qu’il ait esté prouué qu’il existe.

On peut donc demander de chaque chose si elle est par soy, ou par autruy ; et certes par ce moyen on peut conclure l’existence de Dieu, quoy qu’on n’explique pas en termes formels, et precis, comment on doit entendre ces paroles, estre par soy.

Car tous ceux qui suiuent seulement la conduite de la lumiere naturelle, forment tout aussi-tost en eux dans cecette rencontre vn certain concept qui participe de la cause efficiente, et de la formelle, et qui est commun à l’vne et à l’autre : c’est à sçauoir que ce qui est par autruy, est par luy comme par vne cause efficiente ; et que ce qui est par soy, est comme par vne cause formelle, c’est à dire, parce qu’il a vne telle nature qu’il n’a pas besoin de cause efficiente ; c’est pourquoy ie n’ay pas expliqué cela dans mes meditations, et ie l’ay obmis, comme estant vne chose de soy manifeste, et qui n’auoit pas besoin d’aucune explication.

AT IX-1, 185 Mais lorsque ceux, qu’vne longue acoutumance a confirmez dans cette opinion de iuger que rien ne peut estre la cause efficiente de soy-mesme, et Camusat – Le Petit, p. 317
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qui sont soigneux de distinguer cette cause de la formelle, voyent que l’on demande si quelque chose est par soy, il arriue aysement que ne portant leur esprit qu’à la seule cause efficiente proprement prise, ils ne pensent pas que ce moy par soy, doiue estre entendu comme par vne cause, mais seulement negatiuement, et comme sans cause ; en sorte qu’ils pensent qu’il y a quelque chose qui existe, de laquelle on ne doit point demander pourquoy elle existe.

Laquelle interpretation du mot par soy, si elle estoit receuë, nous osteroit le moyen de pouuoir démontrer l’existence de Dieu par les effects, comme il a esté bien prouué par l’auteur des premieres objections, c’est pourquoy elle ne doit aucunement estre admise.

Mais pour y répondre pertinemment, i’estime qu’il est necessaire de montrer qu’entre la cause efficiente proprement dite, et nulle cause, il y a quelque chose qui tient comme le milieu, à sçauoir, l’Essence positiue d’vne chose, à laquelle l’idée ou le concept de la cause efficiente se peut étendre, en la mesme façon que nous auons coustume d’étendre en Geometrie le concept d’vne ligne circulaire la plus grande qu’on puisse imaginer, au concept d’vne ligne droite ; ou le concept d’vn polygone rectiligne qui a vn nombre indefiny de costez, au concept du cercle.

Et ie ne pense pas que i’eusse iamais pû mieux Camusat – Le Petit, p. 318
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expliquer cela, que lorsque i’ay dit, que la signification de la cause efficiente ne doit pas estre restrainte en cette question à ces causes qui sont differentes de leurs effets, ou qui les precedent en temps ; tant parce que ce serait vne chose friuole et inutile, puisqu’il n’y a personne qui ne sçache, qu’vne mesme chose ne peut pas estre differente de soy-mesme, ny se preceder en temps, que parce que l’vne de ces deux conditions peut estre ostée de son concept, la notion de la cause efficiente ne laissant pas de demeurer toute entiere.

Car qu’il ne soit pas necessaire qu’elle precede en temps son effet, il est euident, puisqu’elle n’a le nom et la nature de cause efficiente que lorsqu’elle produit son effet, comme il a des-ja esté dit.

Mais de ce que l’autre condition ne peut pas aussi estre ostée, on doit seulement inferer que ce n’est pas vne cause efficiente proprement dite ; ce que j’auouë : mais non pas que ce n’est point du tout vne cause positiue, qui par analogie puisse estre raportée à la cause efficiente, et cela est seulement requis en la question proposée. Car par la mesme lumiere naturelle, par laquelle ie conçoy que ie me AT IX-1, 186 serois donné toutes les perfections dont i’ay en moy quelque idée, si ie ne m’estoisie m’estois donné l’estre, ie conçoy aussi que rien ne se le peut donner en la maniere qu’on a coustume de restraindre la signification de la cause efficiente proprement dite, à sçauoir, en sorte qu’vne mesme chose en tant qu’elle se donne l’estre, soit differente de soy- mesme en tant qu’elle le reçoit ; parce qu’il y a de la contradiction entre Camusat – Le Petit, p. 319
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ces deux choses, estre le mesme, et non le mesme, ou different.

C’est pourquoy lorsque l’on demande si quelque chose se peut donner l’estre à soy-mesme, il ne faut pas entendre autre chose que si on demandoit, sçauoir, si la nature, ou l’essence de quelque chose peut estre telle, qu’elle n’ait pas besoin de cause efficiente pour estre, ou exister.

Et lorsqu’on adjoute si quelque chose est telle, elle se donnera toutes les perfections dont elle a les idées, s’il est vray qu’elle ne les ait pas encore ; Cela veut dire qu’il est impossible qu’elle n’ait pas actuellement toutes les perfections dont elle a les idées ; d’autant que la lumiere naturelle nous fait connoistre, que la chose dont l’essence est si immense qu’elle n’a pas besoin de cause efficiente pour estre, n’en a pas aussi besoin pour auoir toutes les perfections dont elle a les idées, et que sa propre essence luy donne eminemment, tout ce que nous pouuons imaginer pouuoir estre donné à d’autres choses par la cause efficiente.

Et ces mots, si elle ne les a pas encore, elle se les donnera, seruent seulement d’explication ; d’autant que par la mesme lumiere naturelle nous comprenons que cette chose ne peut pas auoir au moment que ie parle, la vertu et la volonté de se donner quelque chose de nouueau, mais que son essence est telle, qu’elle a eu de toute eternité tout ce que nous pouuons maintenant penser qu’elle se donneroit, si elle ne l’auoit pas encore.

Camusat – Le Petit, p. 320
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Et neantmoins toutes ces manieres de parler, qui ont raport et analogie auec la cause efficiente, sont tres-necessaires pour conduire tellement la lumière naturelle, que nous conceuions clairement ces choses : Tout ainsi qu’il y a plusieurs choses qui ont esté démontrées par Archimede Archimède touchant la Sphere, et les autres figures composées de lignes courbes, par la comparaison de ces mesmes figures, auec celles composées de lignes droites ; ce qu’il auroit eu peine à faire comprendre s’il en eust vsé autrement.

Et comme ces sortes de demonstrations ne sont point desaprouuées, bien que la Sphere y soit considerée comme vne figure qui a plusieurs costez ; de mesme ie ne pense pas pouuoir estre icy repris, de ce que ie me suis seruy de l’analogie de la cause efficiente, pour AT IX-1, 187 expliquer les choses qui apartiennent à la cause formelle, c’est à dire à l’essence mesme de Dieu.

Et il n’y a pas lieu de craindre en cecy aucune occasion d’erreur, d’autant que tout ce qui est le propre de la cause efficiente, et qui ne peut estre étendu à la cause formelle, porte auec soy vne manifeste contradiction, et partant ne pouroit iamais estre crû de personne ; à sçauoir, qu’vne chose soit differente de soy-mesme, ou bien qu’elle soit ensemble la mesme chose, et non la mesme.

Et il faut remarquer que i’ay tellement attribué à Dieu, la dignité d’estre la cause, qu’on ne peut pas de là inferer que ie luy aye aussi attribué Camusat – Le Petit, p. 321
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l’imperfection d’estre l’effet : car comme les Theologiens lorsqu’ils disent que le pere est le principe du fils, n’auoüent pas pour cela que le fils soit principié, ainsi quoy que i’aye dit que Dieu pouuoit en quelque façon estre dit la cause de soy-mesme, il ne se trouuera pas neantmoins que ie l’aye nommé en aucun lieu l’effet de soy-mesme ; Et ce d’autant qu’on a de coustume de raporter principalement l’effet à la cause efficiente, et de le iuger moins noble qu’elle, quoy que souuent il soit plus noble que ses autres causes.

Mais lorsque ie prens l’essence entiere de la chose pour la cause formelle, ie ne suis en cela que les vestiges d’AristoteAristote : Car au liu. 2. de ses Analyt. poster. chap. 16. ayant obmis la cause materielle, la premiere qu’il nomme est celle qu’il appelle αἰτίαν τὸ τί ἦν εἶναι, ou, comme l’ont tourné ses interpretes la cause formelle, laquelle il étend à toutes les essences de toutes les choses, parce qu’il ne traitte pas en ce lieu-là des causes du composé physique, (non plus que ie fais icy) mais generalement des causes d’où l’on peut tirer quelque connoissance.

Or pour faire voir qu’il estoit malaisé dans la question proposée de ne point attribuer à Dieu le nom de cause, il n’en faut point de meilleure preuue, que de ce que Monsieur Arnauld ayant tâché de conclure par vne autre voye la mesme chose que moy, il n’en est pas neantmoins venu à bout, au moins à mon iugement.

Car aprés auoir amplement montré que Dieu Camusat – Le Petit, p. 322
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n’est pas la cause efficiente de soy-mesme, parce qu’il est de la nature de la cause efficiente d’estre differente de son effect ; ayant aussi fait voir qu’il n’est pas par soy positiuement, entendant par ce mot, positiuement, vne influence positiue de la cause, et aussi qu’à vray dire il ne se conserue pas soy-mesme, prenant le mot de conseruation, pour vne continuelle reproduction de la chose, (de toutes lesquelles choses ie suis d’acord auec luy,) aprés tout cela il veut derechef prouuer que Dieu ne doit pas estre dit la cause efficiente de soy-mesme, parce que, dit-il, la AT IX-1, 188 cause efficiente d’vne chose n’est demandée qu’à raison de son existence, et iamais à raison de son essence : or est il qu’il n’est pas moins de l’essence d’vn estre infini d’exister, qu’il est de l’essence d’vn triangle, d’auoir ses trois angles égaux à deux droits ; doncques il ne faut non plus répondre par la cause efficiente, lorsqu’on demande pourquoy Dieu existe, que lorsqu’on demande pourquoy les trois angles d’vn triangle sont égaux à deux droits.

Lequel sylogisme peut aysément estre renuoyé contre son auteur, en cette maniere. Quoy qu’on ne puisse pas demander la cause efficiente à raison de l’essence, on la peut neantmoins demander à raison de l’existence ; mais en Dieu l’essence n’est point distinguée de l’existence, doncques on peut demander la cause efficiente de Dieu.

Mais pour concilier ensemble ces deux choses, on doit dire qu’à celuy qui demande pourquoy Dieu existe, il ne faut pas à la verité répondre par la Camusat – Le Petit, p. 323
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cause efficiente proprement dite, mais seulement par l’essence mesme de la chose, ou bien par la cause formelle, laquelle, pour cela mesme qu’en Dieu l’existence n’est point distinguée de l’essence, a vn tres-grand raport auec la cause efficiente, et partant peut estre apelée quasi cause efficiente.

Enfin il adioute, qu’à celuy qui demande la cause efficiente de Dieu, il faut répondre qu’il n’en a pas besoin : et derechef à celuy qui demande pourquoy il n’en a pas besoin, il faut répondre, parce qu’il est vn estre infini duquel l’existence est son essence : car il n’y a que les choses dans lesquelles il est permis de distinguer l’existence actuelle de l’essence, qui ayent besoin de cause efficiente.

D’où il infere, que ce que i’auois dit auparauant est entierement renuersé ; c’est à sçauoir, si ie pensois qu’aucune chose ne peust en quelque façon estre à l’égard de soy mesme, ce que la cause efficiente est à l’égard de son effect, iamais en cherchant les causes des choses ie ne viendrois à vne premiere ; ce qui neantmoins ne me semble aucunement renuersé, non pas mesme tant soit peu affoibly, ou ébranlé ; car il est certain que la principale force non seulement de ma démonstration, mais aussi de toutes celles qu’on peut aporter pour prouuer l’existence de Dieu par les effets, en dépend entierement ; Or presque tous les Theologiens soutiennent qu’on n’en peut aporter aucune si elle n’est tirée des effets.

Et partant tant s’en faut qu’il aporte quelque éclaircissement à la preuue, et demonstration de Camusat – Le Petit, p. 324
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l’existence de Dieu, lorsqu’il ne permet pas qu’on lui attribuë à l’égard de soy-mesme, l’analogie de la cause efficiente, qu’au contraire il l’obscurcit, et empesche que les lecteurs ne la puissent comprendre ; particulierement vers la fin, où il conclut AT IX-1, 189 que s’il pensoit qu’il falust rechercher la cause efficiente, ou quasi efficiente de chaque chose, il chercheroit vne cause differente de cette chose.

Car comment est-ce que ceux qui ne connoissent pas encore Dieu, rechercheroient la cause efficiente des autres choses, pour arriuer par ce moyen à la connoissance de Dieu, s’ils ne pensoient qu’on peut rechercher la cause efficiente de chaque chose.

Et comment enfin s’arresteroient-ils à Dieu, comme à la cause premiere, et mettroient-ils en luy la fin de leur recherche, s’ils pensoient que la cause efficiente de chaque chose deust estre cherchée differente de cette chose ?

Certes il me semble que M. Arnauld a fait en cecy la mesme chose, que si, (aprés qu’ArchimedeArchimède parlant des choses qu’il a demonstrées de la Sphere par analogie aux figures rectilignes inscrites dans la Sphere mesme, auroit dit, si ie pensois que la Sphere ne peust estre prise pour vne figure rectiligne, ou quasi rectiligne, dont les costez sont infinis, ie n’attribuerois aucune force à cette demonstration, parce qu’elle n’est pas veritable si vous considerez la Sphere comme vne figure curuiligne, ainsi qu’elle est en effet, mais bien si vous la considerez comme vne figure rectiligne dont le nombre des costez est infiny.)

Camusat – Le Petit, p. 325
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Si, dis-je, M. Arnauld, ne trouuant pas bon qu’on apellast ainsi la Sphere, et neantmoins desirant retenir la demonstration d’Archimede, disoit, si ie pensois que ce qui se conclut icy, se deust entendre d’vne figure rectiligne dont les costez sont infinis, ie ne croirois point du tout cela de la Sphere, parce que i’ay vne connoissance certaine que la Sphere n’est point vne figure rectiligne.

Par lesquelles paroles, il est sans doute qu’il ne feroit pas la mesme chose qu’Archimede, mais qu’au contraire il se feroit vn obstacle à soy-mesme, et empescheroit les autres de bien comprendre sa demonstration.

Ce que i’ay deduit icy plus au long que la chose ne sembloit peut-estre le meriter, afin de monstrer que ie prens soigneusement garde à ne pas mettre la moindre chose dans mes écrits, que les Theologiens puissent censurer auec raison.

Enfin i’ay desia fait voir assez clairement dans les réponses aux secondes objections, nombre 3. et 4. que ie ne suis point tombé dans la faute qu’on apelle cercle, lorsque i’ay dit, que nous ne sommes assurez que les choses que nous conceuons fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes, qu’à cause que Dieu est, ou existe : et que nous ne sommes assurez que Dieu est, ou existe, qu’à cause que nous conceuons cela fort clairement, et fort distinctement ; en faisant AT IX-1, 190 distinction des choses que nous conceuons en effet fort clairement, d’auec celles que Camusat – Le Petit, p. 326
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nous nous ressouuenons d’auoir autrefois fort clairement conceuës.

Car premierement nous sommes assurez que Dieu existe, pource que nous prestons nostre attention aux raisons qui nous prouuent son existence. Mais aprés cela il suffit que nous nous ressouuenions d’auoir conceu vne chose clairement, pour estre assurez qu’elle est vraye ; ce qui ne suffiroit pas, si nous ne sçauions que Dieu existe, et qu’il ne peut estre trompeur ?

Pour la question sçauoir s’il ne peut y auoir rien dans nostre esprit, en tant qu’il est vne chose qui pense, dont luy-mesme n’ait vne actuelle connoissance, il me semble qu’elle est fort aisée à resoudre, parce que nous voyons fort bien qu’il n’y a rien en luy, lorsqu’on le considere de la sorte, qui ne soit vne pensée, ou qui ne depende entierement de la pensée, autrement cela n’apartiendroit pas à l’esprit, en tant qu’il est vne chose qui pense ; Et il ne peut y auoir en nous aucune pensée, de laquelle, dans le mesme moment qu’elle est en nous, nous n’ayons vne actuelle connoissance.

C’est pourquoy ie ne doute point que l’esprit, aussitost qu’il est infus dans le corps d’vn enfant, ne commence à penser, et que des lors il ne sçache qu’il pense, encore qu’il ne se ressouuienne pas aprés de ce qu’il a pensé, parce que les especes de ses pensées ne demeurent pas empraintes en sa memoire.

Mais il faut remarquer que nous auons bien vne actuelle connoissance des actes, ou des operations Camusat – Le Petit, p. 327
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de nostre esprit, mais non pas tousiours de ses facultez, si ce n’est en puissance, en telle sorte que lorsque nous nous disposons à nous seruir de quelque faculté, tout aussi-tost si cette faculté est en nostre esprit, nous en acquerons vne actuelle connoissance ; C’est pourquoy nous pouuons alors nier assurement qu’elle y soit, si nous ne pouuons en acquerir cette connoissance actuelle.

RÉPONSE
Aux choses qui peuuent arrester les Theologiens.

Ie me suis oposé aux premieres raisons de Monsieur Arnauld, i’ay taché de parer aux secondes, et ie donne entierement les mains à celles qui suiuent, excepté à la derniere, pour raison de laquelle i’espere qu’il ne me sera pas difficile de faire en sorte que luy-mesme s’accommode à mon aduis.

AT IX-1, 191 Ie confesse donc ingenuëment auec luy que les choses qui sont contenuës dans la premiere Meditation, et mesme dans les suiuantes, ne sont pas propres à toutes sortes d’esprits, et qu’elles ne s’ajustent pas à la capacité de tout le monde, mais ce n’est pas d’aujourd’huy que i’ay fait cette declaration ; ie l’ay des-ja faite, et la feray encore autant de fois que Camusat – Le Petit, p. 328
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l’occasion s’en presentera.

Aussi a-ce esté la seule raison qui m’a empesché de traiter de ces choses dans le discours de la Methode qui estoit en langue vulgaire, et que i’ay reserué de le faire dans ces Meditations, qui ne doiuent estre leuës, comme i’en ay plusieurs fois auerty, que par les plus forts esprits.

Et on ne peut pas dire que i’eusse mieux fait, si ie me fusse abstenu d’écrire des choses dont la lecture ne doit pas estre propre, ny vtile à tout le monde : car ie les croy si necessaires, que ie me persuade que sans elles on ne peut jamais rien establir de ferme et d’assuré dans la Philosophie.

Et quoy que le fer et le feu ne se manient iamais sans peril par des enfans, ou par des imprudens, neantmoins parce qu’ils sont vtiles pour la vie, il n’y a personne qui iuge qu’il se faille abstenir pour cela de leur vsage.

Or que dans la quatrième meditation ie n’aye parlé que de l’erreur qui se commet dans le discernement du vray, et du faux, et non pas de celuy qui arriue dans la poursuite du bien, et du mal ; et que i’aye tousiours excepté les choses qui regardent la foy, et les actions de nostre vie, lorsque i’ay dit que nous ne deuons donner creance qu’aux choses que nous connoissons euidemment, tout le contenu de mes Meditations en fait foy ; et outre cela ie l’ay expressement déclaré dans les réponses aux secondes obiections, nombre cinquiéme, Camusat – Le Petit, p. 329
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comme aussi dans l’abregé de mes meditations ; ce que ie dis pour faire voir combien ie défère au jugement de Monsieur Arnauld, et l’estime que ie fais de ses conseils.

Il reste le sacrement de l’Eucharistie auec lequel Monsieur Arnauld juge que mes opinions ne peuuent pas conuenir, parce que, dit-il, nous tenons pour article de foy que la substance du pain estant ostée du pain Eucharistique les seuls accidens y demeurent : or il pense que ie n’admets point d’accidens réels, mais seulement des modes, qui ne peuuent pas estre entendus sans quelque substance en laquelle ils resident, et partant ils ne peuuent pas exister sans elle.

A laquelle obiection ie pourois tres facilement m’exempter de AT IX-1, 192 répondre, en disant que iusques icy ie n’ay iamais nié que les accidens fussent réels : car encore que ie ne m’en sois point serui dans la dioptrique, et dans les meteores, pour expliquer les choses que ie traittois alors, i’ay dit neantmoins en termes exprez dans les meteores page 164. que ie ne voulois pas nier qu’ils fussent réels.

Et dans ces Meditations i’ay de vray suposé que ie ne les connoissois pas bien encore, mais non pas que pour cela il n’y en eust point : Car la maniere d’écrire analytique que i’y ay suiuie permet de faire quelquefois des supositions, lorsqu’on n’a pas encore assez soigneusement examiné les choses, comme il a paru dans la premiere meditation, où i’auois suposé beaucoup de choses, que i’ay Camusat – Le Petit, p. 330
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depuis refutées dans les suiuantes.

Et certes ce n’a point esté icy mon dessein de rien definir touchant la nature des accidens, mais i’ay seulement proposé ce qui m’a semble d’eux de prim’abord ; et enfin de ce que i’ay dit que les modes ne peuuent pas estre entendus sans quelque substance en laquelle ils resident, on ne doit pas inferer que i’aye nié que par la toute puissance de Dieu ils en puissent estre separez ; parce que ie tiens pour très asseuré, et croy fermement que Dieu peut faire vne infinité de choses, que nous ne sommes pas capables d’entendre.

Mais pour proceder icy auec plus de franchise, ie ne dissimuleray point que ie me persuade qu’il n’y a rien autre chose par quoy nos sens soyent touchez, que cette seule superficie qui est le terme des dimensions du corps qui est senty, ou aperceu par les sens ; car c’est en la superficie seule que se fait le contact, lequel est si necessaire pour le sentiment, que i’estime que sans luy pas vn de nos sens ne pouroit estre meu ; et ie ne suis pas le seul de cette opinion, AristoteAristote mesme, et quantité d’autres philosophes auant moy en ont esté : De sorte que, par exemple, le pain et le vin ne sont point aperceus par les sens, sinon en tant que leur superficie est touchée par l’organe du sens immediatement, ou mediatement par le moyen de l’air ou des autres corps, comme ie l’estime, ou bien comme disent Camusat – Le Petit, p. 331
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plusieurs philosophes, par le moyen des especes intentionelles.

Et il faut remarquer que ce n’est pas la seule figure exterieure des corps qui est sensible aux doigts et à la main, qui doit estre prise pour cette superficie, mais qu’il faut aussi considerer tous ces petits interuales qui sont, par exemple, entre les petites parties de la farine dont le pain est composé, comme aussi entre les particules AT IX-1, 193 de l’eau de vie, de l’eau douce, du vinaigre, de la lie ou du tartre, du mélange desquelles le vin est composé, et ainsi entre les petites parties des autres corps, et penser que toutes les petites superficies qui terminent ces interuales, font partie de la superfïcie de chaque corps.

Car certes ces petites parties de tous les corps ayans diuerses figures et grosseurs, et differens mouuemens, iamais elles ne peuuent estre si bien arrangées, ny si iustement jointes ensemble qu’il ne reste plusieurs interualles autour d’elles, qui ne sont pas neantmoins vuides, mais qui sont remplis d’air, ou de quelque autre matiere ; comme il s’en voit dans le pain qui sont assez larges, et qui peuuent estre remplis non seulement d’air, mais aussi d’eau, de vin, ou de quelque autre liqueur : et puisque le pain demeure tousiours le mesme encore que l’air, ou telle autre matiere qui est contenuë dans ses pores soit changée, il est constant que ces choses n’apartiennent point à la substance du pain : et Camusat – Le Petit, p. 332
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partant que sa superficie n’est pas celle qui par vn petit circuit l’enuironne tout entier, mais celle qui touche immediatement chacune de ses petites parties.

Il faut aussi remarquer que cette superficie n’est pas seulement remuée toute entiere, lorsque toute la masse du pain est portée d’vn lieu en vn autre, mais qu’elle est aussi remuée en partie lorsque quelques vnes de ses petites parties sont agitées par l’air, ou par les autres corps qui entrent dans ses pores : Tellement que s’il y a des corps qui soyent d’vne telle nature, que quelques vnes de leurs parties, ou toutes celles qui les composent, se remuent continuellement (ce que i’estime estre vray de plusieurs parties du pain, et de toutes celles du vin) il faudra aussi conceuoir que leur superficie est dans vn continuel mouuement.

Enfin il faut remarquer que par la superficie du pain, ou du vin, ou de quelque autre corps que ce soit, on n’entend pas icy aucune partie de la substance, ny mesme de la quantité de ce mesme corps, ny aussi aucunes parties des autres corps qui l’enuironnent, mais seulement ce terme que l’on conçoit estre moyen entre chacune des particules de ce corps, et les corps qui les enuironnent, et qui n’a point d’autre entité que la modale.

Ainsi puisque le contact se fait dans ce seul terme, et que rien n’est senty si ce n’est par contact, c’est vne chose manifeste que de cela seul que les Camusat – Le Petit, p. 333
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substances du pain et du vin sont dites estre tellement changées en la substance de quelque autre chose, que cette nouuelle substance soit contenuë precisement sous les mesmes termes souz qui les autres estoyent contenuës ; ou qu’elle existe dans AT IX-1, 194 le mesme lieu où le pain et le vin existoyent auparauant, (ou plutost, d’autant que leurs termes sont continuellement agitez, dans lequel ils existeroyent s’ils estoyent presens,) il s’ensuit necessairement que cette nouuelle substance doit mouuoir tous nos sens de la mesme façon que feroient le pain, et le vin, si aucune transubstantiation n’auoit esté faite.

Or l’Eglise nous enseigne dans le Concile de Trente section 13. can. 2. et 4.qu’il se fait vne conuersion de toute la substance du pain, en la substance du Corps de nostre Seigneur Iesus-Christ, demeurant seulement l’espece du pain. Où ie ne voy pas ce que l’on peut entendre par l’espece du pain, si ce n’est cette superficie qui est moyenne entre chacune de ses petites parties, et les corps qui les enuironnent.

Car, comme il a desia esté dit, le contact se fait en cette seule superficie, et Aristote Aristotemesme confesse, que non seulement ce sens que par priuilege special on nomme l’attouchement, mais aussi tous les autres ne sentent que par le moyen de l’atouchement. C’cst dans le . où sont ces mots : καὶ τὰ ἃλλα αἰσθητήρια ἀφῆ αἰσθάνεται.

Or il n’y a personne qui pense que par l’espece Camusat – Le Petit, p. 334
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on entende autre chose, que ce qui est precisement requis pour toucher les sens. Et il n’y a aussi personne qui croye la conuersion du pain au Corps de Christ, qui ne pense que ce Corps de Christ, est precisement contenu sous la mesme superficie, sous qui le pain seroit contenu s’il estoit present, quoy que neantmoins il ne soit pas là comme proprement dans vn lieu, mais sacramentellement, et de cette maniere d’exister, laquelle quoy que nous ne puissions qu’à peine exprimer par paroles, aprés neantmoins que nostre esprit est éclairé des lumieres de la foy, nous pouuons conceuoir comme possible à vn Dieu, et laquelle nous sommes obligez de croire tres-fermement. Toutes lesquelles choses me semblent estre si commodement expliquées par mes principes, que non seulement ie ne crains pas d’auoir rien dit icy qui puisse offenser nos Theologiens, qu’au contraire i’espere qu’ils me sçauront gré de ce que les opinions que ie propose dans la Physique sont telles, qu’elles conuiennent beaucoup mieux auec la Theologie, que celles qu’on y propose d’ordinaire : Car de vray l’Eglise n’a iamais enseigné (au moins que ie sçache) que les especes du pain et du vin, qui demeurent au Sacrement de l’Eucharistie, soient des accidents réels, qui subsistent miraculeusement tous seuls, aprés que la substance à laquelle ils estoient attachez a esté ostée.

Mais peut-estre à cause que les premiers Theologiens, qui ont entrepris d’ajuster cette question auec Camusat – Le Petit, p. 335
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la Philosophie naturelle, se AT IX-1, 195 persuadoient si fortement que ces accidens qui touchent nos sens estoient quelque chose de réel different de la substance, qu’ils ne pensoient pas seulement que iamais on en peust douter ; ils ont suposé sans aucune iuste raison, et sans y auoir bien pensé, que les especes du pain estoient des accidens réels de cette nature ; puis ensuite ils ont mis toute leur estude à expliquer comment ces accidens peuuent subsister sans suiet. En quoy ils ont trouué tant de difficultez, que cela seul leur deuoit faire iuger qu’ils s’estoyent détournez du droit chemin ; ainsi que font les voyageurs quand quelque sentier les a conduits à des lieux pleins d’éspines, et inaccessibles. Car premierement ils semblent se contredire (au moins ceux qui tiennent que les obiects ne meuuent nos sens que par le moyen du contact) lorsqu’ils suposent qu’il faut encore quelque autre chose dans les obiets pour mouuoir les sens, que leurs superficies diuersement disposées : d’autant que c’est vne chose qui de soy est euidente, que la superficie seule suffit pour le contact ; Et s’il y en a qui ne veulent pas tomber d’acord que nous ne sentons rien sans le contact, ils ne peuuent rien dire, touchant la façon dont les sens sont meus par leurs objects, qui ait aucune aparence de verité. Outre cela l’esprit humain ne peut pas conceuoir que les accidens du pain soyent réels, et que neantmoins ils exjstent sans sa substance, qu’il ne les conçoiue en mesme façon que si Camusat – Le Petit, p. 336
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c’estoient des substances : c’est pourquoy il semble qu’il y ait en cela de la contradiction, que toute la substance du pain soit changée, ainsi que le croit l’Eglise, et que cependant il demeure quelque chose de réel qui estoit auparauant dans le pain ; parce qu’on ne peut pas conceuoir qu’il demeure rien de réel, que ce qui subsiste, et encore qu’on nomme cela vn accident, on le conçoit neantmoins comme vne substance. Et c’est en effect la mesme chose que si on disoit qu’à la verité toute la substance du pain est changée, mais que neantmoins cette partie de sa substance qu’on nomme accident réel demeure : dans lesquelles paroles s’il n’y a point de contradiction, certainement dans le concept il en paroist beaucoup. Et il semble que ce soit principalement pour ce sujet que quelques-vns se sont éloignez en cecy de la creance de l’Eglise Romaine. Mais qui poura nier que lorsqu’il est permis, et que nulle raison AT IX-1, 196 ny Theologique, ny mesme philosophique ne nous oblige à embrasser vne opinion plutost qu’vne autre, il ne faille principalement choisir celles qui ne peuuent donner occasion ny pretexte à personne de s’esloigner des veritez de la foy. Or que l’opinion qui admet des accidens réels ne s’accommode pas aux raisons de la Theologie, ie pense que cela se void icy assez clairement ; et qu’elle soit tout à fait contraire à celles de la philosophie, i’espere dans peu le démontrer euidemment dans vn traitté des principes que i’ay dessein de publier, et Camusat – Le Petit, p. 337
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d’y expliquer comment la couleur, la saueur, la pesanteur, et toutes les autres qualitez qui touchent nos sens, dépendent seulement en cela de la superficie exterieure des corps. Au reste on ne peut pas suposer que les accidens soyent réels, sans qu’au miracle de la transubstantiation, lequel seul peut estre inferé des paroles de la consecration, on n’en adioute sans necessité vn nouueau, et incomprehensible, par lequel ces accidens réels existent tellement sans la substance du pain, que cependant ils ne soyent pas eux mesmes faits des substances : ce qui ne repugne pas seulement à la raison humaine, mais mesme à l’axiome des Theologiens, qui disent que les paroles de la consecration n’operent rien que ce qu’elles signifient ; et qui ne veulent pas attribuer à miracle, les choses qui peuuent estre expliquées par raison naturelle. Toutes lesquelles difficultez sont entierement leuées, par l’explication que ie donne à ces choses : car tant s’en faut que selon l’explication que i’y donne, il soit besoin de quelque miracle pour conseruer les accidens aprés que la substance du pain est ostée ; qu’au contraire sans vn nouueau miracle (à sçauoir par lequel les dimensions fussent changées) ils ne peuuent pas estre ostez. Et les histoires nous aprennent que cela est quelquefois arriué, lorsqu’au lieu de pain consacré il a paru de la chair, ou vn petit enfant entre les mains du prestre : Car iamais on n’a creu que cela soit arriué par vne cessation de miracle, mais on a Camusat – Le Petit, p. 338
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tousiours attribué cet effect à vn miracle nouueau. Dauantage il n’y a rien en cela d’incomprehensible, ou de difficile, que Dieu createur de toutes choses puisse changer vne substance en vne autre, et que cette derniere substance demeure precisément souz la mesme superficie, sous qui la premiere estoit contenuë. On ne peut aussi rien dire de plus conforme à la raison, ny qui soit plus communement receu par les philosophes, que non seulement tout sentiment, mais generalement toute action d’vn corps sur vn autre se fait par le contact, et que ce contact peut estre en AT IX-1, 197 la seule superficie : D’où il suit euidemment que la mesme superficie doit tousiours de la mesme façon agir, ou patir, quelque changement qui arriue en la substance qu’elle couure.

C’est pourquoy, s’il m’est icy permis de dire la verité sans enuie, i’ose esperer que le temps viendra, auquel cette opinion, qui admet les accidens réels, sera rejettérejettée par les Theologiens comme peu seure en la foy, éloignée de la raison, et du tout incomprehensible, et que la mienne sera receuë en sa place comme certaine et indubitable. Ce que i’ay crû ne deuoir pas icy dissimuler, pour preuenir autant qu’il m’est possible les calomnies de ceux qui voulans paroistre plus sçauans que les autres, et ne pouuans soufrir qu’on propose aucune opinion differente des leurs, qui soit estimée vraye et importante, ont coustume de dire qu’elle repugne aux Camusat – Le Petit, p. 339
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veritez de la foy, et tachent d’abolir par autorité, ce qu’ils ne peuuent refuter par raison. Mais i’apelle de leur sentence à celle des bons et ortodoxes Theologiens, au iugement, et à la censure desquels ie me soumettray tousiours tres-volontiers.

Camusat – Le Petit, p. 340
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AT IX-1, 198

AVERTISSEMENT DE L’AVTEVR
Touchant les cinquiémes Objections.

Avant la premiere edition de ces Meditations, ie desiray qu’elles fussent examinées, non seulement par Messieurs les Docteurs de Sorbone, mais aussi par tous les autres sçauans hommes qui en voudroient prendre la peine, afin que faisant imprimer leurs objections et mes réponses en suite des Meditations, chacunes selon l’ordre qu’elles auroient esté faites, cela seruist à rendre la verité plus euidente. Et encore que celles qui me furent enuoyées les cinquiémes ne me semblassent pas les plus importantes, et qu’elles fussent fort longues, ie ne laissay pas de les faire imprimer en leur ordre, pour ne point desobliger leur auteur, auquel on fit mesme voir de ma part les épreuues de l’impression, afin que rien n’y fust mis comme sien qu’il n’approuuast : mais pource Camusat – Le Petit, p. 341
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qu’il a AT IX-1, 199 fait depuis vn gros liure qui contient ces mesmes objections auec plusieurs nouuelles instances ou repliques contre mes réponses ; et que la dedans il s’est plaint de ce que ie les auois publiées, comme si ie l’auois fait contre son gré, et qu’il ne me les eust enuoyées que pour mon instruction particuliere, ie seray bien aise de m’accommoder dorénauant à son desir, et que ce volume en soit deschargé. C’est pourquoy lors que i’ay sceu que Monsieur C.L.R.Clerselier, Claude prenoit la peine de traduire les autres objections, ie l’ay prié d’obmettre celles-cy ; Et afin que le Lecteur n’ait point sujet de les regretter, i’ay a l’auertir en cét endroit que ie les ay releuës depuis peu, et que i’ay leu aussi toutes les nouuelles instances du gros liure qui les contient, auec intention d’en extraire tous les points que ie iugerois auoir besoin de réponse, mais que ie n’en ay sceu remarquer aucun, auquel il ne me semble que ceux qui entendront vn peu le sens de mes Meditations pouront aysement répondre sans moy : Et pour ceux qui ne iugent des liures que par la grosseur du volume, ou par le titre, mon ambition n’est pas de rechercher leur approbation.

AT IX-1, 218

Camusat – Le Petit, p. 342
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SIXIEMES OBIECTIONS
Faites par diuers Theologiens, et Philosophes.

Aprés auoir leu auec attention vos Meditations, et les réponses que vous auez faites aux difficultez qui vous ont esté cy-deuant objectées ; il nous reste encore en l’esprit quelques scrupules, dont il est à propos que vous nous releuiez.

Le premier est, qu’il ne semble pas que ce soit vn argument fort certain de nostre estre, de ce que nous pensons ; Car pour estre certain que vous pensez, vous deuez auparauant sçauoir quelle est la nature de la pensée, et de l’existence : Et dans l’ignorance où vous estes de ces deux choses, comment pouuez-vous sçauoir que vous pensez, ou que vous estes ? Puis donc qu’en disant ie pense, vous ne sçauez pas ce que vous dites ; et qu’en adjoustant donc ie suis, vous ne vous entendez pas non plus ; que mesme vous ne sçauez pas si vous dites, ou si vous pensez quelque Camusat – Le Petit, p. 343
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chose, estant pour cela necessaire que vous connoissiez que vous sçauez ce que vous dites, et derechef que vous sçachiez que vous connoissez que vous sçauez ce que vous dites, et ainsi iusques à l’infiny, il est euident que vous ne pouuez pas sçauoir si vous estes, ou mesme si vous pensez.

Mais pour venir au second scrupule, lors que vous dites ie pense, donc ie suis, ne pouroit-on pas dire que vous vous trompez, que vous ne pensez point, mais que vous estes seulement remué, et que ce que vous attribuez à la pensée n’est rien autre chose qu’vn mouuement corporel ; personne n’ayant encore pû comprendre vostre raisonnement, par lequel vous pretendez auoir démontré qu’il n’y a point de mouuement corporel qui puisse legitimement estre apelé du nom de pensée. Car pensez-vous auoir tellement coupé et diuisé par le moyen de vostre analyse tous les mouuemens de vostre matiere subtile, que vous soyez assuré, et que vous nous puissiez persuader à nous qui sommes tres-attentifs, et qui pensons estre assez clairuoyans, qu’il y a de la repugnance que nos pensées soient répanduës dans ces mouuemens corporels.

Le troisiéme scrupule n’est point different du second ; Car bien que quelques Peres de l’Eglise ayent crû auec tous les Platoniciens que les Anges estoient corporels : D’où vient que le Concile de Latran a AT IX-1, 219 conclu qu’on les pouuoit peindre ; et qu’ils ayent eu la mesme pensée de l’ame raisonnable, que Camusat – Le Petit, p. 344
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quelques-vns d’entr’eux ont estimé venir de pere à fils, ils ont neantmoins dit que les Anges, et que les ames pensoient ; Ce qui nous fait croire que leur opinion estoit que la pensée se pouuoit faire par des mouuemens corporels, ou que les Anges n’estoient eux-mesmes que des mouuemens corporels, dont ils ne distinguoient point la pensée. Cela se peut aussi confirmer par les pensées qu’ont les singes, les chiens, et les autres animaux ; Et de vray les chiens aboyent en dormant comme s’ils poursuiuoient des liévres, ou des voleurs, ils sçauent aussi fort bien en veillant qu’ils courent, et en réuant qu’ils aboyent, quoy que nous reconnoissions auec vous qu’il n’y a rien en eux qui soit distingué du corps. Que si vous dites que les chiens ne sçauent pas qu’ils courent, ou qu’ils pensent, outre que vous le dites sans le prouuer, peut-estre est-il vray qu’ils font de nous vn pareil iugement, à sçauoir, que nous ne sçauons pas si nous courons, ou si nous pensons, lors que nous faisons l’vne ou l’autre de ces actions : Car enfin vous ne voyez pas quelle est la façon interieure d’agir qu’ils ont en eux, non plus qu’ils ne voyent pas quelle est la vostre : Et il s’est trouué autrefois de grands personnages, et s’en trouuent encore aujourd’huy qui ne dénient pas la raison aux bestes. Et tant s’en faut que nous puissions nous persuader que toutes leurs operations puissent estre sufisamment expliquées par le moyen de la mechanique, sans leur attribuer ny sens, ny ame, ny vie ; Camusat – Le Petit, p. 345
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qu’au contraire nous sommes prests de soustenir au dédit de ce que l’on voudra, que c’est vne chose tout à fait impossible, et mesme ridicule : Et enfin s’il est vray que les singes, les chiens, et les elephans agissent de cette sorte dans toutes leurs operations, il s’en trouuera plusieurs qui diront, que toutes les actions de l’homme sont aussi semblables à celles des machines, et qui ne voudront plus admettre en luy de sens, ny d’entendement ; veu que si la foible raison des bestes differe de celle de l’homme, ce n’est que par le plus et le moins, qui ne change point la nature des choses.

Le quatriéme scrupule est touchant la science d’vn Athée, laquelle il soutient estre tres-certaine, et mesme selon vostre regle tres-euidente, lors qu’il assure que si de choses égales on oste choses égales les restes seront égaux ; ou bien que les trois angles d’vn triangle rectiligne sont égaux à deux droits, et autres choses semblables : puis qu’il ne peut penser à ces choses sans croire qu’elles sont tres-certaines ; Ce qu’il maintient estre si veritable qu’encore bien qu’il n’y eust point de Dieu, ou mesme qu’il fust impossible qu’il y en eust, comme il s’imagine, il ne se tient pas moins assuré de ces veritez, que si en effect il y AT IX-1, 220 en auoit vn qui existast : Et de fait il nie qu’on luy puisse iamais rien obiecter qui luy cause le moindre doute ; Car que luy obiecterez-vous ? que s’il y a vn Dieu il le peut deceuoir ? mais il vous soutiendra qu’il n’est pas possible qu’il puisse Camusat – Le Petit, p. 346
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iamais estre en cela deceu, quand mesme Dieu y employeroit toute sa puissance.

De ce scrupule en naist vn cinquiéme qui prend sa force de cette deception que vous voulez dénier entierement à Dieu : Car si plusieurs Theologiens sont dans ce sentiment, que les damnez tant les anges que les hommes sont continuellement deceus par l’jdée que Dieu leur a imprimée d’vn feu déuorant, en sorte qu’ils croyent fermement, et s’imaginent voir et ressentir effectiuement qu’ils sont tourmentez par vn feu qui les consomme, quoy qu’en effect il n’y en ait point ; Dieu ne peut-il pas nous deceuoir par de semblables especes, et nous imposer continuellement, imprimant sans cesse dans nos ames de ces fausses, et trompeuses jdées ? En sorte que nous pensions voir tres-clairement, et toucher de chacun de nos sens, des choses qui toutesfois ne sont rien hors de nous ; estant veritable qu’il n’y a point de ciel, point d’astres, point de terre, et que nous n’auons point de bras, point de pieds, point d’yeux, etc. Et certes quand il en vseroit ainsi il ne pouroit estre blamé d’iniustice, et nous n’aurions aucun sujet de nous plaindre de luy, puis qu’estant le souuerain Seigneur de toutes choses, il peut disposer de tout comme il luy plaist ; veu principalement qu’il semble auoir droit de le faire pour abaisser l’arrogance des hommes, chatier leurs crimes, ou punir le peché de leur premier pere, ou pour d’autres raisons qui nous sont inconnuës. Et Camusat – Le Petit, p. 347
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de vray il semble que cela se confirme par ces lieux de l’escriture, qui prouuent que l’homme ne peut rien sçauoir, comme il paroist par ce texte de l’ApostrePaul (saint) à la premiere aux Corinth. Chapitre 8. verset 2.Quiconque estime sçauoir quelque chose, ne connoist pas encore ce qu’il doit sçauoir, ny comment il doit sçauoir ; et par celuy de l’Ecclesiaste Chapitre 8. verset 17. I’ay reconnu que de tous les ouurages de Dieu qui se font souz le Soleil l’homme n’en peut rendre aucune raison, et que plus il s’efforcera d’en trouuer, d’autant moins il en trouuera, mesmes s’il dit en sçauoir quelques-vnes, il ne les poura trouuer. Or que le Sage ait dit cela pour des raisons meurement considerées, et non point à la hâte, et sans y auoir bien pensé, cela se void par le contenu de tout le liure, et principalement où il traitte la question de l’ame, que vous soutenez estre immortelle. Car au chap. 3. verset 19. il dit Que l’homme et la iument passent de mesme façon, et afin que vous ne disiez pas que cela se doit entendre seulement du corps, il adioute vn peu aprés, que l’homme n’a rien de plus que la jument ; et venant à AT IX-1, 221 parler de l’esprit mesme de l’homme, il dit qu’il n’y a personne qui sçache s’il monte en haut, c’est à dire s’il est immortel, ou si auec ceux des autres animaux il descend en bas, c’est à dire s’il se corrompt. Et ne dites point qu’il parle en ce lieu-là en la personne des impies, autrement il auroit deu en auertir, et refuter ce qu’il auoit auparauant alégué ; ne pensez pas aussi vous excuser en renuoyant aux Theologiens Camusat – Le Petit, p. 348
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d’interpreter l’écriture : car estant Chrestien comme vous estes, vous deuez estre prest de répondre et de satisfaire à tous ceux qui vous obiectent quelque chose contre la foy, principalement quand ce qu’on vous obiecte choque les principes que vous voulez établir.

Le sixiéme scrupule vient de l’indiference du iugement, ou de la liberté, laquelle tant s’en faut que selon vostre doctrine elle rende le franc arbitre plus noble et plus parfait, qu’au contraire c’est dans l’indifference que vous mettez son imperfection ; en sorte que tout autant de fois que l’entendement connoist clairement et distinctement les choses qu’il faut croire, qu’il faut faire, ou qu’il faut obmettre, la volonté pour lors n’est iamais indifferente. Car ne voyez vous pas que par ces principes vous détruisez entierement la liberté de Dieu, de laquelle vous ostez l’indiference lors qu’il crée ce monde-cy plutost qu’vn autre, ou lors qu’il n’en crée aucun ; estant neantmoins de la foy, de croire que Dieu a esté de toute eternité indifferent à créer vn monde, ou plusieurs, ou mesme à n’en créer pas vn. Et qui peut douter que Dieu n’ait tousiours veu tres-clairement toutes les choses qui estoyent à faire, ou à laisser ? Si bien que l’on ne peut pas dire que la connoissance tres-claire des choses, et leur distincte perception oste l’indifference du libre arbitre, laquelle ne conuiendroit iamais auec la liberté de Dieu, si elle ne pouuoit conuenir auec la liberté Camusat – Le Petit, p. 349
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humaine ; estant vray que les essences des choses aussi bien que celles des nombres, sont indiuisibles, et immuables ; et partant l’indifference n’est pas moins comprise dans la liberté du franc arbitre de Dieu, que dans la liberté du franc arbitre des hommes.

Le septiéme scrupule sera de la superficie, en laquelle, ou par le moyen de laquelle vous dites que se font tous les sentimens. Car nous ne voyons pas comment il se peut faire qu’elle ne soit point partie des corps qui sont aperceus, ny de l’air, ou des vapeurs, ny mesme l’extremité d’aucune de ces choses : et nous n’entendons pas bien encore comment vous pouuez dire qu’il n’y a point d’accidens réels de quelque corps, ou substance que ce soit, qui puissent par la toute puissance de Dieu estre separez de leur sujet, et exister sans luy, et qui veritablement existent ainsi au Saint Sacrement de l’autel. Toutesfois nos Docteurs n’ont pas occasion de s’émouuoir beaucoup, iusqu’à ce qu’ils AT IX-1, 222 ayent veu si dans cette Physique que vous nous promettez, vous aurez sufisamment démontré toutes ces choses ; il est vray qu’ils ont de la peine à croire qu’elle nous les puisse si clairement proposer, que nous les deuions desormais embrasser, au preiudice de ce que l’antiquité nous en a apris.

La réponse que vous auez faite aux cinquiémes obiections a donné lieu au huictiéme scrupule. Et de vray comment se peut il faire que les veritez Camusat – Le Petit, p. 350
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Geometriques, ou Metaphysiques, telles que sont celles dont vous auez fait mention en ce lieu-là, soyent immuables et eternelles, et que neantmoins elles dependent de Dieu : Car en quel genre de cause peuuent elles dépendre de luy ? et comment auroit il peu faire que la nature du triangle ne fust point ? ou qu’il n’eust pas esté vray de toute eternité que deux fois quatre fussent huict ? ou qu’vn triangle n’eust pas trois angles ? et partant, ou ces veritez ne dépendent que du seul entendement, lors qu’il pense, ou elles dépendent de l’existence des choses mesmes, ou bien elles sont indépendantes : veu qu’il ne semble pas possible que Dieu ait peu faire qu’aucune de ces essences, ou veritez, ne fust pas de toute eternité.

Enfin le 9. scrupule nous semble fort pressant, lors que vous dites qu’il faut se defier des sens, et que la certitude de l’entendement est beaucoup plus grande que la leur : Car comment cela pouroit-il estre, si l’entendement mesme n’a point d’autre certitude que celle qu’il emprunte des sens bien disposez ? Et de fait ne voit-on pas qu’il ne peut corriger l’erreur d’aucun de nos sens, si premierement vn autre ne l’a tiré de l’erreur où il estoit luy-mesme. Par exemple, vn baston paroist rompu dans l’eau à cause de la refraction, qui corrigera cét erreur ? sera-ce l’entendement ? point du tout, mais le sens du toucher. Il en est de mesme de tous les autres. Et partant si vne fois vous pouuez auoir tous vos sens Camusat – Le Petit, p. 351
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bien disposez, et qui vous raportent tousiours la mesme chose, tenez pour certain que vous acquerrez par leur moyen la plus grande certitude dont vn homme soit naturellement capable ; Que si vous vous fiez par trop aux raisonnemens de vostre esprit, assurez-vous d’estre souuent trompé : car il arriue assez ordinairement que nostre entendement nous trompe en des choses qu’il auoit tenuës pour indubitables.

Voilà en quoy consistent nos principales difficultez : à quoy vous adjouterez aussi quelque regle certaine, et des marques infaillibles suiuant lesquelles nous puissions connoistre auec certitude, quand nous conceuons vne chose si parfaitement sans l’autre, qu’il soit vray que l’vne soit tellement distincte de l’autre, qu’au moins par la toute puissance de Dieu elles puissent subsister separement : C’est à dire en vn AT IX-1, 223 mot, que vous nous enseigniez comment nous pourons clairement, distinctement, et certainement connoistre, que cette distinction que nostre entendement forme, ne prend point son fondement dans nostre esprit, mais dans les choses mesmes. Car lors que nous contemplons l’immensité de Dieu, sans penser à sa iustice, ou que nous faisons reflexion sur son existence, sans penser au Fils, ou au S. Esprit, ne conceuons-nous pas parfaitement cette existence, ou Dieu mesme existant, sans ces deux autres personnes, qu’vn infidele peut auec autant de raison nier de la diuinité, que vous en auez de denier au Camusat – Le Petit, p. 352
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corps, l’esprit ou la pensée. Tout ainsi donc que celuy-là concluroit mal, qui diroit que le Fils, et que le S. Esprit sont essentiellement distinguez du Pere, ou qu’ils peuuent estre separez de luy ; De mesme on ne vous concedera iamais que la pensée, ou plutost que l’esprit humain, soit réellement distingué du corps, quoy que vous conceuiez clairement l’vn sans l’autre, et que vous puissiez nier l’vn de l’autre, et mesme que vous reconnoissiez que cela ne se fait point par aucune abstraction de vostre esprit. Mais certes si vous satisfaites pleinement à toutes ces difficultez, vous deuez estre assuré qu’il n’y aura plus rien qui puisse faire ombrage à nos Theologiens.

ADDITION.

I’adjouteray icy ce que quelques autres m’ont proposé, afin de n’auoir pas besoin d’y répondre separement, car leur sujet est presque semblable.

Des personnes de tres-bon esprit, et de rare doctrine, m’ont fait les trois questions suiuantes.

La premiere est, comment nous pouuons estre assurez que nous auons l’idée claire et distincte de nostre ame.

La seconde, comment nous pouuons estre assurez que cette jdée est tout affait differente des autres choses.

La trosiéme ; comment nous pouuons estre assurez qu’elle n’a rien en soy de ce qui apartient au corps.

Ce qui suit m’a aussi esté enuoyé auec ce titre.

Camusat – Le Petit, p. 353
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Des Philosophes, et Geometres, à Monsieur Des-Cartes.

MONSIEVR,
Quelque soin que nous prenions à examiner si l’jdée que nous auons de nostre esprit, c’est à dire si la notion, ou le concept de l’esprit AT IX-1, 224 humain ne contient rien en soy de corporel, nous n’osons pas neantmoins assurer que la pensée ne puisse en aucune façon conuenir au corps agité par de secrets mouuemens. Car voyant qu’il y a certains corps qui ne pensent point, et d’autres qui pensent, comme ceux des hommes, et peut estre des bestes, ne passerions nous pas auprés de vous pour des sophistes, et ne nous accuseriez vous pas de trop de temerité, si nonobstant cela nous voulions conclure qu’il n’y a aucun corps qui pense ? nous auons mesme de la peine à ne pas croire que vous auriez eu raison de vous moquer de nous, si nous eussions les premiers forgé cet argument qui parle des jdées, et dont vous vous seruez pour la preuue d’vn Dieu, et de la distinction réelle de l’esprit d’auec le corps, et que vous l’eussiez en suite fait passer par l’examen Camusat – Le Petit, p. 354
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de vostre analyse. Il est vray que vous paroissez en estre si fort preuenu, et preoccupé, qu’il semble que vous vous soyez vous mesme mis vn voile deuant l’esprit, qui vous empesche de voir que toutes les operations, et proprietez de l’ame, que vous remarquez estre en vous, dependent purement des mouuemens du corps : ou bien défaites le nœud qui selon vostre iugement tient nos esprits enchainez, et les empéche de s’éleuer au dessus du corps.

Le nœud que nous trouuons en cecy est que nous comprenons fort bien que 2. et 3. ioins ensemble font le nombre de 5. Et que si de choses égales on oste choses égales les restes seront égaux : nous sommes conuaincus par ces veritez, et par mille autres aussi bien que vous ; pourquoy donc ne sommes nous pas pareillement conuaincus par le moyen de vos idées, ou mesme par les nostres, que l’ame de l’homme est réellement distincte du corps, et que Dieu existe ? Vous direz peut-estre que vous ne pouuez pas nous mettre cette verité dans l’esprit, si nous ne meditons auec vous ; Mais nous auons à vous répondre, que nous auons leu plus de sept fois vos meditations auec vn attention d’esprit presque semblable à celle des Anges, et que neantmoins nous ne sommes pas encore persuadez. Nous ne pouuons pas toutesfois nous persuader que vous veuilliez dire, que tous tant que nous sommes, nous auons l’esprit stupide et grossier comme des bestes, et du tout inhabile pour les choses metaphysiques, Camusat – Le Petit, p. 355
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ausquelles il y a trente ans que nous nous exerçons, plutost que de confesser que les raisons que vous auez tirées des jdées de Dieu, et de l’esprit, ne sont pas d’vn si grand poids, et d’vne telle autorité, que les hommes sçauans, qui tâchent autant qu’ils peuuent d’éleuer leur esprit au dessus de la matiere, s’y puissent, et s’y doiuent entierement soumettre.

Au contraire nous estimons que vous confesserez le mesme auec nous, si vous voulez vous donner la peine de relire vos meditations AT IX-1, 225 auec le mesme esprit, et les passer par le mesme examen que vous feriez si elles vous auoyent esté proposées par vne personne ennemie. En fin puis que nous ne connoissons point iusqu’ou se peut étendre la vertu des corps, et de leurs mouuemens, veu que vous confessez vous mesme qu’il n’y a personne qui puisse sçauoir tout ce que Dieu a mis, ou peut mettre dans vn sujet, sans vne reuelation particuliere de sa part, d’où pouuez vous auoir apris que Dieu n’ait point mis cette vertu, et proprieté dans quelques corps, que de penser, de douter, etc.

Ce sont là, Monsieur, nos argumens, ou si vous aymés mieux nos préiugez, ausquels si vous aportez le remede necessaire, nous ne sçaurions vous exprimer de combien de graces nous vous serons redeuables, ny quelle sera l’obligation que nous vous aurons, d’auoir tellement défriché nostre esprit, que de l’auoir rendu capable de receuoir auec Camusat – Le Petit, p. 356
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fruict la semence de vostre doctrine. Dieu veüille que vous en puissiez venir heureusement à bout ; et nous le prions qu’il luy plaise donner cette recompense à vostre pieté, qui ne vous permet pas de rien entreprendre que vous ne sacrifyiez entierement à sa gloire.

Camusat – Le Petit, p. 357
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RÉPONSES DE L’AVTEVR
Aux sixiémes Objections faites par diuers Theologiens, Philosophes, et Geometres.

1. C’est vne chose tres-assurée que personne ne peut estre certain s’il pense, et s’il existe, si premierement il ne connoist la nature de la pensée, et de l’existence, non que pour cela il soit besoin d’vne science reflechie, ou acquise par vne démonstration, et beaucoup moins de la science de cette science, par laquelle il connoisse qu’il sçait, et derechef qu’il sçait qu’il sçait, et ainsi iusqu’à l’infini, estant impossible qu’on en puisse iamais auoir vne telle d’aucune chose que ce soit ; mais il suffit qu’il sçache cela par cette sorte de connoissance interieure, qui precede tousiours l’acquise, et qui est si naturelle à tous les hommes, en ce qui regarde la pensée, et l’existence, que bien que peut-estre estant aueuglez par Camusat – Le Petit, p. 358
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quelques prejugez, et plus attentifs au son des paroles, qu’à leur veritable signification, nous puissions feindre que nous ne l’auons point, il est neantmoins impossible qu’en effect nous ne l’ayons. Ainsi donc, lors que quelqu’vn aperçoit qu’il AT IX-1, 226 pense, et que de là il suit tres-euidemment qu’il existe, encore qu’il ne se soit peut-estre iamais auparauant mis en peine de sçauoir ce que c’est que la pensée, et que l’existence, il ne se peut faire neantmoins qu’il ne les connoisse assez l’vne et l’autre, et pour estre en cela pleinement satisfait.

2. Il est aussi du tout impossible que celuy qui d’vn costé sçait qu’il pense, et qui d’ailleurs connoist ce que c’est que d’estre agité par des mouuemens, puisse iamais croire qu’il se trompe, et qu’en effet il ne pense point, mais qu’il est seulement remué : Car ayant vne idée, ou notion, toute autre de la pensée que du mouuement corporel, il faut de necessité qu’il conçoiue l’vn comme different de l’autre ; quoy que pour s’estre trop accoustumé à attribuer à vn mesme sujet plusieurs proprietez diferentes, et qui n’ont entr’elles aucune affinité, il se puisse faire qu’il reuoque en doute, ou mesme qu’il assure, que c’est en luy la mesme chose de penser, et d’estre meu. Or il faut remarquer que les choses dont nous auons differentes idées, peuuent estre prises en deux façons pour vne seule et mesme chose ; c’est à sçauoir, ou en vnité et identité de nature, ou seulement en vnité de composition. Ainsi, par exemple, il est bien vray Camusat – Le Petit, p. 359
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que l’idée de la figure n’est pas la mesme que celle dû mouuement ; que l’action par laquelle i’entens est conceuë sous vne autre idée que celle par laquelle ie veux ; que la chair et les os ont des idées differentes ; et que l’idée de la pensée est toute autre que celle de l’extension : Et neantmoins nous conceuons fort bien que la mesme substance à qui la figure conuient, est aussi capable de mouuement, de sorte qu’estre figuré, et estre mobile, n’est qu’vne mesme chose en vnité de nature ; comme aussi n’est-ce qu’vne mesme chose en vnité de nature qui veut, et qui entend, mais il n’en est pas ainsi de la substance que nous considerons sous la forme d’vn os, et de celle que nous considerons sous la forme de chair, ce qui fait que nous ne pouuons pas les prendre pour vne mesme chose en vnité de nature, mais seulement en vnité de composition, entant que c’est vn mesme animal qui a de la chair, et des os. Maintenant la question est de sçauoir si nous conceuons que la chose qui pense, et celle qui est étenduë, soient vne mesme chose en vnité de nature, en sorte que nous trouuions qu’entre la pensée et l’extension, il y ait vne pareille connexion et affinité que nous remarquons entre le mouuement et la figure, l’action de l’entendement et celle de la volonté ; ou plutost si elles ne sont pas apelées vne en vnité de composisitioncomposition, entant qu’elles se rencontrent toutes deux en vn mesme homme, comme des os et de la chair en vn mesme animal : et pour moy c’est-là mon Camusat – Le Petit, p. 360
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sentiment ; car la distinction AT IX-1, 227 ou diuersité que ie remarque entre la nature d’vne chose étenduë, et celle d’vne chose qui pense, ne me paroist pas moindre que celle qui est entre des os, et de la chair.

Mais pource qu’en cét endroit on se sert d’autoritez pour me combattre, ie me trouue obligé pour empécher qu’elles ne portent aucun prejudice à la verité, de répondre à ce qu’on m’objecte (que personne n’a encore pû comprendre ma démonstration) qu’encore bien qu’il y en ait fort peu qui l’ayent soigneusement examinée, il s’en trouue neantmoins quelques-vns qui se persuadent de l’entendre, et qui s’en tiennent entierement conuaincus ; Et comme on doit adjouter plus de foy à vn seul témoin, qui aprés auoir voyagé en Amerique, nous dit qu’il a veu des Antipodes, qu’à mille autres qui ont nié cy-deuant qu’il y en eust, sans en auoir aucune raison, sinon qu’ils ne le sçauoient pas. De mesme ceux qui pezent comme il faut la valeur des raisons, doiuent faire plus d’estat de l’autorité d’vn seul homme, qui dit entendre fort bien vne démonstration, que de celle de mille autres, qui disent sans raison qu’elle n’a pû encore estre comprise de personne : Car bien qu’ils ne l’entendent point, cela ne fait pas que d’autres ne la puissent entendre ; et pource qu’en inferant l’vn de l’autre ils font voir qu’ils ne sont pas assez exacts dans leurs raisonnemens, il semble que leur autorité ne doiue pas estré beaucoup considerée.

Camusat – Le Petit, p. 361
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Enfin à la question qu’on me propose en cet endroit, sçauoir si i’ay tellement coupé et diuisé par le moyen de mon analyse tous les mouuemens de ma matiere subtile ; que non seulement ie sois asseuré, mais mesme que ie puisse faire connoistre à des personnes tres-attentiues, et qui pensent estre assez clairuoyantes, qu’il y a de la repugnance que nos pensées soyent repanduës dans des mouuemens corporels, c’est à dire, comme ie l’estime, que nos pensées soyent vne mesme chose auec des mouuemens corporels ; ie répons que pour mon particulier i’en suis tres-certain, mais que ie ne me promets par pour cela de le pouuoir persuader aux autres, quelque attention qu’ils y aportent, et quelque capacité qu’ils pensent auoir, au moins tandis qu’ils n’apliqueront leur esprit qu’aux choses qui sont seulement imaginables, et non point à celles qui sont purement intelligibles, comme il est aisé de voir que ceux-là font, qui s’imaginent que toute la distinction et difference qui est entre la pensée, et le mouuement, se doit entendre par la dissection de quelque matiere subtile : Car cela ne se peut entendre sinon lors qu’on considere que les jdées d’vne chose qui pense, et d’vne chose étenduë ou mobile, sont entierement diuerses et indépendantes l’vne de l’autre : et qu’il répugne AT IX-1, 228 que des choses que nous conceuons clairement et distinctement estre diuerses, et indépendantes, ne puissent pas estre separées au moins par la toute puissance de Dieu : de sorte que tout autant de fois que nous les Camusat – Le Petit, p. 362
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rencontrons ensemble dans vn mesme suiet, comme la pensée et le mouuement corporel dans vn mesme homme, nous ne deuons pas pour cela estimer qu’elles soyent vne mesme chose en vnité de nature, mais seulement en vnité de composition.

3. Ce qui est icy raporté des Platoniciens, et de leurs sectateurs, est auiourdhuy tellement decrié par toute l’Eglise Catholique, et communement par tous les philosophes, qu’on ne doit plus s’y arester. D’ailleurs il est bien vray que le Concile de Latran a conclu qu’on pouuoit peindre les Anges, mais il n’a pas conclu pour cela qu’ils fussent corporels. Et quand en effect on les croiroit estre tels, on n’auroit pas raison pour cela de penser que leurs espris fussent plus inseparables de leurs corps, que ceux des hommes : Et quand on voudroit aussi feindre que l’ame humaine viendroit de pere à fils, on ne pouroit pas pour cela conclure qu’elle fust corporelle, mais seulement que comme nos corps prennent leur naissance de ceux de nos parens, de mesme nos ames procederoient des leurs. Pour ce qui est des chiens, et des singes, quand ie leur attribuerois la pensée, il ne s’ensuiuroit pas de là que l’ame humaine n’est point distincte du corps, mais plutost que dans les autres animaux les espris et les corps sont aussi distinguez ; ce que les mesmes Platoniciens, dont on nous vantoit tout maintenant l’autorité, ont estimé auec Pythagore Pythagore, comme leur Metempsycose fait assez connoistre. Mais pour Camusat – Le Petit, p. 363
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moy ie n’ay pas seulement dit que dans les bestes il n’y auoit point de pensée, ainsi qu’on me veut faire acroire, mais outre cela ie l’ay prouué par des raisons qui sont si fortes, que iusques à present ie n’ay veu personne qui ait rien opposé de considerable à l’encontre : et ce sont plutost ceux qui assurent que les chiens sçauent en veillant qu’ils courent, et mesme en dormant qu’ils aboyent, et qui en parlent comme s’ils estoyent d’intelligence auec eux, et qu’ils vissent tout ce qui se passe dans leurs cœurs, lesquels ne prouuent rien de ce qu’ils disent. Car bien qu’ils adioutent qu’ils ne peuuent pas se persuader que les operations des bestes puissent estre sufisamment expliquées par le moyen de la mechanique, sans leur atribuer ny sens, ny ame, ny vie ; (c’est à dire selon que ie l’explique sans la pensée ; car ie ne leur ay iamais denié ce que vulgairement on apelle vie, ame corporelle, et sens organique) qu’au contraire ils veulent soutenir au dedit de ce que l’on voudra, que c’est vne chose tout affait impossible, et mesme ridicule, cela neantmoins ne doit pas estre pris pour vne preuue : car il AT IX-1, 229 n’y a point de proposition si veritable dont on ne puisse dire en mesme façon qu’on ne se la sçauroit persuader, et mesme ce n’est point la coutume d’en venir aux gajeures, que lors que les preuues nous manquent ; et puis qu’on a veu autres-fois de grans hommes qui se sont moquez d’vne façon presque pareille, de ceux qui soutenoyent qu’il y auoit des antipodes, i’estime qu’il ne faut pas legerement tenir pour faux, Camusat – Le Petit, p. 364
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tout ce qui semble ridicule à quelques autres.

Enfin ce qu’on adioute en suite qu’il s’en trouuera plusieurs qui diront que toutes les actions de l’homme sont semblables à celles des machines, et qui ne voudront plus admettre en luy de sens, ny d’entendement, s’il est vray que les singes, les chiens, et les Elephans agissent aussi comme des machines en toutes leurs operations, n’est pas aussi vne raison qui prouue rien, si ce n’est peut-estre qu’il y a des hommes qui conçoiuent les choses si confusément, et qui s’atachent auec tant d’opiniâtreté aux premieres opinions qu’ils ont vne fois conceuës, sans les auoir iamais bien examinées, que plutost que de s’en départir, ils nieront qu’ils ayent en eux mesmes les choses qu’ils experimentent y estre. Car de vray il ne se peut pas faire que nous n’experimentions tous les iours en nous mesmes que nous pensons, et partant, quoy qu’on nous fasse voir qu’il n’y a point d’operations dans les bestes qui ne se puissent faire sans la pensée, personne ne poura de là raisonnablement inferer qu’il ne pense donc point, si ce n’est celuy qui ayant tousiours suposé que les bestes pensent comme nous, et pour ce suiet s’estant persuadé qu’il n’agit point autrement qu’elles, se voudra tellement opiniastrer à maintenir cette proposition, l’homme et la beste operent d’vne mesme façon, que lors qu’on viendra à luy montrer que les bestes ne pensent point, il aimera mieux se dépouiller de sa propre pensée (laquelle il ne peut toutesfois ne pas connoistre en soy-mesme Camusat – Le Petit, p. 365
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par vne experience continuelle, et infaillible) que de changer cette opinion, qu’il agit de mesme façon que les bestes. Ie ne puis pas neantmoins me persuader qu’il y ait beaucoup de ces espris ; mais ie m’asseure qu’il sen trouuera bien d’auantage, qui, si on leur accorde que la pensée n’est point distinguée du mouuement corporel, soutiendront (et certes auec plus de raison) qu’elle se rencontre dans les bestes aussi bien que dans les hommes, puis qu’ils verront en elles les mesmes mouuemens corporels que dans nous ; et adioutant à cela que la difference qui n’est que selon le plus ou le moins, ne change point la nature des choses, bien que peut-estre ils ne fassent pas les bestes si raisonnables que les hommes, ils auront neantmoins occasion de croire qu’il y a en elles des espris de semblable espece que les nostres.

AT IX-1, 230

4. Pour ce qui regarde la science d’vn athée, il est aisé de montrer qu’il ne peut rien sçauoir auec certitude, et assurance ; car comme i’ay desia dit cy-deuant, d’autant moins puissant sera celuy qu’il reconnoistra pour l’auteur de son estre, d’autant plus aura t-il occasion de douter, si sa nature n’est point tellement imparfaite qu’il se trompe, mesme dans les choses qui luy semblent tres-euidentes : et iamais il ne poura estre deliuré de ce doute, si premierement il ne reconnoist qu’il a esté creé par vn vray Dieu, principe de toute verité, et qui ne peut estre trompeur.

Camusat – Le Petit, p. 366
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5. Et on peut voir clairement qu’il est impossible que Dieu soit trompeur, pourueu qu’on veuille considerer que la forme, ou l’essence de la tromperie est vn non estre, vers lequel iamais le souuerain estre ne se peut porter. Aussi tous les Theologiens sont ils d’accord de cette verité, qu’on peut dire estre la baze, et le fondement de la religion Chrestienne, puis que toute la certitude de sa foy en depend. Car comment pourions nous adiouter foy aux choses que Dieu nous a reuelées, si nous pensions qu’il nous trompe quelquefois ? Et bien que la commune opinion des Theologiens soit que les damnez sont tourmentez par le feu des enfers, neantmoins leur sentiment n’est pas pour cela, qu’ils sont deceus par vne fausse jdée que Dieu leur a Imprimée d’vn feu qui les consomme, mais plutost qu’ils sont veritablement tourmentez par le feu ; parce que comme l’esprit d’vn homme viuant, bien qu’il ne soit pas corporel, est neantmoins detenu dans le corps ; ainsi Dieu par sa toute puissance peut aisement faire qu’il soufre les attaintes du feu corporel aprés sa mort etc. Voyez le maistre des sentencesLombard, Pierrelib. 4. Dist. 44. Pour ce qui est des lieux de l’escriture, ie ne iuge pas que ie sois obligé d’y répondre, si ce n’est qu’ils semblent contraires à quelque opinion qui me soit particuliere ; car lors qu’ils ne s’ataquent pas à moy seul, mais qu’on les propose contre les opinions qui sont communement receuës de tous les Chrestiens, comme sont celles que l’on impugne en ce lieu-cy ; par Camusat – Le Petit, p. 367
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exemple, que nous pouuons sçauoir quelque chose, et que l’ame de l’homme n’est pas semblable à celle des animaux, ie craindrois de passer pour presomptueux, si ie n’aimois pas mieux me contenter des réponses qui ont desia esté faites par d’autres, que d’en rechercher de nouuelles ; veu que ie n’ay iamais fait profession de l’étude de la Theologie, et que ie ne m’y suis apliqué qu’autant que i’ay creu qu’elle estoit necessaire pour ma propre instruction, et en fin que ie ne sens point en moy d’inspiration diuine, qui me fasse iuger capable de l’enseigner. C’est pourquoy ie fais icy ma declaration, que desormais ie ne répondray plus à de pareilles obiections.

AT IX-1, 231 Mais ie ne lairray pas d’y répondre encore pour cette fois, de peur que mon silence ne donnast occasion à quelques vns de croire que ie m’en abstiens faute de pouuoir donner des explications assez commodes aux lieux de l’escriture que vous proposez. Ie dis donc premierement que le passage de Saint PaulPaul (saint) de la premiere aux Corinth. Chap. 8. ver. 2. se doit seulement entendre de la sçience qui n’est pas iointe auec la charité, c’est à dire de la sçience des Athées : parce que quiconque connoist Dieu comme il faut, ne peut pas estre sans amour pour luy, et n’auoir point de charité. Ce qui se prouue tant par ces paroles qui precedent immediatement, la science enfle, mais la charité edifie, que par celles qui suiuent vn peu aprés, que si quelqu’vn aime Dieu, iceluyCamusat – Le Petit, p. 368
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sçauoir Dieu) est connu de luy
. Car ainsi l’ApostrePaul (saint) ne dit pas qu’on ne puisse auoir aucune science, puis qu’il confesse que ceux qui aiment Dieu, le connoissent, c’est à dire, qu’ils ont de luy quelque science ; mais il dit seulement que ceux qui n’ont point de charité, et qui par consequent n’ont pas vne connoissance de Dieu suffisante, encore que peut-estre ils s’estiment sçauants en d’autres choses, ils ne connoissent pas neantmoins encore ce qu’ils doiuent sçauoir, ny comment ils le doiuent sçauoir, d’autant qu’il faut commencer par la connoissance de Dieu, et aprés faire dépendre d’elle toute la connoissance que nous pouuons auoir des autres choses, ce que i’ay aussi expliqué dans mes meditations. Et partant ce mesme texte, qui estoit allegué contre moy, confirme si ouuertement mon opinion touchant cela, que ie ne pense pas qu’il puisse estre bien expliqué par ceux qui sont d’vn contraire aduis. Car si on vouloit pretendre que le sens que i’ay donné à ces paroles (que si quelqu’vn aime Dieu iceluy) à sçauoir Dieu, est connu de luy, n’est pas celuy de l’ecriture ; et que ce pronom, iceluy, ne se refere pas à Dieu, mais à l’homme qui est connu et aprouué par luy, l’Apostre Saint IeanJean (saint) en sa premiere Epistre Chapitre 2. vers. 2. fauorise entierement mon expliquation, par ces paroles, en cela nous sçauons que nous l’auons connu si nous obseruons ses commandemens, et au Chap. 4. vers. 7.Celuy qui aime est enfant de Dieu, et le connoist.

Les lieux que vous alleguez de l’Ecclesiaste ne Camusat – Le Petit, p. 369
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sont point aussi contre moy : car il faut remarquer que Salomon dans ce liure ne parle pas en la personne des impies, mais en la sienne propre, en ce qu’ayant esté auparauant pecheur et ennemy de Dieu, il se repent pour lors de ses fautes, et confesse que tant qu’il s’estoit seulement voulu seruir pour la conduite de ses actions des lumieres de la sagesse humaine, sans la referer à Dieu, ny la regarder comme vn bienfait de sa main, iamais il n’auoit rien peu trouuer qui le satisfist AT IX-1, 232 entierement, ou qu’il ne vist remply de vanité. C’est pourquoy en diuers lieux il exhorte et sollicite les hommes de se conuertir à Dieu, et de faire penitence. Et notamment au Chap. 11. vers. 9. par ces paroles, Et scache, dit-il, que Dieu te fera rendre compte de toutes tes actions, ce qu’il continuë dans les autres suiuans iusqu’à la fin du liure. Et ces paroles du Chapitre 8. vers. 17.Et i’ay reconnu que de tous les ouurages de Dieu qui se font sous le Soleil, l’homme n’en peut rendre aucune raison, etc. ne doiuent pas estre entenduës de toutes sortes de personnes, mais seulement de celuy qu’il a décrit au verset precedent, Il y a tel homme qui passe les iours et les nuits sans dormir : comme si le prophete vouloit en ce lieu-là nous auertir, que le trop grand trauail, et la trop grande assiduité à l’estude des lettres, empesche qu’on ne paruienne à la connoissance de la verité, ce que ie ne croy pas que ceux qui me connoissent particulierement, iugent pouuoir estre appliqué à moy. Mais sur tout il faut prendre Camusat – Le Petit, p. 370
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garde à ces paroles, qui se font souz le Soleil, car elles sont souuent repetées dans tout ce liure, et dénotent tousiours les choses naturelles, à l’exclusion de la subordination et dépendance qu’elles ont à Dieu ; parce que Dieu estant éleué au dessus de toutes choses, on ne peut pas dire qu’il soit contenu entre celles qui ne sont que souz le Soleil : De sorte que le vray sens de ce passage est que l’homme ne sçauroit auoir vne connoissance parfaite des choses naturelles, tandis qu’il ne connoistra point Dieu, en quoy ie conuiens aussi auec le prophete. Enfin au Chap. 3. vers. 19. où il est dit que l’homme et la jument passent de mesme façon, et aussi que l’homme n’a rien de plus que la jument, il est manifeste que cela ne se dit qu’à raison du corps ; car en cet endroit il n’est fait mention que des choses qui apartiennent au corps ; et incontinent aprés il adioute en parlant séparement de l’ame, qui sçait si l’esprit des enfans d’Adam monte en haut, et si l’esprit des animaux descend en bas ? C’est à dire, qui peut connoistre par la force de la raison humaine, et à moins que de se tenir à ce que Dieu nous en a reuelé, si les ames des hommes ioüiront de la beatitude eternelle ? certes i’ay bien taché de prouuer par raison naturelle que l’ame de l’homme n’est point corporelle ; mais de sçauoir si elle montera en haut, c’est à dire si elle ioüira de la gloire de Dieu, i’auoüe qu’il n’y a que la seule foy qui nous le puisse aprendre.

Camusat – Le Petit, p. 371
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6. Quant à la liberté du franc-arbitre, il est certain que celle qui se retrouue en Dieu est bien differente de celle qui est en nous ; d’autant qu’il repugne que la volonté de Dieu n’ait pas esté de toute eternité indifferente à toutes les choses qui ont esté faites, ou qui se feront AT IX-1, 233 iamais ; n’y ayant aucune idée qui represente le bien ou le vray, ce qu’il faut croire, ce qu’il faut faire, ou ce qu’il faut obmettre, qu’on puisse feindre auoir esté l’objet de l’entendement diuin, auant que sa nature ait esté constituée telle par la determination de sa volonté : Et ie ne parle pas icy d’vne simple priorité de temps, mais bien dauantage ie dis qu’il a esté impossible qu’vne telle idée ait precedé la determination de la volonté de Dieu par vne priorité d’ordre, ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu’on la nomme dans l’escole ; en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à élire l’vn, plutost que l’autre. Par exemple, ce n’est pas pour auoir veu qu’il estoit meilleur que le monde fust creé dans le temps, que dés l’eternité, qu’il a voulu le créer dans le temps ; et il n’a pas voulu que les trois angles d’vn triangle fussent égaux à deux droits, parce qu’il a connu que cela ne se pouuoit faire autrement etc. Mais au contraire parce qu’il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur, que s’il eust esté creé dés l’eternité : et d’autant qu’il a voulu que les trois angles d’vn triangle fussent necessairement égaux à deux droits, il est maintenant vray que cela Camusat – Le Petit, p. 372
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est ainsi, et il ne peut pas estre autrement, et ainsi de toutes les autres choses : Et cela n’empesche pas qu’on ne puisse dire que les merites des Saints sont la cause de leur beatitude eternelle : Car ils n’en sont pas tellement la cause qu’ils determinent Dieu à ne rien vouloir, mais ils sont seulement la cause d’vn effet, dont Dieu à voulu de toute eternité qu’ils fussent la cause. Et ainsi vne entiere indifference en Dieu, est vne preuue tres-grande de sa toute-puissance. Mais il n’en est pas ainsi de l’homme, lequel trouuant des-ja la nature de la bonté, et de la verité establie et determinée de Dieu, et sa volonté estant telle, qu’elle ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est manifeste qu’il embrasse d’autant plus volontiers, et par consequent d’autant plus librement, le bon, et le vray, qu’il les connoist plus euidemment ; et que iamais il n’est indifferent, que lors qu’il ignore ce qui est de mieux, ou de plus veritable, ou du moins lors que cela ne luy paroist pas si clairement qu’il n’en puisse aucunement douter : Et ainsi l’indifference qui conuient à la liberté de l’homme est fort differente de celle qui conuient à la liberté de Dieu. Et il ne sert icy de rien d’alleguer que les essences des choses sont indiuisibles ; car premierement il n’y en a point qui puisse conuenir d’vne mesme façon à Dieu, et à la creature ; Et enfin l’indifference n’est point de l’essence de la liberté humaine, veu que nous ne sommes pas seulement libres quand l’ignorance du bien, et du vray, Camusat – Le Petit, p. 373
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nous rend indifferens, mais principalement aussi lors que AT IX-1, 234 la claire et distincte connoissance d’vne chose nous pousse, et nous engage à sa recherche.

7. Ie ne conçoy point la superficie, par laquelle i’estime que nos sens sont touchez, autrement que les Mathematiciens, ou Philosophes conçoiuent ordinairement, ou du moins doiuent conceuoir, celle qu’ils distinguent du corps, et qu’ils supposent n’auoir point de profondeur. Mais le nom de superficie se prend en deux façons par les Mathematiciens, à sçauoir, ou pour le corps dont on ne considere que la seule longueur, et largeur, sans s’arrester du tout à la profondeur, quoy qu’on ne nie pas qu’il en ait quelqu’vne : ou il est pris seulement pour vn mode du corps, et pour lors toute profondeur luy est deniée. C’est pourquoy pour euiter toute sorte d’ambiguité, i’ay dit que ie parlois de cette superficie, laquelle estant seulement vn mode, ne peut pas estre partie du corps : Car le corps est vne substance, dont le mode ne peut estre partie. Mais ie n’ay iamais nié qu’elle fust le terme du corps, au contraire, ie croy qu’elle peut fort proprement estre apelée l’extremité tant du corps contenu, que de celuy qui contient, au sens que l’on dit que les corps contigus sont ceux dont les extremitez sont ensemble. Car de vray quand deux corps se touchent mutuellement, ils n’ont ensemble qu’vne mesme extremité, qui n’est point partie de l’vn ny de l’autre, mais qui est le mesme mode de tous les deux, Camusat – Le Petit, p. 374
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et qui demeurera tousiours le mesme, quoy que ces deux corps soient ostez, pourueu seulement qu’on en substituë d’autres en leur place qui soient precisement de la mesme grandeur, et figure. Et mesme ce lieu, qui est apellé par les Peripateticiens la superficie du corps qui enuironne, ne peut estre conceu estre vne autre superficie, que celle qui n’est point vne substance, mais vn mode. Car on ne dit point que le lieu d’vne tour soit changé, quoy que l’air qui l’enuironne le soit, ou qu’on substituë vn autre corps en la place de la tour ; Et partant la superficie, qui est icy prise pour le lieu, n’est point partie de la tour, ny de l’air qui l’enuironne. Mais pour refuter entierement l’opinion de ceux qui admettent des accidens réels, il me semble qu’il n’est pas besoin que ie produise d’autres raisons que celles que i’ay des-ja auancées. Car, premierement, puis que nul sentiment ne se fait sans contact, rien ne peut estre senty que la superficie des corps. Or s’il y a des accidens réels, ils doiuent estre quelque chose de different de cette superficie, qui n’est autre chose qu’vn mode ; Doncques s’il y en a, ils ne peuuent estre sentis. Mais qui a iamais pensé qu’il y en eust, que parce qu’il a crû qu’ils estoient sentis ? De plus c’est vne chose entierement impossible, et qui AT IX-1, 235 ne se peut conceuoir sans repugnance, et contradiction, qu’il y ait des accidens réels ; pource que tout ce qui est réel peut exister separement de tout autre sujet : Or ce qui peut ainsi exister separement est vne substance, Camusat – Le Petit, p. 375
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et non point vn accident. Et il ne sert de rien de dire que les accidens réels ne peuuent pas naturellement estre separez de leurs sujets, mais seulement par la toute-puissance de Dieu : Car estre fait naturellement n’est rien autre chose, qu’estre fait par la puissance ordinaire de Dieu, laquelle ne differe en rien de sa puissance extraordinaire : et laquelle ne mettant rien de nouueau dans les choses, n’en change point aussi la nature : de sorte que si tout ce qui peut estre naturellement sans sujet est vne substance, tout ce qui peut aussi estre sans sujet par la puissance de Dieu, tant extraordinaire qu’elle puisse estre, doit aussi estre apelé du nom de substance. I’auouë bien à la verité qu’vne substance peut estre apliquée à vne autre substance, mais quand cela arriue, ce n’est pas la substance qui prend la forme d’vn accident, c’est le seul mode, ou la façon dont cela arriue ; par exemple, quand vn habit est apliqué sur vn homme, ce n’est pas l’habit, mais estre habillé qui est vn accident. Et pource que la principale raison qui a meu les Philosophes à établir des accidens réels, a esté qu’ils ont crû que sans eux on ne pouuoit pas expliquer comment se font les perceptions de nos sens, i’ay promis d’expliquer par le menu en écriuant de la Physique, la façon dont chacun de nos sens est touché par ses objets ; non que ie veüille qu’en cela, ny en aucune autre chose on s’en raporte à mes paroles, mais parce que i’ay crû que ce que i’auois expliqué de la veuë dans ma dioptrique, pouuoit Camusat – Le Petit, p. 376
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seruir de preuue suffisante de ce que ie puis dans le reste.

8. Quand on considere attentiuement l’immensité de Dieu, on void manifestement qu’il est impossible qu’il y ait rien qui ne dépende de luy, non seulement de tout ce qui subsiste, mais encore qu’il n’y a ordre, ny loy, ny raison de bonté et de verité qui n’en depende ; autrement (comme ie disois vn peu auparauant) il n’auroit pas esté tout affait indifferent à créer les choses qu’il a creées. Car si quelque raison, ou aparence de bonté eust precedé sa preordination, elle l’eust sans doute déterminé à faire ce qui auroit esté de meilleur : Mais tout au contraire parce qu’il s’est déterminé à faire les choses qui sont au monde, pour cette raison, comme il est dit en la Genese, elles sont tres-bonnes, c’est à dire que la raison de leur bonté depend de ce qu’il les a ainsi voulu faire. Et il n’est pas besoin de demander en quel genre de cause cette bonté, ny toutes les autres veritez tant Mathematiques, que Metaphysiques AT IX-1, 236 dependent de Dieu : Car les genres des causes ayant esté establis par ceux qui peut-estre ne pensoient point à cette raison de causalité, il n’y auroit pas lieu de s’etonner quand ils ne luy auroient point donné de nom, mais neantmoins ils luy en ont donné vn, car elle peut estre apelée efficiente : de la mesme façon que la volonté du Roy peut estre dite la cause efficiente de la loy, bien que la loy mesme ne soit pas vn estre naturel, mais Camusat – Le Petit, p. 377
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seulement (comme ils disent en l’escole) vn estre moral. Il est aussi inutile de demander comment Dieu eust peu faire de toute eternité que deux fois 4. n’eussent pas esté 8. etc, car i’auouë bien que nous ne pouuons pas comprendre cela : mais puis que d’vn autre costé ie comprens fort bien que rien ne peut exister, en quelque genre d’estre que ce soit, qui ne depende de Dieu, et qu’il luy a esté tres-facile d’ordonner tellement certaines choses, que les hommes ne peussent pas comprendre qu’elles eussent peu estre autrement qu’elles sont, ce seroit vne chose tout à fait contraire à la raison, de douter des choses que nous comprenons fort bien, à cause de quelques autres que nous ne comprenons pas, et que nous ne voyons point que nous deuions comprendre. Ainsi donc il ne faut pas penser que les veritez eternelles dépendent de l’entendement humain, ou de l’existence des choses, mais seulement de la volonté de Dieu, qui comme vn souuerain legislateur les a ordonnées, et establies de toute eternité.

9. Pour bien comprendre quelle est la certitude du sens, il faut distinguer en luy trois sortes de degrez. Dans le premier, on ne doit considerer autre chose, que ce que les obiets exterieurs causent immediatement dans l’organe corporel ; ce qui ne peut estre autre chose que le mouuement des particules de cet organe, et le changement de figure, et de situation qui prouient de ce mouuement. Le second Camusat – Le Petit, p. 378
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contient tout ce qui resulte immediatement en l’esprit, de ce qu’il est vny à l’organe corporel ainsi meu, et disposé par ses obiets ; et tels sont les sentimens de la douleur, du chatouillement, de la faim, de la soif, des couleurs, des sons, des saueurs, des odeurs, du chaud, du froid, et autres semblables, que nous auons dit dans la sixiéme Meditation, prouenir de l’vnion, et pour ainsi dire, du mélange de l’esprit auec le corps. Et enfin, le troisiéme comprend tous les iugemens que nous auons coutume de faire depuis nostre ieunesse, touchant les choses qui sont autour de nous, à l’occasion des impressions, ou mouuemens, qui se font dans les organes de nos sens. Par exemple, lors que ie voy vn bâton, il ne faut pas s’imaginer qu’il sorte de luy de petites images voltigeantes par l’air, apelées vulgairement des especes intentionelles, qui passent AT IX-1, 237 iusques à mon œil, mais seulement que les rayons de la lumiere reflechis de ce baston excitent quelques mouuemens dans le nerf optique, et par son moyen dans le cerueau mesme, ainsi que i’ay amplement expliqué dans la dioptrique. Et c’est en ce mouuement du cerueau, qui nous est commun auec les bestes, que consiste le premier degré du sentiment. De ce premier suit le second, qui s’étend seulement à la perception de la couleur, et de la lumiere qui est reflechie de ce bâton, et qui prouient de ce que l’esprit est si étroittement, et si intimement conioint auec le cerueau, qu’il se ressent Camusat – Le Petit, p. 379
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mesme, et est comme touché par les mouuemens qui se font en luy : et c’est tout ce qu’il faudroit raporter au sens, si nous voulions le distinguer exactement de l’entendement. Car que de ce sentiment de la couleur, dont ie sens l’impression, ie vienne à iuger que ce bâton qui est hors de moy est coloré, et que de l’étenduë de cette couleur, de sa terminaison, et de la relation de sa situation auec les parties de mon cerueau, ie détermine quelque chose touchant la grandeur, la figure, et la distance de ce mesme bâton ; quoy qu’on ait accoutumé de l’atribuer au sens, et que pour ce suiet ie l’aye raporté à vn troisiéme degré de sentiment, c’est neantmoins vne chose manifeste que cela ne dépend que de l’entendement seul ; et mesme i’ay fait voir dans la dioptrique que la grandeur, la distance, et la figure, ne s’aperçoiuent que par le raisonnement, en les déduisant les vnes des autres. Mais il y a seulement en cela de la difference, que nous atribuons à l’entendement les iugemens nouueaux, et non accoutumez que nous faisons touchant toutes les choses qui se presentent, et que nous attribuons aux sens ceux que nous auons esté accoustumez de faire dés nostre enfance touchant les choses sensibles, à l’occasion des impressions qu’elles font dans les organes de nos sens ; Dont la raison est que la coustume nous fait raisonner, et iuger si promptement de ces choses-là (ou plutost nous fait ressouuenir des iugemens que nous en auons faits autresfois) que Camusat – Le Petit, p. 380
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nous ne distinguons point cette façon de iuger d’auec la simple apprehension, ou perception de nos sens. D’où il est manifeste, que lors que nous disons que la certitude de l’entendement est plus grande que celle des sens, nos paroles ne signifient autre chose, sinon que les iugemens que nous faisons dans vn âge plus auancé, à cause de quelques nouuelles obseruations, sont plus certains que ceux que nous auons formez dés nostre enfance, sans y auoir fait de reflexion ; ce qui ne peut receuoir aucun doute. Car il est constant qu’il ne s’agit point icy du premier, ny du second degré du sentiment, d’autant qu’il ne peut y auoir en eux aucune fausseté. Quand AT IX-1, 238 donc on dit qu’vn bâton paroist rompu dans l’eau, à cause de la refraction, c’est de mesme que si l’on disoit, qu’il nous paroist d’vne telle façon, qu’vn enfant iugeroit de là qu’il est rompu, et qui fait aussi que selon les preiugez ausquels nous sommes accoustumez dés nostre enfance nous iugeons la mesme chose. Mais ie ne puis demeurer d’accord de ce que l’on adjouste en suite, à sçauoir, que cét erreur n’est point corrigé par l’entendement, mais par le sens de l’attouchement : Car bien que ce sens nous fasse iuger qu’vn bâton est droit, et cela, par cette façon de iuger à laquelle nous sommes accoutumez dés nostre enfance : Et qui par consequent peut estre apelée sentiment : neantmoins cela ne suffit pas pour corriger l’erreur de la veuë ; mais outre cela il est besoin que nous ayons quelque raison, qui nous enseigne que Camusat – Le Petit, p. 381
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nous deuons en ce rencontre nous fier plutost au iugement que nous faisons en suite de l’attouchement, qu’à celuy où semble nous porter le sens de la veuë : laquelle raison n’ayant point esté en nous dés nostre enfance, ne peut estre attribuée au sens, mais au seul entendement ; Et partant dans cét exemple mesme, c’est l’entendement seul qui corrige l’erreur du sens, et il est impossible d’en aporter iamais aucun, dans lequel l’erreur vienne pour s’estre plus fié à l’operation de l’esprit, qu’à la perception des sens.

10. Dautant que les Difficultez qui restent à examiner, me sont plutost proposées comme des doutes que comme des objections, ie ne presume pas tant de moy, que i’ose me promettre d’expliquer assez suffisamment des choses, que ie voy estre encore aujourd’huy le sujet des doutes de tant de sçauans hommes. Neantmoins pour faire en cela tout ce que ie puis, et ne pas manquer à ma propre cause, ie diray ingenuëment de quelle façon il est arriué que ie me sois moy-mesme entierement deliuré de ces doutes. Car en ce faisant, si par hazard il arriue que cela puisse seruir à quelques-vns, i’auray sujet de m’en rejoüir, et s’il ne peut seruir à personne, au moins auray-je la satisfaction, qu’on ne me poura pas accuser de presomption, ou de temerité.

Lors que i’eusi’eu la premiere fois conclu, en suite des raisons qui sont contenuës dans mes Meditations, Camusat – Le Petit, p. 382
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que l’esprit humain est réellement distingué du corps, et qu’il est mesme plus aisé à connoistre que luy, et plusieurs autres choses dont il est là traitté, ie me sentois à la verité obligé d’y acquiescer, pource que ie ne remarquois rien en AT IX-1, 239 elles qui ne fust bien suiuy, et qui ne fust tiré de principes tres-euidens, suiuant les regles de la Logique ; Toutesfois ie confesse que ie ne fus pas pour cela pleinement persuadé, et qu’il m’arriua presque la mesme chose qu’aux Astronomes, qui aprés auoir esté conuaincus par de puissantes raisons, que le Soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre, ne sçauroient pourtant s’empescher de iuger qu’il est plus petit, lors qu’ils iettent les yeux sur luy. Mais aprés que i’eusi’eu passé plus auant, et qu’apuyé sur les mesmes principes, i’eusi’eu porté ma consideration sur les choses Physiques, ou naturelles, examinant premierement les notions, ou les idées, que ie trouuois en moy de chaque chose, puis les distinguant soigneusement les vnes des autres pour faire que mes iugemens eussent vn entier raport auec elles, ie reconnus qu’il n’y auoit rien qui apartinst à la nature, ou à l’essence du corps, sinon qu’il est vne substance étenduë en longueur, largeur, et profondeur, capable de plusieurs figures, et de diuers mouuemens ; et que ses figures, et mouuemens n’estoient autre chose que des modes, qui ne peuuent iamais estre sans luy. Mais que les couleurs, les odeurs, les saueurs, et autres choses semblables n’estoient rien que des sentimens, Camusat – Le Petit, p. 383
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qui n’ont aucune existence hors de ma pensée, et qui ne sont pas moins differens des corps, que la douleur differe de la figure, ou du mouuement de la fleche qui la cause ; et enfin que la pesanteur, la dureté, la vertu d’échauffer, d’attirer, de purger, et toutes les autres qualitez que nous remarquons dans les corps, consistent seulement dans le mouuement, ou dans sa priuation : et dans la configuration, et arrangement des parties. Toutes lesquelles opinions estant fort differentes de celles que i’auois euës auparauant touchant les mesmes choses ; ie commençay aprés cela à considerer pourquoy i’en auois eu d’autres par cy-deuant, et ie trouuay que la principale raison estoit que dez ma ieunesse, i’auois fait plusieurs iugemens touchant les choses naturelles, (comme celles qui deuoient beaucoup contribuer à la conseruation de ma vie, en laquelle ie ne faisois que d’entrer) et que i’auois tousiours retenu depuis les mesmes opinions que i’auois autrefois formées de ces choses-là : Et d’autant que mon esprit ne se seruoit pas bien en ce bas âge des organes du corps, et qu’y estant trop attaché il ne pensoit rien sans eux, aussi n’aperceuoit-il que confusément toutes choses. Et bien qu’il eust connoissance de sa propre nature, et qu’il n’eust pas moins en soy l’jdée de AT IX-1, 240 la pensée, que celle de l’étenduë, neantmoins pource qu’il ne conceuoit rien de purement intellectuel, qu’il n’imaginast aussi en mesme temps quelque chose de corporel, Camusat – Le Petit, p. 384
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il prenoit l’vn et l’autre pour vne mesme chose, et raportoit au corps toutes les notions qu’il auoit des choses intellectuelles : et d’autant que ie ne m’estois i’amais dépuis déliuré de ces preiugez, il n’y auoit rien que ie ne connusseie connusse assez distinctement, et que ie ne suposasse estre corporel ; quoy que neantmoins ie formasse souuent de telles jdées de ces choses mesmes que ie suposois estre corporelles, et que i’en eusse de telles notions, qu’elles representoyent plutost des esprits que des corps. Par exemple, lors que ie conceuois la pesanteur comme vne qualité réelle, inherente et attachée aux corps massifs, et grossiers, encore que ie la nommasse vne qualité, entant que ie la raportois aux corps dans lesquels elle residoit, neantmoins parce que i’adioutois ce mot de reelle, ie pensois en effect que c’estoit vne substance : de mesme qu’vn habit consideré en soy est vne substance, quoy qu’estant raporté à vn homme habillé, il puisse estre dit vne qualité ; et ainsi bien que l’esprit soit vne substance, il peut neantmoins estre dit vne qualité, eu égard au corps auquel il est vny. Et bien que ie conceusse que la pesanteur est répanduë par tout le corps qui est pesant, ie ne luy attribuois pas neantmoins la mesme sorte d’étenduë qui constitue la nature du corps ; car cette étenduë est telle, qu’elle exclut toute penetrabilité de parties ; et ie pensois qu’il y auoit autant de pesanteur dans vne masse d’or, ou de quelque autre metail de la longueur Camusat – Le Petit, p. 385
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d’vn pied, qu’il y en auoit dans vne piece de bois longue de dix piedz ; voire mesme i’estimois que toute cette pesanteur pouuoit estre contenuë sous vn point Mathematique. Et mesme lors que cette pesanteur estoit ainsi egalement étenduë par tout le corps, ie voyois qu’elle pouuoit exercer toute sa force en chacune de ses parties, parce que de quelque façon que ce corps fust suspendu à vne corde, il la tiroit de toute sa pesanteur, comme si toute cette pesanteur eust esté renfermée dans la partie qui touchoit la corde. Et certes ie ne conçoy point encore aujourd’huy que l’esprit soit autrement étendu dans le corps, lors que ie le conçoy estre tout entier dans le tout, et tout entier dans chaque partie. Mais ce qui fait mieux paroistre que cette jdée de la pesanteur, auoit esté tirée en partie de celle que i’auois de mon esprit, est que ie pensois que la pesanteur portoit les corps vers le centre de la terre, comme si elle AT IX-1, 241 eust eu en soy quelque connoissance de ce centre : Car certainement il n’est pas possible que cela se fasse sans connoissance, et par tout où il y a connoissance, il faut qu’il y ait de l’esprit. Toutefois i’atribuois encore d’autres choses à cette pesanteur, qui ne peuuent pas en mesme façon estre entenduës de l’esprit, par exemple, qu’elle estoit diuisible, mesurable etc. Mais aprés que i’eusi’eu suffisamment consideré toutes ces choses, et que i’eusi’eu distingué l’jdée de l’esprit humain, des jdées du corps, et du mouuement corporel, et que ie me fus Camusat – Le Petit, p. 386
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aperceu que toutes les autres idées que i’auois eu auparauant, soit des qualitez réelles, soit des formes substantielles en auoyent esté composées, où formées par mon esprit, ie n’eus pas beaucoup de peine à me défaire de tous les doutes qui sont icy proposez.

Car premierement, ie ne doutay plus que ie n’eusse vne claire idée de mon propre esprit, duquel ie ne pouuois pas nier que ie n’eusse connoissance, puis qu’il m’estoit si present, et si conjoint. Ie ne mis plus aussi en doute que cette idée ne fust entierement differente de celles de toutes les autres choses, et qu’elle n’eust rien en soy de ce qui apartient au corps ; pource qu’ayant recherché tres-soigneusement les vrayes idées des autres choses, et pensant mesme les connoistre toutes en general, ie ne trouuois rien en elles qui ne fust en tout different de l’idée de mon esprit. Et ie voyois qu’il y auoit vne bien plus grande difference entre ces choses, qui, bien qu’elles fussent tout à la fois en ma pensée, me paroissoient neantmoins distinctes, et differentes, comme sont l’esprit et le corps ; qu’entre celles dont nous pouuons à la verité auoir des pensées separées, nous arrestant à l’vne sans penser à l’autre, mais qui ne sont iamais ensemble en nostre esprit, que nous ne voyions bien qu’elles ne peuuent pas subsister separement. Comme, par exemple, l’immensité de Dieu peut bien estre conceuë sans que nous pensions à sa iustice : mais on ne peut pas les auoir toutes deux Camusat – Le Petit, p. 387
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presentes à son esprit, et croire que Dieu puisse estre immense, sans estre iuste. De mesme l’existence de Dieu peut estre clairement connuë sans que l’on sçache rien des personnes de la tres-sainte Trinité, qu’aucun esprit ne sçauroit bien entendre, s’il n’est éclairé des lumieres de la foy : mais lors qu’elles sont vne fois bien entenduës, ie nie qu’on puisse conceuoir entr’elles aucune distinction réelle à raison de l’essence diuine, quoy que cela se puisse à raison des relations. AT IX-1, 242 Et enfin ie n’apprehende plus de m’estre peut-estre laissé surprendre, et preuenir par mon analyse, lors que voyant qu’il y a des corps qui ne pensent point, ou plutost conceuant tres-clairement que certains corps peuuent estre sans la pensée, i’ay mieux aimé dire que la pensée n’apartient point à la nature du corps, que de conclure qu’elle en est vn mode, pource que i’en voyois d’autres (à sçauoir ceux des hommes) qui pensent : Car à vray dire, ie n’ay iamais veu, ny compris que les corps humains eussent des pensées : mais bien que ce sont les mesmes hommes qui pensent, et qui ont des corps : Et i’ay reconnu que cela se fait par la composition, et l’assemblage de la substance qui pense, auec la corporelle ; pource que considerant separement la nature de la substance qui pense, ie n’ay rien remarqué en elle qui pust apartenir au corps, et que ie n’ay rien trouué dans la nature du corps considerée toute seule, qui peust apartenir à la pensée. Mais au contraire examinant tous le modes tant du corps, Camusat – Le Petit, p. 388
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que de l’esprit, ie n’en ay remarqué pas vn, dont le concept ne dependist entierement du concept mesme de la chose dont il est le mode. Aussi de ce que nous voyons souuent deux choses jointes ensemble, on ne peut pas pour cela inferer qu’elles ne sont qu’vne mesme chose ; Mais de ce que nous voyons quelquefois l’vne de ces choses sans l’autre, on peut fort bien conclure qu’elles sont diuerses. Et il ne faut pas que la puissance de Dieu nous empesche de tirer cette consequence : Car il n’y a pas moins de repugnance à penser que des choses que nous conceuons clairement et distinctement comme deux choses diuerses, soient faites vne mesme chose en essence, et sans aucune composition, que de penser qu’on puisse separer ce qui n’est aucunement distinct. Et partant si Dieu a donné à quelques corps la faculté de penser, (comme en effet il l’a donnée à ceux des hommes) il peut quand il voudra l’en separer, et ainsi elle ne laisse pas d’estre réellement distincte de ce corps. Et ie ne m’estonne pas d’auoir autrefois fort bien compris, auant mesme que ie me fusse deliuré des preiugez de mes sens, que deux et trois ioints ensemble font le nombre de cinq ; et que lors que de choses égales on oste choses égales, les restes sont égaux, et plusieurs choses semblables, bien que ie ne songeasse pas alors que l’ame de l’homme fust distincte de son corps : car ie voy tres-bien, que ce qui a fait que ie n’ay point en mon enfance donné de faux iugement touchant ces propositions qui sont receuës Camusat – Le Petit, p. 389
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generalement AT IX-1, 243 de tout le monde, a esté parce qu’elles ne m’estoient pas encore pour lors en vsage, et que les enfans n’aprennent point à assembler deux auec trois, qu’ils ne soient capables de iuger s’ils font le nombre de cinq etc. Tout au contraire dés ma plus tendre ieunesse, i’ay conceu l’esprit et le corps (dont ie voyois confusement que i’estois composé) comme vne seule et mesme chose, et c’est le vice presque ordinaire de toutes les connoissances imparfaites, d’assembler en vn plusieurs choses, et les prendre toutes pour vne mesme ; c’est pourquoy il faut par aprés auoir la peine de les separer, et par vn examen plus exact les distinguer les vnes des autres. Mais ie m’estonne grandement que des personnes tres-doctes, et accoutumées depuis trente années aux speculations Metaphysiques, aprés auoir leu mes Meditations plus de sept fois, se persuadent que si ie les relisois auec le mesme esprit, que ie les examinerois si elles m’auoient esté proposées par vne personne ennemie, ie ne ferois pas tant de cas, et n’aurois pas vne opinion si auantageuse des raisons qu’elles contiennent, que de croire que chacun se deuroit rendre à la force, et au poids de leurs veritez, et liaisons, veu cependant qu’ils ne font voir eux-mesmes aucune faute dans tous mes raisonnemens. Et certes ils m’atribuent beaucoup plus qu’ils ne doiuent, et qu’on ne doit pas mesme penser d’aucun homme, s’ils croyent que ie me serue d’vne telle analyse, que ie puisse par son moyen renuerser les démonstrations veritables, ou donner vne telle couleur aux Camusat – Le Petit, p. 390
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fausses, que personne n’en puisse iamais découurir la fausseté ; veu qu’au contraire ie professe hautement, que ie n’en ay i’amais recherché d’autre, que celle au moyen de laquelle on peust s’assurer de la certitude des raisons veritables, et découurir le vice des fausses, et captieuses. C’est pourquoy ie ne suis pas tant étonné de voir des personnes tres-doctes n’acquiescer pas encore à mes conclusions, que ie suis ioyeux de voir qu’aprés vne si serieuse, et frequente lecture de mes raisons, ils ne me blâment point d’auoir rien auancé mal à propos, ou d’auoir tiré quelque conclusion autrement que dans les formes. Car la difficulté qu’ils ont à receuoir mes conclusions, peut aisément estre atribuée à la coutume inueterée qu’ils ont de iuger autrement de ce qu’elles contiennent, comme il a desia esté remarqué des Astronomes, qui ne peuuent s’imaginer que le Soleil soit plus grand que la terre, bien qu’ils ayent des raisons tres-certaines qui le demontrent ; Mais ie ne voy pas qu’il puisse y auoir d’autre raison, pourquoy ny ces Messieurs, ny personne que ie sçache, n’ont peu AT IX-1, 244 iusques icy rien reprendre dans mes raisonnemens, si non par ce qu’ils sont entierement vrais, et indubitables : veu principalement que les principes sur quoy ils sont appuyez ne sont point obscurs, ny inconnus, ayant tous esté tirez des plus certaines, et plus euidentes notions, qui se presentent à vn esprit qu’vn doute general de toutes choses a desia deliuré de toutes sortes de Camusat – Le Petit, p. 391
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preiugez : Car il suit de là necessairement, qu’il ne peut y auoir d’erreurs, que tout homme d’esprit vn peu mediocre n’eust peu facilement remarquer. Et ainsi ie pense que ie n’auray pas mauuaise raison de conclure, que les choses que i’ay écrites ne sont pas tant affoiblies par l’autorité de ces sçauans hommes, qui aprés les auoir leües attentiuement plusieurs fois ne se peuuent pas encore laisser persuader par elles, qu’elles sont fortifiées par leur autorité mesme, de ce qu’aprés vn examen si exact, et des reueües si generales, ils n’ont pourtant remarqué aucunes erreurs, ou paralogismes dans mes démonstrations.

Camusat – Le Petit, p. 392
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AT IX-1, 200

Camusat – Le Petit, p. 393
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AVERTISSEMENT DV TRADVCTEVR,
Touchant les cinquièmes Objections faites par Monsieur Gassendy. Gassendi, Pierre

N’ayant entrepris la traduction des Meditations de Monsieur Des-Cartes pour autre dessein que celuy de me satisfaire moy-mesme, et me rendre plus maistre de la doctrine qu’elles contiennent, le fruit que i’en ay tiré me donna enuie de poursuiure celle de tout le reste du liure ; Et sur le point que i’en estois aux quatriémes Objections, ayant communiqué tout mon trauail au R. P. MersenneMersenne, Marin, ie fus estonné que luy l’ayant fait voir à Monsieur Des-Cartes, lors d’vn petit tour qu’il vint faire en Camusat – Le Petit, p. 394
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France il y a quelque temps, ie receu de luy vn mot de compliment, auec vne priere de vouloir continuer mon ouurage, dans le dessein qu’il auoit de vouloir joindre ma version des objections et de leur réponse à la traduction fidele et excellente de ses Meditations, dont vn Seigneur de tres-grande consideration luy auoit fait present ; Et pour me donner plus de courage en m’épargnant la peine, il me pria d’obmettre les cinquiémes objections, que des raisons particulieres l’obligeoient lors de detacher de l’edition nouuelle qu’il vouloit faire de ses Meditations en AT IX-1, 201 François ; ainsi que l’auertissement qu’il a fait mettre icy en leur place le peut témoigner. Mais depuis ayant consideré que ces objections partoient de la plume d’vn homme qui est en reputation d’vn tres-grand sçauoir, i’ay pensé qu’il estoit à propos qu’elles fussent veuës d’vn chacun, et ay trouué bon de les traduire, de peur qu’on ne pensast que ç’a esté faute d’y auoir pû répondre que Monsieur Des-Cartes a voulu qu’on les ait obmises ; outre que c’eust esté priuer le Lecteur de la plus grande partie du liure, et ne luy presenter qu’vne version imparfaite. I’auouë neantmoins que c’est celle qui m’a donné le plus de peine, parce que desirant adoucir beaucoup de choses qui pouront sembler rudes en nostre langue, que la libre façon de Camusat – Le Petit, p. 395
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parler des Philosophes admet sans scrupule dans le Latin, ie me suis au commencement beaucoup trauaillé ; Mais depuis cette entreprise m’ayant semblé d’vne trop longue suite, et ne voulant pas si long-temps forcer mon esprit, et d’ailleurs craignant de corrompre le sens de beaucoup de lieux pensant en oster la rudesse, et les accommoder à la ciuilité Françoise, ie me suis astraint autant que i’ay pû, et que le discours me l’a pû permettre, à traduire simplement les choses comme elles sont ; me remettant à la docilité du Lecteur de iuger benignement des choses ; estant d’ailleurs assuré que ceux qui comme moy ont cét aduantage de connoistre ces Messieurs, ne pouront croire que des personnes si bien instruittes ayent esté capables d’aucune animosité : En tout cas si en cela il y a quelque faute, c’est à moy seul à qui elle doit estre imputée, ayant esté auoüé de l’vn et de l’autre de reformer toutes choses comme ie le trouuerois à propos. Et pour payer le Lecteur de la peine qu’il aura euë à lire vne si mauuaise traduction qu’est la mienne, ie luy feray part d’vne lettre que Monsieur Des-Cartes m’a fait l’honneur de m’escrire, sur le sujet d’vn petit recueil des principales difficultez que quelques-vns de mes amis auoient soigneusement Camusat – Le Petit, p. 396
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extraites du liure des instances de Monsieur GassendyGassendi, Pierre, dont la réponse à mon auis merite bien d’estre veuë.

Camusat – Le Petit, p. 397
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CINQVIÉMES OBIECTIONS FAITES PAR MONSIEVR GASSENDY. Gassendi, Pierre

Monsieur GassendyGassendi, Pierre à Monsieur Des-Cartes.

MONSIEVR,
Le Reuerend Pere MersenneMersenne, Marin m’a beaucoup obligé de me faire participant de ces sublimes Meditations que vous auez écrites touchant la premiere Philosophie : Car certainement la grandeur du sujet, la force des pensées, et la pureté de la diction m’ont pleu extraordinairement. Aussi à vray dire est-ce auec plaisir que ie vous voy auec tant d’esprit et de courage trauailler si heureusement à l’auencement des sciences, et que vous commencez à nous découurir des choses, qui ont esté inconnuës à tous les siecles passez. Vne seule chose m’a fasché, qu’il a desiré de moy que si aprés la lecture de vos Meditations il me restoit quelques doutes ou scrupules en l’esprit, ie vous en écriuisse. Car i’ay bien iugé que ie ne ferois paroistre autre chose que le défaut de mon esprit, si ie n’acquiesçois Camusat – Le Petit, p. 398
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pas à vos raisons, ou plutost ma temerité, si i’osois proposer la moindre chose à l’encontre. Neantmoins ie ne l’ay pû refuser aux sollicitations de mon amy, ayant pensé que vous prendrez en bonne part vn dessein qui vient plutost de luy que de moy, et sçachant d’ailleurs que vous estes si humain, que vous croirez facilement que ie n’ay point eu d’autre pensée que celle de vous proposer nuëment mes doutes, et mes difficultez. Et certes ce sera bien assez si vous prenez la patience de les lire d’vn bout à l’autre. Car de penser qu’elles vous doiuent émouuoir, et vous donner la moindre défiance de vos raisonnemens, ou vous obliger à perdre le temps à leur répondre, que vous deuez mieux employer, i’en suis fort esloigné, et ne vous le conseillerois pas. Ie n’oserois pas mesme vous les proposer sans rougir, estant assuré qu’il n’y en a pas vne qui ne vous ait plusieurs fois passé dans l’esprit, et que vous n’ayez ou expressement méprisée, ou iugé deuoir estre dissimulée. Ie les propose donc, mais sans autre dessein que celuy d’vne simple proposition, laquelle ie fais, non contre les choses que vous traitez, et dont vous auez entrepris la demonstration, mais seulement contre la Methode et les raisons dont vous vsez pour les demontrer. Car de vray ie fais profession de croire qu’il y a vn Dieu, et que nos ames sont immortelles : et ie n’ay de la difficulté, qu’à comprendre la force et l’energie du raisonnement que vous employez pour la preuue de ces verités Metaphysiques, et des autres questions que vous inserez dans vostre ouurage.

Camusat – Le Petit, p. 399
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CONTRE LA PREMIERE MEDITATION.
Des choses qui peuuent estre reuoquées en doute.

Povr ce qui regarde la premiere Meditation il n’est pas besoin que ie m’y arreste beaucoup ; Car i’aprouue le dessein que vous auez pris de vous defaire de toutes sortes de prejugez. Il n’y a qu’vne chose que ie ne comprens pas bien, qui est de sçauoir pourquoy vous n’auez pas mieux aimé tout simplement, et en peu de paroles, tenir toutes les choses que vous auiez connües iusques alors pour incertaines, afin puis aprés de mettre à part celles que vous reconnoistriez estre vrayes, que les tenant toutes pour fausses, ne vous pas tant dépoüiller d’vn ancien preiugé, que vous reuétir d’vn autre tout nouueau. Et remarquez comme quoy il a esté necessaire pour obtenir cela de vous, de feindre vn Dieu trompeur, ou vn ie ne sçay quel mauuais genie qui employast toute son industrie à vous surprendre, bien qu’il semble que c’eust esté assez d’alleguer pour raison de vostre defiance le peu de lumiere de l’esprit humain, et la seule foiblesse de la nature. Outre cela vous feignez que vous dormez, afin que vous ayez occasion de reuoquer toutes choses en doute, et que vous puissiez prendre pour Camusat – Le Petit, p. 400
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des illusions tout ce qui se passe icy bas. Mais pouuez-vous pour cela assez sur vous-mesme, que de croire que vous ne soyez point éueillé, et que toutes les choses qui sont et se passent deuant vos yeux, soient fausses et trompeuses ? Quoy que vous en disiez, il n’y aura personne qui se persuade, que vous soyez pleinement persuadé qu’il n’y a rien de vray de tout ce que vous auez iamais connu ; et que le sens, ou le sommeil, ou Dieu, ou vn mauuais genie vous a continuellement imposé. N’eust-ce pas esté vne chose plus digne de la candeur d’vn Philosophe, et du zele de la verité, de dire les choses simplement, de bonne foy, et comme elles sont, que non pas, comme on vous pouroit objecter, recourir à cette machine, forger ces illusions, rechercher ces detours, et ces nouueautez ? Neantmoins puis que vous l’auez ainsi trouué bon, ie ne contesteray pas dauantage.

CONTRE LA SECONDE MEDITATION.
De la nature de l’Esprit humain ; Et qu’il est plus aysé à le connoistre que le Corps.

Touchant la >seconde : Ie voy que vous n’estes pas encor hors de vostre enchantement et illusion, et neantmoins qu’à trauers de ces fantômes, Camusat – Le Petit, p. 401
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vous ne laissez pas d’aperceuoir qu’au moins est-il vray, que vous qui estes ainsi charmé, et enchanté, estes quelque chose ; c’est pourquoy vous concluez que cette proposition ie suis, i’existe, autant de fois que vous la proferez, ou que vous la conceuez en vostre esprit, est necessairement vraye : mais ie ne voy pas que vous ayez eu besoin d’vn si grand apareil, puis que d’ailleurs vous estiez desia certain de vostre existence, et que vous pouuiez inferer la mesme chose de quelque autre que ce fust de vos actions, estant manifeste par la lumiere naturelle, que tout ce qui agit, est, ou existe. Vous adjoutez à cela que neantmoins vous ne sçauez pas encore assez ce que vous estes : ie sçay que vous le dites tout de bon, et ie vous l’accorde fort volontiers, car c’est en cela que consiste tout le nœud de la difficulté : Et en effet c’estoit tout ce qu’il vous faloit rechercher sans tant de detours, et sans vser de toute cette suposition. En suite de cela vous vous proposez d’examiner ce que vous auez pensé estre iusques icy, afin qu’aprés en auoir retranché tout ce qui peut receuoir le moindre doute, il ne demeure rien qui ne soit certain, et inébranlable. Certainement vous le pouuez faire auec l’aprobation d’vn chacun. Ayant tenté ce beau dessein, et en suite trouué que vous auez tousiours crû estre vn homme, vous vous faites cette demande ; Qu’est-ce donc qu’vn homme ? ou aprés auoir rejetté de propos deliberé la definition ordinaire, vous vous arrestez aux choses qui s’offroient autresfois à vous de prim’abord ; par exemple, que vous auez vn visage, des mains, et tous Camusat – Le Petit, p. 402
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ces autres membres que vous apeliez du nom de corps ; comme aussi que vous estes noury, que vous marchez, que vous sentez, et que vous pensez, ce que vous raportiez à l’ame.
Ie vous accorde tout cela, pourueu que nous nous donnions garde de vostre distinction d’entre l’esprit et le corps. Vous dites que vous ne vous arrestiez point alors à penser ce que c’estoit que l’ame, ou bien si vous vous y arrestiez, que vous imaginiez qu’elle estoit quelque chose de fort subtil, semblable au vent, au feu, ou à l’air, infus et répandu dans les parties les plus grossieres de vostre corps : cela certes est digne de remarque, mais que pour le corps vous ne doutiez nullement que ce ne fust vne chose dont la nature consistoit à pouuoir estre figurée, comprise en quelque lieu, remplir vn espace, et en exclure tout autre corps, à pouuoir estre aperceuë par l’atouchement, par la veuë, par l’oüye, par l’odorat, et par le goust, et estre meuë en plusieurs façons. Vous pouuez encore aujourd’huy attribuer aux corps les mesmes choses, pourueu que vous ne les attribuyez pas toutes à chacun d’eux : car le vent est vn corps, et neantmoins il ne s’aperçoit point par la veuë ; et que vous n’en excluyez pas les autres choses que vous raportiez à l’ame : car le vent, le feu, et plusieurs autres corps se meuuent d’eux-mesmes, et ont la vertu de mouuoir les autres.

Quant à ce que vous dites en suite, que vous n’accordiez pas lors au corps la vertu de se mouuoir soy-mesme : ie ne voy pas comment vous le pouriez maintenant deffendre : comme si tout corps deuoit estre de sa Camusat – Le Petit, p. 403
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nature immobile, et si aucun mouuement ne pouuoit partir que d’vn principe incorporel, et que ny l’eau ne peust couler, ny l’animal marcher, sans le secours d’vn moteur intelligent, ou spirituel.

2. En aprés vous examinez si suposé vostre illusion vous pouuez assurer qu’il y ait en vous aucune des choses que vous estimiez apartenir à la nature du corps : Et aprés vn long examen vous dites que vous ne trouuez rien de semblable en vous. C’est icy que vous commencez à ne vous plus considerer comme vn homme tout entier, mais comme cette partie la plus intime et la plus cachée de vous-mesme, telle que vous estimiez cy-deuant qu’estoit l’ame. Dites moy donc ie vous prie, ô Ame, ou qui que vous soyez, auez-vous iusques icy corrigé cette pensée par laquelle vous vous imaginiez estre quelque chose de semblable au vent, ou à quelque autre corps de cette nature, infus et répandu dans toutes les parties de vostre corps ; Certes vous ne l’auez point fait : Pourquoy donc ne pouriez-vous pas encore estre vn vent, ou plutost vn esprit fort subtil et delié, excité par la chaleur du cœur, ou par telle autre cause que ce soit, et formé du plus pur de vostre sang, qui estant répandu dans tous vos membres leur donniez la vie, et voyïez auec l’œil, oyïez auec l’oreille, pensiez auec le cerueau, et ainsi exerciez toutes les fonctions qui vous sont communement attribuées. S’il est ainsi, pourquoy n’aurez-vous pas la mesme figure que vostre corps, tout ainsi que l’air a la mesme Camusat – Le Petit, p. 404
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que le vaisseau dans lequel il est contenu ? pourquoy ne croiray je pas que vous soyez enuironnée par le mesme contenant que vostre corps, ou par la peau mesme qui le couure ? Pourquoy ne me sera-t-il pas permis de penser que vous remplissez vn espace, ou du moins ces parties de l’espace que vostre corps grossier, ny ses plus subtiles parties ne remplissent point ? Car de vray le corps a de petits pores dans lesquels vous estes répanduë, en sorte que là où sont vos parties, les siennes n’y sont point : en mesme façon que dans du vin et de l’eau mélez ensemble, les parties de l’vn ne sont pas au mesme endroit que les parties de l’autre, quoy que la veuë ne le puisse pas discerner ; Pourquoy n’exclurez vous pas vn autre corps du lieu que vous occupez, veu qu’en tous les petits espaces que vous remplissez, les parties de vostre corps massif et grossier ne peuuent pas estre ensemble auec vous ? pourquoy ne penseray-ie pas que vous vous mouuez en plusieurs façons ? Car puisque vos membres reçoiuent plusieurs et diuers mouuemens par vostre moyen, comment les pourriez-vous mouuoir sans vous mouuoir vous-mesme ? Certainement ny vous ne pouuez mouuoir les autres sans estre meuë vous-mesme, puisque cela ne se fait point sans effort ; ny il n’est pas possible que vous ne soyez point meuë par le mouuement du corps. Si donc toutes ces choses sont veritables, comment pouuez vous dire qu’il n’y a rien en vous de tout ce qui appartient au corps ?

Camusat – Le Petit, p. 405
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3. Puis continuant vostre examen, vous trouuez aussi dites vous, qu’entre les choses qui sont attribuées à l’ame, celles-cy, à sçauoir, estre nourry, et marcher ne sont point en vous. Mais premierement vne chose peut estre corps, et n’estre point nourrie. En aprés si vous estes vn corps tel que nous auons décrit cy-deuant les esprits animaux, pourquoy puisque vos membres grossiers sont nourris d’vne substance grossiere, ne pourriez-vous pas vous qui estes subtile, estre nourrie d’vne substance plus subtile ? De plus quand ce corps dont ils sont parties croist, ne croissez vous pas aussi ? et quand il est affoibly n’estes vous pas aussi vous mesme affoiblie ? Pour ce qui regarde le marcher, puisque vos membres ne se remuent, et ne se portent en aucun lieu, si vous ne les faites mouuoir, et ne les y portez vous-mesme, comment cela se peut il faire sans aucune démarche de vostre part ? Vous répondrez, Mais s’il est vray que ie n’aye point de corps, il est vray aussi que ie ne puis marcher ? Si en disant cecy vostre dessein est de nous ioüer, ou si vous estes ioüée vous mesme, il ne s’en faut pas beaucoup mettre en peine : que si vous le dites tout de bon, il faut non seulement que vous prouuiez que vous n’auez point de corps que vous informiez, mais aussi que vous n’estes point de la nature de ces choses qui marchent, et qui sont nourries.

Vous adioutez encore à cela que mesme vous n’auez aucun sentiment, et ne sentez pas les choses. Mais certes, c’est vous mesme qui voyez les couleurs, qui Camusat – Le Petit, p. 406
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oyez les sons, etc. Cela, dites vous, ne se fait point sans corps : Ie le croy ; mais premierement vous en auez vn, et vous estes dans l’œil, lequel de vray ne voit point sans vous, et de plus vous pouuez estre vn corps fort subtil qui operiez par les organes des sens. Il m’a semblé, dites vous, sentir plusieurs choses en dormant, que i’ay depuis reconnu n’auoir point senties. Mais encore que vous vous trompiez, de ce que sans vous seruir de l’œil, il vous semble que vous sentiez ce qui ne se peut sentir sans luy : vous n’auez pas neantmoins tousiours éprouué la mesme fausseté : et puis vous vous en estes seruie autrefois, et c’est par luy que vous auez senty, et receu les images, dont vous pouuez à present vous seruir sans luy.

Enfin vous remarquez que vous pensez : certainement cela ne se peut nier : mais il vous reste toûjours à prouuer que la faculté de penser est tellement au dessus de la nature corporelle, que ny ces esprits qu’on nomme animaux, ny aucun autre corps pour délié, subtil, pur, et agile qu’il puisse estre, ne sçauroit estre si bien preparé, ou receuoir de telles dispositions que de pouuoir estre rendu capable de la pensée. Il faut aussi prouuer en mesme temps que les ames des bestes ne sont pas corporelles, car elles pensent, ou si vous voulez, outre les fonctions des sens exterieurs, elles connoissent quelque chose interieurement, non seulement en veillant, mais aussi lors qu’elles dorment. Enfin il faut prouuer que ce corps grossier et pesant ne contribuë rien à vostre pensée (quoy Camusat – Le Petit, p. 407
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que neantmoins vous n’ayez iamais esté sans luy, et que vous n’ayez iamais rien pensé en estant separée) et partant que vous pensez independemment de luy ; en telle sorte que vous ne pouuez estre empeschée par les vapeurs, ou par ces fumées noires et épaisses qui causent neantmoins quelquefois tant de trouble au cerueau.

4. Aprez quoy vous concluez ainsi ; Ie ne suis donc précisement qu’vne chose qui pense, c’est à dire vn esprit, vne ame, vn entendement, vne raison. Ie reconnois icy que ie me suis trompé, car ie pensois parler à vne ame humaine, ou bien à ce principe interne, par lequel l’homme vit, sent, se meut, et entend, et neantmoins ie ne parlois qu’à vn pur esprit : car ie voy que vous ne vous estes pas seulement despoüillé du corps, mais aussi d’vne partie de l’ame. Suiuez vous en cela l’exemple de ces anciens, lesquels croyans que l’ame estoit diffuse par tout le corps, estimoient neantmoins que sa principale partie, que les Grecs appellent τὸ ἡγεμονικὸν, auoit son siege en vne certaine partie du corps, comme au cœur, ou au cerueau. Non qu’ils creussent que l’ame mesme ne se trouuoit point en cette partie, mais parce qu’ils croyoient que l’esprit estoit comme adiousté et vny en ce lieu-là à l’ame, et qu’il informoit auec elle cette partie. Et de vray ie deuois m’en estre souuenu, aprés ce que vous en auez dit dans vostre traitté de la Methode : car vous faites voir là dedans que vostre pensée est que tous ces offices que l’on attribuë ordinairement Camusat – Le Petit, p. 408
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à l’ame vegetatiue, et sensitiue, ne dependent point de l’ame raisonnable, et qu’ils peuuent estre exercez auant qu’elle soit introduite dans le corps, comme ils s’exercent tous les iours dans les bestes, que vous soutenez n’auoir point du tout de raison. Mais ie ne sçay comment ie l’auois oublié, sinon parce que i’estois demeuré incertain, si vous ne vouliez pas qu’on appelast du nom d’ame, ce principe interne par lequel nous, et les bestes, croissons, et sentons, ou si vous croyiez, que ce nom ne conuinst proprement qu’à nostre esprit ; quoy que neantmoins ce principe soit dit proprement animer, et que l’esprit ne nous fournisse autre chose que la pensée, ainsi que vous l’asseurez vous mesme. Quoy qu’il en soit, ie veux bien que vous soyez doresnauant appelé vn esprit, et que vous ne soyez précisement qu’vne chose qui pense.

Vous adioutez, que la seule pensée ne peut estre separée de vous. On ne peut pas vous nier cela, principalement si vous n’estes qu’vn esprit : Et si vous ne voulez point admettre d’autre distinction entre la substance de l’ame et la vostre, que celle qu’on nomme en l’escole distinction de raison. Toutefois ie hesite, et ne sçay pas bien si lors que vous dites que la pensée est inseparable de vous, vous entendez que tandis que vous estes, vous ne cessez iamais de penser. Certainement cela a beaucoup de conformité auec cette pensée de quelques anciens Philosophes, qui pour prouuer que l’ame de l’homme est immortelle, Camusat – Le Petit, p. 409
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disoient qu’elle estoit dans vn continuel mouuement ; c’est à dire selon mon sens qu’elle pensoit tousiours. Mais il sera mal aisé de persuader ceux qui ne pouront comprendre comment il seroit possible que vous pussiez penser au milieu d’vn sommeil l’ethargiqueléthargique, ou que vous eussiez pensé dans le ventre de vostre mere. A quoy i’adiouste que ie ne sçay si vous croyez auoir esté infuseinfus dans vostre corps, ou dans quelqu’vne de ses parties, dés le ventre de vostre mere, ou au moment de sa sortie. Mais ie ne veux pas vous presser dauantage sur cela, ny mesme vous demander si vous auez memoire de ce que vous pensiez estant encore dedans son ventre, ou incontinent apres les premiers iours, ou les premieres mois, ou années, de vostre sortie, ny, si vous me répondez que vous auez oublié toutes ces choses, vous demander encore pourquoy vous les auez oubliées. Ie veux seulement vous auertir de considerer combien obscure et legere à deu estre en ce temps-là vostre pensée, pour ne pas dire que vous n’en pouuiez quasi point auoir.

Vous dites en suitte, que vous n’estes point cét assemblage de membres, qu’on nomme le corps humain. Cela vous doit estre accordé, parce que vous n’estes icy consideré que comme vne chose qui pense, et comme cette partie du composé humain, qui est distincte de celle qui est exterieure et grossiere. Ie ne suis pas aussi dites vous, vn air délié infus dedans ces membres, ny vn vent, ny vn feu, ny vne vapeur, ny Camusat – Le Petit, p. 410
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vne exhalaison, ny rien de tout ce que ie me puis feindre et imaginer : Car i’ay supposé que tout cela n’estoit rien, et que sans changer cette supposition, ie trouue que ie me laisse pas d’estre certain que ie suis quelque chose.
Mais arrestez vous là s’il vous plaist, ô Esprit, et faites en fin que toutes ces suppositions, ou plutost toutes ces fictions cessent, et disparoissent pour iamais. Ie ne suis pas, dites vous, vn air ou quelque autre chose de semblable : Mais si l’ame toute entiere est quelque chose de pareil, pourquoy vous qu’on peut dire en estre la plus noble partie, ne serez vous pas creu estre comme la fleur la plus subtile, ou la portion la plus pure et la plus viue de l’ame. Peut estre, dites vous, que ces choses que ie suppose n’estre point, sont quelque chose de reel, qui n’est point differend de moy que ie connois. Ie n’en sçay rien neantmoins, et ie ne dispute pas maintenant de cela ; Mais si vous n’en sçauez rien, si vous ne disputez pas de cela, pourquoy dites vous que vous n’estes rien de tout cela ? Ie sçay, dites vous, que i’existe : Or cette connoissance ainsi précisement prise ne peut pas dépendre ny proceder des choses que ie ne connois point encore. Ie le veux, mais au moins souuenez vous que vous n’auez point encore prouué que vous n’estes point vn air, vne vapeur, ou quelque chose de cette nature.

5. Vous d’écriuezdécriuez en suitte ce que c’est que vous apelez imagination. Car vous dites, qu’imaginer n’est rien autre chose que contempler la figure ou l’image d’vne chose corporelle. Mais c’est afin d’inferer que vous connoissez vostre nature par vne sorte de pensée bien Camusat – Le Petit, p. 411
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differente de l’imagination. Toutesfois puis qu’il vous est permis de donner telle definition que bon vous semble à l’imagination, dites moy, ie vous prie, s’il est vray que vous soyez corporel (comme cela pouroit estre, car vous n’auez pas encore prouué le contraire) pourquoy ne pourez vous pas vous contempler sous vne figure ou image corporelle ? et ie vous demande, lors que vous contemplez, qu’experimentez vous qui se presente à vostre pensée, sinon vne substance pure, claire, subtile, qui comme vn vent agreable se répandant par tout le corps, ou du moins par le cerueau, ou quelqu’vne de ses parties, l’anime, et fait en cet endroit-là toutes les fonctions que vous croyez exercer. Ie reconnois, dites vous, que rien de ce que ie puis conceuoir par le moyen de l’imagination n’apartient à cette connoissance que i’ay de moy-mesme. Mais vous ne dites pas comment vous le connoissez, et ayant dit vn peu auparauant que vous ne sçauiez pas encore si toutes ces choses apartenoient à vostre Essence, d’où pouuez vous, ie vous prie, inferer maintenant cette consequence.

6. Vous poursuiuez, qu’il faut soigneusement retirer son Esprit de ces choses, afin qu’il puisse luy-mesme connoistre tres-distinctement sa nature. Cet aduis est fort bon, mais aprés vous en estre ainsi tres-soigneusement retiré, dites nous, ie vous prie, quelle distincte connoissance vous auez de vostre nature ? Car de dire seulement que vous estes vne chose qui pense, vous dites vne operation que nous connoissions tous auparauant : Camusat – Le Petit, p. 412
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mais vous ne nous faites point connoistre quelle est la substance qui agit, de quelle nature elle est, comment elle est vnie au corps, comment et auec combien de varietez elle se porte à faire tant de choses diuerses, ny plusieurs autres choses semblables que nous auons iusques icy ignorées. Vous dites que l’on conçoit par l’entendement ce qui ne peut estre conceu par l’imagination (laquelle vous voulez estre vne mesme chose auec le sens commun.) Mais, ô bon Esprit, pouuez-vous nous montrer qu’il y ait en nous plusieurs facultez, et non pas vne seule, par laquelle nous connoissions generalement toutes choses ? Quand les yeux ouuers ie regarde le Soleil, c’est vn manifeste sentiment, puis quand les yeux fermez ie me le represente en moy-mesme, c’est vne manifeste interieure connoissance. Mais enfin comment pouray-je discerner que i’aperçoy le Soleil par le sens commun, ou par la faculté imaginatiue, et non point par l’esprit, ou par l’entendement, en sorte que ie puisse comme bon me semblera, conceuoir le Soleil, tantost par vne intellection qui ne soit point vne imagination, et tantost par vne imagination qui ne soit point vne intellection ? Certes, si le cerueau estant troublé, ou l’imagination blessée, l’entendement ne laissoit pas de faire ses propres, et pures fonctions, alors-on pouroit veritablement dire que l’intellection est distinguée de l’imagination, et que l’imagination est distinguée de l’intellection. Mais puis que nous ne voyons point que cela se fasse, il est certes Camusat – Le Petit, p. 413
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tres-difficile d’establir entr’elles vne vraye et certaine difference. Car de dire, comme vous faites, que c’est vne imagination, lors que nous contemplons l’image d’vne chose corporelle, ne voyez-vous pas qu’estant impossible de contempler autrement les corps, il s’ensuiuroit aussi qu’ils ne pouroient estre connus que par l’imagination, ou s’ils le pouuoient estre autrement, que cette autre faculté de connoistre ne pouroit estre discernée.

Aprés cela vous dites, que vous ne pouuez encore vous empescher de croire, que les choses corporelles dont les images se forment par la pensée, et qui tombent sous les sens, ne soient plus distinctement connuës, que ce ie ne sçay quoy de vous-mesme qui ne tombe point sous l’imagination ; en sorte qu’il est étrange, que des choses douteuses, et qui sont hors de vous, soient plus clairement et plus distinctement connuës, et comprises. Mais premierement vous faites tres-bien, lors que vous dites, ce ie ne sçay quoy de vous-mesme, car à dire vray, vous ne sçauez ce que c’est, et n’en connoissez point la nature, et partant vous ne pouuez pas estre certain, s’il est tel qu’il ne puisse tomber sous l’imagination. De plus toute nostre connoissance semble venir originairement des sens ? et encore que vous ne soyez pas d’accord en ce point auec le commun des Philosophes, qui disent, que tout ce qui est dans l’entendement doit premierement auoir esté dans le sens : cela toutesfois n’en est pas moins veritable ; et ce d’autant plus qu’il n’y a rien dans l’entendement qui ne se soit premierement Camusat – Le Petit, p. 414
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offert à luy, et qui ne luy soit venu comme par rencontre, ou comme disent les Grecs κατὰ περὶπτωσιν, quoy que neantmoins cela s’acheue par aprés et se perfectionne par le moyen de l’analogie, composition, diuision, augmentation, diminution, et par plusieurs autres semblables manieres, qu’il n’est pas besoin de raporter en ce lieu-cy. Et partant ce n’est pas merueille si les choses qui se presentent, et qui frapent elles-mesmes les sens, font vne impression plus forte à l’esprit que celles qu’il se figure et se represente luy-mesme, sur le modele et à l’occasion des choses qui luy ont touché les sens. Il est bien vray que vous dites que les choses corporelles sont incertaines, mais si vous voulez auoüer la verité, vous n’estes pas moins certain de l’existence du corps dans lequel vous habitez, et de celle de toutes les autres choses qui sont autour de vous, que de vostre existence propre. Et mesme n’ayant que la seule pensée, par qui vous vous rendiez manifeste à vous-mesme, qu’est-ce que cela, au respect des diuers moyens que ces choses ont pour se manifester ? car non seulement elles se manifestent par plusieurs differentes operations, mais outre cela elles se font connoistre par plusieurs accidens tres-sensibles et tres-euidens, comme la grandeur, la figure, la solidité, la couleur, la saueur, etc. en sorte que bien qu’elles soient hors de vous, il ne se faut pas estonner si vous les connoissez, et comprenez plus distinctement que vous-mesme. Mais, me direz vous, comment se Camusat – Le Petit, p. 415
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peut-il faire que ie conçoiue mieux vne chose étrangere que moy-mesme ? Ie vous répons, de la mesme façon que l’œil void toutes autres choses, et ne se void pas soy-mesme.

7. Mais, dites vous, qu’est ce donc que ie suis ? vne chose qui pense. Qu’est ce qu’vne chose qui pense ? C’est à dire vne chose qui doute, qui entend, qui affirme, qui nie, qui imagine aussi, et qui sent. Vous en dites icy beaucoup, ie ne m’arresteray pas neantmoins sur chacune de ces choses, mais seulement sur ce que vous dites que vous estes vne chose qui sent. Car de vray cela m’étonne, veu que vous auez desia cy-deuant assuré le contraire. N’auez vous point peut-estre voulu dire, qu’outre l’esprit il y a en vous vne faculté corporelle qui reside dans l’œil, dans l’oreille, et dans les autres organes des sens : laquelle receuant les especes des choses sensibles, commence tellement la sensation que vous l’acheuez aprez cela vous mesme, et que c’est vous qui en effect voyez, qui oyez, et qui sentez toutes choses ? C’est ie croy pour cette raison que vous mettez le sentiment et l’imagination entre les especes de la pensée. Ie veux bien pourtant que cela soit, mais voyez neantmoins si le sentiment qui est dans les bestes n’estant point different du vostre ne doit pas aussi estre apelé du nom de pensée, et qu’ainsi il y ait aussi en elles vn esprit qui vous ressemble ? Mais, direz vous, i’ay mon siege dans le cerueau, et là sans changer de demeure, ie Camusat – Le Petit, p. 416
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reçoy tout ce qui m’est raporté par les espris qui se coulent le long des nerfs : et ainsi a proprement parler, la sensation qu’on dit se faire par tout le corps, se fait et s’acomplit chez moy. Ie le veux ; mais il y a aussi pareillement des nerfs dans les bestes, il y a des espris, il y a vn cerueau, et dans ce cerueau il y a vn principe connoissant, qui reçoit en mesme façon ce qui luy est raporté par les espris, et qui acheue et termine la sensation. Vous direz que ce principe n’est rien autre chose dans le cerueau des bestes que ce que nous apelons fantaisie, ou bien faculté imaginatiue. Mais vous-mesme, montrez nous que vous estes autre chose dans le cerueau de l’homme, qu’vne fantaisie ou imaginatiue humaine. Ie vous demandois tantost vn argument, ou vne marque certaine, par laquelle vous nous fissiez connoistre que vous estes autre chose qu’vne fantaisie humaine, mais ie ne pense pas que vous en puissiez aporter aucune. Ie sçay bien que vous nous pourez faire voir des operations beaucoup plus releuées que celles qui se font par les bestes : mais tout ainsi qu’encore que l’homme soit le plus noble et le plus parfait des animaux, il n’est pourtant pas osté du nombre des animaux ; ainsi quoy que cela prouue tres-bien que vous estes la plus excellente de toutes les fantaisies, ou imaginations, vous serez neantmoins tousiours censé estre de leur nombre. Car que vous vous apeliez par vne speciale denomination vn esprit, ce peut Camusat – Le Petit, p. 417
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estre vn nom d’vne nature plus noble, mais non pas pour cela diuerse. Certainement pour prouuer que vous estes d’vne nature entierement diuerse (c’est à dire, comme vous pretendez, d’vne nature spirituelle, ou incorporelle,) vous deuriez produire quelque action autrement que ne font les bestes, et si vous n’en pouuez produire hors le cerueau, au moins en deuriez vous produire quelqu’vne independemment du cerueau : ce que toutesfois vous ne faites point. Car il n’est pas plutost troublé, qu’aussi tost vous l’estes vous mesme, s’il est en desordre, vous vous en ressentez, s’il est opprimé, et totalement offusqué, vous l’estes pareillement, et si quelques images des choses s’echapent de luy, vous n’en retenez aucun vestige. Toutes choses, dites vous, se font dans les bestes par vne aueugle impulsion des espris animaux, et de tous les autres organes : de la mesme façon que se font les mouuemens dans vne horloge, ou dans vne autre semblable machine. Mais quand cela seroit vray à l’egard de ces fonction cy, à sçauoir la nutrition, le batement des arteres, et autres semblables, qui se font aussi de mesme façon dans les hommes, peut on assurer que les actions des sens, ou ces mouuemens qui sont apelez les passions de l’ame, soyent produits dans les bestes par vne aueugle impulsion des espris animaux, et non pas dans les hommes ? vn morceau de chair enuoye son image dans l’œil du chien, laquelle s’estant coulée iusqu’au cerueau s’attache, et Camusat – Le Petit, p. 418
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s’vnit à l’ame auec des crochets imperceptibles, aprés quoy l’ame mesme, et tout le corps auquel elle est attachée comme par de secrettes et inuisibles chaisnes, sont emportez vers le morceau de chair. En mesme façon aussi la pierre, dont on l’a menacé enuoye son image, laquelle comme vne espece de leuier enleue et porte l’ame, et auec elle le corps, à prendre la fuite. Mais toutes ces choses ne se font-elles pas de la mesme façon dans l’homme ? si ce n’est peut-estre qu’il y ait vne autre voye, qui vous soit connuë, selon laquelle ces operations s’executent, et laquelle s’il vous plaisoit de nous enseigner, nous vous serions fort obligez. Ie suis libre, me direz vous, et il est en mon pouuoir de retenir, ou de pousser l’homme à la fuite du mal, aussi biencomme qu’à la poursuite du bien. Mais ce principe connoissant qui est dans la beste fait le semblable ; et encore que le chien se iette quelquefois sur sa proye sans aucune aprehension des coups ou des menaces, combien de fois arriue-t-il le semblable à l’homme ? le chien, dites vous, iappe et aboye par vne pure impulsion, et non point par vn choix prémédité, ainsi que parle l’homme : Mais n’y a-t-il pas lieu de croire que l’homme parle par vne semblable impulsion : car ce que vous atribuez a vn choix, procede de la force du mouuement qui l’agite ; et mesme dans la beste on peut dire qu’il y a vn choix, lors que l’impulsion qui la fait agir est fort violente. Et de vray i’ay veu vn Camusat – Le Petit, p. 419
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chien qui temperoit et aioustoit tellement sa voix auec le son d’vne trompette, qu’il en imitoit tous les tons et les changemens, quelques subits et impreueus qu’ils peussent estre, et quoy que le maistre les eleuast et abaissast d’vne cadance tantost lente, et tantost redoublée, sans aucun ordre, et a sa seule fantaisie. Les bestes, dites vous, n’ont point de raison : ouy bien de raison humaine, mais ilselles en ont vne a leur mode, qui est telle qu’on ne peut pas dire qu’elles soyent irraisonnables, si ce n’est en comparaison de l’homme ; quoy que d’ailleurs le discours, ou la raison, semble estre vne faculté aussi generale, et qui leur peut aussi legitimement estre attribuée, que ce principe, ou cette faculté par laquelle ilselles connoissent, apelée vulgairement le sens interne. Vous dites qu’ilselles ne raisonnent point. Mais quoy que leurs raisonnemens ne soyent pas si parfaits, ny d’vne si grande étenduë que ceux des hommes : si est-ce neantmoins qu’elles raisonnent, et qu’il n’y a point en cela de difference entre elles et nous, que selon le plus et le moins. Vous dites qu’elles ne parlent point ; mais quoy qu’elles ne parlent pas à la façon des hommes, (aussi ne le sont elles point) elles parlent toutesfois à la leur, et poussent des voix qui leur sont propres, et dont elles se seruent comme nous nous seruons des nostres. Mais, dites vous, vn insensé mesme peut former et assembler plusieurs mots pour signifier quelque chose, ce que neantmoins Camusat – Le Petit, p. 420
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la plus sage des bestes ne sçauroit faire. Mais voyez, ie vous prie, si vous estes assez equitable, d’exiger d’vne beste des paroles d’vn homme, et cependant de ne prendre pas garde à celles qui leur sont propres. Mais toutes ces choses sont d’vne plus longue discussion.

8. Vous aportez en suite l’exemple de la cire, et touchant cela vous dites plusieurs choses, pour faire voir que ce qu’on apelle les accidens de la cire, est autre chose que la cire mesme, ou sa substance : et que c’est le propre de l’esprit ou de l’entendement seul, et non point du sens, ou de l’imagination, de conceuoir distinctement la cire, ou la substance de la cire. Mais premierement c’est vne chose dont tout le monde tombe d’accord, qu’on peut faire abstraction du concept de la cire, ou de sa substance, de celuy de ses accidens. Mais pour cela pouuez vous dire que vous conceuez distinctement la substance, ou la nature de la cire. Il est bien vray qu’outre la couleur, la figure, la fusibilité, etc. nous conceuons qu’il y a quelque chose qui est le suiet des accidens, et des changemens que nous auons observez ; mais de sçauoir quelle est cette chose, ou ce que se peut estre, certainement nous ne le sçauons point : car elle demeure tousiours cachée, et ce n’est quasi que par coniecture que nous iugeons qu’il doit y auoir quelque suiet, qui serue de soutien et de fondement à toutes les variations dont la cire est capable. C’est pourquoy ie m’étonne comment vous osez dire, Camusat – Le Petit, p. 421
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qu’aprés auoir ainsi dépouillé la cire de toutes ses formes, ne plus ne moins que de ses vestemens, vous conceuez plus clairement et plus parfaitement ce qu’elle est. Car ie veux bien que vous conceuiez que la cire, ou plutost la substance de la cire, doit estre quelque chose de different de toutes ces formes : toutefois vous ne pouués pas dire que vous conceuiez ce que c’est, si vous n’auez dessein de nous tromper, ou si vous ne voulez estre trompé vous mesme. Car cela ne vous est pas rendu manifeste, comme vn homme le peut estre, de qui nous auions seulement aperceu la robe, et le chapeau, quand nous venons à les luy oster pour sçauoir ce que c’est, ou quel il est. En aprés, puis que vous pensez comprendre en quelque façon quelle est cette chose, dites nous, ie vous prie, comment vous la conceuez ? n’est ce pas comme quelque chose de fusible, et d’étendu ? Car ie ne pense pas que vous la conceuiez comme vn point, quoy qu’elle soit telle, qu’elle s’étende tantost plus, et tantost moins. Maintenant cette sorte d’étenduë ne pouuant pas estre infinie, mais ayant ses bornes et ses limites, ne la conceuez vous pas aussi en quelque façon figurée ? puis la conceuant de telle sorte qu’il vous semble que vous la voyez, ne luy atribuez vous pas quelque sorte de couleur, quoy que tres-obscure et confuse ? Certainement comme elle vous paroist auoir plus de corps et de matiere que le pur vuide, aussi vous semble t’elle Camusat – Le Petit, p. 422
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plus visible ; Et partant vostre intellection est vn espece d’imagination. Si vous dites que vous la conceuez sans étenduë, sans figure, et sans couleur, dites nous donc naïuement ce que c’est.

Ce que vous dites des hommes que nous auons veus et conceus par l’esprit, de qui neantmoins nous n’auons aperceu que les chapeaux, ou les habits, ne nous monstre pas que ce soit plutost l’entendement, que la faculté imaginatiue, qui iuge. Et de fait vn chien, en qui vous n’admettez pas vn esprit semblable au vostre, ne iuge-t-il pas de mesme façon, lors que sans voir autre chose que la robe ou le chapeau de son maistre, il ne laisse pas de le reconnoistre. Bien d’auantage, encore que son maistre soit debout, qu’il se couche, qu’il se courbe, qu’il se racourcisse, ou qu’il s’etende, il connoist tousiours son maistre, qui peut estre sous toutes ces formes, mais non pas plutost souz l’vne que souz l’autre, tout de mesme que la cire ? Et lors qu’il court aprés vn liurelieure, et qu’aprez l’auoir veu viuant, et tout entier, il le voit mort, écorché, et dépecé en plusieurs morceaux, pensez vous qu’il n’estime pas que ce soit tousiours le mesme lieure ? Et partant ce que vous dites que la perception de la couleur, de la dureté, de la figuré etc. n’est point vne vision, ny vn tact etc. mais seulement vne inspection de l’esprit, ie le veux bien, pourueu que l’esprit ne soit point distingué reellement de la faculté imaginatiue. Et lors que vous adioutez que cette inspection peut estre imparfaite et confuse, ou bien parfaite Camusat – Le Petit, p. 423
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et distincte, selon que plus ou moins on examine les choses dont la cire est composée
, cela ne nous monstre pas que l’inspection que l’esprit a faite, de ce ie ne sçay quoy qui se retrouue en la cire outre ses formes exterieures, soit vne claire et distincte connoissance de la cire ; mais bien seulement vne recherche, ou inspection faitte par les sens de tous les accidens qu’ils ont peu remarquer en la cire, et de tous les changemens dont elle est capable. Et de là nous pouuons bien à la verité comprendre et expliquer ce que nous entendons par le nom de cire, mais de pouuoir comprendre, et mesme de pouuoir aussi faire conceuoir aux autres ce que c’est que cette substance, qui est d’autant plus occulte qu’elle est considerée toute nuë, c’est vne chose qui nous est entierement impossible.

9. Vous adioutez incontinent aprés. Mais que diray-ie de cet esprit, ou plutost de moy mesme, car iusques icy ie n’admets rien autre chose en moy que l’Esprit ? que prononceray-ie, dis-ie, de moy qui semble conceuoir auec tant de netteté, et de distinction ce morceau de cire ? ne me connois-ie pas moy-mesme non seulement auec bien plus de verité et de certitude, mais encore auec beaucoup plus de distinction et d’euidence ? Car si ie iuge que la cire est, ou existe, de ce que ie la voy, certes il suit bien plus euidemment, que ie suis, ou que i’existe moy-mesme, de ce que ie la voy : Car il se peut faire que ce que ie voy ne soit pas en effect de la cire, il peut aussi arriuer que ie n’aye pas mesme des yeux pour voir aucune chose, mais il ne se Camusat – Le Petit, p. 424
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peut pas faire que lors que ie voy, ou (ce que ie ne distingue plus) lors que ie pense voir, que moy qui pense ne sois quelque chose : De mesme si ie iuge que la cire existe de ce que ie la touche, il s’ensuiura encor la mesme chose. Et ce que i’ay remarqué icy de la cire, se peut apliquer à toutes les autres choses qui me sont exterieures, et qui se rencontrent hors de moy.
Ce sont là vos propres paroles, que ie raporte icy pour vous faire remarquer qu’elles prouuent bien à la verité que vous connoissez distinctement que vous estes, de ce que vous voyez, et connoissez distinctement l’existence de cette cire, et de tous ses accidens : mais qu’elles ne prouuent point que pour cela vous connoissiez distinctement où indistinctement ce que vous estes, où quelle est vostre nature, et neantmoins c’estoit ce qu’il faloit principalement prouuer, puis qu’on ne doute point de vostre existence. Prenez garde cependant, pour ne pas insister icy beaucoup, aprés n’auoir pas voulu m’y arester auparauant, que tandis que vous n’admettez rien autre chose en vous que l’esprit, et que pour cela mesme vous ne voulez pas demeurer d’accord que vous ayez des yeux, des mains, ny aucun des autres organes du corps, vous parlez neantmoins de la cire et de ses accidens que vous voyez, et que vous touchez etc. lesquels pourtant à dire vray, vous ne pouuez voir, ny toucher, ou pour parler selon vous, vous ne pouuez penser voir, ny toucher sans yeux, et sans mains.

Camusat – Le Petit, p. 425
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Vous poursuiuez, or si la notion ou perception de la cire, semble estre plus nette et plus distincte, aprés qu’elle a esté découuerte non seulement par la veue, ou par l’atouchement, mais aussi par beaucoup d’autres causes, auec combien plus d’euidence, de distinction, et de netteté me dois-ie connoistre moy-mesme : puis que toutes les raisons qui seruent à connoistre la nature de la cire, ou de quelque autre corps, prouuent beaucoup plus facilement, et plus euidemment la nature de mon esprit ? Mais comme tout ce que vous auez inferé de la cire, prouue seulement qu’on a connoissance de l’existence de l’esprit, et non pas de sa nature, de mesme toutes les autres choses n’en prouueront pas d’auantage. Que si vous voulez outre cela inferer quelque chose de cette perception de la substance de la cire, vous n’en pouuez conclure autre chose, si non que comme nous ne conceuons cette substance que fort confusement, et comme vn ie ne sçay quoy, de mesme l’esprit ne peut estre connuconceu qu’en cette maniere ; de sorte qu’on peut en toute verité repeter icy ce que vous auez dit autre part, ce ie ne sçay quoy de vous mesme.

Vous concluez ; mais en fin me voicy insensiblement reuenu où ie voulois, car puis que c’est vne chose qui m’est à present connuë, que l’esprit et les corps mesmes ne sont pas proprement conceus par les sens, ou par la faculté imaginatiue, mais par le seul entendement, et qu’ils ne sont pas connus de ce qu’ils sont veus, ou touchez, mais seulement de ce qu’ils sont entendus, ou bien compris par la Camusat – Le Petit, p. 426
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pensée ; ie connois tres-euidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connoistre que mon esprit.
C’est bien dit à vous ; mais quant à moy ie ne voy pas d’où vous pouuez inferer, que l’on puisse connoistre clairement autre chose de vostre esprit, si non qu’il existe. D’où vient que ie ne voy pas aussi que ce qui auoit esté promis par le titre mesme de cette meditation, à sçauoir, que par elle l’esprit humain seroit rendu plus aisé à connoistre que le corps, ait esté acomply : Car vostre dessein n’a pas esté de prouuer l’existence de l’esprit humain, ou que son existence est plus claire que celle du corps ; puis qu’il est certain que personne ne met en doute son existence : vous auez sans doute voulu rendre sa nature plus manifeste que celle du corps, et neantmoins ie ne voy point que vous l’ayez fait en aucune façon. En parlant de la nature du corps, vous auez dit vous mesme, ô Esprit, que nous en connoissions plusieurs choses, comme l’etenduë, la figure, le mouuement, l’occupation de lieu etc. Mais de vous qu’en auez vous dit ? si non que vous n’estes point vne assemblage de parties corporelles, ny vn air, ny vn vent, ny vne chose qui marche, ou qui sente etc. Mais quand on vous acorderoit toutes ces choses (quoy que vous en ayez neantmoins refuté quelques-vnes) ce n’est pas toutesfois ce que nous atendions. Car de vray toutes ces choses ne sont que des negations, et on ne vous demande pas que vous nous disiez ce que vous n’estes Camusat – Le Petit, p. 427
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point, mais bien que vous nous apreniez ce que vous estes. Voila pourquoy vous dites en fin, que vous estes vne chose qui pense, c’est à dire qui doute, qui affirme, qui nie etc. Mais premierement dire que vous estes vne chose, ce n’est rien dire de connu ; car ce mot est vn terme general, vague, étendu, indeterminé, et qui ne vous conuient pas plutost, qu’à tout ce qui est au monde, et qu’à tout ce qui n’est pas vn pur rien. Vous estes vne chose ? c’est à dire, vous n’estes pas vn rien, ou pour parler en d’autres termes, mais qui signifient la mesme chose, vous estes quelque chose : Mais vne pierre aussi n’est pas vn rien, ou si vous voulez est quelque chose, et vne mouche pareillement, et tout ce qui est au monde. En aprés dire que vous estes vne chose qui pense, c’est bien à la verité dire quelque chose de connu, mais qui n’estoit pas auparauant inconnuë, et qui n’estoit pas aussi ce qu’on demandoit de vous : car qui doute que vous ne soyez vne chose qui pense ? Mais ce que nous ne sçauons pas, et que pour cela nous desirons d’aprendre, c’est de connoistre et de penetrer dans l’interieur de cette substance, dont le propre est de penser. C’est pourquoy comme c’est ce que nous cherchons, aussi vous faudroit-il conclure, non pas que vous estes vne chose qui pense, mais quelle est cette chose qui a pour proprieté de penser. Quoy donc si on vous prioit de nous donner vne connoissance du vin plus exacte et plus releuée que la vulgaire, penseriez vous auoir satisfait, et en disant que le vin Camusat – Le Petit, p. 428
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est vne chose liquide, que l’on exprime du raisin, qui est tantost blanche et tantost rouge, qui est douce, qui enyure etc. mais ne tacheriez vous pas de découurir et de manifester autant que vous pouriez l’interieur de sa substance, en faisant voir comme cette substance est composée d’esprits ou eaux de vie, de flegme, de tartre, et de plusieurs autres parties meslées ensemble dans vne iuste proportion, et temperament. Ainsi donc puis qu’on desire de vous, et que vous nous promettez vne connoissance de vous-mesme plus exacte que l’ordinaire, vous iugez bien que ce n’est pas assez de nous dire comme vous faites, que vous estes vne chose qui pense, qui doute, qui entend etc. mais que vous deuez trauailler sur vous mesme, comme par vne espece d’operation chymique de telle sorte, que vous puissiez nous découurir et faire connoistre l’interieur de vostre substance. Et quand vous l’aurez fait, ce sera à nous aprés cela à examiner, si vous estes plus connu que le corps, dont l’anatomie, la chymie, tant d’arts differens, tant de sentimens, et tant de diuerses experiences, nous manifestent si clairement la nature.

CONTRE LA TROISIÉME MEDITATION.
De Dieu, qu’il existe.

Premierement, de ce que vous auez reconnu que la claire et distincte connoissance de cette proposition, Camusat – Le Petit, p. 429
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ie suis vne chose qui pense, est la cause de la certitude que vous en auez, vous inferez que vous pouuez établir pour regle generale, que les choses que nous conceuons fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes. Mais quoy que iusques icy on n’ait peu trouuer de regle plus assurée de nostre certitude parmy l’obscurité des choses humaines : neantmoins voyant que tant de grands espris, qui semblent auoir deu connoistre fort clairement et fort distinctement plusieurs choses, ont estimé que la verité estoit cachée dans le sein de Dieu mesme, ou dans le profond des abismes, n’y a-t-il pas lieu de soupçonner que cette regle peut estre fausse. Et certes aprés ce que disent les sceptiques, dont vous n’ignorez pas les argumens, de quelle verité pouuons nous répondre comme d’vne chose clairement connuë, sinon qu’il est vray que les choses paroissent ce qu’elles paroissent à chacun. Par exemple, ie sens manifestement et distinctement que la saueur du melon est tres-agreable à mon goust, partant il est vray que la saueur du melon me paroist de la sorte ; mais que pour cela il soit vray qu’elle est telle dans le melon, comment le pourois - ie croire, moy qui en ma ieunesse, et dans l’estat d’vne santé parfaite, en ay iugé tout autrement, pource que ie sentois alors manifestement vne autre saueur dans le melon. Ie voy mesme encore à present que plusieurs personnes en iugent autrement : Ie voy que plusieurs animaux qui ont le goust fort exquis, Camusat – Le Petit, p. 430
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et vne santé tres-vigoureuse, ont d’autres sentimens que les miens. Est-ce donc que le vray repugne et se détruit soy-mesme, ou plutost n’est ce pas qu’vne chose n’est pas vraye en soy, encore qu’elle soit conceuë clairement et distinctement ; mais qu’il est vray seulement qu’elle est ainsi clairement et distinctement conceuë. Il en est presque de mesme des choses qui regardent l’esprit. I’eusse iuré autrefois qu’il estoit impossible de paruenir d’vne petite quantité à vne plus grande sans passer par vne égale. I’eusse soutenu au peril de ma vie, qu’il ne se pouuoit pas faire que deux lignes qui s’aprochoyent continuellement, ne se touchassent en fin, si on les prolongeoit à l’infini. Ces choses me sembloyent si claires et si distinctes, que ie les tenois pour des axiomes tres-vrays et tres-indubitables ; et aprés cela neantmoins il y a eu des raisons qui m’ont persuadé le contraire, pour l’auoir conceu plus clairement et plus distinctement. Et à present mesme quand ie viens à penser à la nature des supositions Mathematiques, mon esprit n’est pas sans quelque doute et defiance de leur verité. Aussi i’auouë bien qu’on peut dire qu’il est vray que ie connois telles et telles propositions, selon que ie supose, ou que ie conçoy la nature de la quantité, de la ligne, de la superficie etc. mais que pour cela elles soyent en elles mesmes telles que ie les conçoy, on ne le peut auancer auec certitude. Et quoy qu’il en soit des veritez Mathematiques, ie vous demande (pour Camusat – Le Petit, p. 431
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ce qui regarde les autres choses dont il est maintenant question,) pourquoy donc y a-t-il tant d’opinions differentes parmy les hommes ? Chacun pense conceuoir fort clairement et fort distinctement celle qu’il deffend : et ne dites point que la plus part ne sont pas fermes dans leurs opinions, ou qu’ils feignent seulement de les bien entendre ; car ie sçay qu’il y en a plusieurs qui les soutiendront au peril de leur vie, quoy qu’ils en voyent d’autres portez de la mesme passion pour l’opinion contraire : si ce n’est peut-estre que vous croyïez que mesme à ce dernier moment on déguise encore ses sentimens, et qu’il n’est pas temps de tirer la verité du plus profond de sa conscience ? Et vous touchez vous-mesme cette difficulté lors que vous dites, que vous auez receu autrefois plusieurs choses pour tres-certaines et tres-euidentes, que vous auez depuis reconnu estre douteuses et incertaines , mais vous la laissez indecise, et ne confirmez point vostre regle ; seulement vous prenez de là occasion de discourir des jdées par qui vous pouriez auoir esté abusé, comme representant quelques choses hors de vous, qui pourtant hors de vous ne sont peut-estre rien ; en suite de quoy vous parlez derechef d’vn Dieu trompeur, par qui vous pouriez auoir esté deceu touchant la verité de ces propositions : deux et trois ioints ensemble font le nombre de cinq. Vn quaré n’a pas plus de quatre costez, afin de nous signifier par là, qu’il faut attendre la confirmation de vostre regle, Camusat – Le Petit, p. 432
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iusques à ce que vous ayez prouué qu’il y a vn Dieu, qui ne peut estre trompeur. Combien qu’à vray dire, il n’est pas tant besoin que vous trauailliez à confirmer cette regle, qui peut si facilement nous faire receuoir le faux pour le vray, et nous induire en erreur, qu’il est necessaire que vous nous enseigniez vne bonne methode, qui nous aprenne à bien diriger nos pensées, et qui nous fasse en mesme temps connoistre, quand il est vray que nous nous trompons, ou que nous ne nous trompons pas, toutes les fois que nous pensons conceuoir clairement et distinctement quelque chose.

2. Aprés cela vous distinguez les jdées (que vous voulez estre des pensées entant qu’elles sont comme des images) en trois façons, dont les vnes sont nées auec nous, les autres viennent de dehors, et sont étrangeres, et les autres sont faites et inuentées par nous. Soubz le premier genre, vous y mettez l’intelligence que vous auez de ce que c’est qu’on nomme en general vne chose, ou vne verité, ou vne pensée : Soubz le second, vous placez l’jdée que vous auez du bruit que vous oyez, du Soleil que vous voyez, du feu que vous sentez : Soubz le troisiéme, vous y rangez les syrenes, les hypogrifes, et les autres semblables Chymeres, que vous forgez et inuentez de vous mesme ; et en suite vous dites que peut-estre il se peut faire que toutes vos jdées soyent étrangeres, ou toutes nées auec vous, ou toutes faites par vous, d’autant que vous n’en connoissez pas encore assez clairement et distinctement l’origine. C’est pourquoy il me semble que pour empécher l’erreur Camusat – Le Petit, p. 433
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qui se pouroit cependant glisser, iusqu’à ce que leur origine vous soit entierement connuë, ie veux icy vous faire remarquer, qu’il semble que toutes les jdées viennent de dehors, et qu’elles procedent de choses qui existent hors de l’entendement, et qui tombent soubz quelqu’vn de nos sens. Car de vray l’esprit n’a pas seulement la faculté (ou plutost luy-mesme est vne faculté) de conceuoir ces jdées étrangeres qui emanent des obiects exterieurs, et qui passent iusqu’à luy par l’entremise des sens, de les conceuoir, dis-ie, toutes nuës et distinctes, et telles qu’il les reçoit en luy ; mais de plus il a encore la faculté de les assembler et diuiser diuersement, de les étendre et racourcir, de les comparer et composer en plusieurs autres manieres. Et de là il s’ensuit, qu’au moins ce troisiéme genre d’jdées que vous établissez, n’est point different du second : Car en effect l’jdée d’vne chimere n’est point differente de celles de la teste d’vn Lion, du ventre d’vne cheure, et de la queuë d’vn serpent, de l’assemblage desquelles l’esprit en fait et compose vne seule, puis qu’estant prises separement, ou considerées chacune en particulier elles sont éstrangeres, et viennent de dehors. Ainsi l’jdée d’vn geant, où d’vn homme que l’on conçoit grand comme vne montagne, ou si vous voulez comme tout le monde, est la mesme que l’jdée étrangere d’vn homme d’vne grandeur ordinaire, que l’esprit a étenduë à sa fantaisie, quoy qu’il la conçoiue d’autant plus confusément qu’il l’a d’auantage a grandie. De mesme aussi l’jdée Camusat – Le Petit, p. 434
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d’vne pyramide, d’vne ville, ou de telle autre chose que ce soit qu’on n’aura iamais veuë, est la mesme que l’jdée étrangere, (mais vn peu defigurée, et par consequent confuse) d’vne pyramide, ou d’vne ville qu’on aura veuë auparauant, laquelle l’esprit aura en quelque façon multipliée, diuisée, et comparée.

Pour ces especes que vous apelez naturelles, ou que vous dites estre nées auec nous, ie ne pense pas qu’il y en ait aucune de ce genre, et mesme toutes celles qu’on apelle de ce nom semblent auoir vne origine étrangere. I’ay, dites vous, comme vne suite et dependance de ma nature d’entendre ce que c’est qu’on nomme en general vne chose. Ie ne pense pas que vous vouliez parler de la faculté mesme d’entendre, de laquelle il ne peut y auoir aucun doute, et dont il n’est pas icy question ; mais plutost vous entendez parler de l’jdée d’vne chose. Vous ne parlez pas aussi de l’jdée d’vne chose particuliere ; car le Soleil, cette pierre, et toutes les choses singulieres, sont du genre des choses dont vous dites que les jdées sont étrangeres, et non pas naturelles. Vous parlez donc de l’jdée d’vne chose considerée en general, et entant qu’elle est synonyme auec l’estre, et d’egale étenduë que luy. Mais, ie vous prie, comment cette jdée generale peut-elle estre dans l’esprit, si en mesme temps il n’y a en luy autant de choses singulieres, et mesme les genres de ces choses, desquelles l’esprit faisant abstraction forme vn concept, ou vne jdée qui conuienne à toutes en general, sans estre propre à pas Camusat – Le Petit, p. 435
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vne en particulier ? Certainement si l’jdée d’vne chose est naturelle, celle d’vn animal, d’vne plante, d’vne pierre, et de tous les vniuersaux, sera aussi naturelle, et il ne sera pas besoin de nous tant trauailler à faire le discernement de plusieurs choses singulieres, afin qu’en ayant retranché toutes les differences, nous ne retenions rien que ce qui paroistra clairement estre commun à toutes en general, ou bien, ce qui est le mesme, afin que nous en formions vne jdée generique. Vous dites aussi que vous auez comme vn apanage de vostre nature d’entendre ce que c’est que verité, ou bien, comme ie l’interprete, que l’jdée de la verité est naturellement emprainte en vostre ame. Mais si la verité n’est rien autre chose que la conformité du iugement auec la chose dont on le porte, la verité n’est qu’vne relation, et par consequent n’est rien de distinct de la chose mesme et de son jdée comparées l’vne auec l’autre : ou, ce qui ne differe point, n’est rien de distinct de l’jdée de la chose : laquelle n’a pas seulement la vertu de se representer elle mesme, mais aussi la chose, telle qu’elle est. C’est pourquoy l’jdée de la verité est la mesme que l’jdée de la chose, entant qu’elle luy est conforme, ou bien entant qu’elle la represente telle qu’elle est en effect. De façon que si l’jdée de la chose n’est point née auec nous, et qu’elle soit étrangere, l’jdée de la verité sera aussi étrangere, et non pas née auec nous. Et cecy s’entendant de chaque verité particuliere, se peut aussi entendre de la verité considerée en general, Camusat – Le Petit, p. 436
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dont la notion ou l’jdée se tire (ainsi que nous venons de dire de l’jdée d’vne chose en general) des notions, ou des jdées de chaque verité particuliere. Vous dites-encore, que c’est vne chose qui vous est naturelle d’entendre ce que c’est que pensée (c’est à dire selon que ie l’interprete tousiours) que l’jdée de la pensée est née auec vous, et vous est naturelle. Mais tout ainsi que l’esprit, de l’jdée d’vne ville forme l’jdée d’vne autre ville, de mesme aussi il peut de l’jdée d’vne action, par exemple d’vne vision, ou d’vne autre semblable, former l’jdée d’vne autre action, à sçauoir, de la pensée mesme : Car il y a tousiours vn certain raport et analogie entre les facultez qui connoissent, qui fait que l’vne conduit aysement à la connoissance de l’autre ; combien qu’à vray dire il ne se faut pas beaucoup mettre en peine de sçauoir de quel genre est l’jdée de la pensée, nous deuons plutost reseruer ce soin pour l’jdée de l’esprit mesme, ou de l’ame, laquelle si nous acordons vne fois qu’elle soit née auec nous, il n’y aura pas grand inconuenient de dire aussi le mesme de l’jdée de la pensée : c’est pourquoy il faut attendre iusqu’à ce qu’il ait esté prouué de l’esprit, que son jdée est naturellement en nous.

3. Aprés cela il semble que vous reuoquiez en doute, non seulement sçauoir si quelques jdées procedent des choses existantes hors de nous, mais mesme que vous doutiez s’il y a aucunes choses qui existent hors de nous : d’où il semble que vous inferiez, qu’encore bien que vous ayez en Camusat – Le Petit, p. 437
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vous les jdées de ces choses qu’on apelle exterieures, il ne s’ensuit pas neantmoins qu’il y en ait aucunes qui existent dans le monde, pource que les jdées que vous en auez n’en procedent pas necessairement : mais peuuent ou proceder de vous, ou auoir esté introduites en vous par quelque autre maniere qui ne vous est pas connue.
C’est aussi ie croy pour cette raison qu’vn peu auparauant vous ne disiez pas que vous auiez aperceu la terre, le ciel, et les astres, mais seulement les jdées de la terre, du ciel, et des astres, par qui vous pouuiez estre deceu. Si donc vous ne croyez pas encore qu’il y ait vne terre, vn ciel, et des astres, pourquoy, ie vous prie, marchez vous sur la terre ? pourquoy leuez vous les yeux pour contempler le Soleil ? pourquoy vous aprochez vous du feu pour en sentir la chaleur ? pourquoy vous mettez vous à table, ou pourquoy mangez vous pour rassasier vostre faim ? pourquoy remuez vous la langue pour parler ? et pourquoy mettez vous la main à la plume pour nous escrire vos pensées ? Certes ces choses peuuent bien estre dites ou inuentées subtilement, mais on n’a pas beaucoup de peine à s’en desabuser ; et n’estant pas possible que vous doutiez tout de bon de l’existence de ces choses, et que vous ne sçachiez fort bien qu’elles sont quelque chose d’existant hors de vous, traittons les choses serieusement et de bonne foy, et acoutumons nous a parler des choses comme elles sont. Que si suposé l’existence des choses exterieures, vous pensez qu’on ne puisse pas démontrer Camusat – Le Petit, p. 438
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sufisamment que nous empruntons d’elles les jdées que nous en auons, il faut non seulement que vous repondiez aux difficultez que vous vous proposez vous mesme, mais aussi à toutes celles que l’on vous pouroit obiecter.

Pour montrer que les idées que nous auons de ces choses viennent de dehors, vous dites, qu’il semble que la nature nous l’enseigne ainsi : et que nous experimentons qu’elles ne viennent point de nous, et ne dépendent point de nostre volonté. Mais pour ne rien dire ny des raisons ny de leurs solutions, il faloit aussi entre les autres difficultez faire et soudre celle-cy, à sçauoir, pourquoy dans vn aueugle né il n’y a aucune idée de la couleur, ou dans vn sourd aucune idée de la voix : sinon parce que ces choses exterieures n’ont peu d’elles mesmes enuoyer aucune image de ce qu’elles sont dans l’esprit de cét infortuné, dautant que dés le premier instant de sa naissance les auenuës en ont esté bouchées par des obstacles qu’elles n’ont peu forcer. Vous faites apres cela instance sur l’exemple du Soleil, de qui nous auons deux Idées bien differentes, l’vne que nous auons receuë par les sens, et selon celle-là il nous paroist fort petit ; et l’autre qui est prise des raisons de l’Astronomie, selon laquelle il nous paroist fort grand : or de ces deux Idées celle-là est la plus vraye, et la plus conforme à son exemplaire, qui ne vient point des sens, mais qui est tirée de certaines notions qui sont nées auec nous, ou qui est faite par nous en quelque autre maniere que ce soit. Mais on peut respondre à cela que ces deux Idées du Soleil sont Camusat – Le Petit, p. 439
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semblables, et vrayes, ou conformes au Soleil, mais l’vne plus, et l’autre moins ; de la mesme façon que deux differentes idées d’vn mesme homme, dont l’vne nous est enuoyée de dix pas, et l’autre de cent, ou de mille, sont semblables, vrayes, et conformes, mais celle-là plus, et celle-cy moins : dautant que celle qui vient de plus prez se diminuë moins que celle qui vient de plus loin ; comme il me seroit aisé de vous expliquer en peu de paroles, si c’estoit icy le lieu de le faire, et que vous voulussiez tomber d’accord de mes principes. Au reste quoy que nous n’aperceuions point autrement que par l’esprit cette vaste Idée du Soleil, ce n’est pas à dire pour cela qu’elle soit tirée de quelque notion qui soit naturellement en nous, mais il arriue que celle que nous receuons par les sens (conformement à ce que l’experience apuyée de la raison nous aprend que les mesmes choses estant éloignées paroissent plus petites que lors qu’elles sont plus proches) est autant acreuë par la force de nostre esprit, qu’il est constant que le Soleil est distant de nous, et que son diametre est égal à tant de demy diametres de la terre. Et voulez-vous voir comme quoy la nature n’a rien mis en nous de cette jdée ? cherchez la dans vn aueugle né. Vous verrez premierement que dans son esprit elle n’est point colorée, ou lumineuse ; vous verrez en suite qu’elle n’est point ronde, si quelqu’vn ne l’en a auerty, et qu’il n’aitaitauparauant manié quelque chose de rond : vous verrez en fin qu’elle n’est point si grande, si la raison, ou l’autorité, Camusat – Le Petit, p. 440
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ne luy a fait amplifier celle qu’il auoit conceuë. Mais pour dire quelque chose de plus, et ne nous point flater, nous autres qui auons tant de fois contemplé le Soleil, tant de fois mesuré son diametre aparent, tant de fois raisonné sur son veritable diametre, auons nous vne autre jdée, ou vne autre image du Soleil que la vulgaire ? La raison nous montre bien à la verité que le Soleil est cent soixante et tant de fois plus grand que la terre, mais auons nous pour cela l’jdée d’vn corps si vaste et si estendu ? nous agrandissons bien celle que nous auons receuë par les sens autant que nous pouuons, nostre esprit s’efforce de l’acroistre autant qu’il est en luy, mais au bout du compte nostre esprit se confond luy-mesme, et ne se remplit que de tenebres : et si nous voulons auoir vne pensée distincte du Soleil, il faut que nous ayons recours à l’jdée que nous auons receuë de luy par l’entremise des sens. C’est assez que nous croyïons que le Soleil est beaucoup plus grand que ce qu’il nous paroist ; et que si nostre œil en estoit plus proche, il en receuroit vne jdée bien plus ample, et plus étenduë. Mais il faut que nostre esprit se contente de celle que nos sens luy presentent, et qu’il la considere telle qu’elle est.

4. En suite dequoy reconnoissant l’inégalité et la diuersité qui se rencontre entre les jdées ; Il est certain, dites vous, que celles qui me representent des substances, sont quelque chose de plus, et contiennent en soy, pour ainsi parler, plus de realité obiectiue, que celles Camusat – Le Petit, p. 441
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qui me representent seulement des modes, ou accidens ; Et en fin celle par laquelle ie conçoy vn Dieu souuerain, eternel, infini, tout puissant, et createur vniuersel de toutes les choses qui sont hors de luy, a sans doute en soy plus de realité obiectiue, que celles par qui les substances finies me sont representées.
Vostre esprit vous conduit icy bien viste, c’est pourquoy il le faut vn peu arester. Ie ne m’amuse pas neantmoins à vous demander d’abord ce que vous entendez par ces mots de realité obiectiue : Il suffit que nous sçachions que se disant vulgairement que les choses exterieures sont formellement et réellement en elles mesmes, mais obiectiuement ou par representation dans l’entendement, il semble que vous ne vouliez dire autre chose, sinon que l’jdée doit se conformer entierement à la chose dont elle est l’jdée : en telle sorte qu’elle ne contienne rien en obiect, qui ne soit en effect dans la chose : et qu’elle represente d’autant plus de realité, que la chose representée en contient en elle mesme. Ie sçay bien qu’incontinent aprés vous faites distinction entre la realité obiectiue, et la realité formelle, laquelle, comme ie pense, est l’jdée mesme, non plus comme representant quelque chose, mais considerée comme vn estre separé, et ayant de soy quelque sorte d’entité. Mais quoy qu’il en soit, il est certain que ny l’jdée, ny sa realité obiectiue, ne doit pas estre mesurée selon toute la realité formelle que la chose a en soy : mais seulement selon cette partie dont l’esprit a eu connoissance, Camusat – Le Petit, p. 442
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ou pour parler en d’autres termes, selon la connoissance que l’esprit en a. Ainsi, certes, on dira que l’idée qui est en vous d’vne personne que vous auez souuent veuë, que vous auez attentiuement considerée, et que vous auez regardée de tous costez, est tres-parfaite : mais que celle que vous pouuez auoir de celuy que vous n’aurez veu qu’vne fois en passant, et que vous n’auez pas pleinement enuisagé, est tres-imparfaite. Que si au lieu de sa personne vous n’auez veu que le masque qui en cachoit le visage, et les habits qui en couuroyent tout le corps, certainement on doit dire que vous n’auez point d’jdée de cet homme, ou si vous en auez, qu’elle est fort imparfaite, et grandement confuse.

D’où i’infere que l’on peut bien auoir vne jdée distincte et veritable des accidens ; mais qu’on ne peut auoir tout au plus qu’vne jdée confuse, et contrefaitte de la substance qui en est voilée. En telle sorte que lors que vous dites qu’il y a plus de realité obiectiue dans l’jdée de la substance que dans celle des accidens ; on doit premierement nier qu’on puisse auoir vne jdée naïue et veritable de la substance, et partant qu’on puisse auoir d’elle aucune realité obiectiue : et de plus quand on vous l’auroit accordé, on ne peut pas dire qu’elle soit plus grande que celle qui se rencontre dans les jdées des accidens : veu que tout ce qu’elle a de realité, elle l’emprunte des jdées des accidens, soubz lesquels, ou a la façon desquels nous auons dit cy-deuant que la substance Camusat – Le Petit, p. 443
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estoit conceuë, faisant voir qu’elle ne peut estre conceuë que comme quelque chose d’étendu, figuré, coloré etc.

Touchant ce que vous adioutez de l’jdée de Dieu, dites moy ie vous prie, puis que vous n’estes pas encore assuré de son existence, comment pouuez vous sçauoir qu’il nous est representé par son jdée comme vn estre, eternel, infini, tout puissant, et createur de toutes choses etc ? Cette jdée que vous en formez, ne vient-elle point plutost de la connoissance que vous auez euë auparauant de luy, entant qu’il vous a plusieurs fois esté representé sous ces attributs ? car à dire vray le décririez vous de la sorte, si vous n’en auiez iamais rien ouy dire de semblable ? Vous me direz peut-estre que cela n’est maintenant aporté que pour exemple, sans que vous definissiez encore rien de luy ; Ie le veux : mais prenez garde de n’en pas faire aprés vne préiugé.

Vous dites qu’il y a plus de realité obiéctiue dans l’jdée d’vn Dieu infiny, que dans l’jdée d’vne chose finie. Mais premierement l’esprit humain n’estant pas capable de conceuoir l’infinité, ne peut pas aussi auoir, ny se figurer vne jdée qui represente vne chose infinie. Et partant celuy qui dit vne chose infinie, attribuë à vne chose qu’il ne comprend point, vn nom qu’il n’entend pas non plus ; dautant que comme la chose s’étend au delà de toute sa comprehension, ainsi cette infinité, ou cette negation de termes qui est attribuée Camusat – Le Petit, p. 444
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à cette extension, ne peut estre entenduë par celuy dont l’intelligence est tousiours restrainte et renfermée dans quelques bornes. En aprés toutes ces hautes perfections que nous auons coûtume d’attribuer à Dieu, semblent auoir esté tirées des choses que nous admirons ordinairement en nous, comme sont la durée, la puissance, la science, la bonté, le bonheur, etc. ausquelles ayant donné toute l’estenduë possible, nous disons que Dieu est eternel, tout puissant, tout connoissant, souuerainement bon, parfaitement heureux, etc. Et ainsi l’Idée de Dieu represente bien à la verité toutes ces choses, mais elle n’a pas pour cela plus de realité objectiue qu’en ont les choses finies prises toutes ensemble, des jdées desquelles cette Idée de Dieu a esté composée, et aprés agrandie en la maniere que ie viens de décrire. Car ny celuy qui dit eternel n’embrasse pas par sa pensée toute l’estenduë de cette durée qui n’a iamais eu de commencement, et qui n’aura iamais fin : ny celuy qui dit tout puissant ne comprend pas toute la multitude des effets possibles ; et ainsi des autres attributs. Et en fin qui est celuy que l’on peut dire auoir vne jdée de Dieu entiere et parfaite, c’est à dire qui le represente tel qu’il est ? Que Dieu seroit peu de chose s’il n’estoit point autre que nous le conceuons, et s’il n’auoit que ce peu de perfections que nous remarquons estre en nous, quoy que nous conceuions qu’elles sont en luy d’vne façon beaucoup plus parfaite. La proportion qui est entre les perfections de Dieu, et Camusat – Le Petit, p. 445
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celles de l’homme, n’est-elle pas infiniment moindre, que celle qui est entre vn elefant, et vn petit ciron ? Si donc celuy-là passeroit pour ridicule, lequel formant vne jdée sur le modele des perfections qu’il auroit remarquées dans vn ciron, voudroit dire que cette jdée qu’il a ainsi formée est celle d’vn elefant, et qu’elle le represente au naïf : pourquoy ne se moquera-t’on pas de celuy qui formant vne jdée sur le modele des perfections de l’homme, voudra dire que cette jdée est celle de Dieu mesme, et qu’elle le represente parfaitement ? Et mesme ie vous demande, comment pouuons nous reconnoistre que ce peu de perfections que nous trouuons estre en nous, se retrouue aussi en Dieu ? Et aprés l’auoir reconnu quelle peut estre l’essence que nous pouuons delà nous imaginer de luy ? Certainement Dieu est infiniment éleué au dessus de toute comprehension : et quand nostre esprit se veut apliquer à sa contemplation, non seulement il se reconnoist trop foible pour le comprendre, mais encor il s’aueugle, et se confond luy-mesme. C’est pourquoy il n’y a pas lieu de dire que nous ayons aucune jdée veritable de Dieu qui nous le represente tel qu’il est : c’est bien assez si par le raport des perfections qui sont en nous, nous venons à en produire et former quelqu’vne qui s’accommodant à nostre foiblesse, soit propre aussi pour nostre vsage, laquelle ne soit point au dessus de nostre portée, et qui ne contienne aucune realité que nous n’ayons auparauant reconnu estre dans les autres Camusat – Le Petit, p. 446
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choses, ou que par leur moyen nous n’ayons aperceuë.

5. Vous dites en suite qu’il est manifeste par la lumiere naturelle, qu’il doit y auoir pour le moins autant de realité dans la cause efficiente, et totale, qu’il y en a dans l’effect : et cela pour inferer qu’il doit y auoir pour le moins autant de realité formelle dans la cause d’vne jdée, que l’idée contient de realité objectiue. Ce pas-cy est encore bien grand, et il est aussi à propos que nous nous y arrestions vn peu. Et premierement cette commune Sentence, qu’il n’y a rien dans l’effect qui ne soit dans sa cause, semble deuoir estre plutost entenduë de la cause materielle, que de la cause efficiente : Car la cause efficiente est quelque chose d’exterieur, et qui souuentefois mesme est d’vne nature differente de son effect. Et bien que l’effect soit dit auoir sa realité de la cause efficiente, toutesfois il n’a pas necessairement la mesme que la cause efficiente a en soy, mais il en peut auoir vne autre qu’elle aura empruntée d’ailleurs. Cela se voit manifestement dans les effects de l’art. Car encore que la maison ait toute sa realité de l’Architecte, toutesfois l’Architecte ne la luy donne pas du sien, mais il l’emprunte d’ailleurs. Le Soleil fait la mesme chose lors qu’il change diuersement la matiere d’icy-bas, et que par ce changement il engendre diuers animaux ; bien plus, il en est de mesme des peres et des meres, de qui quoy que les enfans reçoiuent vn peu de matiere, ils ne la reçoiuent pas neantmoins d’eux comme d’vn principe efficient, Camusat – Le Petit, p. 447
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mais seulement comme d’vn principe materiel. Ce que vous objectez que l’estre d’vn effect doit estre formellement ou eminemment dans sa cause, ne veut dire autre chose, sinon que l’effect a quelquefois vne forme semblable à celle de sa cause, et quelquefois vne differente, mais aussi moins parfaite : en sorte qu’alors la forme de la cause est plus noble que celle de son effect. Mais il ne s’ensuit pas pour cela que la cause qui contient eminemment son effect, luy donne quelque partie de son estre, ou bien que celle qui le contient formellement, partage sa propre forme auec son effect. Car bien qu’il semble que cela se fasse de la sorte dans la generation des choses viuantes, qui se fait par la voye de la semence, vous ne direz pas neantmoins, ie pense, que lors qu’vn pere engendre son fils, il retranche et donne à son fils vne partie de son ame raisonnable. En vn mot, la cause efficiente ne contient point autrement son effect, sinon entant qu’elle le peut former d’vne certaine matiere, et donner à cette matiere sa derniere perfection.

En aprés pour l’examen de ce que vous inferez touchant la realité objectiue, ie prens l’exemple de mon image mesme, laquelle peut estre considerée ou dans vn miroir, deuant lequel ie me presente, ou dans vn tableau que le peintre aura tiré. Car comme ie suis moy-mesme la cause de l’image qui est dans le miroir, entant que de moy i’enuoye mon image dans le miroir, et que le peintre est la cause de l’image qui est dépeinte Camusat – Le Petit, p. 448
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dans le tableau ; De mesme lors que l’jdée ou l’image de moy-mesme est dans vostre esprit, ou dans l’esprit de quelqu’autre, on peut demander, si ie suis moy-mesme la cause de cette image, entant que i’enuoye mon espece dans l’œil, et par son entremise iusqu’à l’entendement mesme : ou bien s’il y a quelqu’autre cause qui comme vn peintre adroit et subtil la trace et la touchecouche dans l’entendement. Mais il semble qu’il n’en faille point rechercher d’autre que moy ; car quoy que par aprés l’entendement puisse agrandir ou diminuer, composer et manier comme il luy plaist cette image de moy-mesme, ie suis neantmoins la cause premiere et principale de toute la realité qu’elle a en soy. Et ce qui se dit icy de moy, se doit entendre de la mesme façon de tous les autres objets exterieurs. Maintenant vous distinguez en deux façons la realité que vous attribuez à cette jdée, sçauoir est, en realité formelle, et en realité objectiue ; Et quant à la formelle, elle ne peut estre autre que cette substance subtile et deliée qui coule et exhale incessamment de moy, et qui dés aussi-tost qu’elle est receuë dans l’entendement se transforme en vne jdée. (Que si vous ne voulez pas que l’espece qui vient de l’object soit vn écoulement de substance, establissez ce qu’il vous plaira, vous en diminuerez tousiours la realité.) Et pour le regard de la realité obiectiue, elle ne peut estre autre que la representation ou la ressemblance que cette jdée a de moy-mesme, ou tout au plus que la symmetrie et l’arangement qui fait Camusat – Le Petit, p. 449
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que les parties de cette jdée sont tellement disposées qu’elles me representent. Et de quelque façon que vous le preniez, ie ne voy pas que ce soit rien de réel ; pource que c’est simplement vne relation des parties entr’elles, entant que raportées à moy ; ou bien c’est vn mode de la realité formelle, entant qu’elle est arangée et disposée d’vne telle façon, et non d’vne autre : mais cela importe fort peu ; ie veux bien puisque vous le voulez, qu’elle soit apelée realité obiectiue. Cela estant posé, vous deuriez, ce semble, comparer la Realité formelle de cette jdée auec la mienne propre, ou bien auec ma substance, et sa realité obiectiue auec la symmetrie des parties de mon corps, ou auec la delineation et la forme exterieure de moy-mesme, mais neantmoins il vous plaist de comparer sa realité objectiue auec ma realité formelle. En fin quoy qu’il en soit de la façon auec laquelle vous expliquez cét axiome precedent, il est manifeste, que non seulement il y a en moy autant de realité formelle, qu’il y a de realité objectiue dans l’jdée de moy-mesme ; mais aussi que la realité formelle de cette jdée, n’est presque rien au respect de ma realité formelle, c’est à dire de la realité de toute ma substance. C’est pourquoy ie demeure d’accord auec vous, qu’il doit y auoir pour le moins autant de realité formelle dans la cause d’vne jdée, qu’il y a dans cette jdée de realité objectiue, veu que tout ce qui est contenu dans vne jdée n’est presque rien en comparaison de sa cause.

6. Vous poursuiuez, et dites Que s’il y a en vous Camusat – Le Petit, p. 450
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vne jdée dont la realité objectiue soit si grande, que vous ne l’ayez point contenuë ny formellement, ny eminemment, et de qui par consequent vous n’ayez peu estre la cause, que pour lors il suit de là necessairement qu’il y a dans le monde vn autre estre que vous qui existe : et que sans cela vous n’auez aucun argument qui vous rende certain de l’existence d’aucune chose.
Mais, comme i’ay desia dit auparauant, vous n’estes pas la cause de la realité des jdées, mais bien les choses mesmes qui sont representées par elles, entant qu’elles enuoyent leurs images dans vous, comme dans vn miroir ; quoy que vous puissiez de là prendre quelquefois occasion de vous figurer des chimeres. Mais soit que vous en soyez la cause, soit que vous ne le soyez pas, estes vous pour cela en doute qu’il y ait quelqu’autre chose que vous qui existe dans le monde ? ne nous en faites point accroire ie vous prie ; car quoy qu’il en soit des jdées, ie ne pense pas qu’il soit besoin de chercher des raisons pour vous prouuer vne chose si constante. Vous parcourez aprés cela les jdées qui sont en vous, et entre ces jdées, outre celle de vous-mesme, vous comptez aussi les jdées de Dieu, des choses corporelles et inanimées, des Anges, des animaux, et des hommes : Et cela pour inferer (aprés auoir dit qu’il ne peut y auoir aucune difficulté pour ce qui regarde l’jdée de vous-mesme) que les jdées des hommes, des animaux, et des Anges peuuent estre composées de celles que vous auez de Dieu, de vous-mesme, et des choses corporelles ; et mesme que les jdées des choses corporelles peuuent venir de vous-mesme. Mais ie trouue icy qu’il y Camusat – Le Petit, p. 451
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a lieu de s’etonner comment vous auancez si assurement que vous ayez l’jdée de vous mesme, (et mesme vne jdée si féconde, que d’elle seule vous en puissiez tirer vn si grand nombre d’autres) et qu’à son égard il ne peut y auoir aucune difficulté : quoy que neantmoins il soit vray de dire, ou que vous n’auez point l’jdée de vous-mesme, ou si vous en auez aucune, qu’elle est fort confuse et imparfaite, comme i’ay desia remarqué sur la precedente meditation. Il est bien vray que vous souteniez en ce lieu-là, que rien ne pouuoit estre connu plus facilement et plus euidemment par vous que vous-mesme ; mais que direz vous si ie vous montre ici, que n’estant pas possible que vous ayez, ny mesme que vous puissiez auoir, l’jdée de vous mesme, il n’y a rien que vous ne connoissiez plus facilement et plus euidemment que vous, ou que vostre Esprit.

Et certes considerant pourquoy et comment il se peut faire que l’œil ne se voye pas luy-mesme, ny que l’entendement ne se conçoiue point : il m’est venu en la pensée que rien n’agit sur soy-mesme : car en effect ny la main (ou du moins l’extremité de la main) ne se frape point elle mesme, ny le pied ne se donne point vn coup. Or estant d’ailleurs necessaire pour auoir la connoissance d’vne chose, que cette chose agisse sur la faculté qui connoist, c’est à dire, qu’elle enuoye en elle son espece, ou bien qu’elle l’informe et la remplisse de son image, c’est vne chose euidente que la faculté mesme n’estant Camusat – Le Petit, p. 452
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pas hors de soy, ne peut pas enuoyer ou transmettre en soy son espece, ny par consequent former la notion de soy-mesme. Et pourquoy pensez vous que l’œil ne se voyant pas luy-mesme dans soy, se voit neantmoins dans vn miroir ? C’est sans doute parce qu’entre l’œil et le miroir il y a vn espace, et que l’œil agit de telle sorte contre le miroir, en enuoyant contre luy son image, que le miroir aprés agit contre l’œil, en renuoyant contre luy sa propre espece. Donnez moy donc vn miroir contre lequel vous agissiez en mesme façon, et ie vous assure que venant à reflechir et renuoyer contre vous vostre propre espece, vous pourez alors vous voir et connoistre vous-mesme, non pas à la verité par vne connoissance directe, mais du moins par vne connoissance reflechie : autrement ie ne voy pas que vous puissiez auoir aucune notion ou jdée de vous-mesme. Ie pourois encore icy insister, comment il est possible que vous ayez l’jdée de Dieu, si ce n’est peut-estre vne jdée telle que ie l’ay naguieres decritte ? comment celle des Anges ? desquels si vous n’auiez iamais ouy parler, ie doute si iamais vous en auriez eu aucune pensée ; comment celles des animaux, et de tout le reste des choses ? dont ie suis presque assuré que vous n’auriez iamais eu aucune jdée, si elles ne vous estoyent jamais tombées sous les sens : non plus que vous n’en auez point d’vne infinité de choses dont la veuë ny la renommée n’est iamais paruenuë iusques à vous ; Mais sans insister Camusat – Le Petit, p. 453
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d’auantage la dessus, ie demeure d’accord qu’on peut tellement aranger et composer les jdées des diuerses choses qui sont en l’esprit, que de là il en naisse les formes de plusieurs autres choses, combien que celles dont vous faites le dénombrement ne semblent pas sufisantes pour vne si grande diuersité, ny mesme pour l’jdée distincte et determinée d’aucune chose que ce soit. Ie m’areste seulement aux jdées des choses corporelles, touchant lesquelles ce n’est pas vne petite difficulté de sçauoir comment de la seule jdée de vous-mesme (au moment que vous maintenez n’estre pas corporel, et que vous vous considerez comme tel) vous les auez peu deduire. Car si vous n’auez connoissance que de la substance spirituelle, ou incorporelle, comme se peut-il faire que vous conceuiez aussi la substance corporelle ? y a-t-il aucun raport entre l’vne et l’autre de ces substances ? Vous dites qu’elles conuiennent entr’elles, en ce qu’elles sont toutes deux capables d’exister : Mais cette conuenance ne peut estre entenduë, si premierement on ne conçoit la nature des choses que l’on dit auoir de la conuenance. Car vous en faites vne notion commune, qui ne peut estre formée que sur la connoissance des choses particulieres. Certes si par la connoissance de la substance incorporelle l’entendement peut former l’jdée de la substance corporelle, il ne faut plus douter qu’vn aueugle né, ou vne personne qui dez sa naissance auroit este detenuë parmi Camusat – Le Petit, p. 454
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des tenebres fort épaisses, ne puisse former l’jdée des couleurs et de la lumiere. Vous dites qu’on peut en suite auoir l’jdée de l’estenduë, de la figure, du mouuement, et des autres sensibles communs ; mais vous le dites seulement sans le prouuer, et cela vous est fort aisé à dire. Aussi ie métonne seulement pourquoy vous ne déduisez pas auec la mesme facilité l’jdée de la lumiere, des couleurs, et des autres choses qui sont les obiects particuliers des autres sens. Mais c’est assez s’arester sur cette matiere.

7. Vous concluez, Et partant il ne reste que la seule jdée de Dieu, dans laquelle il faut considerer s’il y a quelque chose qui n’ait peu venir de moy-mesme. Par le nom de Dieu i’entens vne substance infinie, eternelle, immuable, independante, toute connoissante, toute puissante, et par laquelle moy-mesme, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vray qu’il y en ait qui existent) ont esté creées et produites. Toutes lesquelles choses sont en effect telles, que plus attentiuement ie les considere, et moins ie me persuade que l’jdée que i’en ay puisse tirer son origine de moy seul ; et par consequent, de tout ce qui a esté dit cy-deuant, il faut necessairement conclure que Dieu existe. Vous voila en fin paruenu où vous aspiriez : Quant à moy, comme i’embrasse la conclusion que vous venez de tirer, aussi ne voy-je pas d’où vous la pouuez deduire. Vous dites que les choses que vous conceuez de Dieu sont telles qu’elles n’ont peu venir de vous-mesmes, pour inferer de là qu’elles ont deu venir de Dieu. Mais premierement il Camusat – Le Petit, p. 455
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n’y a rien de plus vray qu’elles ne sont point venuës de vous-mesmes, et que vous n’en auez point eu l’intelligence de vous seul. Car outre que les objets mesmes exterieurs vous en ont enuoyé les jdées, elles sont aussi parties, et vous les auez aprises de vos parens, de vos maistres, des discours des sages, et en fin de l’entretien de ceux auec qui vous auez conuersé. Mais vous repondrez peut-estre, ie ne suis qu’vn esprit, qui ne sçay pas s’il y a rien au monde hors de moy, ie doute mesme si i’ay des oreilles par qui i’aye peu oüir aucune chose, et ne connois point d’hommes auec qui i’aye peu conuerser. Vous pouuez répondre cela ; mais le diriez vous, si vous n’auiez en effect point d’oreilles pour nous ouïr, et s’il n’y auoit point d’hommes qui vous eussent apris à parler ? Parlons serieusement, et ne deguisons point la verité ; ces paroles que vous prononcez de Dieu, ne les auez vous pas aprises de la frequentation des hommes auec qui vous auez vescu ? et puis que vous tenez d’eux les paroles, ne tenez vous pas d’eux aussi les notions designées, et entenduës par ces mesmes paroles ? et partant, quoy qu’on vous accorde qu’elles ne peuuent pas venir de vous seul, il ne s’ensuit pas pour cela, qu’elles doiuent venir de Dieu, mais seulement de quelque chose hors de vous. En aprés, qui a-t-il dans ces idées, que vous n’ayez peu former et composer de vous-mesme à l’occasion des choses que vous auez autrefois veuës, et aprises ? Pensez-vous pour cela conceuoir quelque chose qui soit au dessus Camusat – Le Petit, p. 456
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de l’intelligence humaine ? Certainement si vous conceuiez Dieu tel qu’il est, vous auriez raison de croire que vous auriez esté instruit et enseigné de Dieu mesme : mais tous ces atributs que vous donnez à Dieu, ne sont rien autre chose qu’vn amas de certaines perfections, que vous auez remarquées en quelques hommes, ou en d’autres creatures, lesquelles l’esprit humain est capable d’entendre, d’assembler, et d’amplifier comme il luy plaist, ainsi qu’il a desia esté plusieurs fois obserué.

Vous dites que bien vous puissiez auoir de vous-mesme l’jdée de la substance, parce que vous estes vne substance : vous ne pouuez pas neantmoins auoir de vous-mesme l’jdée de la substance infinie, parce que vous n’estes pas infiny. Mais vous vous trompez grandement, si vous pensez auoir l’jdée de la substance infinie, laquelle ne peut estre en vous que de nom seulement, et en la maniere que les hommes peuuent comprendre l’infiny, qui est en effect ne le pas comprendre ; De sorte qu’il n’est pas necessaire, qu’vne telle jdée soit émanée d’vne substance infinie, puis qu’elle peut estre formée en conjoignant, et amplifiant les perfections que l’esprit humain est capable de conceuoir, comme il a desia esté dit. Si ce n’est peut-estre que lors que les anciens Philosophes en multipliant les jdées qu’ils auoient de cét espace visible, de ce monde, et de ce peu de principes dont il est composé, ont formé celles d’vn monde infiniment estendu, d’vne infinité de principes, et d’vne infinité de mondes, vous vouliez dire Camusat – Le Petit, p. 457
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qu’ils n’ont pas formé ces idées par la force de leur pensée, mais qu’elles leur ont esté enuoyées en l’esprit par vn monde veritablement infiny en son estenduë, par vne veritable infinité de principes, et par vne infinité de mondes réellement existens !

Quant à ce que vous dites que vous conceuez l’infiny par vne vraye idée : certainement si elle estoit vraye, elle vous representeroit l’infiny comme il est en soy, et partant vous comprendriez ce qui est en luy de plus essentiel, et dont il s’agit maintenant, à sçauoir, l’infinité mesme. Mais vostre pensée se termine toûjours à quelque chose de finy, et vous ne dites rien que le seul nom d’infiny, pource que vous ne sçauriez comprendre ce qui est au delà de vostre comprehension : en sorte qu’on peut dire auec raison que vous ne conceuez l’infiny que par la seule negation du finy. Et ce n’est pas assez de dire Que vous conceuez plus de realité dans vne substance infinie que dans vne finie ; Car il faudroit que vous conceussiez vne realité infinie, ce que neantmoins vous ne faites pas. Et mesme à vray dire vous ne conceuez pas plus de realité ; dautant que vous estendez seulement la substance finie, et aprés vous vous figurez qu’il y a plus de realité dans ce qui est ainsi agrandy et estendu par vostre pensée, qu’en cela mesme lors qu’il est racourcy, et non estendu. Si ce n’est que vous veüilliez aussi que ces Philosophes conceussent en effect plus de realité, lors qu’ils s’imaginoient plusieurs mondes, que lors qu’ils n’en conceuoient qu’vn seul. Et sur cela ie remarqueray Camusat – Le Petit, p. 458
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en passant, que la cause pourquoy nostre esprit se confond d’autant plus, que plus il augmente et amplifie quelque espece, ou jdée, vient de ce qu’alors il dérange cette espece de sa situation naturelle, qu’il en oste la distinction des parties, et qu’il l’étend de telle sorte, et la rend si mince et si deliée, qu’en fin elle s’euanouit et de dissipe. Ie ne m’areste pas à dire que l’esprit se confond pareillement pour vne cause toute opposée, à sçauoir, lors qu’il amoindrit et appetisse par trop vne jdée qu’il auoit auparauant conceue soubz quelque sorte de grandeur.

Vous dites qu’il n’importe pas que vous ne puissiez comprendre l’infini, ny mesme beaucoup de choses qui sont en luy : mais qu’il sufit que vous en conceuiez bien quelque peu de choses, afin qu’il soit vray de dire que vous en auez vne jdée tres-vraye, tres-claire, et tres-distincte. Tant s’en faut, il n’est pas vray que vous ayez vne vraye jdée de l’infini, mais bien seulement du fini, s’il est vray que vous ne compreniez pas l’infini, mais seulement le fini. On peut dire tout au plus que vous connoissez vne partie de l’infini : mais non pas pour cela l’infini mesme ; en mesme façon qu’on pouroit bien dire que celuy-là auroit connoissance d’vne partie du monde, qui n’auroit iamais rien veu que le trou d’vne cauerne, mais on ne pouroit pas dire qu’il auroit l’jdée de tout le monde : en sorte qu’il passeroit pour tout affait ridicule, s’il se persuadoit que l’jdée d’vne si petite Camusat – Le Petit, p. 459
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portion, fust la vraye et naturelle jdée de tout le monde entier. Mais, dites vous, il est du propre de l’infini, qu’il ne soit pas compris par vous qui estes fini.. Certes ie le croy ; mais il n’est pas du propre de la vraye jdée de l’infini, de n’en representer qu’vne tres-petite partie, ou plutost rien du tout, puis qu’il n’y a point de proportion de cette partie auec le tout. Il sufit, dites vous, que vous conceuiez bien distinctement ce peu de choses ? ouy : comme il sufit de voir l’extremité des cheueux de celuy duquel on veut auoir vne veritable jdée. Vn peintre n’auroit-il pas bien réussi, qui pour me representer naïuement sur vne toile, auroit seulement tracé vn de mes cheueux, ou mesme l’extremité de l’vn d’eux ? Or il est vray pourtant qu’il y a vne proportion non seulement beaucoup moindre, mais mesme infiniment moindre, entre tout ce que nous connoissons de l’infiny, et l’infini mesme, qu’entre vn de mes cheueux, ou l’extremité de l’vn d’eux, et mon corps entier. En vn mot tout vostre raisonnement ne prouue rien de Dieu, qu’il ne prouue aussi d’vne infinité de mondes ; et ce d’autant plus, qu’il a esté plus aysé a ces anciens philosophes d’en former et conceuoir les jdées, par la connoissance claire et distincte qu’ils auoyent de cettuy-cy, qu’il ne vous est aysé de conceuoir Dieu, ou l’estrevn Dieu ou vn Estre infini, par la connoissance de vostre substance, dont la nature ne vous est pas encore connuë.

8. Vous faites aprés cela cet autre raisonnement, Camusat – Le Petit, p. 460
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Car comment seroit-il possible que ie peusse connoistre que ie doute, et que ie desire, c’est à dire qu’il me manque quelque chose, et que ie ne suis pas entierement parfait, si ie n’auois en moy aucune jdée d’vn estre plus parfait que le mien, par la comparaison duquel ie reconnoistrois mes défaux ? Mais si vous doutez de quelque chose, si vous en desirez quelqu’vne, si vous connoissez qu’il vous manque quelque perfection, quelle merueille y a t-il en cela, puis que vous ne connoissez par tout, que vous n’estes pas en toutes choses, et que vous ne possedez parpas tout ? Vous reconnoissez, dites vous, que vous n’estes pas tout parfait ; certainement ie vous croy, et vous le pouuez dire sans enuie, et sans vous faire tort ; doncques, concluez vous, il y a quelque chose de plus parfait que moy qui existe ? pourquoy non ? combien que ce que vous desirez ne soit pas tousiours en tout plus parfait que vous estes : Car lors que vous desirez du pain, ce pain que vous desirez n’est pas en tout plus parfait que vous, ou que vostre corps : mais il est seulement plus parfait, que cette faim, ou inanition qui est dans vostre estomac. Comment donc conclurez vous qu’il y a quelque chose de plus parfait que vous qui existe ? C’est à sçauoir, entant que vous voyez l’vniuersité des choses, dans laquelle et vous, et le pain, et les autres choses, auec vous sont renfermées : Car chaque partie de l’vniuers ayant en soy quelque perfection, et les vnes seruant a perfectionner les autres, il est aysé de conceuoir Camusat – Le Petit, p. 461
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qu’il y a plus de perfection dans le tout que dans vne partie, et par consequent, puis que vous n’estes qu’vne partie de ce tout, vous deuez connoistre quelque chose de plus parfait que vous. Vous pouuez donc en cette façon auoir en vous l’jdée d’vn estre plus parfait que le vostre, par la comparaison duquel vous reconnoissiez vos defaux ; pour ne point dire qu’il peut y auoir d’autres parties dans cet vniuers plus parfaites que vous, et cela estant vous pouuez desirer ce qu’elles ont, et par leur comparaison, vos defaux peuuent estre reconnus. Car vous auez peu connoistre vn homme qui fust plus fort, plus sain, plus vigoureux, mieux fait, plus docte, plus moderé, et partant plus parfait que vous : et il ne vous a pas esté difficile d’en conceuoir l’jdée, et par la comparaison de cette jdée connoistre que vous n’auez pas tant de santé, tant de force, et en vn mot tant de perfections qu’il en possede.

Vous vous faites vn peu aprés cette obiection, Mais peut-estre que ie suis quelque chose de plus que ie ne pense, et que toutes ces perfections que i’atribue à Dieu sont en quelque façon en moy en puissance, quoy qu’elles ne se produisent pas encore, et ne se fassent point paroistre par leurs actions, comme il peut arriuer, si ma connoissance s’augmente de plus en plus à l’infiny. Mais à cela vous répondez, encore qu’il fust vray que m’a connoissance acquist tous les iours de nouueaux degrez de perfection, et qu’il y eust en moy beaucoup de choses en Camusat – Le Petit, p. 462
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puissance, qui n’y sont pas encore actuellement, toutesfois rien de tout cela n’apartient à l’idée de Dieu, dans laquelle rien ne se rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement et en effect ? Et mesme n’est-ce pas vn argument infallible d’imperfection en ma connoissance, de ce qu’elle s’acroist peu a peu, et qu’elle s’augmente par degrez.
Mais on peut repliquer à cela qu’il est bien vray que les choses que vous conceuez dans vne jdée, sont actuellement dans cette mesme jdée ; mais neantmoins elles ne sont pas pour cela actuellement dans la chose mesme dont elle est l’jdée : Ainsi l’Architecte se figure l’jdée d’vne maison, laquelle de vray est actuellement composée de murailles, de planchers, de toicts, de fenestres, et d’autres parties suiuant le dessein qu’il en a pris, et neantmoins la maison, ny aucunes de ses parties ne sont pas encore actuellement, mais seulement en puissance. De mesme aussi cette jdée que les anciens Philosophes auoient d’vne infinité de mondes contient en effect des mondes infinis, mais vous ne direz pas pour cela que ces mondes infinis existent actuellement. C’est pourquoy soit qu’il y ait en vous quelque chose en puissance, soit qu’il n’y ait rien, c’est assez que vostre jdée, ou connoissance, se puisse augmenter et acroistre par degrez : et on ne doit pas pour cela inferer, que ce qui est representé, ou connu par elle, existe actuellement. Ce qu’aprez cela vous remarquez, à sçauoir, que vostre connoissance ne sera iamais actuellement infinie, vous doit estre accordé sans contestation ; Camusat – Le Petit, p. 463
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mais aussi deuez-vous sçauoir, que vous n’aurez iamais vne vraye et naturelle jdée de Dieu : dont il vous restera tousiours beaucoup plus (et mesme infiniment plus) à connoistre, que de celuy dont vous n’auriez veu que l’extremité des cheueux. Car ie veux bien que vous n’ayez pas veu cét homme tout entier ; toutesfois vous en auez veu d’autres, par la comparaison desquels vous pouuez par coniecture vous figurer de luy quelque jdée : mais on ne peut pas dire que nous ayons iamais rien veu de semblable à Dieu, et à l’immensité de son Essence.

Vous dites que vous conceuez que Dieu est actuellement infiny, en telle sorte qu’on ne sçauroit rien adiouster à sa perfection. Mais vous en iugez ainsi sans le sçauoir, et le iugement que vous en faites ne vient que de la préuention de vostre esprit ; ainsi que les anciens Philosophes pensoient qu’il y eust des mondes infinis, vne infinité de principes, et vn vniuers si vaste en son estenduë, qu’on ne pouuoit rien adjouster à sa grandeur. Ce que vous dites en suite, que l’estre obiectif d’vne idée ne peut pas dépendre ou proceder d’vn estre qui n’est qu’en puissance, mais seulement d’vn estre formel, ou actuel. Voyez comment cela peut estre vray, si ce que ie viens de dire de l’idée d’vn Architecte, et de celle des anciens Philosophes est veritable ; et principalement si vous prenez garde que ces sortes d’idées sont composées des autres dont vostre entendement a desia esté informé par l’existence actuelle de leurs causes.

Camusat – Le Petit, p. 464
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9. Vous demandez par apres, Si vous-mesme qui auez l’idée d’vn estre plus parfait que le vostre, vous pouriez estre, en cas qu’il n’y eust point de Dieu ? et vous respondez, de qui aurois-je donc mon existence ? c’est à sçauoir de moy-mesme, ou de mes parens, ou de quelques autres causes moins parfaites que Dieu ? en suite dequoy vous prouuez que vous n’estes point par vous-mesme : Mais cela n’étoit point necessaire. Vous rendez aussi raison pourquoy vous n’auez pas tousiours esté : mais cela estoit aussi superflu ; sinon entant que de là vous voulez inferer que vous n’auez pas seulement vne cause efficiente et productrice de vostre estre, mais que vous en auez aussi vne qui dans tous les momens vous conserue. Et cela, dites vous, parce que tout le temps de vôtre vie pouuant estre diuisé en plusieurs parties, il faut de necessité que vous soyez creé de nouueau en chacune de ses parties, à cause de la mutuelle independance qui est entre les vnes et les autres. Mais voyez ie vous prie, comment cela se peut entendre. Car il est bien vray qu’il y a certains effects, qui pour perseuerer dans l’estre, et n’estre pas à tous momens aneantis, ont besoin de la presence et actiuité continuelle de la cause qui leur a donné le premier estre ; et de cette nature est la lumiere du Soleil (combien qu’à vray dire ces sortes d’effects, ne soient pas tant en effect les mesmes, que d’autres qui y succedent imperceptiblement, comme il se void en l’eau d’vn fleuue) mais nous en voyons d’autres qui perseuerent dans l’estre, non seulement lors que la cause qui les a produits n’agit Camusat – Le Petit, p. 465
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plus, mais aussi lors mesme qu’elle est tout à fait corrompuë et aneantie. Et de ce genre sont toutes les choses que nous voyons dont les causes ne subsistent plus, desquelles il seroit inutile de faire icy le dénombrement ; il sufit seulement que vous soyez l’vne d’entr’elles, quelle que puisse estre la cause de vostre estre. Mais, dites vous, les parties du temps de vostre vie ne dependent point les vnes des autres. Icy l’on pouroit repliquer, qu’on ne se peut imaginer aucune chose dont les parties soyent plus inseparables les vnes des autres que sont celles du temps ; dont la liaison et la suite soyent plus indissolubles ; et dont les parties posterieures se puissent moins détacher, et auoir plus d’vnion, et de dependance, de celles qui les precedent. Mais pour ne pas insister dauantage là-dessus, que sert à vostre production, ou conseruation, cette dependance, ou independance des parties du temps, lesquelles sont exterieures, successiues, et n’ont aucune actiuité ? Certes elles n’y contribuent pas dauantage, que fait le flus et reflus continuel des eaux à la production, ou conseruation d’vne roche qu’elles arrousent. Mais, direz-vous, de ce que i’ay cy-deuant esté, il ne s’ensuit pas que ie doiue estre maintenant ? Ie le croy bien : non que pour cela il soit besoin d’vne cause qui vous creé incessamment de nouueau ; mais parce qu’il n’est pas impossible qu’il y ait quelque cause qui vous puisse détruire, ou que vous ayez en vous si peu de force et de vertu, que vous defailliez en fin de vous-mesme.

Camusat – Le Petit, p. 466
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Vous dites que c’est vne chose manifeste par la lumiere naturelle, que la conseruation et la creation, ne diferent qu’au regard de nostre façon de penser, et non point en effect. Mais ie ne voy point que cela soit manifeste, si ce n’est peut-estre comme ie viens de dire dans ces effects qui demandent la presence et l’actiuité continuelle de leurs causes, comme la lumiere, et autres semblables. Vous adioutez que vous n’auez point en vous cette vertu par laquelle vous puissiez vous conseruer vous-mesme, par ce qu’estant vne chose qui pense, si vne telle vertu residoit en vous, vous en auriez connoissance. Mais il y a en vous vne certaine vertu par laquelle vous pouuez vous assurer que vous perseuererez dans l’estre : non pas toutesfois necessairement, ou indubitablement, par ce que cette vertu, ou naturelle constitution, quelle qu’elle soit, ne s’etend pas iusques à éloigner de vous toute sorte de cause corruptiue, tant interne, qu’externe. C’est pourquoy vous ne cesserez point d’estre, puis que vous auez en vous assez de vertu, non pour vous reproduire de nouueau, mais pour vous faire perseuerer, au cas que quelque cause corruptiue ne suruienne.

Or de tout vostre raisonnement vous concluez fort bien, que vous dependez de quelque estre different de vous, non pas toutesfois comme estant de nouueau par luy produit, mais comme ayant esté autrefois produit par luy. Vous poursuiuez, et dites que ny vos parens, ny d’autres qu’eux ne peuuent estre celuy Camusat – Le Petit, p. 467
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de qui vous dépendez.
Mais pourquoy vos parens ne le seroyent ils pas, de qui vous paroissez si manifestement estre produit coniointement auec vostre corps, pour ne rien dire du Soleil, et de plusieurs autres causes, qui ont concouru à vostre generation ? Mais, dites vous, ie suis vne chose qui pense, et qui ay en moy l’idée de Dieu. Mais vos parens, ou les espris de vos parens, n’ont-ils pas esté des choses qui pensent, et n’ont ils pas eu l’jdée de Dieu aussi bien que vous ? Et à quel propos rebatre en cet endroit, comme vous faites, cet axiome dont vous auez desia cy-deuant parlé, à sçauoir, que c’est vne chose tres-euidente, qu’il doit y auoir au moins autant de realité dans la cause que dans son effect. Si, dites vous, celuy de qui ie depens est autre que Dieu, on peut demander s’il est par soy, ou par autruy ? Car s’il est par soy il sera Dieu, que s’il est par autruy, on fera derechef la mesme demande, iusques à ce qu’on soit paruenu à vne cause qui soit par soy, et qui par consequent soit Dieu ; puis qu’en cela il ne peut y auoir de progrez à l’infini. Mais si vos parens ont esté la cause de vostre estre, cette cause a peu estre, non pas par soy, mais par autruy, et celle-là derechef par vne autre, et ainsi iusqu’à l’infini : et iamais vous ne pourez prouuer qu’il y ait aucune absurdité dans ce progrez à l’infini, si vous ne prouuez en mesme temps que le monde a eu commencement ; et par consequent qu’il y a eu vn premier pere, qui n’en auoit point deuant luy. Certes le progrés à l’infini paroist absurde seulement Camusat – Le Petit, p. 468
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dans ces causes qui sont tellement liées et subordonnées les vnes aux autres, que l’inferieur ne peut agir sans vn superieur qui le remuë : Comme lors que quelque chose est meuë par vne pierre, qui a esté poussée par vn baston, que la main auoit ébranlé ; ou qu’vn poids est enleué par le dernier anneau d’vne chaisne, qui est entrainé par son superieur, et celuy-cy par vn autre ; car pour lors il faut remonter a vn premier moteur, qui donne le branle a tous les autres. Mais dans ces sortes de causes qui sont tellement ordonnées, que la premiere estant détruite, celle qui en depend ne laisse pas de subsister, et de pouuoir agir, il semble qu’il n’y ait aucune absurdité de suposer entr’elles vn progrés à l’infini. C’est pourquoy lors que vous dites qu’il est tres-manifeste, qu’en cela il ne peut y auoir de progrés à l’infini : voyez si Aristote Aristote en a ainsi jugé, qui a creu que le monde n’auoit point eu de commencement, et qui n’a point reconnu de premier pere. Poursuiuant vostre raisonnement, vous dites, qu’on ne sçauroit pas feindre aussi que peut-estre plusieurs causes ont ensemble concouru en partie à la production de vostre estre, et que de l’vne vous auez receu l’idée d’vne des perfections que vous attribuez à Dieu, et d’vne autre l’idée de quelque autre ; puis que toutes ces perfections ne se peuuent rencontrer qu’en vn seul et vray Dieu, de qui l’vnité, ou la simplicité est la principale perfection. Toutesfois, soit qu’il n’y ait qu’vne seule cause de vostre estre, soit qu’il y en ait plusieurs, il n’est pas Camusat – Le Petit, p. 469
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pour cela necessaire qu’elles ayent imprimé en vous les jdées de leurs perfections, que vous ayez peu puis aprés assembler. Mais cependant ie voudrois bien vous demander, pourquoy s’il n’a peu y auoir plusieurs causes de vostre estre, plusieurs choses du moins n’auroient peu estre dans le monde, dont ayant contemplé, et admiré separement les diuerses perfections, vous ayez pris occasion de penser que cette chose-là seroit heureuse, en qui elles se rencontreroyent toutes iointes ensemble ? Vous sçauez comment les Poëtes nous décriuent la Pandore ; pourquoy donc vous pareillement, aprés auoir admiré en diuers hommes vne science eminente, vne haute sagesse, vne puissance souueraine, vne santé vigoureuse, vne beauté parfaite, vn bonheur sans disgrace, et vne longue vie, pourquoy dis-ie n’auriez vous peu assembler toutes ces perfections, et penser que celuy-là seroit digne d’admiration, qui les pouroit posseder toutes ensemble ? Pourquoy en suite n’auriez vous peu augmenter toutes ces perfections iusqu’a tel point, que l’estat de celuy-là fust encore plus à admirer, si non seulement il ne manquoit rien à sa sçience, à sa puissance, à sa durée, et à toutes ses autres perfections, mais aussi qu’elles fussent si acomplies qu’on n’y peust rien adiouter, et qu’ainsi il fust tout connoissant, tout puissant, eternel, et qu’il possedast en vn souuerain degré toutes sortes de perfections ? et voyant que la nature humaine n’est pas capable de contenir vn tel assemblage et Camusat – Le Petit, p. 470
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assortiment de perfections, pourquoy n’auriez vous peu penser que cette nature-là seroit parfaitement heureuse, à qui toutes ces choses pouroient apartenir ? pourquoy aussi ne pas croire vne chose digne de vostre recherche, de sçauoir si vne telle nature existe, ou non, dans le monde ? pourquoy n’estre pas tellement persuadé par certains argumens, qu’il vous semble que ce soit vne chose plus conuenable qu’vne telle nature existe, qu’elle n’existe pasque de n’exister pas ? et pourquoy en fin suposé qu’elle existe, ne pouriez vous pas luy dénier la corporeité, la limitation, et toutes les autres choses qui enferment dans leur concept quelque sorte d’imperfection ? C’est ainsi sans doute qu’il paroist que plusieurs ont poussé leur raisonnement ; quoy que neantmoins il soit arriué que tous n’ayans pas suiuy la mesme voye, ny porté si loin leurs pensées les vns que les autres, quelques-vns ayent renfermé la diuinité dans vn corps, que d’autres luy ayent donné vne forme humaine, que d’autres ne se soient pas contentez d’vn seul, mais en ayent forgé plusieurs à leur fantaisie, et en fin que d’autres ayent laissé emporter leur esprit à toutes ces extrauagances et imaginations touchant la Diuinité, qui ont regné parmy l’ignorance du Paganisme. Touchant ce que vous dites de la perfection de l’vnité, il n’y a point de repugnance de conceuoir toutes les perfections que vous atribuez à Dieu comme intimement vnies, et inseparables, quoy que l’jdée que vous en auez n’ait pas esté par luy mise en vous, mais que vous Camusat – Le Petit, p. 471
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l’ayez tirée des objets exterieurs, et aprés augmentée, comme il a esté dit auparauant : et c’est ainsi qu’ils nous dépeignent non seulement la Pandore, comme vne Déesse ornée de toutes sortes de perfections, et à qui chaque Dieu auoit donné vn de ses principaux auantages ; mais c’est ainsi aussi qu’ils forment l’jdée d’vne parfaite Republique, et d’vn orateur accomply, etc. En fin de ce que vous estes, et de ce que l’jdée d’vn estre souuerainement parfait est en vous, vous concluez qu’il est tres-euidemment démontré que Dieu existe : Mais encore que la conclusion soit tres-vraye, à sçauoir, Que Dieu existe ; ie ne voy pas neantmoins qu’elle suiue necessairement des principes que vous auez posez.

10. Il me reste seulement, dites-vous, à examiner de quelle façon i’ay acquis cette idée ; car ie ne l’ay pas receuë par les sens, et iamais elle ne s’est offerte à moy par rencontre ; elle n’est pas aussi vne pure production ou fiction de mon esprit, car il n’est pas en mon pouuoir d’y diminuer, ny d’y adjoûter aucune chose, et partant il ne reste plus autre chose à dire, sinon, que comme l’idée de moy-mesme, elle est née et produite auec moy dés-lors que i’ay esté creé. Mais i’ay desia fait voir plusieurs fois comment en partie vous pouuez l’auoir receuë des sens, et en partie vous pouuez l’auoir inuentée de vous-mesme. Quant à ce que vous dites que vous ne pouuez y adioûter ny diminuer aucune chose, souuenez-vous combien imparfaite estoit l’jdée que vous en auiez au commencement : pensez qu’il peut y auoir des hommes, ou des Anges, ou Camusat – Le Petit, p. 472
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d’autres natures plus sçauantes que vous, de qui vous pouuez aprendre quelque chose touchant l’essence de Dieu, que vous ne sçauez pas encore : pensez au moins que Dieu peut vous instruire de telle sorte, et rehausser tellement vostre connoissance, soit en cette vie, soit en l’autre, que vous reputerez comme rien, tout ce que vous auez iamais connu de luy : Et en fin pensez, comme quoy de la consideration des perfections des creatures, on peut monter et arriuer iusqu’à la connoissance des perfections de Dieu ; et que comme elles ne peuuent pas toutes estre connuës en vn moment, mais que de iour en iour on en peut découurir de nouuelles ; ainsi nous ne pouuons pas auoir tout d’vn coup vne jdée parfaite de Dieu, mais qu’elle va se perfectionnant à mesure que nos connoissances s’augmentent. Vous poursuiuez ainsi : Et certes on ne doit pas trouuer étrange que Dieu en me creant ait mis en moy cette idée, pour estre comme la marque de l’ouurier emprainte sur son ouurage. Et il n’est pas aussi necessaire que cette marque soit quelque chose de different de ce mesme ouurage : mais de cela seul que Dieu m’a creé, il est fort croyable qu’il m’a en quelque façon produit à son image et semblance, et que ie conçoy cette ressemblance, dans laquelle l’idée de Dieu se trouue contenuë, par la mesme faculté, par laquelle ie me conçoy moy-mesme ; c’est à dire, que lors que ie fais reflexion sur moy, non seulement ie connois que ie suis vne chose imparfaite, incomplete, et dependante d’autruy, qui tend, et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur, et de plus grand que ie ne suis : Camusat – Le Petit, p. 473
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mais ie connois aussi en mesme temps, que celuy duquel ie dépens possede en soy toutes ces grandes choses ausquelles i’aspire, et dont ie trouue en moy les idées, non pas indefiniment, et seulement en puissance, mais qu’il en ioüit en effect, actuellement, et infiniment ; et ainsi qu’il est Dieu.
Certes toutes ces choses sont fort magnifiquement inuentées, et ie ne dis pas qu’elles ne soient point vrayes : mais ie voudrois bien pourtant vous demander, de quels antecedens vous les deduisez ? Car pour ne me plus arrester à ce que i’ay objecté cy-deuant ; s’il est vray que l’idée de Dieu soit en nous comme la marque de l’ouurier emprainte sur son ouurage ; dites-moy, ie vous prie, quelle est la maniere de cette impression ? quelle est la forme de cette marque ? et comment vous en faites le discernement ? Que si elle n’est point differente de l’ouurage, ou de la chose mesme : vous n’estes donc vous mesme qu’vne jdée ? Vous n’estes rien autre chose qu’vne maniere, ou façon de penser ? vous estes et la marque emprainte, et le suiet de l’impression ? Il est fort croyable, dites vous, que Dieu vous a fait a son image et semblance : à la verité cela se peut croire par les lumieres de la foy, et de la religion : mais comment cela se peut-il conceuoir par raison naturelle, si vous ne suposez que Dieu à la forme d’vn homme ? et en quoy peut consister cette ressemblance ? pouuez vous présumer, vous qui n’estes que cendre et que poussiere, d’estre semblable a cette nature eternelle, incorporelle, immense, tres-parfaite, tres-glorieuse, et qui plus est Camusat – Le Petit, p. 474
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tres-inuisible, et tres-incomprehensible au peu de lumiere, et à la foiblesse de nos espris ? L’auez vous veuë face à face, pour pouuoir assurer, faisant comparaison de vous à elle, que vous luy estes conforme ? Vous dites que cela est fort croyable, parce qu’il vous a creé. Au contraire pour cela mesme cela est incroyable. Car l’ouurage n’est iamais semblable à l’ouurier, sinon lors qu’il est par luy engendré par vne communication de nature. Mais vous n’estes pas ainsi engendré de Dieu ; Car vous n’estes pas son fils, et vous ne participez point auec luy sa nature : mais vous estes seulement creé par luy, c’est à dire, fait selon l’jdée qu’il en a conceuë, en sorte que vous ne pouuez pas dire que vous ayez plus de ressemblance auec luy, qu’vne maison en a auec vn masson. Et mesme cela s’entend suposé que vous ayez esté créé de Dieu, ce que vous n’auez point encor prouué. Vous conceuez, dites vous, cette ressemblance, à mesme que vous conceuez que vous estes vne chose incomplette, dépendante, et qui aspire sans cesse à des choses plus grandes, et meilleures. Mais pourquoy cela n’est il pas plutost vne marque de dissemblance : puis que Dieu au contraire est tres-parfait, tres-independant, tres-sufisant à soy-mesme, estant et tres-grand, et tres-bon ? Pour ne pas dire que lors que vous vous conceuez dépendant, vous ne conceuez pas pour cela tout aussi tost, que celuy duquel vous dependez soit autre que vos parens : Ou si vous conceuez qu’il soit autre, il n’y a point de Camusat – Le Petit, p. 475
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raison pourquoy vous vous croyïes semblable a luy. Pour ne pas dire aussi qu’il est étrange pourquoy le reste des hommes, ou si vous voulez des Espris, ne conçoit pas la mesme chose que vous : principalement n’y ayant point de raison de croire que Dieu ne leur ait pas empraint l’jdée de soy mesme, comme il a fait en vous. Et certes cela seul est plus que sufisant pour faire voir que ce n’est pas vne jdée emprainte de la main de Dieu ; veu que si cela estoit tous les hommes l’auroient emprainte en mesme façon dans leurs espris, et conceuroient Dieu d’vne mesme façon, et soubz vne mesme espece ; Tous luy attribueroient les mesmes choses ; Tous auroient de luy les mesmes sentimens ; et cependant nous voyons manifestement le contraire. Mais ce n’en est desia que trop touchant cette matiere.

CONTRE LA QVATRIÉME MEDITATION.
Du vray et du faux.

1. Vous commencez cette Meditation par l’abregé de toutes les choses que vous pensez auoir esté auparauant sufisamment démontrées, et au moyen desquelles vous croyez auoir ouuert le chemin pour porter plus auant nos connoissances. Camusat – Le Petit, p. 476
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De moy, pour ne point retarder vn si beau dessein, ie n’insisteray pas d’abord que vous deuiez les auoir plus clairement démontrées : ce sera bien assez si vous vous souuenez de ce qui vous a esté accordé, et de ce qui ne vous l’a pas esté, de peur que vous n’en fassiez par aprés vn préiuge. Continuant aprés cela vostre raisonnement ; vous dites, Qu’il n’est pas possible que iamais Dieu vous trompe ; et pour excuser cette faculté fautiue, et suiette à l’erreur, que vous tenez de luy, vous en reiettez la faute sur le neant, dont vous dites que l’jdée se presente souuent a vostre pensée, et dont vous estes en quelque façon participant, en sorte que vous tenez comme le milieu entre Dieu, et luy. Certes ce raisonnement est fort beau : mais sans m’arrester à dire qu’il est impossible d’expliquer qu’elle est l’jdée du neant, ou comment nous la conceuons, ny en quoy nous participons de luy, et plusieurs autres choses : ie remarque seulement que cette distinction n’empesche pas que Dieu n’ait peu donner à l’homme vne faculté de iuger exempte d’erreur. Car encore qu’elle n’eust pas esté infinie, elle pouuoit neantmoins estre telle, qu’elle nous auroit empesché de consentir à l’erreur, en sorte que ce que nous aurions connu, nous l’aurions connu tres-clairement et tres-certainement ; et de ce que nous n’aurions pas connu, nous n’en aurions porté aucun jugement qui nous eust obligez a en rien croire de determiné. Ce que vous obiectant a vous mesme, vous dites, Qu’il n’y a pas lieu de s’étonner si vous Camusat – Le Petit, p. 477
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n’estes pas capable de comprendre pourquoy Dieu fait ce qu’il fait.
Cela est fort bien dit ; mais neantmoins il y a lieu de s’étonner que vous ayez en vous vne jdée vraye, qui vous represente Dieu tout connoissant, tout puissant, et tout bon, et que vous voyïez neantmoins quelques-vns de ses ouurages qui ne soyent pas entierement acheuez ; en sorte qu’ayant au moins peu en faire de plus parfaits, et ne l’ayant pas fait, il semble que ce soit vne marque qu’il ayt manqué de connoissance, ou de pouuoir, ou de volonté : et qu’au moins il ait esté en cela imparfait, que si le sçachant et le pouuant il ne l’a pas voulu, il a preferé l’imperfection a ce qui pouuoit estre plus parfait.

Quant a ce que vous dites que tout ce genre de causes, qui a de coutume de se tirer de la fin n’est d’aucun vsage dans les choses physiques, vous eussiez peu peut-estre le dire auec raison dans vne autre rencontre : mais lors qu’il s’agit de Dieu, il est a craindre que vous ne reiettiez le principal argument, par lequel la sagesse d’vn Dieu, sa puissance, sa prouidence, et mesme son existence puissent estre prouuées par raison naturelle. Car pour ne rien dire de cette preuue conuaincante qui se peut tirer de la consideration de l’vniuers, des cieux, et de ses autres principales parties : d’où pouuez vous tirer de plus forts arguments pour la preuue d’vn Dieu, qu’en considerant le bel ordre, l’vsage, et l’œconomie des parties dans chaque sorte de creatures, soit dans les Camusat – Le Petit, p. 478
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plantes, soit dans les animaux, soit dans les hommes, soit en fin dans cette partie de vous mesme qui porte l’image et le caractere de Dieu, ou bien mesme dans vostre corps. Et de fait on a veu plusieurs grands hommes, que cette consideration anatomique du corps humain, n’a pas seulement éleuez a la connoissance d’vn Dieu, mais qui se sont creus obligez de dresser des hymnes a sa loüange, voyans vne sagesse si admirable, et vne prouidence si singuliere, dans la perfection et l’arangement qu’il a donné a chacune de ses parties.

Vous direz peut-estre que ce sont les causes physiques de cette forme, et situation, qui doiuent estre l’obiect de nostre recherche : et que ceux-la se rendent ridicules qui regardent plutost a la fin, qu’à l’efficient, ou a la matiere. Mais personne n’ayant encor peu iusques ici comprendre, et beaucoup moins expliquer, comment se forment ces onze petites peaux, qui comme autant de petites portes ouurent et ferment les quatre ouuertures qui sont aux deux chambres ou concauitez du cœur ; qui leur donne la disposition quelles ont ; quelle est leur nature ; et d’où se prend la matiere pour les faire ; comment leur agent s’aplique à l’action ; de quels organes et outils il se sert, et de quelle façon il les met en vsage ; quelles choses luy sont necessaires pour luy donner le temperament qu’elles ont, et les faire auec la consistance, liaison, flexibilité, grandeur, figure, et situation que nous les voyons. Personne Camusat – Le Petit, p. 479
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dis-je d’entre les naturalister n’ayant encore peu iusques icy comprendre, ny expliquer ces choses, et beaucoup d’autres ; pourquoy ne nous sera-t-il pas au moins permis d’admirer cét vsage merueilleux, et cette ineffable prouidence, qui a si conuenablement disposé ces petites portes à l’entrée de ces concauitez ? pourquoy ne loüera-t’on pas celuy qui de là reconnoistra qu’il faut necessairement admettre vne premiere cause, laquelle n’ait pas seulement disposé ainsi sagement ces choses conformement à leur fin, mais mesme tout ce que nous voyons de plus admirable dans l’vniuers.

Vous dites, qu’il ne vous semble pas que vous puissiez sans temerité rechercher, et entreprendre de découurir les fins impenetrables de Dieu. Mais quoy que cela puisse estre vray, si vous entendez parler des fins que Dieu a voulu estre cachées, où dont il nous a defendu la recherche : cela neantmoins ne se peut entendre de celles qu’il a comme exposées à la veuë de tout le monde, et qui se découurent sans beaucoup de trauail ; et qui d’ailleurs sont telles, qu’il en reuient vne tres-grande loüange à Dieu, comme leur auteur.

Vous direz peut-estre que l’jdée de Dieu, qui est en chacun de nous, est sufisante pour auoir vne vraye, et entiere connoissance de Dieu, et de sa prouidence : sans auoir besoin pour cela de rechercher quelle fin Dieu s’est proposé en creant toutes choses, ou de porter sa pensée sur aucune autre consideration. Mais tout le monde n’est pas né si heureux, Camusat – Le Petit, p. 480
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que d’auoir comme vous dés sa naissance cette jdée de Dieu si parfaite, et si claire, que de ne voir rien de plus euident. C’est pourquoy l’on ne doit point enuier à ceux que Dieu n’a pas doüez d’vne si grande lumiere, si par l’inspection de l’ouurage ils tachent de connoistre, et de glorifier l’ouurier. Outre que cela n’empeche pas qu’on ne se puisse seruir de cette jdée, laquelle semble mesme se perfectionner de telle sorte par la consideration des choses de ce monde, qu’il est certain, si vous voulez dire la verité, que c’est a elle seule que vous deuez vne bonne partie, pour ne pas dire le tout, de la connoissance que vous en auez. Car, ie vous prie, iusqu’ou pensez vous que fust allé vostre connoissance, si du moment que vous auez esté infus dans le corps, vous fussiez tousiours resté les yeux fermez, les oreilles bouchées, et sans l’vsage d’aucun autre sens exterieur ; en sorte que vous n’eussiés du tout rien connu de cette vniuersité des choses, et de tout ce qui est hors de vous : et qu’ainsi vous eussiez passé toute vostre vie meditant seulement en vous mesmes, et passant et repassant chez vous vos propres pensées ? Dites nous, ie vous prie, mais dites nous de bonne foy, et nous faites vne naïue description de l’jdée que vous pensez que vous auriez euë de Dieu, et de vous-mesme.

2. Vous aportez aprés pour solution, que la creature qui paroist imparfaite, ne doit pas estre considerée comme vn tout detaché, mais comme faisant partie de l’vniuers, Camusat – Le Petit, p. 481
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car ainsi elle sera trouuée parfaite.
Certainement cette distinction est loüable : mais il ne s’agit pas icy de l’imperfection d’vne partie, entant que partie, ou bien entant que comparée auec le tout, mais bien entant qu’elle est vn tout en elle mesme, et qu’elle exerce vne speciale fonction : et quand mesme vous la raporteriez au tout, la difficulté restera touiours, de sçauoir si l’vniuers n’auroit pas esté effectiuement plus parfait, si toutes ses parties eussent esté exemptes d’imperfection, qu’il n’est à present, que plusieurs de ses parties sont imparfaites. Car en mesme façon on peut dire que la Republique dont les citoyens seront tous gens de bien, sera plus accomplie, que ne sera pas celle, qui en aura vne partie dont les mœurs seront corrompuës.

C’est pourquoy lors que vous dites vn peu aprés, que c’est en quelque façon vne plus grande perfection dans l’vnivers, de ce que quelques vnes de ses parties ne sont pas exemptes d’erreur, que si elles estoyent toutes semblables ; c’est de mesme que si vous disiez, que c’est en quelque façon vne plus grande perfection en vne Republique, de ce que quelques vns de ses citoyens sont méchans, que si tous estoyent gens de bien. D’où il arriue, que comme il semble qu’il soit à souhaiter à vn bon Prince de n’auoir que des gens de bien pour citoyens : de mesme aussi semble-il qu’il a deu estre du dessein et de la dignité de l’auteur de l’vniuers, de faire que toutes ses parties fussent exemptes d’erreur. Et encore que vous puissiez Camusat – Le Petit, p. 482
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dire que la perfection de celles qui en sont exentes paroist plus grande par l’opposition de celles qui y sont suiettes : cela toutefois ne leur arriue que par accident : tout de mesme que si la vertu des bons éclate aucunement par l’opposition des mechans, ce n’est pourtant que par accident qu’elle éclate ainsi d’auantage. De façon que comme il n’est pas à souhaiter qu’il y ait des mechans dans vne Republique, afin que les bons en paroissent meilleurs : de mesme aussi il semble qu’il n’estoit pas conuenable que quelques parties de l’vniuers fussent suiettes à l’erreur, pour donner plus de lustre a celles qui en estoyent exentes.

Vous dites que vous n’auez aucun droit de vous plaindre, si Dieu vous ayant mis au monde n’a pas voulu que vous fussiez de l’ordre des creatures les plus nobles et les plus parfaites. Mais cela ne leue pas la difficulté qu’il semble qu’il y a, de sçauoir pourquoy ce ne luy auroit pas esté assez de vous donner place parmy celles qui sont le moins parfaites, sans vous mettre au rang des fautiues, et defectueuses. Car tout ainsi que l’on ne blâme point vn Prince de ce qu’il n’éleue pas tous ses citoyens à de hautes dignitez, mais qu’il en reserue quelques-vns pour les offices mediocres, et d’autres encore pour les moindres ; toutefois il seroit extremement coupable, et ne pouroit s’exempter de blâme, s’il n’en destinoit pas seulement quelques-vns aux fonctions les plus viles et les plus basses : Camusat – Le Petit, p. 483
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mais qu’il en destinast aussi à des actions méchantes, et peruerses.

Vous dites, qu’il n’y a en effect aucune raison qui puisse prouuer que Dieu ait deu vous donner vne faculté de connoistre plus grande, que celle qu’il vous a donnée : et que quelque adroit et sçauant ouurier que vous vous l’imaginiez, vous ne deuez pas pour cela penser qu’il ait deu mettre dans chacun de ses ouurages, toutes les perfections qu’il peut mettre dans quelques-vns. Mais cela ne satisfait point à mon objection ; et vous voyez que la difficulté n’est pas tant de sçauoir pourquoy Dieu ne vous a pas donné vne plus ample faculté de connoistre, que de sçauoir pourquoy il vous en a donné vne qui soit fautiue : et qu’on ne met pas en question pourquoy vn ouurier tres-parfait ne veut pas mettre dans tous ses ouurages toutes les perfections de son art ; mais pourquoy il veut mesme mettre des defauts dans quelques-vns.

Vous dites, que quoy que vous ne puissiez pas vous empescher de faillir, par le moyen d’vne claire et euidente perception de toutes les choses qui peuuent tomber sous vostre deliberation, vous auez pourtant en vostre puissance vn autre moyen pour vous en empescher, qui est de retenir fermement la resolution de ne iamais donner vostre iugement sur les choses dont la verité ne vous est pas connuë. Mais quand vous auriez à tout moment vne attention assez forte pour prendre garde à cela, n’est-ce pas toûjours vne imperfection, de ne pas connoistre clairement les choses, sur qui nous auons à donner nostre Camusat – Le Petit, p. 484
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iugement, et d’estre continuellement en danger de faillir ?

Vous dites, que l’erreur consiste dans l’operation, entant qu’elle procede de vous, et qu’elle est vne espece de priuation ; et non pas dans la faculté que vous auez receuë de Dieu, ny mesme dans l’operation, entant qu’elle depend de luy. Mais ie veux qu’il n’y ait point d’erreur dans la faculté considerée comme venant immediatement de Dieu, il y en a pourtant si on la considere de plus loin, entant qu’elle a esté creée auec cette imperfection, que de pouuoir errer. Aussi, comme vous dites fort bien, Vous n’auez pas sujet de vous plaindre de Dieu, qui en effect ne vous a iamais rien deu, mais vous auez suiet de luy rendre graces de tous les biens qu’il vous a départis : Mais il y a tousiours dequoy s’estonner, pourquoy il ne vous en a pas donné de plus parfaits, s’il est vray qu’il l’ait sceu, qu’il l’ait peu, et qu’il n’en ait point esté jaloux.

Vous adjoûtez, que vous ne deuez pas aussi vous plaindre, de ce que Dieu concourt auec vous pour former les actes de cette volonté, c’est à dire, les iugemens dans lesquels vous vous trompez, dautant que ces actes-la sont entierement vrays, et absolument bons, entant qu’ils dependent de Dieu ; et il y a en quelque façon plus de perfection en vostre nature, de ce que vous les pouuez former, que si vous ne le pouuiez pas. Pour la priuation dans laquelle seule consiste la raison formelle de l’erreur, et du peché, elle n’a besoin d’aucun concours de Dieu, puis que ce n’est pas vne chose, ou vn estre, et que si on la raporte à Dieu comme à sa Camusat – Le Petit, p. 485
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cause, elle ne doit pas estre nommée priuation, mais seulement negation, selon la signification qu’on donne à ces mots en l’école.
Mais quoy que cette distinction soit assez subtile, elle ne satisfait pas neantmoins entierement. Car bien que Dieu ne concoure pas à la priuation qui se trouue dans l’acte, laquelle est proprement ce que l’on nomme erreur, et fausseté ; il concourt neantmoins à l’acte, auquel s’il ne concouroit pas il n’y auroit point de priuation ; et d’ailleurs il est luy-mesme l’auteur de la puissance qui se trompe, ou qui erre, et partant il est l’auteur d’vne puissance impuissante : et ainsi le defaut qui se rencontre dans l’acte, ne doit pas tant estre referé à la puissance, qui de soy est foible et impuissante, qu’à celuy qui en est l’auteur, et qui ayant peu la rendre puissante, ou mesme plus puissante qu’il ne seroit de besoin, l’a voulu faire telle qu’elle est. Certainement, comme on ne blasme point vn serrurier de n’auoir pas fait vne grande clef pour ouurir vn petit cabinet, mais de ce qu’en ayant fait vne petite, il luy a donné vne forme mal propre ou difficile pour l’ouurir ; ainsi ce n’est pas à la verité vne faute en Dieu, de ce que voulant donner vne puissance de iuger a vne chetiue creature telle que l’homme, il ne luy en a pas donné vne si grande, qu’elle peust sufire à comprendre tout, ou la plus-part des choses, ou les plus hautes et releuées : Mais sans doute il y a lieu de s’étonner, pourquoy, entre le peu de choses qu’il a voulu soumetre à son iugement il n’y en a presque point Camusat – Le Petit, p. 486
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ou la puissance qu’il luy a donnée ne se trouue courte, incertaine, et impuissante.

3. Aprés cela vous recherchez d’où viennent vos erreurs, et qu’elle en peut estre la cause. Et premierement ie ne dispute point icy, pourquoy vous apelez l’entendement la seule faculte de connoistre les jdées, c’est à dire, qui a le pouuoir d’apprehender les choses simplement, et sans aucune affirmation, ou negation ; et que vous apelez la volonté, ou le libre arbitre, la faculté de iuger, c’est à dire, à qui il apartient d’affirmer, où de nier, de donner consentement, ou de le refuser. Ie demande seulement, pourquoy vous restraignez l’entendement dans de certaines limites, et que vous n’en donnez aucunes à la volonté, ou a la liberté du franc arbitre ? Car à vray dire ces deux facultez semblent estre d’egale étenduë, ou pour le moins l’entendement semble auoir autant d’étenduë que la volonté ; puisque la volonté ne se peut porter vers aucune chose, que l’entendement n’ait auparauant preueuë.

I’ay dit que l’entendement auoit au moins autant d’étenduë : car il semble mesme qu’il s’étende plus loin que la volonté ; veu que non seulement nostre volonté, ou libre-arbitre ne se porte sur aucune chose, et que nous ne donnons aucun iugement, et par consequent ne faisons aucune élection, et n’auons aucune amour, ou auersion pour quoy que ce soit, que nous n’ayons auparauant apprehendé, et dont l’jdée n’ait esté conceuë, et proposée par l’entendement : Camusat – Le Petit, p. 487
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mais aussi nous conceuons obscurement quantité de choses, dont nous ne faisons aucun iugement, et pour qui nous n’auons aucun sentiment de fuite, ou de desir : Et mesme la faculté de iuger est parfois tellement incertaine, que les raisons qu’elle auroit de iuger estant égales de part et d’autre, ou bien n’en ayant aucune, il ne s’ensuit aucun iugement, quoy que cependant l’entendement conçoiue, et apprehende ces choses, qui demeurent ainsi indecises, et indeterminées.

De plus, lors que vous dites, que de toutes les autres choses qui sont en vous, il n’y en a aucune si parfaite, et si étenduë, que vous ne reconnoissiez bien qu’elle pouroit estre encore plus grande, et plus parfaite ; et nommément la faculté d’entendre, dont vous pouuez mesme former vne jdée infinie : cela montre clairement que l’entendement n’a pas moins d’étenduë que la volonté, puis qu’il se peut étendre iusqu’à vn objet infiny. Quant à ce que vous reconnoissez que vostre volonté est égale à celle de Dieu, non pas à la verité en étenduë, mais formellement : pourquoy, ie vous prie, ne pourez vous pas dire aussi le mesme de l’entendement, si vous definissez la notion formelle de l’entendement, comme vous faites celle de la volonté. Mais pour terminer en vn mot nostre different, dites moy, ie vous prie, à quoy la volonté se peut étendre, que l’entendement ne puisse atteindre ? Et s’il n’y a rien, comme il y a de l’aparence, l’erreur ne peut pas venir, comme vous dites, de ce que la volonté a plus d’étenduë que l’entendement, Camusat – Le Petit, p. 488
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et qu’elle s’étend à iuger des choses que l’entendement ne conçoit point
 ; mais plutost de ce que ces deux facultez estans d’égale étenduë, l’entendement conceuant mal certaines choses, la volonté en fait aussi vn mauuais iugement. C’est pourquoy ie ne voy pas que vous deuiez étendre la volonté au de là des bornes de l’entendemetentendement ; puis qu’elle ne iuge point des choses que l’entendement ne conçoit point, et qu’elle ne iuge mal, qu’à cause que l’entendement ne conçoit pas bien.

L’exemple que vous aportez de vous-mesme (pour confirmer en cela vostre opinion) touchant le raisonnement que vous auez fait de l’existence des choses, est à la verité fort bon, en ce qui regarde le iugement de vostre existence, mais quant aux autres choses, il semble auoir esté mal pris : Car quoy que vous disiez, ou plutost que vous feigniez, il est certain neantmoins que vous ne doutez point, et que vous ne pouuez pas vous empescher de iuger qu’il y a quelqu’autre chose que vous qui existe, et qui est differente de vous ; puisque desia vous conceuiez fort bien que vous n’estiez pas seul dans le monde. La suposition que vous faites, que vous n’ayez point de raison qui vous persuade l’vn plutost que l’autre, vous la pouuez à la verité faire, mais vous deuez aussi en mesme temps suposer qu’il ne s’ensuiura aucun iugement, et que la volonté demeurera tousiours indifferente, et ne se determinera iamais à donner aucun iugement, iusqu’à ce que l’entendement ait trouué plus de vray-semblance d’vn costé que de l’autre. Et Camusat – Le Petit, p. 489
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partant ce que vous dites en suite, à sçauoir, que cette indifference s’étend tellement aux choses que l’entendement ne découure pas auec assez de clarté et d’éuidence, que pour probables que soient les coniectures qui vous rendent enclin à iuger quelque chose, la seule connoissance que vous aués que ce ne sont que des conjectures, suffit pour vous donner occasion de iuger le contraire, ne peut à mon aduis estre veritable. Car la connoissance que vous auez que ce ne sont que des conjectures, fera bien que le iugement où elles font pancher vostre esprit ne sera pas ferme et assuré, mais iamais elle ne vous portera à iuger le contraire, sinon aprez que vostre esprit aura non seulement rencontré des conjectures aussi probables, mais mesme de plus fortes, et aparentes. Vous adjoûtez, que vous auez experimenté cela ces jours passez, lors que vous auez suposé pour faux, tout ce que vous auiez tenu auparauant pour tres-veritable : mais souuenez vous que cela ne vous a pas esté accordé ; car à dire vray vous n’auez peu croire, ny vous persuader, que vous n’auiez jamais veu le Soleil, ny la terre, ny aucuns hommes ; que vous n’auiez jamais rien ouy, que vous n’auiez iamais marché, ny mangé, ny escrit, ny parlé, ny fait d’autres semblables actions par le ministere du corps.

De tout cela l’on peut enfin conclure, que la forme de l’erreur ne semble pas tant consister dans le mauuais vsage du libre arbitre, comme vous pretendez, que dans le peu de raport qu’il y a entre le iugement, et la chose iugée, qui procede de ce que l’entendement Camusat – Le Petit, p. 490
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conçoit la chose autrement qu’elle n’est. C’est pourquoy la faute ne vient pas tant du costé du libre arbitre, de ce qu’il iuge mal, que du costé de l’entendement de ce qu’il ne conçoit pas bien. Car on peut dire qu’il y a vne telle dépendance du libre arbitre enuers l’entendement, que si l’entendement conçoit, ou pense conceuoir quelque chose clairement, alors le libre arbitre porte vn iugement ferme et arresté, soit que ce iugement soit vray en effect, soit qu’il soit estimé tel ; mais s’il ne conçoit la chose qu’auec obscurité, alors le libre arbitre ne prononce son iugement qu’auec crainte, et incertitude, mais pourtant auec cette creance qu’il est plus vray que son contraire, soit qu’il arriue que le iugement qu’il fait soit conforme à la verité, soit aussi qu’il luy soit contraire. D’où il arriue qu’il n’est pas tant en nostre pouuoir de nous empescher de faillir, que de perseuerer dans l’erreur : et que pour examiner et corriger nos propres iugemens, il n’est pas tant besoin que nous fassions violence à nostre libre arbitre, qu’il est necessaire que nous apliquions nostre esprit à de plus claires connoissances, lesquelles ne manqueront iamais d’estre suiuies d’vn meilleur, et plus assuré iugement.

4. Vous concluez en exagerant le fruit que vous pouuez tirer de cette meditation, et en mesme temps vous prescriuez ce qu’il faut faire pour paruenir à la connoissance de la verité : à laquelle vous dites que vous paruiendrez infailliblement, si vous vous arrestés suffisamment Camusat – Le Petit, p. 491
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sur toutes les choses que vous conceués parfaitement : et si vous les separés des autres que vous ne conceués qu’auec confusion, et obscurité.

Pour cecy il est non seulement vray, mais encore tel que toute la precedente meditation, sans laquelle cela a peu estre compris, semble auoir esté inutile, et superfluë. Mais remarquez cependant, que la difficulté n’est pas de sçauoir si l’on doit conceuoir les choses clairement et distinctement pour ne se point tromper ; mais bien de sçauoir comment, et par quelle methode on peut reconnoistre, qu’on a vne intelligence si claire et si distincte, qu’on soit assuré qu’elle est vraye, et qu’il ne soit pas possible que nous nous trompions. Car vous remarquerez que nous vous auons obiecté dez le commencement, que fort souuent nous nous trompons, lors mesme qu’il nous semble que nous connoissons vne chose si clairement et si distinctement, que nous ne pensons pas que nous puissions connoistre rien de plus clair et de plus distinct. Vous vous estes mesme fait cette objection, et toutesfois nous sommes encore dans l’attente de cét art, ou de cette methode, à laquelle il me semble que vous deuez principalement trauailler.

Camusat – Le Petit, p. 492
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CONTRE LA CINQVIÉME MEDITATION.
De l’essence des choses materielles ; Et derechef de Dieu, qu’il Existe.

1. Vous dites premierement que vous imaginez distinctement la quantité, c’est à dire, l’extension en longueur, largeur et profondeur ; comme aussi le nombre, la figure, la situation, le mouuement, et la durée. Entre toutes ces choses dont vous dites que les jdées sont en vous, vous prenez la figure, et entre les figures le triangle rectiligne, touchant lequel voicy ce que vous dites. Encore qu’il n’y ait peut-estre en aucun lieu du monde hors de ma pensée vne telle figure, et qu’il n’y en ait iamais eu, il ne laisse pas neantmoins d’y auoir vne certaine nature, ou forme, ou essence determinée de cette figure, laquelle est immuable, et eternelle, que ie n’ay point inuentée, et qui ne depend en aucune façon de mon esprit ; comme il paroist de ce que l’on peut demonstrer diuerses proprietez de ce triangle, à sçauoir, que ses trois angles sont égaux à deux droits ; que le plus grand angle est soutenu par le plus grand costé, et autres semblables, lesquelles maintenant, soit que ie le veüille, ou non, ie reconnois tres-clairement, et tres-euidemment estre en luy, encore que ie n’y aye pensé auparauant en aucune façon, lors que ie me suis imaginé la premiere fois vn triangle ; et partant on ne peut pas dire que ie les aye feintes, Camusat – Le Petit, p. 493
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et inuentées.
En cecy consiste tout ce que vous dites touchant l’essence des choses materielles : car le peu que vous adjoûtez de plus, tend, et reuient à la mesme chose. Aussi n’est-ce pas là où ie me veux arrester. Ie remarque seulement que cela semble dur de voir establir quelque nature immuable et eternelle, autre que celle d’vn Dieu souuerain.

Vous direz peut-estre que vous ne dites rien que ce que l’on enseigne tous les iours dans les écoles, à sçauoir, que les natures, ou les essences des choses sont eternelles, et que les propositions que l’on en forme sont aussi d’vne eternelle verité. Mais cela mesme est aussi fort dur, et fort difficile à se persuader ; et d’ailleurs le moyen de comprendre qu’il y ait vne nature humaine, lors qu’il n’y a aucun homme ; ou que la rose soit vne fleur, lors mesme qu’il n’y a encore point de rose.

Ie sçay bien qu’ils disent que c’est autre chose de parler de l’essence des choses, et autre chose de parler de leur existence, et qu’ils demeurent bien d’accord que l’existence des choses n’est pas de toute eternité, mais cependant ils veulent que leur essence soit eternelle. Mais si cela est vray, estant certain aussi que ce qu’il y a de principal dans les choses est l’essence, qu’est-ce donc que Dieu fait de considerable quand il produit l’existence ? Certainement il ne fait rien de plus qu’vn tailleur, lors qu’il revest vn homme de son habit. Toutesfois comment soûtiendront-ils que l’essence de l’homme qui est, par exemple, Camusat – Le Petit, p. 494
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dans Platon soit eternelle, et independante de Dieu ? entant qu’elle est vniuerselle, diront-ils ? mais il n’y a rien dans Platon que de singulier ; Et de fait l’entendement a bien de coûtume, de toutes les natures semblables qu’il a veuës dans Platon, dans Socrate, et dans tous les autres hommes, d’en former vn certain concept commun en quoy ils conuiennent tous, et qui peut bien par consequent estre apelé vne nature vniuerselle, ou l’essence de l’homme, entant que l’on conçoit qu’elle conuient à tous en general : mais qu’elle ait esté vniuerselle auant que Platon fust, et tous les autres hommes, et que l’entendement eust fait cette abstraction vniuerselle, certainement cela ne se peut expliquer.

Quoy donc direz-vous, cette proposition, l’homme est animal, n’estoit-elle pas vraye auant mesme qu’il y eust aucun homme, et consequemment de toute eternité ? Pour moy ie vous diray franchement que ie ne conçoy point qu’elle fust vraye, sinon en ce sens, que si iamais il y a aucun homme, de necessité il sera animal. Car en effet bien qu’il semble y auoir de la difference entre ces deux propositions, l’homme est, et l’homme est animal, en ce que par la premiere l’existence est plus specialement signifiée, et par la seconde l’essence : neantmoins il est certain que ny l’essence n’est point excluë de la premiere, ny l’existence de la seconde ; Car quand on dit que l’homme est, ou existe, l’on entend l’homme animal ; et lors que l’on dit que l’homme est animal, l’on entend l’homme lors qu’il Camusat – Le Petit, p. 495
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est, ou qu’il existe. De plus cette proposition, l’homme est animal, n’estant pas d’vne verité plus necessaire que celle-cy, Platon est homme, il s’ensuiuroit par consequent aussi que cette derniere seroit d’vne eternelle verité, et que l’essence singuliere de Platon ne seroit pas moins independante de Dieu, que l’essence vniuerselle de l’homme, et autres choses semblables, qu’il seroit ennuyeux de poursuiure. I’adjoûte à cela neantmoins, que lors que l’on dit que l’homme est d’vne telle nature qu’il ne peut estre qu’il ne soit animal, il ne faut pas pour cela s’imaginer que cette nature soit quelque chose de réel, ou d’existant hors de l’entendement : mais que cela ne veut dire autre chose, sinon qu’afin qu’vne chose soit homme, elle doit estre semblable à toutes les autres choses, ausquelles à cause de la mutuelle ressemblance qui est entr’elles, on a donné le mesme nom d’homme : ressemblance, dis-ie, des natures singulieres, au suiet de laquelle l’entendement a pris occasion de former vn concept, ou jdée, ou forme d’vne nature commune, de laquelle rien ne se doit éloigner de tout ce qui doit estre homme.

Cela ainsi expliqué i’en dis de mesme de vostre triangle, ou de sa nature ; car il est bien vray que le triangle que vous auez dans l’esprit, est comme vne regle qui vous sert pour examiner si quelque chose doit estre apelée du nom de triangle : mais il ne faut pas pour cela penser, que ce triangle soit quelque chose de réel, ou vne nature vraye, existante hors Camusat – Le Petit, p. 496
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de l’entendement : puisque c’est l’esprit seul qui l’a formée sur le modele des triangles materiels que les sens luy ont fait aperceuoir, et dont il a ramassé toutes les jdées pour en faire vne commune, en la maniere que ie viens d’expliquer touchant la nature de l’homme.

C’est pourquoy aussi il ne se faut pas imaginer, que les proprietez que l’on demonstre a partenir aux triangles materiels, leur conuiennent pour les auoir empruntées de ce triangle jdeal, et vniuersel : puisque tout au contraire ce sont eux qui les ont veritablement en soy, et non pas l’autre, sinon entant que l’entendement luy attribuë ces mesmes proprietez, aprés auoir reconnu qu’elles sont dans les autres, dont puis aprés il leur doit rendre compte, et les leur restituer quand il est question de faire quelque demonstration : Tout ainsi que les proprietez de la nature humaine ne sont point dans PlatonPlaton, ny dans Socrate Socrate, par emprunt qu’ils en ayent fait de cette nature vniuerselle ; car tout au contraire cette nature vniuerselle ne les a, qu’à cause que l’entendement les luy attribuë, aprés qu’il a reconnu qu’elles estoient dans PlatonPlaton, dans Socrate, et dans tout le reste des hommes ; à condition neantmoins de leur en tenir compte, et de les restituer à chacun d’eux, lors qu’il sera besoin de faire vn argument.

Car c’est chose claire, et connuë d’vn chacun que l’entendement ayant veu PlatonPlaton, Socrate, et tant d’autres hommes, tous raisonnables, a fait et formé Camusat – Le Petit, p. 497
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cette proposition vniuerselle, tout homme est raisonnable, et que lors qu’il veut puis aprés prouuer que Platon Platonest raisonnable, il la prend pour le principe de son syllogisme. Il est bien vray que vous dites, ô esprit, que vous auez en vous l’jdée du triangle, et que vous n’auriez pas laissé de l’auoir, encore que vous n’eussiez iamais veu dans les corps aucune figure triangulaire : de mesme que vous auez en vous l’jdée de plusieurs autres figures, qui ne vous sont iamais tombées sous les sens.

Mais, si, comme ie disois tantost, vous eussiez esté tellement priué de toutes les fonctions des sens, que vous n’eussiez iamais rien veu, et que vous n’eussiez point touché diuerses superficies, ou extremitez des corps, pensez-vous que vous eussiez peu former en vous-mesme l’jdée du triangle, ou d’aucune autre figure ? Vous en auez maintenant plusieurs qui iamais ne vous sont tombées sous les sens ; I’en demeure d’accord, et il ne vous a pas esté difficile, parce que sur le modele de celles qui vous ont touché les sens, vous auez peu en former et composer vne infinité d’autres, en la maniere que ie l’ay cy-deuant expliqué.

Il faudroit icy outre cela parler de cette fausse et imaginaire nature du triangle, par laquelle on supose qu’il est composé de lignes qui n’ont point de largeur, qu’il contient vn espace qui n’a point de profondeur, et qu’il se termine à trois points qui n’ont point de parties ; mais cela nous écarteroit trop du sujet.

2. En suite de cela vous entreprenez derechef la Camusat – Le Petit, p. 498
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preuue de l’existence d’vn Dieu, dont la force consiste en ces paroles. Quiconque y pense serieusement trouue, dites-vous, qu’il est manifeste, que l’existence ne peut non plus estre separée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’vn triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux a deux droits : ou bien de l’jdée d’vne montagne l’jdée d’vne valée ; en sorte qu’il n’y a pas moins de repugnance de conceuoir vn Dieu (c’est à dire, vn estre souuerainement parfait) auquel manque l’existence, (c’est à dire, auquel manque quelque perfection) que de conceuoir vne montagne qui n’ait point de valée. Où il faut remarquer que vostre comparaison semble n’estre pas assez iuste et exacte.

Car d’vn costé vous auez bien raison de comparer comme vous faites l’essence auec l’essence ; mais aprés cela vous ne comparez pas l’existence auec l’existence, ou la proprieté auec la proprieté, mais l’existence auec la proprieté. C’est pourquoy il faloit ce semble dire, ou que la toute-puissance, par exemple, ne peut non plus estre separée de l’essence de Dieu, que de l’essence du triangle cette égalité de la grandeur de ses angles : ou bien que l’existence ne peut non plus estre separée de l’essence de Dieu, que de l’essence du triangle son existence ; car ainsi l’vne et l’autre comparaison auroit esté bien faite, et non seulement la premiere vous auroit esté accordée, mais aussi la derniere ; Et neantmoins ce n’auroit pas esté vne preuue conuaincante de l’existence necessaire d’vn Dieu, non plus qu’il ne s’ensuit Camusat – Le Petit, p. 499
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pas necessairement qu’il y ait au monde aucun triangle, quoy que son essence et son existence soient en effet inseparables, quelque diuision que nostre esprit en fasse, c’est à dire, quoy qu’il les conçoiue separement ; en mesme façon qu’il peut aussi conceuoir separement l’essence et l’existence de Dieu.

Il faut en suite remarquer que vous mettez l’existence entre les perfections diuines, et que vous ne la mettez pas entre celles d’vn triangle, ou d’vne montagne, quoy que neantmoins elle soit autant, et selon la maniere d’estre de chacun, la perfection de l’vn que de l’autre. Mais à vray dire, soit que vous consideriez l’existence en Dieu, soit que vous la consideriez en quelqu’autre sujet, elle n’est point vne perfection, mais seulement vne forme, ou vn acte sans lequel il n’y en peut auoir.

Et de fait ce qui n’existe point, n’a ny perfection, ny imperfection : mais ce qui existe, et qui outre l’existence a plusieurs perfections, n’a pas l’existence comme vne perfection singuliere, et l’vne d’entr’elles : mais seulement comme vne forme, ou vn acte par lequel la chose mesme et ses perfections sont existantes, et sans lequel ny la chose, ny ses perfections ne seroient point.

De là vient, ny qu’on ne dit pas que l’existence soit dans vne chose comme vne perfection, ny si vne chose manque d’existence, on ne dit pas tant qu’elle est imparfaite, ou qu’elle est priuée de quelque perfection, que l’on dit qu’elle est nulle, ou qu’elle n’est point du tout.

Camusat – Le Petit, p. 500
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C’est pourquoy, comme en nombrant les perfections du triangle vous n’y comprenez pas l’existence, et ne concluez pas aussi que le triangle existe : de mesme en faisant le denombrement des perfections de Dieu, voue n’auez pas deu y comprendre l’existence, pour conclure de là que Dieu existe, si vous ne vouliez prendre pour vne chose prouuée ce qui est en dispute, et faire de la question vn principe.

Vous dites que dans toutes les autres choses l’existence est distinguée de l’essence, excepté en Dieu. Mais comment, ie vous prie, l’existence et l’essence de Platon sont-elles distinguées entr’elles, si ce n’est peut-estre par la pensée ? Car suposé que Platon n’existe plus, que deuiendra son essence ? et pareillement en Dieu l’essence et l’existence ne sont-elles pas distinguées par sa pensée ?

Vous vous faites en suite cette objection. Peut-estre que comme de cela seul que ie conçoy vne montagne auec vne valée, ou vn cheual aislé, il ne s’ensuit pas qu’il y ait au monde aucune montagne, ny aucun cheual qui ait des aisles : ainsi de ce que ie conçoy Dieu comme existant, il ne s’ensuit pas qu’il existe : et là-dessus vous dites qu’il y a vn sophisme caché sous l’aparence de cette objection. Mais il ne vous a pas esté fort difficile de soudre vn sophisme que vous vous estes feint vous-mesme, principalement vous estant seruy d’vne si manifeste contradiction, à sçauoir, que Dieu existant n’existe pas, et ne prenant pas de la mesme façon, c’est à dire Camusat – Le Petit, p. 501
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comme existant, le cheual, ou la montagne.

Mais, si comme vous auez enfermé dans vostre comparaison la montagne auec sa valée, et le cheual auec ses aisles ; de mesme vous eussiez pris Dieu auec sa science, sa puissance, ou ses autres attributs, pour lors la difficulté eust esté toute entiere, et fort bien établie : et c’eust esté à vous à nous expliquer comment il se peut faire, que nous puissions conceuoir vne montagne rampante, ou vn cheual aislé, sans penser qu’ils existent ; et cependant qu’il soit impossible de conceuoir vn Dieu tout-connoissant, et tout-puissant, si nous ne le conceuons en mesme-temps existant.

Vous dites qu’il ne nous est pas libre de conceuoir vn Dieu sans existence, c’est à dire, vn estre souuerainement parfait sans vne souueraine perfection, comme il nous est libre d’imaginer vn cheual sans aisles, ou auec des aisles. Mais il n’y a rien à adjoûter à cela, sinon que comme il nous est libre de conceuoir vn cheual qui a des aisles, sans penser à l’existence, laquelle si elle luy arriue, ce sera selon vous vne perfection en luy ; ainsi il nous est libre de conceuoir vn Dieu ayant en soy la science, la puissance, et toutes les autres perfections, sans penser à l’existence, laquelle si elle luy arriue, sa perfection pour lors sera consommée, et du tout accomplie. C’est pourquoy, comme de ce que ie conçoy vn cheual qui a la perfection d’auoir des aisles, on n’infere pas pour cela qu’il a celle de l’existence, laquelle selon vous est la principale de toutes ; de Camusat – Le Petit, p. 502
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mesme aussi de ce que ie conçoy vn Dieu qui possede la science, et toutes les autres perfections, on ne peut pas conclure pour cela qu’il existe ; mais son existence a encore besoin d’estre prouuée.

Et encore que vous disiez que dans l’jdée d’vn estre souuerainement parfait, l’existence, et toutes les autres perfections y sont comprises, vous auancez sans preuue ce qui est en question, et vous prenez la conclusion pour vn principe. Car autrement ie dirois aussi que dans l’jdée d’vn Pegase parfait, la perfection d’auoir des aisles n’est pas seulement contenuë, mais celle aussi de l’existence. Car comme Dieu est conceu parfait en tout genre de perfection, de mesme vn Pegase est conceu parfait en son genre, et il ne semble pas que l’on puisse icy rien repliquer, que, la mesme proportion estant gardée, on ne puisse vsurper de part et d’autre.

Vous dites, de mesme qu’en conceuant vn triangle, il n’est pas necessaire de penser qu’il a ses trois angles égaux à deux droits, quoy que cela n’en soit pas moins veritable, comme il paroist par aprés à toute personne qui l’examine auec soin ; ainsi on peut bien conceuoir les autres perfections de Dieu, sans penser à l’existence, mais il n’est pas pour cela moins vray qu’il la possede, comme on est obligé d’auoüer, lors qu’on vient à reconnoistre qu’elle est vne perfection. Toutesfois vous iugez bien ce que l’on peut répondre ; c’est à sçauoir, que comme on reconnoist par aprés que cette proprieté se retrouue dans le triangle, parce qu’on le prouue par vne bonne demonstration ; Camusat – Le Petit, p. 503
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ainsi pour reconnoistre que l’existence est necessairement en Dieu, il le faut aussi demonstrer par de bonnes et solides raisons : car autrement il n’y a chose aucune qu’on ne puisse dire, ou pretendre, estre de l’essence de quelqu’autre chose que ce soit.

Vous dites, que lors que vous attribuez à Dieu toutes sortes de perfections, vous ne faites pas de mesme, que si vous pensiez que toutes les figures de quatre costez peussent estre inscrites dans le cercle : dautant que comme vous vous trompez en cecy, parce que vous reconnoissez par aprés que le Rhombe n’y peut estre inscrit ; vous ne vous trompez pas de mesme en l’autre, parce que par aprés vous venez à reconnoistre que l’existence conuient effectiuement à Dieu. Mais certes il semble que vous fassiez de mesme, ou si vous ne le faites pas, il est necessaire que vous montriez que l’existence ne repugne point à la nature de Dieu, comme on montre qu’il repugne que le Rhombe puisse estre inscrit dedans le cercle. Ie passe sous silence plusieurs autres choses, lesquelles auroient besoin, ou d’vne ample explication, ou d’vne preuue plus conuaincante, ou mesme qui se détruisent par ce qui a esté dit auparauant ; Par exemple, qu’on ne sçauroit conceuoir autre chose que Dieu seul, à l’essence de laquelle l’existence apartienne auec necessité ; puis aussi qu’il n’est pas possible de conceuoir deux ou plusieurs dieux de mesme façon ; et posé que maintenant il y en ait vn qui existe, il est necessaire qu’il ait esté auparauant de toute eternité, et qu’il soit eternellement à l’auenir ; et que vous conceuez vne infinité d’autres choses en Dieu, dont vous ne pouuez rien diminuer Camusat – Le Petit, p. 504
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ny changer ; et enfin que ces choses doiuent estre considerées de prez, et tres-soigneusement examinées pour les aperceuoir, et en connoistre la verité, etc.

3. En fin vous dites que la certitude et verité de toute science dépend si absolument de la connoissance du vray Dieu, que sans elle il est impossible d’auoir iamais aucune certitude, ou verité dans les sciences. Vous en aportez cét exemple, lors que ie considere, dites-vous, la nature du triangle, ie connois euidemment, moy qui suis vn peu versé dans la Geometrie, que ses trois angles sont égaux à deux droits, et il ne m’est pas possible de ne le point croire pendant que i’aplique ma pensée à sa demonstration ; mais aussi-tost que ie l’en détourne, encore que ie me ressouuienne de l’auoir clairement comprise, toutesfois il se peut faire aisément que ie doute de sa verité, si i’ignore qu’il y ait vn Dieu : car ie puis me persuader d’auoir esté fait tel par la nature, que ie me puisse aisément tromper, mesme dans les choses que ie pense comprendre auec le plus d’euidence et de certitude : veu principalement que ie me ressouuiens d’auoir souuent estimé beaucoup de choses pour vrayes et certaines, lesquelles par aprés d’autres raisons m’ont porté à iuger absolument fausses. Mais aprés que i’ay reconnu qu’il y a vn Dieu, pource qu’en mesme temps i’ay reconnu aussi que toutes choses dependent de luy, et qu’il n’est point trompeur, et qu’en suite de cela i’ay iugé que tout ce que ie conçoy clairement et distinctement ne peut manquer d’estre vray : encore que ie ne pense plus aux raisons pour lesquelles i’auray iugé vne chose estre veritable, pourueu que ie me ressouuienne de l’auoir clairement et distinctement comprise, on ne me peut aporter Camusat – Le Petit, p. 505
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aucune raison contraire, qui me la fasse iamais reuoquer en doute, et ainsi i’en ay vne vraye et certaine science ; Et cette mesme science s’estend aussi à toutes les autres choses que me ressouuiens d’auoir autresfois demontrées, comme aux verités de la Geometrie, et autres semblables.

A cela, Monsieur, voyant que vous parlez si serieusement, et croyant aussi que vous le dites tout de bon, ie ne voy pas que i’aye autre chose à dire, sinon qu’il sera difficile que vous trouuiez personne qui se persuade que vous ayez esté autrefois moins assuré de la verité des demonstrations Geometriques, que vous l’estes à present que vous auez acquis la connoissance d’vn Dieu. Car en effect ces demonstrations sont d’vne telle euidence, et certitude, que sans attendre nostre deliberation elles nous arrachent d’elles-mesmes le consentement, et lors qu’elles sont vne fois comprises elles ne permettent pas à nostre esprit de demeurer dauantage en suspens touchant la creance qu’il en doit auoir ; de façon que i’estime que vous auez autant de raison de ne pas craindre en cecy les ruses de ce mauuais genie qui tasche incessamment de vous surprendre, que lors que vous auez soûtenu si affirmatiuement, qu’il estoit impossible que vous peussiez vous méprendre touchant cét antecedent et sa consequence, ie pense : donc ie suis ; quoy que pour lors vous ne fussiez pas encore assuré de l’existence d’vn Dieu. Et mesme encore qu’il soit tres-vray, (comme en effect il n’y a rien de plus veritable) que Dieu existe ; qu’il est l’auteur de toutes Camusat – Le Petit, p. 506
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choses, et qu’il n’est point trompeur : toutesfois, parce que cela ne semble pas estre si euident, que le sont les demonstrations de Geometrie, (dequoy il ne faut point d’autre preuue sinon qu’il y en a plusieurs qui mettent en question l’existence de Dieu, la creation du monde, et quantité d’autres choses qui se disent de Dieu, et que pas vn ne reuoque en doute les demonstrations de Geometrie :) qui sera celuy qui se poura laisser persuader que celles-cy empruntent leur euidence et leur certitude des autres ? Et qui poura croire que Diagore, Theodore, et tous les autres semblables Athéess, ne puissent estre rendus certains de la verité de ces sortes de demonstrations ? Et enfin où trouuerez-vous personne, qui estant interrogé sur la certitude qu’il a, qu’en tout triangle rectangle le quarré de la baze est égal aux quarrez des costez, réponde qu’il en est assuré parce qu’il sçait que Dieu existe, Dieu qui ne peut estre trompeur, et qui est luy-mesme l’auteur de cette verité, et de toutes les choses qui sont au monde : mais plutost, où est celuy qui ne répondra qu’il en est assuré, parce qu’il sçait cela certainement, et qu’il en est fortement persuadé par vne tres-infaillible demonstration ? Combien à plus forte raison est-il à présumer que Pythagore, Platon, Archymede, Euclide, et tous les autres anciens Mathematiciens feroient la mesme réponse, n’y en ayant ce semble pas vn d’entr’eux, qui ait eu aucune pensée de Dieu pour l’assurers’assurer de la verité de telles démonstrations ; Camusat – Le Petit, p. 507
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Toutesfois parce que peut-estre ne répondrez-vous pas des autres, mais seulement de vous-mesme, et que d’ailleurs c’est vne chose loüable et pieuse, il n’y a pas lieu d’insister sur cela dauantage.

CONTRE LA SIXIÉME MEDITATION.
De l’existence des choses materielles ; et de la réelle distinction entre l’ame et le corps de l’homme.

1. Ie ne m’areste point icy sur ce que vous dites que les choses materielles peuuent exister, entant qu’on les considere comme l’object des Mathematiques pures, quoy que neantmoins les choses materielles soient l’objet des Mathematiques composées, et que celuy des pures Mathematiques comme le point, la ligne, la superficie, et les indiuisibles qui en sont composez ne puissent auoir aucune existence réelle. Ie m’areste seulement sur ce que vous distinguez derechef icy l’imagination de l’intellection, ou conception pure. Car comme i’ay desia remarqué auparauant, ces deux operations semblent estre les actions d’vne mesme faculté ; et s’il y a entr’elles quelque difference, ce ne peut estre que selon le plus et le moins ; et en effect voyez, comment cela se peut prouuer de Camusat – Le Petit, p. 508
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ce que vous proposez dans cette Meditation.

Vous auez dit cy-deuant qu’imaginer n’est rien autre chose que contempler la figure, ou l’image d’vne chose corporelle, et icy vous demeurez d’accord que conceuoir, ou entendre, c’est contempler vn triangle, vn pentagone, vn Chiliogone, vn Myriogone, et autres choses semblables, qui sont des figures des choses corporelles ; maintenant vous en establissez la difference, en ce que l’imagination se fait, dites vous, auec quelque sorte d’aplication de la faculté qui connoist, vers le corps ; et que l’intellection ne demande point cette sorte d’aplication, ou contention d’esprit. En sorte que lors que tout simplement et sans peine vous conceuez vn triangle comme vne figure qui à trois angles, vous apelez cela vne intellection ; et que lors qu’auec quelque sorte d’effort et de contention vous vous rendez cette figure comme presente, que vous la considerez, que vous l’examinez, que vous la conceuez distinctement et par le menu, et que vous en distinguez les trois angles, vous apelez cela vne imagination. Et partant estant vray que vous conceuez fort facilement qu’vn Chiliogone est vne figure de mille angles, et que neantmoins quelque contention d’esprit que vous fassiez, vous ne sçauriez discerner distinctement et par le menu tous ses angles, et vous les rendre tous comme presens ; vostre esprit n’ayant pas moins en cela de confusion, que lors qu’il considere vn Myriogone, ou quelque autre figure de beaucoup de costez : pour cette raison vous dites qu’au regard du Chyliogone, ou du Myriogone, vostre pensée est vne intellection, et non point vne imagination.

Camusat – Le Petit, p. 509
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Toutesfois ie ne voy rien qui puisse empescher que vous n’étendiez vostre imagination, aussi bien que vostre intellection, sur le Chiliogone, comme vous faites sur le triangle. Car de vray vous faites bien quelque sorte d’effort pour imaginer en quelque façon cette figure composée de tant d’angles : quoy que leur nombre soit si grand que vous ne les puissiez conceuoir distinctement : et d’ailleurs vous conceuez bien à la verité par ce mot de Chiliogone vne figure de mille angles, mais cela n’est qu’vn effect de la force, ou de la signification du mot : non que pour cela vous conceuiez, plutost les mil angles de cette figure, que vous ne les imaginez.

Mais il faut icy prendre garde comment peu a peu, et comme par dégrez la distinction se perd, et la confusion s’augmente. Car il est certain que vous vous representerez, ou imaginerez, ou mesme que vous conceurez plus confusement vn quarré qu’vn triangle ; mais plus distinctement qu’vn Pentagone, et celuy-cy plus confusement qu’vn quarré, et plus distinctement qu’vn Hexagone, et ainsi de suitte, iusqu’à ce que vous ne puissiez plus vous rien proposer nettement ; et par ce qu’alors quelque conception que vous ayez, elle ne sçauroit estre nette, ny distincte, pour lors aussi vous negligez de faire aucun effort sur vostre esprit.

C’est pourquoy si lors que vous conceuez vne figure distinctement, et auec quelque sensible contention, Camusat – Le Petit, p. 510
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vous voulez apeler cette façon de conceuoir vne imagination, et vne intellection tout ensemble : et si lors que vostre conception est confuse, et qu’auec peu, ou point du tout de contention d’esprit vous conceuez vne figure, vous voulez apeler cela du seul nom d’intellection, certainement il vous sera permis : mais vous ne trouuerez pas pour cela que vous ayez lieu d’establir plus d’vne sorte de connoissance interieure, â qui ce ne sera tousiours qu’vne chose accidentelle, que tantost plus fortement et tantost moins, tantost distinctement et tantost confusement, vous conceuiez quelque figure. Et certes si de puis l’Heptagone, et l’Octogone, nous voulons parcourir toutes les autres figures iusques au Chiliogone, ou au Myriogone, et prendre garde en mesme temps à tous les dégrez où se rencontre vne plus grande ou vne moindre distinction et confusion, pourons nous dire en quel endroit, ou plutost en quelle figure l’imagination cesse, et la seule intellection demeure ? Mais plustost ne verra t’on pas vne suite et liaison continuelle d’vne seule et mesme connoissance, dont la distinction et contention diminuë tousiours peu à peu, à mesure que la confusion et remission augmente et s’accroist aussi insensiblement. Considerez d’ailleurs ie vous prie de quelle sorte vous raualez l’intellection, et à quel point vous esleuez l’imagination. Car que pretendez vous autre chose que d’auilir l’vne, et esleuer l’autre, lors que vous Camusat – Le Petit, p. 511
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donnez à l’intellection la negligence et la confusion pour partage, et que vous attribuez à l’imagination toute sorte de distinction, de netteté, et de diligence.

Vous dites en suitte que la vertu d’imaginer qui est en vous, entant qu’elle differe de la puissance de conceuoir, n’est point requise à vostre essence, c’est à dire à l’essence de vostre esprit ; Mais comment cela pouroit-il estre, si l’vne et l’autre ne sont qu’vne seule et mesme vertu, ou faculté, dont les fonctions ne different que selon le plus et le moins. Vous adioutez, que l’esprit en imaginant se tourne vers les corps, et qu’en conceuant il se considere soy-mesme, ou les idées qu’il a en soy. Mais comment cela, si l’esprit ne se peut tourner vers soy-mesme, ny considerer aucune idée, qu’il ne se tourne en mesme temps vers quelque chose de corporel, ou representé par quelque jdée corporelle ? Car en effect le triangle, le Pentagone, le Chiliogone, le Myriogone, et toutes les autres figures, ou mesme les idées de toutes ces figures sont toutes corporelles ; et l’esprit ne les sçauroit comprendre, ou auoir d’elles aucune pensée, qu’en les conceuant comme corporelles, ou à la façon des choses corporelles. Pour ce qui est des jdées des choses que nous croyons estre immaterielles, comme celles de Dieu, des anges, de l’ame de l’homme, ou de l’esprit, il est mesme constant que les jdées que nous en auons sont ou corporelles, ou quasi corporelles, ayant este tirées de la forme et Camusat – Le Petit, p. 512
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ressemblance de l’homme, et de quelques autres choses fort simples, fort legeres, et fort imperceptiblie, telles que sont le vent, le feu, ou l’air, ainsi que nous auons desia dit. Quant à ce que vous dites que ce n’est que problablement que vous conjecturez qu’il y a quelque corps qui existe, il n’est pas besoin de s’y arrester, par ce qu’il n’est pas possible que vous le disiez tout de bon.

2. En suite de cela vous traittez du sentiment, et tout d’abord vous faites vne belle enumeration de toutes les choses que vous auiez connuës par le moyen des sens, et que vous auiez receuës pour vrayes, par ce que la nature sembloit ainsi vous l’enseigner. Et incontinent aprés vous raportez certaines experiences qui ont tellement renuersé toute la foy que vous adioustiez aux sens, qu’elles vous ont reduit au point, ou nous vous auons veu dans la premiere meditation, qui estoit de reuoquer toutes choses en doute.

Or ce n’est pas mon dessein de disputer icy de la verité de nos sens. Car bien que la tromperie ou fausseté ne soit pas proprement dans le sens, lequel n’agit point, mais qui reçoit simplement les images, et les raporte comme elles luy aparoissent, et comme elles doiuent necessairement luy aparoistre à cause de la disposition où se trouue lors le sens, l’object, et le milieu : mais qu’elle soit plutost dans le iugement, ou dans l’esprit, lequel n’aporte pas toute la circonspection requise, et qui ne prend Camusat – Le Petit, p. 513
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pas garde que les choses éloignées, pour cela mesme qu’elles sont éloignées, ou mesme pour d’autres causes, nous doiuent paroistre plus petites, et plus confuses, que lors qu’elles sont plus proches de nous, et ainsi du reste : Toutesfois de quelque costé que l’erreur vienne il faut auouër qu’il y en a ; et il n’y a seulement de la difficulté, qu’à sçauoir s’il est donc vray que nous ne puissions iamais estre assurez de la verité d’aucune chose que le sens nous aura fait aperceuoir.

Mais certes ie ne voy pas qu’il faille beaucoup se mettre en peine de terminer vne question que tant d’exemples iournaliers decident si clairement ; ie repons seulement à ce que vous dites, ou plutost à ce que vous vous obiectez, qu’il est tres-constant que lors que nous regardons de prez vne tour, et que nous la touchons quasi de la main, nous ne doutons plus qu’elle ne soit quarrée : quoy qu’en estant vn peu éloignez nous auions occasion de iuger qu’elle estoit ronde, ou du moins de douter si elle estoit quarrée, ou ronde, ou de quelque autre figure.

Ainsi ce sentiment de douleur qui paroist estre encore dans le pied, ou dans la main, aprés mesme que ces membres ont esté rétranchez du corps, peut bien quelquefois tromper ceux à qui on les a coupez, et cela à cause des esprits animaux qui auoient coutume d’estre portez dans ces membres, et d’y causer le sentiment : Toutesfois ceux qui ont Camusat – Le Petit, p. 514
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tous leurs membres sains et entiers, sont si assurez de sentir de la douleur au pied, ou à la main, dont la blessure est encore toute fraische, et toute recente, qu’il leur est impossible d’en douter.

Ainsi nostre vie estant partagée entre la veille et le sommeil, il est vray que celuy-cy nous trompe quelquefois, en ce qu’il nous semble alors que nous voyons deuant nous des choses qui n’y sont point ; mais aussi nous ne dormons pas tousiours, et lors que nous sommes en effect éueillez, nous en sommes trop assurez, pour estre encore dans le doute si nous veillons, ou si nous resuons.

Ainsi quoy que nous puissions penser que nous sommes d’vne nature à se pouuoir tromper mesme dans les choses qui nous semblent les plus veritables ; toutesfois nous sçauons aussi que nous auons cela de la nature de pouuoir connoistre la verité, et comme nous nous trompons quelquefois, par exemple, lors qu’vn sophisme nous impose, ou qu’vn baston est à demy dans l’eau ; aussi quelquefois connoissons nous la verité, comme dans les demonstrations Geometriques, ou dans vn baston qui est hors de l’eau : Car ces veritez sont si aparentes, qu’il n’est pas possible que nous en puissions douter. Et bien que nous eussions suiet de nous défier de la verité de toutes nos autres connoissances, au moins ne pourions nous pas douter de cecy, à sçauoir, que toutes les choses nous paroissent telles qu’elles nous paroissent, et il n’est pas possible qu’il Camusat – Le Petit, p. 515
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ne soit tres-vray qu’elles nous paroissent de la sorte. Et quoy que la raison nous détourne souuent de beaucoup de choses, ou la nature semble nous porter, cela toutesfois n’oste pas la verité des phœnomenes, et n’empesche pas qu’il ne soit vray que nous voyons les choses comme nous les voyons. Mais ce n’est pas icy le lieu de considerer de quelle façon la raison s’oppose a l’impulsion du sens, et si ce n’est point peut-estre de la mesme façon que la main droitte soutiendroit la gauche qui n’auroit pas la force de se soutenir elle mesme, ou bien si c’est de quelque autre maniere.

3. Vous entrez en suitte en matiere, mais il semble que vous vous y engagiez comme par vne legere escarmouche. Car vous poursuiuez ainsi. Mais maintenant que ie commence à me mieux connoistre moy-mesme, et à découurir plus clairement l’auteur de mon origine, ie ne pense pas à la verité que ie doiue temerairement admettre toutes les choses que les sens me semblent enseigner, mais ie ne pense pas aussi que ie les doiue toutes generalement réuoquer en doute. Vous auez raison de dire cecy, et ie croy sans doute que ç’a tousiours esté sur cela vostre pensée.

Vous continuez : Et premierement pour ce que ie sçay que toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement peuuent estre produites par Dieu telles que ie les concoy, c’est assez que ie puisse conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est distincte ou differente de l’autre, par ce qu’elles Camusat – Le Petit, p. 516
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peuuent estre posées separement, au moins par la toute puissance de Dieu ; et il n’importe par quelle puissance cette separation le fasse, pour m’obliger à les iuger differentes.
A cela ie n’ay rien autre chose à dire, si non que vous prouuez vne chose claire par vne qui est obscure : pour ne pas mesme dire qu’il y a quelque sorte d’obscurité dans la consequence que vous tirez. Ie ne m’areste pas non plus à vous objecter qu’il falloit auoir auparauant demontré que Dieu existe, et sur quelles choses sa puissance se peut étendre, pour montrer qu’il peut faire tout ce que vous pouuez clairement conceuoir : ie vous demande seulement si vous ne conceuez pas clairement et distinctement certe proprieté du triangle, à sçauoir, que les plus grands costez sont soutenus par les plus grands angles, séparement de celle-cy, à sçauoir, que ses trois angles pris ensemble sont égaux à deux droits ? Et si pour cela vous croyez que Dieu puisse tellement séparer cette proprieté d’auec l’autre, que le triangle puisse tantost auoir celle-cy sans auoir l’autre, ou tantost auoir l’autre sans celle-cy ? Mais pour ne nous point arester icy d’auantage, d’autant que cette separation fait peu à nostre suiet, vous adioutez, et partant de cela mesme que ie connois auec certitude que i’existe, et que cependant ie ne remarque point qu’il apartienne necessairement aucune autre chose à ma nature, ou à mon essence, si non que ie suis vne chose qui pense, ie conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que ie suis vne chose qui pense, ou vne substance dont toute l’essence Camusat – Le Petit, p. 517
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ou la nature n’est que de penser.
Ce seroit icy ou ie me voudrois arester, mais ou il suffit de répeter ce que i’ay desia allegué touchant la seconde meditation, ou bien il faut attendre ce que vous voulez inferer.

Voicy donc enfin ce que vous concluez, et quoy que peut-estre (ou plutost certainement comme ie le diray tantost) i’aye vn corps, auquel ie suis tres-étroittement conjoint ; Toutesfois par ce que d’vn costé i’ay vne claire et distincte idée de moy-mesme, entant que ie suis seulement vne chose qui pense, et non étenduë ; et que d’vn autre, i’ay vne jdée distincte du corps, entant qu’il est seulement vne chose étenduë, et qui ne pense point : il est certain que moy, c’est à dire mon esprit, ou mon ame, par laquelle ie suis ce que ie suis, est entierement et veritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut estre, ou exister sans luy.

C’estoit icy sans doute le but ou vous tendiez ; c’est pourquoy puis que c’est en cecy que consiste principalement toute la difficulté, il est besoin de s’y arester vn peu, pour voir de quelle façon vous vous en démeslez. Premierement il s’agit icy d’vne distinction d’entre l’esprit, ou l’ame de l’homme, et le corps : mais de quel corps entendez vous parler ? Certainement, si ie l’ay bien compris, c’est de ce corps grossier qui est composé de membres ; car voicy vos paroles, i’ay vn corps auquel ie suis conioint ; et vn peu aprés il est certain que moy, c’est à dire mon esprit, est distinct de mon corps, etc.

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Mais i’ay à vous auertir, ô esprit, que la difficulté n’est pas touchant ce corps massif et grossier. Cela seroit bon si ie vous obiectois selon la pensée de quelques philosophes, que vous fussiez la perfection, apelée des grecs ἐντελέχεια, l’acte, la forme, l’espece, et pour parler en termes ordinaires le mode du corps ; car de vray ceux qui sont dans ce sentiment n’estiment pas que vous soyez plus distinct, ou separable du corps, que la figure, ou quelque autre de ses modes : et cela, soit que vous soyez l’ame toute entiere de l’homme, soit que vous soyez vne vertu, ou vne puissance sur adioutée, que les grecs apellent νοῖς δυνάμει, νοῖς πασθητικὸς, vn entendement possible, ou passible. Mais ie veux agir auec vous plus liberalement, en vous considerant comme vn entendement agent, apelé des grecs νοῦν ποιητικὸν, et mesme separable, apelé par eux χωριϛόν, bien que ce soit d’vne autre façon qu’ils ne se l’imaginoient.

Car ces philosophes croyans que cet entendement agent estoit commun à tous les hommes, (ou mesme à toutes les choses du monde) et qu’il faisoit à l’endroit de l’entendement possible, pour le faire entendre, ce que la lumiere fait a l’œil, pour le faire voir ; (d’où vient qu’ils auoient coutume de le comparer à la lumiere du Soleil, et par consequent de le regarder comme vne chose étrangere, et venant de dehors) de moy ie vous considere plutost (puis que d’ailleurs ie voy que cela Camusat – Le Petit, p. 519
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vous plaist) comme vn certain esprit, ou vn entendement particulier, qui dominez dedans le corps.

Ie repete encore vne fois que la difficulté n’est pas de sçauoir si vous estes separable, ou non, de ce corps massif et grossier ; (d’où vient que ie disois vn peu auparauant qu’il n’estoit pas necessaire de recourir à la puissance de Dieu, pour rendre ces choses-là separables, que vous conceuez séparement) mais bien de sçauoir si vous n’estes pas vous-mesme quelque autre corps ; pouuant estre vn corps plus subtil et plus delié, diffus dedans ce corps épais et massif, ou residant seulement dans quelqu’vne de ses parties. Au reste ne pensez pas nous auoir iusques icy montré que vous estes vne chose purement spirituelle, et qui ne tient rien du corps ; et lors que dans la seconde Meditation vous auez dit que vous n’estiez point vn vent, vn feu, vne vapeur, vn air, vous deuez vous souuenir que ie vous ay fait remarquer que vous disiez cela sans aucune preuue.

Vous disiez aussi, que vous ne disputiez pas en ce lieu-là de ces choses : mais ie ne voy point que vous en ayez traitté de puis, et que vous ayez aporté aucune raison pour prouuer que vous n’estes point vn corps de cette nature. I’attendois tousiours que vous le fissiez icy, et neantmoins si vous dites, ou si vous prouuez quelque chose, c’est seulement que vous n’estes point ce corps grossier et massif, touchant Camusat – Le Petit, p. 520
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lequel i’ay desia dit qu’il n’y a point de difficulté.

4. Mais, dites vous, d’vn costé i’ay vne claire et distincte jdée de moy-mesme entant que ie suis seulement vne chose qui pense, et non étenduë ; et d’vn autre, i’ay vne idée distincte du corps, entant qu’il est seulement vne chose étenduë, et qui ne pense point. Mais premierement pour ce qui est de l’jdée du corps, il me semble qu’il ne s’en faut pas beaucoup mettre en peine : car si vous disiez cela de l’jdée du corps en general, ie serois obligé de repeter icy ce que ie vous ay desia objecté, à sçauoir, que vous deuez auparauant prouuer que la pensée ne peut conuenir à l’essence, ou à la nature du corps : et ainsi nous retomberions dans nostre premiere difficulté ; puis que la question est de sçauoir si vous, qui pensez, n’estes point vn corps subtil et delié, comme si c’estoit vne chose qui repugnast à la nature du corps que de penser.

Mais, parce qu’en disant cela vous entendez seulement parler de ce corps massif et grossier, du quel vous soutenez estre distinct, et separable : aussi ie demeure aucunement d’accord que vous pouuez auoir l’jdée du corps ; mais suposé, comme vous dites, que vous soyez vne chose qui n’est point étenduë, ie nie absolument que vous en puissiez auoir l’jdée.

Car, ie vous prie, dites nous comment vous pensez que l’espece, ou l’jdée du corps qui est étendu, Camusat – Le Petit, p. 521
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puisse estre receuë en vous, c’est à dire en vne substance qui n’est point étenduë ? Car ou cette espece procede du corps, et pour lors il est certain qu’elle est corporelle, et qu’elle à ses parties les vnes hors des autres, et partant qu’elle est étenduë : ou bien elle vient d’ailleurs et se fait sentir par vne autre voye ; toutesfois, parce qu’il est tousiours necessaire qu’elle represente le corps qui est étendu, il faut aussi qu’elle ait des parties, et ainsi qu’elle soit étenduë. Autrement, si elle n’a point de parties, comment en poura-t-elle representer ? si elle n’a point d’étenduë, comment poura-t-elle representer vne chose qui en a ? si elle est sans figure, comment fera-t-elle sentir vne chose figurée ? si elle n’a point de situation, comment nous fera-t-elle conceuoir vne chose qui a des parties les vnes hautes les autres basses, les vnes à droite, les autres à gauche, les vnes deuant les autres derriere, les vnes courbées les autres droittes ? si elle est sans varieté, comment representera-t-elle la varieté des couleurs ? etc. Doncques l’jdée du corps n’est pas tout affait sans extension ; mais si elle en a, et que vous n’en ayez point, comment est ce que vous la pourez receuoir ? Comment vous la pourez vous ajuster, et apliquer ? comment vous en seruirez vous ? et comment en fin la sentirez vous peu à peu s’effacer, et s’éuanouïr.

En aprés pour ce qui regarde l’jdée de vous-mesme, ie n’ay rien à adiouter à ce que i’en ay desia dit, principalement sur la seconde Meditation. Car par Camusat – Le Petit, p. 522
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là l’on voit clairement, que tant s’en faut que vous ayez vne jdée claire et distincte de vous-mesme, qu’au contraire il semble que vous n’en ayez point du tout. Car encore bien que vous connoissiez certainement que vous pensez, vous ne sçauez pas neantmoins quelle chose vous estes, vous qui pensez : en sorte que bien que cette seule operation vous soit clairement connuë, le principal pourtant vous est caché, qui est de sçauoir quelle est cette substance qui a pour l’vne de ses operations de penser. D’où il me semble que ie puis fort bien vous comparer à vn aueugle, lequel sentant de la chaleur, et estant auerty qu’elle vient du Soleil, penseroit auoir vne claire et distincte jdée du Soleil : d’autant que si quelqu’vn luy demandoit ce que c’est que le Soleil, il pouroit repondre que c’est vne chose qui échauffe. Mais, direz vous, ie ne dis pas seulement icy que ie suis vne chose qui pense, i’adioute aussi de plus que ie suis vne chose qui n’est point étenduë. Toutesfois, pour ne pas dire que c’est vne chose que vous auancez sans preuue, quoy que cela soit en question entre nous ; dites moy ie vous prie, pensez vous pour cela auoir vne claire et distincte jdée de vous-mesme ? Vous dites que vous n’estes pas vne chose étenduë, certainement i’aprens par là ce que vous n’estes point, mais non pas ce que vous estes. Quoy donc, pour auoir vne jdée claire et distincte de quelque chose, c’est à dire vne jdée vraye et naturelle, n’est-il pas necessaire de connoistre la chose positiuement en Camusat – Le Petit, p. 523
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soy, et pour ainsi parler, affirmatiuement : est-ce assez de sçauoir qu’elle n’est point vne telle chose ? Et celuy-là auroit-il vne jdée claire et distincte de Bucephal, qui connoistroit du moins qu’il n’est pas vne mouche ? Mais pour ne pas insister d’auantage la dessus ; Vous estes donc, dites vous, vne chose qui n’est point étenduë : mais ie vous demande n’estes vous pas diffus par tout le corps ? certainement ie ne sçay pas ce que vous aurez à repondre ; car encore que ie vous aye consideré au commencement comme estant seulement dans le cerueau, cela neantmoins n’a esté que par coniecture, plutost que par vne veritable créance que ce fust vostre opinion. I’auois fondé ma coniecture sur ces paroles qui suiuent vn peu aprés, lors que vous dites, que l’ame ne reçoit pas immediatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerueau, ou peut-estre mesme de l’vne de ses plus petites parties. Mais ie n’estois pas pour cela tout à fait certain, si vous estiez seulement dans le cerueau, ou mesme dans l’vne de ses parties, veu que vous pouuez estre repandu dans tout le corps, et ne sentir qu’en vne seule partie : comme nous disons ordinairement que l’ame est diffuse par tout le corps, et que neantmoins elle ne void que dans l’œil.

Ces paroles qui suiuent m’auoient aussi fait douter, lors que vous dites, et encore que toute l’ame semble estre vnie et tout le corps, etc. Car en ce lieu-là vous ne dites pas à la verité que vous soyez vny à tout le corps : mais aussi ne le niez vous pas ; Or Camusat – Le Petit, p. 524
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quoy qu’il en soit, suposons premierement, s’il vous plaist, que vous soyez diffus par tout le corps, soit que vous soyez vne mesme chose auec l’ame, soit que vous soyez quelque chose de different ; ie vous demande, pouuez vous n’auoir point d’extension, vous qui estes étendu de puis la teste iusques aux pieds ? qui estes aussi grand que vostre corps ? et qui auez autant de parties qu’il en faut pour repondre à toutes les siennes ? Direz vous que vous n’ostes point étendu, par ce que vous estes tout entier dans le tout, et tout entier dans chaque partie ? si vous le dites, comment, ie vous prie, le comprenez vous ? vne mesme chose peut-elle estre tout a la fois toute entiere en plusieurs lieux ? ie veux bien que la foy nous enseigne cela du sacré mystere de l’Eucharistie ; mais icy ie parle de vous, et outre que vous estes vne chose naturelle, nous n’examinons icy les choses qu’autant qu’elles peuuent estre connuës par la lumiere naturelle. Et cela estant, peut-on conceuoir qu’il y ait plusieurs lieux, et qu’il n’y ait pas plusieurs choses logées ? cent lieux ne sont-ils pas plus qu’vn ? et si vne chose est toute entiere en vn lieu, poura-t’elle estre en d’autres, si elle n’est hors d’elle mesme, comme ce premier lieu est hors des autres ? Repondez à cela tout ce que vous voudrez, du moins sera-ce vne chose obscure et incertaine, de sçauoir si vous estes tout entier dans chaque partie, ou si vous n’estes point plutost dans chacune des parties de vostre corps, selon chacune des parties de vous-mesme. Camusat – Le Petit, p. 525
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Et comme il est bien plus manifeste que rien ne peut estre tout à la fois en plusieurs lieux, aussi sera-t-il tousiours plus euident que vous n’estes pas tout entier dans chaque partie, mais seulement tout dans le tout, et partant que vous estes diffus par tout le corps selon chacune de vos parties ; et ainsi que vous n’estes point sans extension.

Posons maintenant que vous soyez seulement dans le cerueau, où mesme dans l’vne de ses plus petites parties : vous voyez qu’il reste tousiours le mesme inconuenient : d’autant que pour petite que soit cette partie, elle est neantmoins étenduë, et vous autant qu’elle ; et partant vous estes étendu, et vous auez des petites parties qui répondent a toutes les siennes. Ne direz vous point peut-estre que vous prenez pour vn point cette petite partie du cerueau à laquelle vous estes vni ? Ie ne le puis croire ; mais ie veux que ce soit vn point ? Toutesfois, si c’est vn point physique, la mesme difficulté demeure tousiours, parce que ce point est étendu, et n’est pas tout à fait sans parties. Si c’est vn point Mathematique, vous sçauez premierement que ce n’est que nostre imagination qui le forme, et qu’en effert il n’y en a point. Mais posons qu’il y en ait, ou plutost feignons qu’il se trouue dans le cerueau vn de ces points Mathematiques auquel vous soyés vni, et dans lequel vous fassiés residence. Remarquez s’il vous plaist l’inutilité de cette fiction ; car quoy que nous feignons, si faut-il tousiours que vous soyez Camusat – Le Petit, p. 526
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iustement dans le concours des nerfs, par où toutes les parties que l’ame informe transmettent dans le cerueau les jdées, ou les especes des choses que les sens ont aperceuës. Mais premierement tous les nerfs n’aboutissent pas à vn point : soit par ce que le cerueau estant continué et prolongé iusqu’a la mouëlle de l’espine du dos, plusieurs nerfs qui sont repandus dans le dos viennent aboutir et se terminer à cette mouëlle ; ou bien parce qu’on remarque, que les nerfs qui tendent vers le milieu de la teste ne finissent, ou n’aboutissent pas tous à vn mesme endroit du cerueau. Mais quand ils y aboutiroient tous, toutesfois leur concours ne se peut terminer à vn point Mathematique : car ce sont des corps, et non pas des lignes Mathematiques, pour pouuoir tous s’assembler et s’vnir en vn point. Et quand cela seroit : les esprits animaux qui se coulent le long des nerfs, ne pouroient ny en sortir ny y entrer, puis qu’ils sont des corps, et que le corps ne peut pas n’estre point dans vn lieu, ou passer par vne chose qui n’occupe point de lieu, comme le point Mathematique. Mais ie veux qu’il y puisse estre, et qu’il y passe ? Toutesfois vous qui estes ainsi existant dans vn point, ou il n’y a ny contreés, ny regions, oû il n’y a rien qui soit a droitte ou a gauche, qui soit en haut ou en bas, ne pouuez pas discerner de quelle part les choses viennent, ou quel raport elles vous font. I’en dis aussi de mesme de ces Esprits que vous deuez enuoyer par tout le corps, pour Camusat – Le Petit, p. 527
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luy communiquer le sentiment, et le mouuement ; Pour ne pas dire qu’il est impossible de comprendre comment vous leur imprimez le mouuement, si vous estes dans vn point, si vous n’estes point vn corps, ou si vous n’en auez vn, par le moyen duquel vous les touchiez, et les poussiez tout ensemble. Car si vous dites qu’ils se meuuent d’eux mesmes, et que vous présidez seulement à la conduitte de leur mouuement : souuenez vous que vous auez dit en quelque part que le corps ne se meut point soy-mesme, de sorte que l’on peut inferer de là, que vous estes la cause de son mouuement ; et puis expliquez nous comment cette direction ou conduitte se peut faire sans quelque sorte de contention, et partant sans quelque mouuement de vostre part ? comment vne chose peut-elle faire contention et effort sur vn autre, et la faire mouuoir, sans vn mutuel contact du moteur et du mobile ? et comment ce contact se peut-il faire sans corps ? veu mesme que c’est vne chose que la lumiere naturelle nous aprend, qu’il n’y a que les corps qui peuuent toucher, et estre touchez ?

Toutesfois, pourquoy m’arestay-ie icy si longtemps, puis que c’est a vous a nous montrer que vous estes vne chose qui n’a point d’étenduë, et par consequent qui n’est point corporelle. Et ie ne pense pas que vous en vouliez tirer la preuue, de ce que l’on dit communement que l’homme est composé de corps et d’Ame : comme si l’on deuoit conclure Camusat – Le Petit, p. 528
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que le nom de corps estant donné à vne partie, l’autre ne doit plus estre ainsi apelée : car si cela estoit, vous me donneriez occasion de le distinguer en cette sorte. L’homme est composé de deux sortes de corps, à sçauoir d’vn grossier, et d’vn subtil, en telle sorte que le nom commun de corps estant attribué au premier, on donne à l’autre le nom d’Ame, ou d’Esprit. Outre que le mesme se pouroit dire des autres animaux, ausquels ie suis assuré que vous n’accorderez point vn Esprit semblable à vous : ce leur sera bien assez, si vous les laissez en la possession de leur ame. Lors donc que vous concluez qu’il est certain que vous estes distinct de vostre corps, vous voyez bien que cela vous peut estre aysement accordé, mais non pas que pour cela vous ne soyez point corporel, plutost que d’estre vne espece de corps fort subtil et fort delié, distinct de cet autre qui est massif et grossier.

Vous adioutez, et partant que vous pouuez estre sans luy ; Mais quand on vous aura accordé que vous pouuez exister sans ce corps grossier et pesant, ainsi que fait vne vapeur odorifferante, laquelle sortant d’vne pomme se va repandant parmy l’air, quel gain, ou quel auantage vous en reuiendra-t-il de là ? Certes ce sera vn peu plus que ne vouloient ces Philosophes, dont i’ay parlé auparauant, qui croyoient que par la mort vous estiez entierement aneanty ; ne plus ne moins qu’vne figure, qui se perd tellement par le changement de la superficie, qu’elle Camusat – Le Petit, p. 529
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n’est plus du tout. Car n’estant pas seulement vn mode du corps comme ils pensoient, mais estant de plus vne legere et subtile substance corporellé, on ne dira pas que vous perissiez totalement en la mort, et que vous retombiez dans vostre premier neant : mais que vous subsistés dans vos parties ainsi dissipées, et écartées les vnes des autres ; combien qu’à cause de leur trop grande distraction et dissipation vous ne puissiez plus auoir de pensées, et que vous ayez perdu le droit de pouuoir estreestre dit vne chose qui pense, ou vn Esprit, ou vne Ame. Toutes lesquelles choses pourtant ie vous obiecte tousiours, non comme doutant de la conclusion que vous auez intentée, mais comme ayant grande defiance de la force de la demonstration que vous auez proposée sur ce sujet.

5. Vous inserez encore aprés cela quelques autres choses qui sont des suittes de cette matiere, sur chacune desquelles ie ne veux pas insister. Ie remarque seulement, que vous dites que la nature vous enseigne par ces sentimens de douleur, de faim, de soif, etc. que vous n’estes pas seulement logé dans vostre corps, ainsi qu’vn pilote en son nauire : mais outre cela que vous luy estes conioint tres-étroittement, et tellement confondu et meslé, que vous composez comme vn seul tout auec quesluy. Car si cela n’estoit , dites vous, lors que mon corps est blessé, ie ne sentirois pas pour cela de la douleur, moy qui ne suis qu’vne chose qui pense, mais i’aperceurois cette blessure par le seul entendement, comme vn pilote aperçoit par Camusat – Le Petit, p. 530
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la veué si quelque chose se rompt dans son vaisseau. Et lors que mon corps a besoin de boire, ou de manger, ie connoistrois simplement cela mesme, sans en estre auerty par des sentimens confus de faim et de soif ; car en effect ces sentimens de faim, de soif, de douleur, etc. ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui dependent et prouiennent de l’vnion, et pour ainsi dire, du mélange de l’esprit auec le corps.
Certes tout cela est fort bien dit, mais il reste tousiours à expliquer, comment cette conionction, et quasi permixtion, ou confusion vous peut conuenir, s’il est vray, comme vous dites, que vous soyez immateriel, indiuisible, et sans aucune étenduë ? Car si vous n’estes pas plus grand qu’vn point, comment estes vous ioint et vni a tout le corps, qui est d’vne grandeur si notable ? comment au moins estes vous conioint au cerueau, ou à l’vne de ses plus petites parties, laquelle, comme i’ay dit auparauant, ne sçauroit estre si petite, qu’elle n’ait quelque grandeur, ou étenduë ? Si vous n’auez point de parties, comment estes vous meslé, ou quasi meslé auec les parties les plus subtiles de cette matiere auec laquelle vous confessez d’estre vni ; puis qu’il ne peut y auoir de melange, qu’il n’y ait des parties capables d’estre meslées les vnes auec les autres ? et si vous estes entierement distinct, comment estes vous confondu auec cette matiere, et composez vous vn tout auec elle ? Et puis que toute composition, conionction, ou vnion, ne se fait qu’entre des parties, ne doit il pas y auoir Camusat – Le Petit, p. 531
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vne certaine proportion entre ces parties ? Mais quelle proportion peut on conceuoir entre vne chose corporelle, et vne incorporelle ? pouuons nous comprendre comment, par exemple, dans la pierre de ponce, l’air et la pierre sont tellement meslez et vnis ensemble, qu’il s’en fasse de là vne vraye et naturelle composition ? et cependant il y a vne bien plus grande proportion entre la pierre, et l’air, qui sont tous deux des corps, qu’entre le corps, et l’esprit, qui est tout affait immateriel. De plus toute vnion ne se doit elle pas faire par le contact tres-estoit et tres-intime des deux choses vnies ? Mais, comme ie disois tantost, comment vn contact se peut-il faire sans corps ? comment vne chose corporelle poura-t’elle en embrasser vne qui est incorporelle, pour la tenir vnie, et iointe a soy-mesme ; ou bien comment est-ce que ce qui est incorporel poura s’attacher à ce qui est corporel, pour s’y vnir et s’y ioindre reciproquement, s’il n’y a rien du tout en luy par quoy il se le puisse ioindre, ny par quoy il luy puisse estre ioint. Surquoy ie vous prie de me dire, puis que vous auoüez vous-mesme que vous estes suiet au sentiment de la douleur, comment vous pensez, estant de la nature et condition que vous estes, c’est à dire incorporel, et non étendu, estre capable de ce sentiment ? Car l’impression ou sentiment de la douleur ne vient, si ie l’ay bien compris, que d’vne certaine distraction ou separation des parties, laquelle arriue lors que quelque chose se glisse, Camusat – Le Petit, p. 532
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et se foure de telle sorte entre les parties, qu’elle en rompt la continuité qui y estoit auparauant. Et de vray, l’estat de la douleur est vn certain estat contre nature ; mais comment est-ce qu’vne chose peut estre mise en vn estat contre nature, qui de sa nature mesme est tousiours vniforme, simple, d’vne mesme façon, indiuisible, et qui ne peut receuoir de changement ? Et la douleur estant vne alteration, ou ne se faisant iamais sans alteration, comment est-ce qu’vne chose peut estre alterée, laquelle estant moins diuisible que le point, ne peut estre faitte autre, ou cesser d’estre ce qu’elle est, sans estre tout affait aneantie ? De plus, lors que la douleur vient du pied, du bras, et de plusieurs autres parties ensemble, ne faut il pas qu’il y ait en vous diuerses parties, dans lesquelles vous la receuiez diuersement, de peur que ce sentiment de douleur ne soit confus, et ne vous semble venir d’vne seule partie. Mais pour dire en vn mot, cette generale difficulté demeure tousiours, qui est de sçauoir comment ce qui est corporel se peut faire sentir, et auoir communication auec ce qui n’est pas corporel ; et quelle proportion l’on peut établir entre l’vn et l’autre.

6. Ie passe soubz silence les autres choses que vous poursuiuez fort amplement et fort elegamment, pour montrer qu’il y a quelque autre chose, que Dieu, et vous, qui existe dans le monde. Car premierement vous inferez que vous auez vn corps, et des facultez corporelles : et en outre qu’il y a plusieurs Camusat – Le Petit, p. 533
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autres corps autour du vostre, qui enuoyent leurs especes dans les organes de vos sens, et passent ainsi de là iusques a vous, lesquelles causent en vous des sentimens de plaisir et de douleur, qui vous aprennent ce que vous auez à poursuiure, et à éuiter en ces corps.

De toutes lesquelles choses vous tirez enfin ce fruict, sçauoir est, que puis que tous les sentimens que vous auez vous raportent pour l’ordinaire plutost le vray que le faux, en ce qui concerne les commoditez ou incommoditez du corps, vous n’auez plus suiect de craindre que ces choses-là soient fausses, que les sens vous montrent tous les iours. Vous en dites de mesme des songes qui vous arriuent en dormant, lesquels ne pouuans estre ioints auec toutes les autres actions de vostre vie, comme les choses qui vous arriuent lors que vous veillez, ce qu’il y a de verité dans vos pensées se doit infailliblement rencontrer en celles que vous auez estant éueillé, plutost qu’en vos songes. Et de ce que Dieu n’est point trompeur, il suit, dites vous, necessairement que vous n’estes point en cela trompé, et que ce qui vous paroist si manifestement estant éueillé ne peut qu’il ne soit entierement vray. Or comme en cela vostre pieté me semble louable, aussi faut il auouër que c’est auec grande raison que vous auez fini vostre ouurage par ces paroles, que la vie de l’homme est suiette a beaucoup d’erreurs, et qu’il faut par necessité reconnoistre la foiblesse, et l’infirmité de nostre nature.

Camusat – Le Petit, p. 534
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Voyla, Monsieur, les remarques qui me sont venues en l’esprit touchant vos meditations ; mais ie repete icy ce que i’ay dit au commencement, qu’elles ne sont pas de telle importance que vous vous en deuiez mettre en peine ; pour ce que ie n’estime pas que mon iugement soit tel, que vous en deuiez faire quelque sorte de compte. Car tout de mesme que lors qu’vne viande est agreable à mon goust, que ie voy estre desagreable à celuy des autres, ie ne pretens pas pour cela auoir le goust meilleur qu’vn autre ; ainsi lors qu’vne opinion me plaist, qui ne peut trouuer creance en l’esprit d’autruy, ie suis fort éloigné de penser que la mienne soit la plus veritable. Ie croy bien plutost qu’il a esté fort bien dit, que chacun abonde en son sens ; et ie tiendrois qu’il y auroit quasi autant d’iniustice, de vouloir que tout le monde fust d’vn mesme sentiment, que de vouloir que le goust d’vn chacun fust semblable. Ce que ie dis pour vous assurer que ie n’empesche point que vous ne fassiez tel iugement qu’il vous plaira de ces obseruations, ou mesme que vous n’en fassiez aucune estime ; ce me sera assez si vous reconnoissez l’affection que i’ay a vostre seruice, et si vous faittes quelque cas du respect que i’ay pour vostre vertu. Peut-estre sera t-il arriué que i’auray dit quelque chose vn peu trop inconsiderement, comme il n’y a rien ou ceux qui disputent se laissent plus aysement emporter ; si cela estoit ie le desauouë entierement, et consens volontiers qu’il soit Camusat – Le Petit, p. 535
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rayé, de mon escrit : Car ie vous puis protester, que mon premier et vnique dessein en cecy n’a esté que de m’entretenir dans l’honneur de vostre amitié, et me la conseruer entiere et inuiolable. Adieu.

Camusat – Le Petit, p. 536
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Camusat – Le Petit, p. 537
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RÉPONSES DE L’AVTEVR
Aux cinquiémes Objections faites par Monsieur GassendiGassendi, Pierre.

Monsieur Des-Cartes à Monsieur GassendiGassendi, Pierre.

MONSIEVR,
Vous auez impugné mes Meditations par vn discours si elegant, et si soigneusement recherché, et qui m’a semblé si vtile pour en éclaircir d’auantage la verité, que ie croy vous deuoir beaucoup d’auoir pris la peine d’y mettre la main, et n’estre pas peu obligé au R. P. MersenneMersenne, Marin de vous auoir excité de l’entreprendre. Car il a tres-bien reconnu, luy qui a tousiours esté tres-curieux de rechercher la verité, principalement lors qu’elle peut seruir à augmenter la gloire de Dieu, qu’il n’y auoit point de moyen plus propre, pour iuger de la verité de mes demonstrations, que de les soumetre à l’examen, et à la censure de quelques personnes reconnuës pour doctes pardessus les autres, afin de Camusat – Le Petit, p. 538
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voir si ie pourois répondre pertinemment à toutes les difficultez qui me pouroient estre par eux proposées. A cét effet il en a prouoqué plusieurs, il l’a obtenu de quelques-vns, et ie me réjoüis que vous ayez aussi acquiescé à sa priere. Car encore que vous n’ayez pas tant employé les raisons d’vn Philosophe pour refuter mes opinions, que les artifices d’vn Orateur pour les éluder, cela ne laisse pas de m’estre tres-agreable, et ce d’autant plus, que ie coniecture de là qu’il est difficile d’aporter contre moy des raisons differentes de celles qui sont contenuës dans les precedentes objections que vous auez leuës. Car certainement s’il y en eust eu quelques-vnes, elles ne vous auroient pas échapé : et ie m’imagine que tout vostre dessein en cecy n’a esté que de m’auertir des moyens dont ces personnes, de qui l’esprit est tellement plongé et attaché aux sens, qu’ils ne peuuent rien conceuoir qu’en imaginant, et qui partant ne sont pas propres pour les speculations Metaphysiques, se pouroient seruir pour éluder mes raisons, et me donner lieu en mesme temps de les préuenir. C’est pourquoy, ne pensez pas que vous répondant icy, i’estime répondre à vn parfait et subtil Philosophe, tel que ie sçay que vous estes : Mais comme si vous estiez du nombre de ces hommes de chair, dont vous empruntez le visage, ie vous adresseray seulement la réponse que ie leur voudrois faire.

Camusat – Le Petit, p. 539
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Des choses qui ont esté objectées contre la premiere Meditation.

Vous dites que vous aprouuez le dessein que i’ay eu de deliurer l’esprit de cesses anciens préjugez, qui est tel en effet que personne n’y peut trouuer à redire. Mais vous voudriez que ie m’en fusse acquité simplement, et en peu de paroles, c’est à dire en vn mot negligemment, et sans tant de precaution ; Comme si c’estoit vne chose si facile, que de se deliurer de toutes les erreurs dont nous sommes imbus dés nostre enfance ? et que l’on peust faire trop exactement, ce qu’on ne doute point qu’il ne faille faire ? Mais certes ie voy bien que vous auez voulu m’indiquer, qu’il y en a plusieurs, qui disent seulement de bouche, qu’il faut soigneusement euiter la préuention, mais qui pourtant ne l’éuitent iamais, pource qu’ils ne s’étudient point à s’en defaire, et se persuadent qu’on ne doit point tenir pour des préjugez, ce qu’ils ont vne fois receu pour veritable. Certainement vous joüez icy parfaitement bien leur personnage, et n’obmettez rien de ce qu’ils me pouroient objecter, mais cependant vous ne dites rien qui sente tant soit peu son Philosophe. Car ou vous dites qu’il n’estoit pas besoin de feindre vn Dieu trompeur, ny que ie dormois, vn Philosophe auroit crû estre obligé d’adjouter la raison, pourquoy ces choses ne peuuent estre reuoquées en doute, ou s’il n’en eust point eu, Camusat – Le Petit, p. 540
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comme de vray il n’y en a point, il se seroit abstenu de dire cela. Il n’auroit pas non plus adjouté qu’il sufisoit en ce lieu-là d’alleguer pour raison de nostre défiance, le peu de lumiere de l’esprit humain, ou la foiblesse de nostre nature ; Car il ne sert de rien pour corriger nos erreurs, de dire que nous nous trompons, parce que nostre esprit n’est pas beaucoup clair-voyant, ou que nostre nature est infirme : car c’est le mesme que si nous disions que nous errons, parce que nous sommes sujets à l’erreur. Et certes on ne peut pas nier qu’il ne soit plus vtile de prendre garde, comme i’ay fait, à toutes les choses où il peut arriuer que nous errions, de peur que nous ne leur donnions trop legerement nostre creance. Vn Philosophe n’auroit pas dit aussi Qu’en tenant toutes choses pour fausses, ie ne me dépoüille pas tant de mes anciens préjugez, que ie me reuests d’vn autre tout nouueau, ou bien il eust premierement tâché de montrer qu’vne telle suposition nous pouuoit induire en erreur ; mais tout au contraire, vous asseurez vn peu aprés qu’il n’est pas possible que ie puisse obtenir cela de moy, que de douter de la verité et certitude de ces choses que i’ay suposé estre fausses, c’est à dire que ie puisse me reuestir de ce nouueau préjugé, dont vous aprehendiez que ie me laissasse préuenir. Et vn Philosophe ne seroit pas plus étonné de cette suposition, que de voir quelquefois vne personne qui pour redresser vn bâton qui est courbé, le recourbe de l’autre part : Car il n’ignore pas que souuent on Camusat – Le Petit, p. 541
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prend ainsi des choses fausses pour veritables, afin d’éclaircir dauantage la verité, comme lors que les Astronomes imaginent au Ciel vn équateur, vn Zodiaque, et d’autres cercles ; ou que les Geometres adjoustent de nouuelles lignes à des figures données ; et souuent aussi les Philosophes en beaucoup de rencontres : Et celuy qui apelle cela recourir à vne machine, forger des illusions, rechercher des détours, et des nouueautez, et qui dit, que cela est indigne de la candeur d’vn Philosophe, et du Zele de la verité, montre bien qu’il ne se veut pas luy-mesme seruir de cette candeur Philosophique, ny mettre en vsage les raisons, mais seulement donner aux choses le fard et les couleurs de la Rhetorique.

Des choses qui ont esté objectées contre la seconde Meditation.

Vous continuez icy à nous amuser par des feintes et des déguisemens de Rhetorique, au lieu de nous payer de bonnes et solides raisons : car vous feignez que ie me mocque lors que parle tout de bon ; et vous prenez comme vne chose dite serieusement, et auec quelque assurance de verité, ce que ie n’ay proposé que par forme d’interrogation, et selon l’opinion du vulgaire, pour en faire par aprés vne plus exacte recherche. Car quand i’ay dit, qu’il faloit tenir pour incertaines, ou mesme pour faux, tous les Camusat – Le Petit, p. 542
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témoignages que nous receuons des sens
, ie l’ay dit tout de bon, et cela est si necessaire pour bien entendre mes Meditations, que celuy qui ne peut, ou qui ne veut pas admettre cela, n’est pas capable de rien dire à l’encontre qui puisse meriter réponse ; mais cependant il faut prendre garde à la difference qui est entre les actions de la vie, et la recherche de la verité, laquelle i’ay tant de fois inculquée ; Car quand il est question de la conduite de la vie, ce seroit vne chose tout à fait ridicule de ne s’en pas raporter aux sens ; d’où vient qu’on s’est tousiours mocqué de ces sceptiques, qui negligeoient iusques à tel poinct toutes les choses du monde, que pour empescher qu’ils ne se iettassent eux-mesmes dans des précipices, ils deuoient estre gardez par leurs amis ; et c’est pour cela que i’ay dit en quelque part qu’vne personne de bon sens ne pouuoit douter serieusement de ces choses : Mais lors qu’il s’agit de la recherche de la verité, et de sçauoir quelles choses peuuent estre certainement connuës par l’esprit humain, il est sans doute du tout contraire à la raison, de ne vouloir pas rejetter serieusement ces choses-là comme incertaines, ou mesme aussi comme fausses, afin de remarquer que celles qui ne peuuent pas estre ainsi rejetteés, sont en cela mesme plus asseurées, et à nostre égard plus connuës, et plus euidentes.

Quant à ce que i’ay dit, que ie ne connoissois pas encor assez ce que c’est qu’vne chose qui pense, il n’est pas vray, comme vous dites que ie l’aye dit tout de bon ; Car ie l’ay expliqué en son lieu ; ny mesme que i’aye dit, Camusat – Le Petit, p. 543
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que ie ne doutois nullement, en quoy consistoit la nature du corps, et que ie ne luy attribuois point la faculté de se mouuoir soy-mesme ; ny aussi que i’imaginois l’ame comme vn vent, ou vn feu, et autres choses semblables, que i’ay seulement raportées en ce lieu-là, selon l’opinion du vulgaire, pour faire voir par aprés qu’elles estoient fausses. Mais auec quelle fidelité dites-vous que ie raporte à l’ame les facultez de marcher, de sentir, d’estre nourry, etc. afin que vous adjoustiez immediatement aprés ces paroles, Ie vous accorde tout cela, pourueu que nous nous donnions garde de vostre distinction d’entre l’esprit et le corps : Car en ce lieu-là mesme i’ay dit en termes exprés que la nutrition ne deuoit estre raportée qu’au corps ; Et pour ce qui est du sentiment et du marcher, ie les raporte aussi pour la plus grande partie au corps, et ie n’attribuë rien à l’ame, de ce qui les concerne, que cela seul qui est vne pensée ? De plus quelle raison auez-vous de dire qu’il n’estoit pas besoin d’vn si grand apareil pour prouuer mon existence ; Certes ie pense auoir fort bonne raison de coniecturer de vos paroles mesmes, que l’apareil dont ie me suis seruy n’a pas encore esté assez grand, puis que ie n’ay pû faire encore, que vous comprissiez bien la chose : Car quand vous dites que i’eusse pû conclure la mesme chose de chacune autre de mes actions indifferemment, vous vous méprenez bien fort, pource qu’il n’y en a pas vne, de laquelle ie sois entierement certain, (i’entens de cette certitude Metaphysique de laquelle seule il est icy Camusat – Le Petit, p. 544
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question) excepté la pensée. Car, par exemple, cette consequence ne seroit pas bonne ; ie me promene, donc ie suis, sinon en tant que la connoissance interieure que i’en ay, est vne pensée, de laquelle seule cette conclusion est certaine, non du mouuement du corps, lequel par fois peut-estre faux, comme dans nos songes, quoy qu’il nous semble alors que nous nous promenions ; De façon que de ce que ie pense me promener, ie puis fort bien inferer l’existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promene. Il en est de mesme de toutes les autres.

2. Vous commencez en suite par vne figure de Rhetorique assez agreable, qu’on nomme Prosopopée, à m’interroger non plus comme vn homme tout entier, mais comme vne ame separée du corps ; En quoy il semble que vous ayez voulu m’auertir, que ces objections ne partent pas de l’esprit d’vn subtil Philosophe, mais de celuy d’vn homme attaché aux sens, et à la chair. Dites-moy donc ie vous prie, ô Chair, ou qui que vous soyez, et quel que soit le nom dont vous vouliez qu’on vous apelle, auez-vous si peu de commerce auec l’esprit, que vous n’ayez peu remarquer l’endroit où i’ay corrigé cette imagination du vulgaire, par laquelle on feint que la chose qui pense, est semblable au vent, ou à quelque autre corps de cette sorte ? Car ie l’ay sans doute corrigée, lors que i’ay fait voir que l’on peut suposer qu’il n’y a point de vent, point de feu, ny aucun autre Camusat – Le Petit, p. 545
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corps au monde, et que neantmoins sans changer cette suposition, toutes les choses par quiquoy ie connois que ie suis vne chose qui pense, ne laissent pas de demeurer en leur entier. Et partant toutes les questions que vous me faites en suite, par exemple pourquoy ne pourois-je donc pas estre vn vent, pourquoy ne pas remplir vn espace, pourquoy n’estre pas meuë en plusieurs façons, et autres semblables, sont si vaines et inutiles, qu’elles n’ont pas besoin de réponse.

3. Ce que vous adjoustez en suite n’a pas plus de force, à sçauoir, si ie suis vn corps subtil et delié, pourquoy ne pourois-je pas estre nourry, et le reste ; Car ie nie absolument que ie sois vn corps. Et pour terminer vne fois pour toutes ces difficultez, parce que vous m’objectez quasi tousiours la mesme chose, et que vous n’impugnez pas mes raisons, mais que les dissimulant comme si elles estoient de peu de valeur, ou que les raportant imparfaites et defectueuses, vous prenez de là occasion de me faire plusieurs diuerses obiections, que les personnes peu versées en la Philosophie ont coutume d’oposer à mes conclusions, ou à d’autres qui leur ressemblent, ou mesme qui n’ont rien de commun auec elles, lesquelles, ou sont eloignées du sujet, ou ont desia esté en leur lieu refutées, et resoluës, il n’est pas necessaire que ie réponde à chacune de vos demandes, autrement il faudroit repeter cent fois les mesmes choses que i’ay desia cy-deuant écrites. Mais ie satisferay seulement en peu de paroles à celles qui me sembleront pouuoir Camusat – Le Petit, p. 546
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arester des personnes vn peu entenduës. Et pour ceux qui ne s’atachent pas tant à la force des raisons, qu’à la multitude des paroles, ie ne fais pas tant de cas de leur aprobation, que ie veüille perdre le temps en discours inutiles pour l’acquerir.

Premierement donc ie remarqueray icy qu’on ne vous croit pas, quand vous auancez si hardiment, et sans aucune preuue, que l’esprit croist, et s’afoiblit auec le corps ; car de ce qu’il n’agit pas si parfaitement dans le corps d’vn enfant, que dans celuy d’vn homme parfait, et que souuent ses actions peuuent estre empeschées par le vin, et par d’autres choses corporelles, il s’ensuit seulement que tandis qu’il est vny au corps, il s’en sert comme d’vn instrument pour faire ces operations, ausquelles il est pour l’ordinaire occupé ; mais non pas que le corps le rende plus ou moins parfait qu’il est en soy : Et la consequence que vous tirez de là n’est pas meilleure, que si de ce qu’vn artisan ne trauaille pas bien, toutes les fois qu’il se sert d’vn mauuais outil, vous inferiez qu’il emprunte son adresse, et la science de son art, de la bonté de son instrument.

Il faut aussi remarquer qu’il ne semble pas, ô chair, que vous sçachiez en façon quelconque ce que c’est que d’vser de raison, puis que pour prouuer que le raport et la foy de mes sens ne me doit point estre suspect, vous dites, que quoy que sans me seruir de l’œil, il m’ait semblé quelquefois que ie sentois des choses qui ne se peuuent sentir sans luy, ie n’ay pas neantmoins tousiours Camusat – Le Petit, p. 547
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experimenté la mesme fausseté
 : comme si ce n’estoit pas vn fondement sufisant pour douter d’vne chose, que d’y auoir vne fois reconnu de l’erreur ; et comme s’il se pouuoit faire que toutes les fois que nous nous trompons, nous peussions nous en aperceuoir : veu qu’au contraire l’erreur ne consiste qu’en ce qu’elle ne paroist pas comme telle. Enfin parce que vous me demandez souuent des raisons, lors que vous-mesme n’en auez aucune, et que c’est neantmoins à vous d’en auoir, ie suis obligé de vous aduertir, que pour bien philosopher il n’est pas besoin de prouuer que toutes ces choses-là sont fausses, que nous ne receuons pas pour vrayes, parce que leur verité ne nous est pas connuë ; mais il faut seulement prendre garde tres-soigneusement, de ne rien receuoir pour veritable que nous ne puissions demonstrer estre tel. Et ainsi quand i’aperçoy que ie suis vne substance qui pense, et que ie forme vn concept clair et distinct de cette substance, dans lequel il n’y a rien de contenu de tout ce qui apartient à celuy de la substance corporelle, cela me sufit pleinement pour assurer qu’entant que ie me connois, ie ne suis rien qu’vne chose qui pense, et c’est tout ce que i’ay assuré dans la seconde Meditation, de laquelle il s’agit maintenant : Et ie n’ay pas deu admettre que cette substance qui pense fust vn corps subtil, pur, delié, etc. dautant que ie n’ay eu lors aucune raison qui me le persuadast, si vous en auez quelqu’vne, c’est à vous de nous l’enseigner, et non pas d’exiger de moy que Camusat – Le Petit, p. 548
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ie prouue qu’vne chose est fausse, que ie n’ay point eu d’autre raison pour ne la pas admettre, qu’à cause qu’elle m’estoit inconnuë. Car vous faites le mesme, que si disant que ie suis maintenant en Holande, vous disiez que ie ne dois pas estre creu, si ie ne prouue en mesme temps que ie ne suis pas en la Chine, ny en aucune autre partie du monde, dautant que peut-estre il se peut faire qu’vn mesme corps par la toute-puissance de Dieu soit en plusieurs lieux. Et lors que vous adioustez que ie dois aussi prouuer que les ames des bestes ne sont pas corporelles, et que le corps ne contribuë rien à la pensée, vous faites voir que non seulement vous ignorez à qui apartient l’obligation de prouuer vne chose, mais aussi que vous ne sçauez pas ce que chacun doit prouuer. Car pour moy ie ne croy point, ny que les ames des bestes ne soient pas corporelles, ny que le corps ne contribuë rien à la pensée ; mais seulement ie dis que ce n’est pas icy le lieu d’examiner ces choses.

4. Vous cherchez icy de l’obscurité à cause de l’équiuoque qui est dans le mot d’Ame, mais ie l’ay tant de fois nettement éclaircie que i’ay honte de le repeter icy ; C’est pourquoy ie diray seulement que les noms ont esté pour l’ordinaire imposez par des personnes ignorantes, ce qui fait qu’ils ne conuiennent pas tousiours assez proprement aux choses qu’ils signifient, neantmoins depuis qu’ils sont vne fois receus, il ne nous est pas libre de les changer, mais seulement nous pouuons corriger leurs significations, Camusat – Le Petit, p. 549
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quand nous voyons qu’elles ne sont pas bien entenduës. Ainsi dautant que peut-estre les premiers auteurs des noms n’ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris, nous croissons, et faisons sans la pensée toutes les autres fonctions qui nous sont communes auec les bestes, d’auec celuy par lequel nous pensons, ils ont apelé l’vn et l’autre du seul nom d’Ame ; et voyant puis aprés que la pensée estoit differente de la nutrition, ils ont apelé du nom d’Esprit, cette chose qui en nous a la faculté de penser, et ont creu que c’estoit la principale partie de l’ame. Mais moy venant à prendre garde que le principe par lequel nous sommes nourris, est entierement distingué de celuy par lequel nous pensons, i’ay dit que le nom d’Ame, quand il est pris conioinctement pour l’vn et l’autre, est équiuoque, et que pour le prendre precisement pour ce premier Acte, ou cette forme principale de l’homme, il doit estre seulement entendu de ce principe par lequel nous pensons ; aussi l’aye-je le plus souuent apelé du nom d’Esprit, pour oster cette équiuoque et ambiguité. Car ie ne considere pas l’Esprit comme vne partie de l’ame, mais comme cette ame toute entiere qui pense. Mais, dites vous, vous estes en peine de sçauoir, si ie n’estime donc point que l’ame pense tousiours ; mais pourquoy ne penseroit elle pas tousiours, puis qu’elle est vne substance qui pense ? et quelle merueille y a-t-il, de ce que nous ne nous ressouuenons pas des pensées qu’elle a euës dans le ventre de Camusat – Le Petit, p. 550
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nos meres, ou pendant vne lhetargie etc. puis que nous ne nous ressouuenons pas mesme de plusieurs pensées que nous sçauons fort bien auoir euës estans adultes, sains, et éueillez : Dont la raison est, que pour se ressouuenir des pensées que l’esprit a vne fois conceuës, tandis qu’il est conjoint au corps, il est necessaire qu’il en reste quelques vestiges imprimez dans le cerueau, vers lesquels l’esprit se tournant, et apliquant à eux sa pensée, il vient à se ressouuenir ; or qui a-t-il de merueilleux, si le cerueau d’vn enfant, ou d’vn lhetargique, n’est pas propre pour receuoir de telles impressions.

Enfin ou i’ay dit, que peut-estre il se pouuoit faire, que ce que ie ne connois pas encore (à sçauoir mon corps) n’est point different de moy que ie connois (à sçauoir de mon esprit) que ie n’en sçay rien, que ie ne dispute pas de cela etc. vous m’obiectez, si vous ne le sçauez pas, si vous ne disputez point de cela, pourquoy dites vous que vous n’estes rien de tout cela : ou il n’est pas vray, que i’aye rieni’aye rien mis en avant que ie ne sceusse ; Car tout au contraire, parce que ie ne sçauois pas lors si le corps estoit vne mesme chose que l’Esprit, ou s’il ne l’estoit pas, ie n’en ay rien voulu auancer, mais i’ay seulement consideré l’esprit, iusqu’à ce qu’enfin dans la sixiéme Meditation ie n’ay pas simplement auancé, mais i’ay demontré tres-clairement qu’il estoit réellement distingué du corps. Mais vous manquez vous-mesme en cela beaucoup, que n’ayant pas la moindre raison pour monstrer que l’esprit n’est point distiguédistingué du Camusat – Le Petit, p. 551
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corps, vous ne laissez pas de l’auancer sans aucune preuue.

5. Ce que i’ay dit de l’imagination est assez clair, si l’on y veut prendre garde, mais ce n’est pas merueille si cela semble obscur à ceux qui ne meditent iamais, et ne font aucune reflexion sur ce qu’ils pensent. Mais i’ay à les aduertir que les choses que i’ay assuré ne point apartenir à cette connoissance que i’ay de moy-mesme, ne repugnent point auec celles que i’auois dit auparauant ne sçauoir pas si elles apartenoient à mon essence : dautant que ce sont deux choses entierement differentes, apartenir à mon essence, et apartenir à la connoissance que i’ay de moy-mesme.

6. Tout ce que vous alleguez icy, ô tres-bonne chair, ne me semble pas tant des objections, que quelques murmures qui n’ont pas besoin de repartie.

7. Vous continuez encore icy vos murmures, mais il n’est pas necessaire que ie m’y areste dauantage que i’ay fait aux autres. Car toutes les questions que vous faites des bestes, sont hors de propos, et ce n’est pas icy le lieu de les examiner ; dautant que l’esprit meditant en soy-mesme, et faisant reflexion sur ce qu’il est, peut bien experimenter qu’il pense, mais non pas si les bestes ont des pensées, ou si elles n’en ont pas : et il n’en peut rien découurir que lors qu’examinant leurs operations, il remonte des effets vers leurs causes. Ie ne m’areste pas non plus à refuter les lieux où vous me faites parler impertinemment, parce Camusat – Le Petit, p. 552
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qu’il me suffit d’auoir vne fois auerty le lecteur, que vous ne gardez pas toute la fidelité qui est deuë au raport des paroles d’autruy. Mais i’ay souuent aporté la veritable marque par laquelle nous pouuons connoistre que l’esprit est different du corps, qui est, que toute l’essence ou toute la nature de l’esprit consiste seulement à penser, là où toute la nature du corps consiste seulement en ce point, que le corps est vne chose étenduë ; et aussi qu’il n’y a rien du tout de commun entre la pensée, et l’extension. I’ay souuent aussi fait voir fort clairement, que l’esprit peut agir independemment du cerueau ; car il est certain qu’il est de nul vsage lors qu’il s’agit de former des actes d’vne pure intellection, mais seulement quand il est question de sentir, ou d’imaginer quelque chose ; Et bien que lors que le sentiment, ou l’imagination est fortement agitée (comme il arriue quand le cerueau est troublé) l’esprit ne puisse pas facilement s’apliquer à conceuoir d’autres choses, nous experimentons neantmoins que lors que nostre imagination n’est pas si forte, nous ne laissons pas souuent de conceuoir quelque chose d’entierement different de ce que nous imaginons ; comme lors qu’au milieu de nos songes, nous aperceuons que nous réuons : Car alors c’est bien vn effet de nostre imagination de ce que nous réuons, mais c’est vn ouurage qui n’apartient qu’à l’entendement seul, de nous faire aperceuoir de nos réueries.

8. Icy, comme souuent ailleurs, vous faites voir seulement Camusat – Le Petit, p. 553
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que vous n’entendez pas ce que vous tâchez de reprendre : Car ie n’ay point fait abstraction du concept de la cire d’auec celuy de ses accidens, mais plutost i’ay voulu montrer, comment sa substance est manifestée par les accidens, et combien sa perception, quand elle est claire et distincte, et qu’vne exacte reflexion nous la renduë manifeste, differe de la vulgaire et confuse. Et ie ne voy pas, ô Chair, sur quel argument vous vous fondez pour asseurer auec tant de certitude que le chien discerne, et iuge de la mesme façon que nous, sinon parce que voyant qu’il est aussi composé de chair, vous vous persuadez que les mesmes choses qui sont en vous, se remontrentrencontrent aussi en luy ; pour moy qui ne reconnois dans le chien aucun Esprit, ie ne pense pas qu’il y ait rien en luy de semblable aux choses qui apartiennent à l’Esprit.

9. Ie m’étonne que vous auoüyez que toutes les choses que ie considere en la cire, prouuent bien que ie connois distinctement que ie suis, mais non pas quel ie suis, ou quelle est ma nature ; veu que l’vn ne se démontre point sans l’autre. Et ie ne voy pas ce que vous pouuez desirer de plus touchant cela, sinon qu’on vous die de quelle couleur, de quelle odeur, et de quelle saueur est l’esprit humain, ou de quel sel, soufre, et mercure il est composé : car vous voulez que comme par vne espece d’operation chymique, à l’exemple du vin, nous le passions par l’alambie, pour sçauoir ce qui entre en la composition de son essence. Ce qui certes est digne de vous, ô chair, et de tous Camusat – Le Petit, p. 554
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ceux qui ne conceuans rien que fort confusement, ne sçauent pas ce que l’on doit rechercher de chaque chose. Mais quant à moy ie n’ay iamais pensé, que pour rendre vne substance manifeste, il fut besoin d’autre chose que de découurir ses diuers attribus ; en sorte que plus nous connoissons d’atribus de quelque substance, plus parfaitement aussi nous en connoissons la nature ; et tout ainsi que nous pouuons distinguer plusieurs diuers atributs dans la cire, l’vn qu’elle est blanche, l’autre qu’elle est dure, l’autre que de dure elle deuient liquide etc. de mesme y en a-t-il autant en l’Esprit, l’vn qu’il a la vertu de connoistre la blancheur de la cire, l’autre qu’il a la vertu d’en connoistre la dureté, l’autre qu’il peut connoistre le changement de cette dureté, ou la liquefaction etc. car tel peut connoistre la dureté, qui pour cela ne connoistra pas la blancheur, comme vn aueugle né, et ainsi du reste. D’où l’on voit clairement qu’il n’y a point de chose dont on connoisse tant d’atribus que de nostre esprit, pource qu’autant qu’on en connoist dans les autres choses, on en peut autant compter dans l’esprit, de ce qu’il les connoist : et partant sa nature est plus connuë que celle d’aucune autre chose.

Enfin vous marguëz icy en passant, de ce que n’ayant rien admis en moy que l’esprit, ie parle neantmoins de la cire que ie voy, et que ie touche, ce qui toutefois ne se peut faire sans yeux ny sans mains : mais vous auez deu remarquer que i’ay expressement Camusat – Le Petit, p. 555
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auerty, qu’il ne s’agissoit pas icy de la veuë, ou du toucher, qui se font par l’entremise des organes corporels, mais de la seule pensée de voir, et de toucher, qui n’a pas besoin de ces organes, comme nous experimentons toutes les nuits dans nos songes : Et certes vous l’auez fort bien remarqué, mais vous auez seulement voulu faire voir comhiencombien d’absurditez et d’iniustes cauillations, sont capables d’inuenter ceux qui ne trauaillent pas tant à bien conceuoir vne chose, qu’à l’impugner, et contredire.

Des choses qui ont esté objectées contre la troisiéme Meditation.

1. Courage ; enfin vous aportez icy contre moy quelque raison, ce que ie n’ay point remarqué que vous ayez fait iusques icy ; Car pour prouuer que ce n’est point vne regle certaine, que les choses que nous conceuons fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes. Vous dites que quantité de grands esprits, qui semblent auoir deu connoistre plusieurs choses fort clairement et fort distinctement, ont estimé que la verité estoit cachée dans le sein de Dieu mesme, ou dans le profond des abysmes : En quoy i’auouë que c’est fort bien argumenter de l’autorité d’autruy ; Mais vous deuriez vous souuenir, ô chair, que vous parlez icy à vn Esprit qui est tellement détaché des choses corporelles qu’il ne sçait Camusat – Le Petit, p. 556
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pas mesme si iamais il y a eu aucuns hommes auant luy, et qui partant ne s’emeut pas beaucoup de leur autorité. Ce que vous alleguez en suite des Sceptiques, est vn lieu commun qui n’est pas mauuais, mais qui ne prouue rien, non plus que ce que vous dites qu’il y a des personnes qui mourroient pour la deffence de leurs fausses opinions, parce qu’on ne sçauroit prouuer qu’ils conçoiuent clairement et distinctement ce qu’ils assurent auec tant d’opiniastreté. Enfin ce que vous adjoustez, qu’il ne faut pas tant se trauailler à confirmer la verité de cette regle qu’à donner vne bonne methode pour connoistre si nous nous trompons, ou non, lors que nous pensons conceuoir clairement quelque chose, est tres-veritable ; mais aussi ie maintiens l’auoir fait exactement en son lieu, premierement en ostant tous les préjugez, puis aprés en expliquant toutes les principales idées, et enfin en distinguant les claires et distinctes de celles qui sont obscures et confuses.

2. Certes i’admire vostre raisonnement, par lequel vous voulez prouuer que toutes nos idées sont étrangeres, ou venant de dehors, et qu’il n’y en a pas vne que nous ayons formée, pource que, dites-vous, l’esprit n’a pas seulement la faculté de conceuoir les idées étrangeres, mais il a aussi celle de les assembler, diuiser, étendre, racourcir, composer etc. en plusieurs manieres : d’où vous concluez que l’idée d’vne Chimere que l’esprit fait en composant, diuisant, etc. n’est pas faite par luy, mais qu’elle vient de dehors, ou qu’elle est étrangere. Camusat – Le Petit, p. 557
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Mais vous pouriez aussi de la mesme façon prouuer que Praxiteles n’a fait aucunes statuës, dautant qu’il n’a pas eu de luy le marbre sur lequel il les peust tailler ; et l’on pouroit aussi dire que vous n’auez pas fait ces objections, pource que vous les auez composées de paroles que vous n’auez pas inuentées, mais que vous auez empruntées d’autruy. Mais certes ny la forme d’vne Chymere ne consiste pas dans les parties d’vne chevre, ou d’vn lion : ny celle de vos objections dans chacune des paroles dont vous vous estes seruy, mais seulement dans la composition et l’arangement des choses. I’admire aussi que vous souteniez que l’idée de ce qu’on nomme en general vne chose, ne puisse estre en l’esprit, si les idées d’vn animal, d’vne plante, d’vne pierre, et de tous les vniuersaux n’y sont ensemble : comme si pour connoistre que ie suis vne chose qui pense, ie deuois connoistre les animaux et les plantes, pource que ie dois connoistre ce qu’on nomme vne chose, ou bien ce que c’est en general qu’vne chose. Vous n’estes pas aussi plus veritable en tout ce que vous dites touchant la verité.

Et enfin puis que vous impugnez seulement des choses dont ie n’ay rien affirmé, vous vous armez en vain contre des fantosmes.

3. Pour refuter les raisons pour lesquelles i’ay estimé que l’on pouuoit douter de l’existence des choses materielles, vous demandez icy pourquoy donc ie marche sur la terre etc. en quoy il est éuident que vous retombez dans la premiere difficulté : Car vous Camusat – Le Petit, p. 558
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posez pour fondement ce qui est en controuerse, et qui a besoin de preuue, sçauoir est, qu’il est si certain que ie marche sur la terre, qu’on n’en peut aucunement douter. Et lors qu’aux objections que ie me suis fait, et dont i’ay donné la solution, vous voulez y adjouter cette autre, à sçauoir, pourquoy donc dans vn aueugle né il n’y a point d’idée, de la couleur, ou dans vn sourd des sons, et de la voix, vous faites bien voir que vous n’en auez aucune de consequence ; car comment sçauez-vous que dans vn aueugle né il n’y a aucune idée des couleurs ? veu que parfois nous experimentons, qu’encore bien que nous ayons les yeux fermez, il s’excite neantmoins en nous des sentimens de couleur et de lumiere ; et quoy qu’on vous accordast ce que vous dites, celuy qui nieroit l’existence des choses materielles, n’auroit-il pas aussi bonne raison de dire, qu’vn aueugle né n’a point les idées des couleurs, parce que son esprit est priué de la faculté de les former, que vous en auez de dire, qu’il n’en a point les idées, parce qu’il est priué de la veuë ? Ce que vous adjoustez des deux idées du Soleil, ne prouue rien ; mais quand vous les prenez toutes deux pour vne seule, parce qu’elles se raportent au mesme Soleil, c’est le mesme que si vous disiez que le vray et le faux ne different point, lors qu’ils se disent d’vne mesme chose ; Et lors que vous niez que l’on doiue apeler du nom d’idée, celles que nous inferons des raisons de l’Astronomie, vous restraignez le nom d’idée aux seules images dépeintes Camusat – Le Petit, p. 559
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en la fantaisie, contre ce que i’ay expressément étably.

4. Vous faites le mesme, lors que vous niez qu’on puisse auoir vne vraye idée de la substance, à cause, dites-vous, que la substance ne s’aperçoit point par l’imagination, mais par le seul entendement : Mais i’ay desia plusieurs fois protesté, ô chair, que ie ne voulois point auoir affaire auec ceux qui ne se veulent seruir que de l’imagination, et non point de l’entendement.

Mais ou vous dites que l’idée de la substance n’a point de realité qu’elle n’ait emprunté des idées des accidens, sous lesquels, ou à la façon desquels elle est conceuë, vous faites voir clairement que vous n’en auez aucune qui soit distincte, pource que la substance ne peut iamais estre conceuë à la façon des accidens, ny emprunter d’eux sa realité, mais tout au contraire les accidens sont communément conceus par les Philosophes comme des substances, sçauoir, lors qu’ils les conçoiuent comme réels : car on ne peut atribuer aux accidens aucune realité (c’est à dire aucune entité plus que modale) qui ne soit empruntée de l’idée de la substance.

Enfin là où vous dites que nous ne formons l’idée de Dieu que sur ce que nous auons apris et entendu des autres, luy atribuant à leur exemple les mesmes perfections que nous auons veu que les autres luy atribuoient : I’eusse voulu que vous eussiez aussi adjouté, d’où c’est donc ces premiers hommes, de qui Camusat – Le Petit, p. 560
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nous auons apris et entendu ces choses, ont eu cette mesme idée de Dieu ; Car s’ils l’ont euë d’eux-mesmes, pourquoy ne la pourons-nous pas aussi auoir de nous-mesmes ; que si Dieu la leur a reuelée, par consequent Dieu existe.

Et lors que vous adjoutez, que celuy qui dit vne chose infinie, donne à vne chose qu’il ne comprend pas, vn nom qu’il n’entend point non plus ; vous ne mettez point de distinction entre l’intellection conforme à la portée de nostre esprit, telle que chacun reconnoist assez en soy-mesme auoir de l’infiny, et la conception entiere et parfaite des choses, (c’est à dire qui comprenne tout ce qu’il y a d’intelligible en elles,) qui est telle que personne n’en eut iamais non seulement de l’infiny, mais mesme aussi peut-estre d’aucune autre chose qui soit au monde, pour petite qu’elle soit. Et il n’est pas vray que nous conceuions l’infiny par la negation du finy, veu qu’au contraire toute l’imitation contient en soy vne negation de l’infiny. Il n’est pas vray aussi que l’idée qui nous represente toutes les perfections que nous atribuons à Dieu n’a pas plus de realité objectiue qu’en ont les choses finies. Car vous confessez vous-mesme que toutes ces perfections sont amplifiées par nostre esprit, afin qu’elles puissent estre atribuées à Dieu ; pensez-vous donc que les choses ainsi amplifiées ne soient point plus grandes que celles qui ne le sont point ? et d’où nous peut venir cette faculté d’amplifier toutes les perfections creées, c’est à dire de conceuoir quelque chose Camusat – Le Petit, p. 561
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de plus grand et de plus parfait qu’elles ne sont, sinon de cela seul que nous auons en nous l’idée d’vne chose plus grande, à sçauoir de Dieu mesme ? Et enfin il n’est pas vray aussi que Dieu seroit peu de chose, s’il n’estoit point plus grand que nous le conceuons, car nous conceuons qu’il est infini, et il n’y a rien de plus grand que l’infini. Mais vous confondez l’intellection auec l’imagination, et vous feignez que nous imaginons Dieu comme quelque grand et puissant Geant, ainsi que feroit celuy, qui n’ayant iamais puis vn Elephant, s’imagineroit qu’il est semblable à vn Ciron d’vne grandeur et grosseur démesurée, ce que ie confesse auec vous estre fort impertinent.

5. Vous dites icy beaucoup de choses pour faire semblant de me contredire, et neantmoins vous ne dites rien contre moy, puis que vous concluez la mesme chose que moy. Mais neantmoins vous entremeslez deça et delà plusieurs choses dont ie ne demeure pas d’accord ; par exemple, que cét Axiome, il n’y a rien dans vn effet qui n’ait esté premierement dans sa cause, se doit plutost entendre de la cause materielle que de l’efficiente : car il est impossible de conceuoir que la perfection de la forme soit premierement dans la cause materielle, mais bien dans la seule cause efficiente ; et aussi que la realité formelle d’vne idée soit vne substance ; et plusieurs autres choses semblables.

6. Si vous auiez quelques raisons pour prouuer l’existence des choses materielles, sans doute que vous Camusat – Le Petit, p. 562
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les eussiez icy raportées. Mais puis que vous demandez seulement, s’il est donc vray que ie sois incertain qu’il y ait quelque autre chose que moy qui existe dans le monde, et que vous feignez qu’il n’est pas besoin de chercher des raisons d’vne chose si éuidente : et ainsi que vous vous en raportez seulement à vos anciens préjugez, vous faites voir bien plus clairement que vous n’auez aucune raison pour prouuer ce que vous assurez, que si vous n’en auiez rien dit du tout. Quant à ce que vous dites touchant les idées, cela n’a pas besoin de réponse, pource que vous restraignez le nom d’idée aux seules images dépeintes en la fantaisie, et moy ie l’étens à tout ce que nous conceuons par la pensée. Mais ie vous demande en passant par quel argument vous prouuez que rien n’agit sur soy-mesme ? Car ce n’est pas vostre coutume d’vser d’argumens, et de prouuer ce que vous dites ; Vous prouuez cela par l’exemple du doigt qui ne se peut fraper soy-mesme, et de l’œil qui ne se peut voir, si ce n’est dans vn miroir. A quoy il est aisé de répondre, que ce n’est point l’œil qui se void luy-mesme, ny le miroir ; mais bien l’esprit, lequel seul connoist, et le miroir, et l’œil, et soy-mesme. On peut mesme aussi donner d’autres exemples parmy les choses corporelles, de l’action qu’vne chose exerce sur soy, comme lors qu’vn sabot se tourne sur soy-mesme, cette conuersion n’est-elle pas vne action qu’il exerce sur soy ? Enfin il faut remarquer que ie n’ay point affirmé que les idées des choses materielles deriuoient de l’esprit, comme Camusat – Le Petit, p. 563
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vous me voulez icy faire accroire ; car i’ay montré expressément aprés, qu’elles procedoient souuent des corps, et que c’est par là que l’on prouue l’existence des choses corporelles : mais i’ay seulement fait voir en cétendroit, qu’il n’y a point en elles tant de realité, qu’à cause de cette Maxime, Qu’il n’y a rien dans vn effet qui n’ait esté dans sa cause formellement ou eminemment, on doiue conclure qu’elles n’ont pû deriuer de l’esprit seul ; ce que vous n’impugnez en aucune façon.

7. Vous ne dites rien icy que vous n’ayez desia dit auparauant, et que ie n’aye entierement refuté. Ie vous auertiray seulement icy touchant l’idée de l’infini, laquelle vous dites ne pouuoir estre vraye si ie ne comprens l’infini, et que ce que i’en connois n’est tout au plus qu’vne partie de l’infini, et mesme vne fort petite partie, qui ne represente pas mieux l’infini que le pourtrait d’vn simple cheueu represente vn homme tout entier. Ie vous auertiray dis-je, qu’il repugne que ie comprenne quelque chose, et que ce que ie comprens soit infini : car pour auoir vne idée vraye de l’infini il ne doit en aucune façon estre compris, dautant que l’incomprehensibilité mesme est contenuë dans la raison formelle de l’infini ; et neantmoins c’est vne chose manifeste que l’idée que nous auons de l’infini, ne represente pas seulement vne de ses parties, mais l’infini tout entier, selon qu’il doit estre representé par vne idée humaine, quoy qu’il soit certain que Dieu, ou quelque autre nature intelligente en puisse auoir vne autre Camusat – Le Petit, p. 564
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beaucoup plus parfaite, c’est à dire, beaucoup plus exacte et plus distincte que celle que les hommes en ont ; en mesme façon que nous disons que celuy qui n’est pas versé dans la Geometrie ne laisse pas d’auoir l’idée de tout le triangle, lors qu’il le conçoit comme vne figure composée de trois lignes, quoy que les Geometres puissent connoistre plusieurs autres proprietez du triangle, et remarquer quantité de choses dans son idée, que celuy-là n’y obserue pas. Car comme il sufit de conceuoir vne figure composée de trois lignes pour auoir l’idée de tout le triangle, de mesme aussi il sufit de conceuoir vne chose qui n’est renfermée d’aucunes limites, pour auoir vne vraye et entiere idée de tout l’infini.

8. Vous tombez icy dans la mesme erreur, lors que vous niez que nous puissions auoir vne vraye idée de Dieu : Car encore que nous ne connoissions pas toutes les choses qui sont en Dieu, neantmoins tout ce que nous connoissons estre en luy est entierement veritable. Quant à ce que vous dites Que le pain n’est pas plus parfait que celuy qui le desire ; et que de ce que ie conçoy que quelque chose est actuellement contenuë dans vne idée, il ne s’ensuit pas qu’elle soit actuellement dans la chose dont elle est l’idée ; et aussi que ie donne iugement de ce que i’ignore, et autres choses semblables, tout cela dis-je, nous montre seulement que vous voulez temerairement impugner plusieurs choses dont vous ne comprenez pas le sens ; Car de ce que quelqu’vn desire du pain, on n’infere pas que le pain soit plus parfait Camusat – Le Petit, p. 565
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que luy, mais seulement que celuy qui a besoin de pain est moins parfait que lors qu’il n’en a pas besoin. Et de ce que quelque chose est contenuë dans vne idée, ie ne conclus pas que cette chose existe actuellement, sinon lors qu’on ne peut assigner aucune autre cause de cette idée, que cette chose mesme qu’elle represente actuellement existante. Ce que i’ay demontré ne se pouuoir dire de plusieurs mondes, ny d’aucune autre chose que ce soit, excepté de Dieu seul. Et ie ne iuge point non plus de ce que i’ignore, car i’ay aporté les raisons du iugement que ie faisois, qui sont telles que vous n’auez encore peu iusques icy en réfuter la moindre.

9. Lors que vous niez que nous ayons besoin du concours, et de l’influence continuelle de la cause premiere pour estre conseruez, vous niez vne chose que tous les Metaphysiciens affirment comme tres-manifeste, mais à laquelle les personnes peu lettrées ne pensent pas souuent, parce qu’elles portent seulement leurs pensées sur ces causes qu’on apelle en l’école secundum fieri, c’est à dire de qui les effects dependent quant à leur production ; et non pas sur celles qu’ils apellent secundum esse, c’est à dire de qui les effects dependent quant à leur subsistance et continuation dans l’estre. Ainsi l’Architecte est la cause de la maison, et le pere la cause de son fils, quant à la production seulement, c’est pourquoy l’ouurage estant vne foit acheué, il peut subsister et demeurer sans cette cause ; Mais le Soleil est la cause de la lumiere qui Camusat – Le Petit, p. 566
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procede de luy, et Dieu est la cause de toutes les choses créées, non seulement en ce qui dépend de leur production, mais mesme en ce qui concerne leur conseruation, ou leur durée dans l’estre ; C’est pourquoy il doit tousiours agir sur son effect d’vne mesme façon, pour le conseruer dans le premier estre qu’il luy a donné. Et cela se demontre fort clairement par ce que i’ay expliqué de l’independance des parties du temps ; ce que vous tâchez en vain d’éluder, en proposant la necessité de la suite qui est entre les parties du temps consideré dans l’abstret, de laquelle il n’est pas icy question, mais seulement du temps, ou de la durée de la chose mesme, de qui vous ne pouuez pas nier que tous les momens ne puissent estre separez de ceux qui les suiuent immediatement, c’est à dire qu’elle ne puisse cesser d’estre dans chaque moment de sa durée. Et lors que vous dites qu’il y a en nous assez de vertu pour nous faire perseuerer au cas que quelque cause corruptiue ne suruienne. Vous ne prenez pas garde que vous atribuez à la creature la perfection du createur, en ce qu’elle perseuere dans l’estre independemment d’autruy ; et en mesme temps que vous atribuez au Createur l’imperfection de la creature, en ce que si iamais il vouloit que nous cessassions d’estre, il faudroit qu’il eust le neant pour le terme d’vne action positiue. Ce que vous dites aprés cela touchant le progrez à l’infini, à sçauoir, qu’il n’y a point de repugnance qu’il y ait vn tel progrez, vous le desauoüez incontinent aprés ; Car vous confessez vous-mesme, Camusat – Le Petit, p. 567
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qu’il est impossible qu’il y en puisse auoir dans ces sortes de causes qui sont tellement connexes et subordonnées entr’elles, que l’inferieur ne peut agir si le superieur ne luy donne le branle
 : Or il ne s’agit icy que de ces sortes de causes, à sçauoir, de celles qui donnent, et conseruent l’estre à leurs effects, et non pas de celles de qui les effects ne dependent qu’au moment de leur production, comme sont les parens ; et partant l’autorité d’AristoteAristote ne m’est point icy contraire, non plus que ce que vous dites de la Pandore ; car vous auoüez vous-mesme que ie puis tellement accroistre et augmenter toutes les perfections que ie reconnois estre dans l’homme, qu’il me sera facile de reconnoistre qu’elles sont telles, qu’elles ne sçauroient conuenir à la nature humaine ; ce qui me sufit entierement pour démontrer l’existence de Dieu. Car ie soutiens que cette vertu-là d’augmenter et d’accroistre les perfections humaines iusqu’à tel poinct, qu’elles ne soient plus humaines, mais infiniment releuées au dessus de l’estat et condition des hommes, ne pouroit estre en nous si nous n’auions vn Dieu pour auteur de nostre estre. Mais à n’en point mentir, ie m’étonne fort peu, de ce qu’il ne vous semble pas que i’aye démontré cela assez clairement : car ie n’ay point veu iusques icy que vous ayez bien compris aucune de mes raisons.

10. Lors que vous reprenez ce que i’ay dit, à sçauoir, qu’on ne peut rien adjouter ny diminuer de l’idée de Dieu, il semble que vous n’ayez pas pris garde à ce que disent communement les Philosophes, que les essences des Camusat – Le Petit, p. 568
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choses sont indiuisible ; Car l’idée represente l’essence de la chose, à laquelle si on adjoute ou diminuë quoy que ce soit, elle deuient aussi-tost l’idée d’vne autre chose ; Ainsi s’est-on figuré autrefois l’idée d’vne Pandore : Ainsi ont esté faites toutes les idées des faux Dieux par ceux qui ne conceuoient pas comme il faut celle du vray Dieu. Mais depuis qu’on a vne fois conceu l’idée du vray Dieu, encore que l’on puisse découurir en luy de nouuelles perfections qu’on n’auoit pas encore aperceuës, son idée n’est point pourtant accreuë ou augmentée, mais elle est seulement renduë plus distincte et plus expresse ; dautant qu’elles ont deu estre toutes contenuës dans cette mesme idée que l’on auoit auparauant, puis qu’on supose qu’elle estoit vraye ; de la mesme façon que l’idée du triangle n’est point augmentée lors qu’on vient à remarquer en luy plusieurs proprietez, qu’on auoit auparauant ignorées. Car ne pensez pas que l’idée que nous auons de Dieu, se forme successiuement de l’augmentation des perfections des creatures ; elle se forme toute entiere, et toute à la fois, de ce que nous conceuons par nostre esprit l’estre infini, incapable de toute sorte d’augmentation. Et lors que vous demandez comment ie prouue que l’idée de Dieu est en nous comme la marque de l’ouurier emprainte sur son ouurage ? quelle est la maniere de cette impression ? et quelle, la forme de cette marque ? C’est de mesme que si reconnoissant dans quelque tableau tant d’art, que ie iugeasse n’estre pas possible qu’vn tel ouurage fust sorty Camusat – Le Petit, p. 569
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d’autre main que de celle d’Apelles, et que ie vinse à dire que cét artifice inimitable est comme vne certaine marque qu’Apelles a imprimée en tous ses ouurages pour les faire distinguer d’auec les autres : vous me demanderiezdemandiez quelle est la forme de cette marque, ou quelle est la maniere de cette impression ? Certes il semble que vous seriez alors plus digne de risée que de réponse. Et lors que vous poursuiuez, si cette marque n’est point differente de l’ouurage, vous estes donc vous-mesme vne idée, vous n’estes rien autre chose qu’vne maniere de penser, vous estes et la marque emprainte, et le sujet de l’impression ? Cela n’est-il pas aussi subtil, que si moy ayant dit que cét artifice par lequel les tableaux d’Apelles sont distinguez d’auec les autres, n’est point different des tableaux mesmes, vous obiectiez que ces tableaux ne sont donc rien autre chose qu’vn artifice, qu’ils ne sont composez d’aucune matiere, et qu’ils ne sont qu’vne maniere de peindre etc.

Et lors que pour nier que nous auons esté faits à l’image et semblance de Dieu, vous dites que Dieu a donc la forme d’vn homme, et qu’en suite vous raportez toutes les choses en quoy la nature humaine est differente de la diuine, estes-vous en cela plus subtil, que si pour nier que quelques tableaux d’Apelles ont esté faits à la semblance d’Alexandre, vous disiez qu’Alexandre ressemble donc à vn tableau, et neantmoins que les tableaux sont composez de bois et de couleurs, et non pas de chair comme Alexandre. Car il Camusat – Le Petit, p. 570
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n’est pas de l’essence d’vne image, d’estre en tout semblable à la chose dont elle est l’image, mais il sufit qu’elle luy ressemble en quelque chose. Et il est tres-éuident, que cette vertu admirable et tres-parfaite de penser que nous conceuons estre en Dieu, est representée par celle qui est en nous, quoy que beaucoup moins parfaite. Et lors que vous aimez mieux comparer la creation de Dieu auec l’operation d’vn Architecte, qu’auec la generation d’vn pere, vous le faites sans aucune raison. Car encore que ces trois manieres d’agir soient totalement differentes, l’éloignement pourtant n’est pas si grand de la production naturelle à la diuine, que de l’artificielle à la mesme production diuine. Mais ny vous ne trouuerez point que i’aye dit, qu’il y a autant de raport entre Dieu et nous, qu’il y en a entre vn pere et ses enfans ; ny il n’est pas vray aussi qu’il n’y a iamais aucun raport entre l’ouurier et son ouurage ; comme il paroist lors qu’vn Peintre fait vn tableau qui luy ressemble.

Mais auec combien peu de fidelité raportez-vous mes paroles, lors que vous feignez que i’ay dit que ie conçoy cette ressemblance que i’ay auec Dieu, en ce que ie connois que ie suis vne chose incomplette et dependante, veu qu’au contraire ie n’ay dit cela que pour montrer la difference qui est entre Dieu et nous, de peur qu’on ne creust que ie voulusse égaler les hommes à Dieu, et la Creature au Createur. Car en ce lieu-là mesme i’ay dit que ie ne conceuois pas seulement que i’estois Camusat – Le Petit, p. 571
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en cela beaucoup inferieur à Dieu, et que i’aspirois cependant à de plus grandes choses que ie n’auois, mais aussi que ces plus grandes choses ausquelles i’aspirois se rencontroient en Dieu actuellement, et d’vne maniere infinie ausquelles neantmoins ie trouuois en moy quelque chose de semblable, puis que i’osois en quelque sorte y aspirer.

Enfin lors que vous dites qu’il y a lieu de s’étonner pourquoy le reste des hommes n’a pas les mesmes pensées de Dieu que celles que i’ay, puis qu’il a empraint en eux son idée aussi bien qu’en moy. C’est de mesme que si vous vous étonniez de ce que tout le monde ayant la notion du triangle, chacun pourtant n’y remarque pas également autant de proprietez, et qu’il y en a mesme peut-estre quelques-vns qui luy atribuent faussement plusieurs choses.

Des choses qui ont esté objectées contre la quatriéme Meditation.

1. I’ay desia assez expliqué quelle est l’idée que nous auons du neant, et comment nous participons du non estre, en nommant cette idée negatiue, et disant que cela ne veut rien dire autre chose sinon que nous ne sommes pas le souuerain estre, et qu’il nous manque plusieurs choses. Mais vous cherchez par tout des difficultez où il n’y en a point. Et lors que vous dites, qu’entre les ouurages de Dieu, i’en voy Camusat – Le Petit, p. 572
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quelques-vns qui ne sont pas entierement acheuez
, vous controuuez vne chose que ie n’ay escrite nulle part, et que ie ne pensay iamais ; mais bien seulement ay-je dit, que si certaines choses estoient considerées, non pas comme faisant partie de tout cét Vniuers, mais comme de tous détachez ; et des choses singulieres, pour lors elles pouroient sembler imparfaites. Tout ce que vous dites en suite pour la cause finale doit estre raporté à la cause efficiente ; Ainsi de cét vsage admirable de chaque partie dans les plantes, et dans les animaux, etc. il est iuste d’admirer la main de Dieu qui les a faites, et de connoistre et glorifier l’ouurier par l’inspection de ses ouurages ; mais non pas de deuiner pour quelle fin il a creé toutes choses. Et quoy qu’en matiere de morale, où il est souuent permis d’vser de conjectures, il soit quelquefois pieux et vtile de considerer la fin que Dieu s’est proposée pour la conduite de l’Vniuers, certes dans la Physique où toutes choses doiuent estre apuyées de solides raisons, c’est vne chose tout à fait ridicule. Et on ne peut pas feindre qu’il y ait des fins plus aisées à découurir les vnes que les autres, car elles sont toutes également cachées dans l’abysme imperscrutable de sa sagesse. Et vous ne deuez pas aussi feindre, qu’il n’y a point d’homme qui puisse comprendre les autres causes : car il n’y en a pas vne qui ne soit beaucoup plus aisée à connoistre que celle de la fin que Dieu s’est proposée en la creation de l’vniuers ; Et mesme celles que vous aportez pour seruir Camusat – Le Petit, p. 573
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d’exemple de la difficulté qu’il y a de les connoistre, sont si notoires, qu’il y a peu de personnes qui ne se persuadent les bien entendre. Enfin puisque vous me demandez si ingenuëment, quelles idées i’estime que mon Esprit auroit euës de Dieu, et de luy-mesme, si du moment qu’il a esté infus dedans le corps, il y fust demeuré iusqu’à cette heure les yeux fermez, les oreilles bouchées, et sans aucun vsage des autres sens : Ie vous répons aussi ingenuëment et sincerement, que (pourueu que nous suposions qu’il n’eust esté ny empesché ny aidé par le corps à penser et mediter) ie ne doute point qu’il n’auroit eu les mesmes idées qu’il en a maintenant, sinon qu’il les auroit euës beaucoup plus claires, et plus pures : Car les sens l’empeschent en beaucoup de rencontres, et ne luy aident en rien pour les conceuoir. Et de fait il n’y a rien qui empesche tous les hommes de reconnoistre qu’ils ont en eux également toutes ces mesmes et pareilles idées, que parce qu’ils sont pour l’ordinaire trop occupez à la consideration des choses corporelles.

2. Vous prenez par tout icy mal à propos, estre sujet à l’erreur, pour vne imperfection positiue, quoy que neantmoins ce soit seulement (principalement au respect de Dieu) vne negation d’vne plus grande perfection dans les creatures. Et la comparaison des citoyens d’vne Republique ne quadre pas auec les parties de l’vniuers : car la malice des citoyens, en tant que raportée à la Republique, est quelque chose de positif ; mais il n’en est pas de mesme de ce que Camusat – Le Petit, p. 574
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l’homme est sujet à l’erreur, c’est à dire de ce qu’i n’a pas toutes sortes de perfections, eu égard au bien de l’vniuers. Mais la comparaison peut estre mieux établie, entre celuy qui voudroit que le corps humain fust tout couuert d’yeux, afin qu’il en parust plus beau, dautant qu’il n’y a point en luy de partie plus belle que l’œil ; et celuy qui pense qu’il ne deuroit point y auoir de creatures au monde qui ne fussent exemptes d’erreur, c’est à dire qui ne fussent entierement parfaites. De plus ce que vous suposez en suite n’est nullement veritable, à sçauoir, que Dieu nous destine à des œuures mauuaises, et qu’il nous donne des imperfections, et autres choses semblables. Comme aussi il n’est pas vray que Dieu ait donné à l’homme vne faculté de iuger incertaine, confuse, et insufisante pour les choses qu’il a soumises à son iugement.

3. Voulez-vous que ie vous die en peu de paroles à quoy la volonté se peut étendre, que l’entendement ne connoist point ? c’est en vn mot à toutes les choses où il arriue que nous errions. Ainsi quand vous iugez que l’Esprit est vn corps subtil et delié, vous pouuez bien à la verité conceuoir qu’il est vn Esprit, c’est à dire vne chose qui pense ; et aussi qu’vn corps delié est vne chose étenduë : mais que la chose qui pense, et celle qui est étenduë, ne soient qu’vne mesme chose, certainement vous ne le conceuez point ; mais seulement vous le voulez croire, parce vous l’auez desia creu auparauant, et que vous ne vous départez pas facilement de vos opinions, ny ne quittez Camusat – Le Petit, p. 575
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pas volontiers vos préjugez. Ainsi lors que vous iugez qu’vne pomme, qui de hazard est empoisonnée, sera bonne pour vostre aliment, vous conceuez à la verité fort bien que son odeur, sa couleur, et mesme son goust sont agreables, mais vous ne conceuez pas pour cela que cette pomme vous doiue estre vtitilevtile si vous en faites vostre aliment ; mais parce que vous le voulez ainsi, vous en iugez de la sorte. Et ainsi i’auouë bien que nous ne voulons rien, dont nous ne conceuions quelque chose en quelque façon que ce soit ; mais ie nie que nostre entendre, et nostre vouloir, soient d’égale étenduë ; car il est certain que nous pouuons auoir plusieurs volontez d’vne mesme chose, et cependant que nous n’en pouuons connoistre que fort peu. Et lors que nous ne iugeons pas bien, nous ne voulons pas pour cela mal, mais peut-estre quelque chose de mauuais : Et mesme on peut dire que nous ne conceuons rien de mal, mais seulement nous sommes dits mal conceuoir, lors que nous croyons conceuoir quelque chose de plus qu’en effect nous ne conceuons.

Quoy que ce que vous niez en suite touchant l’indifference de la volonté soit de soy tres-manifeste, ie ne veux pourtant pas entreprendre de vous le prouuer : car cela est tel que chacun le doit plutost ressentir, et experimenter en soy-mesme, que se le persuader par raison ; Et certes ce n’est pas merueille si dans le personnage que vous joüez, et veu la naturelle disproportion qui est entre la chair et l’Esprit, Camusat – Le Petit, p. 576
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il semble que vous ne preniez pas garde, et ne remarquiez pas la maniere auec laquelle l’Esprit agit au dedans de soy. Ne soyez donc pas libre si bon vous semble, pour moy ie joüiray de ma liberté, puis que non seulement ie la ressens en moy-mesme, mais que ie voy aussi qu’ayant dessein de la combatre, au lieu de luy oposer de bonnes et solides raisons, vous vous contentez simplement de la nier : Et peut-estre que ie trouueray plus de creance en l’esprit des autres, en asseurant ce que i’ay experimenté, et dont chacun peut aussi faire épreuue en soy-mesme, que non pas vous, qui niez vne chose pour cela seul que vous ne l’auez peut-estre iamais experimentée. Et neantmoins il est aisé de iuger parpar vos propres paroles, que vous l’auez quelquefois éprouuée ; car ou vous niez que nous puissions nous empescher de tomber dans l’erreur, parce que vous ne voulez pas que la volonté se porte à aucune chose qu’elle n’y soit determinée par l’entendement, là mesme vous demeurez d’accord que nous pouuons faire en sorte de n’y pas perseuerer, ce qui ne se peut aucunement faire, sans cette liberté que la volonté a de se porter d’vne part, ou d’autre, sans attendre la determination de l’entendement, laquelle neantmoins vous ne vouliez pas reconnoistre. Car si l’entendement a vne fois determiné la volonté à faire vn faux iugement, ie vous demande, lors qu’elle commence la premiere fois à vouloir prendre garde de ne pas perseuerer dans l’erreur, qui est-ce Camusat – Le Petit, p. 577
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qui la determine à cela ? si c’est elle-mesme, donc elle se peut porter vers des choses ausquelles l’entendement ne la pousse point, et neantmoins c’estoit ce que vous niyez tantost, et c’est aussi en quoy consiste tout nostre different : Que si elle est determinée par l’entendement ; Donc ce n’est pas elle qui se tient sur ses gardes, mais seulement il arriue que comme elle se portoit auparauant vers le faux, qui luy estoit par luy proposé, de mesme par hazard elle se porte maintenant vers le vray, parce que l’entendement le luy propose. Mais de plus ie voudrois sçauoir qu’elle est la nature faux que vous conceuez, et comment vous pensez qu’il peut estre l’objet de l’entendement ? car pour moy qui par le faux n’entens autre chose que la priuation du vray, ie trouue qu’il y a vne entiere repugnance que l’entendement aprehende le faux sous la forme où l’aparence du vray ; ce qui toutesfois seroit necessaire, s’il determinoit iamais la volonté à embrasser la fausseté.

4. Pour ce qui regarde le fruit de ces Meditations, i’ay ce me semble assez auerty dans la Preface, laquelle i’estime que vous auez leuë, qu’il ne sera pas grand pour ceux qui ne se mettans pas en peine de comprendre l’ordre et la liaison de mes raisons, tâcheront seulement de chercher à toutes rencontres des occasions de dispute. Et quant à la methode par laquelle nous puissions discerner les choses que nous conceuons en effet clairement, de celles que nous nous persuadons seulement de conceuoir auec clarté Camusat – Le Petit, p. 578
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et distinction, encore que ie pense l’auoir assez exactement enseignée, comme i’ay desia dit, ie n’oserois pas neantmoins me promettre que ceux-là la puissent aisement comprendre, qui trauaillent si peu à se dépouiller de leurs préjugez, qu’ils se plaignent que i’ay esté trop long, et trop exact, à montrer le moyen de s’en defaire.

Des choses qui ont esté objectées contre la >cinquiéme Meditation.

1. Dautant qu’aprés auoir icy raporté quelques vnes de mes paroles, vous adjoutez que c’est tout ce que i’ay dit touchant la question proposée, ie suis obligé d’auertir le lecteur que vous n’auez pas assez pris garde à la suite et liaison de ce que i’ay escrit ; car ie croy qu’elle est telle, que pour la preuue de chaque question, toutes les choses qui la precedent y contribuent, et vne grande partie de celles qui la suiuent : en sorte que vous ne sçauriez fidelement raporter tout ce que i’ay dit de quelque question, si vous ne raportez en mesme temps tout ce que i’ay escrit des autres. Quant à ce que vous dites, que cela vous semble dur de voir établir quelque chose d’immuable et d’eternel autre que Dieu, vous auriez raison s’il estoit question d’vne chose existante, ou bien seulement si i’établissois quelque chose de tellement immuable, que son immutabilité mesme ne dependist Camusat – Le Petit, p. 579
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pas de Dieu. Mais tout ainsi que les Poëtes feignent que les destinées ont bien à la verité esté faites et ordonnées par Iupiter, mais que depuis qu’elles ont vne fois esté par luy establies, il s’est luy-mesme obligé de les garder ; de mesme ie ne pense pas à la verité que les essences des choses, et ces veritez Mathematiques que l’on en peut connoistre, soient independantes de Dieu ; mais neantmoins ie pense que parce que Dieu l’a ainsi voulu, et qu’il en a ainsi disposé, elles sont immuables et eternelles ; Or que cela vous semble dur, ou non, il m’importe fort peu ; pour moy il me sufit que cela soit veritable.

Ce que vous alleguez en suite contre les vniuersaux des Dialecticiens ne me touche point, puis que ie les conçoy tout d’vne autre façon qu’eux. Mais pour ce qui regarde les essences que nous connoissons clairement et distinctement, telle qu’est celle du triangle, ou de quelque autre figure de Geometrie, ie vous feray aisement auoüer que les idées de celles qui sont en nous, n’ont point esté tirées des idées des choses singulieres ; Car ce qui vous meut icy à dire qu’elles sont fausses, n’est que parce qu’elles ne s’accordent pas auec l’opinion que vous auez conceuë de la nature des choses. Et mesme vn peu aprés vous dites que l’objet des pures Mathematiques, comme le point, la ligne, la superficie, et les indiuisibles qui en sont composez ne peuuent auoir aucune existance hors de l’entendement ; D’où il suit necessairement Camusat – Le Petit, p. 580
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qu’il n’y a iamais eu aucun triangle dans le monde, ny rien de tout ce que nous conceuons apartenir à la nature du triangle, ou à celle de quelque autre figure de Geometrie, et partant que ces essences n’ont point esté tirées d’aucunes choses existantes. Mais dites-vous, elles sont fausses : ouy selon vostre opinion ; parce que vous suposez la nature des choses estre telle, qu’elles ne peuuent pas luy estre conformes. Mais si vous ne soutenez aussi que toute la Geometrie est fausse, vous ne sçauriez nier qu’on n’en démontre plusieurs veritez, qui ne changeant iamais, et estant tousiours les mesmes, ce n’est pas sans raison qu’on les apelle immuables, et eternelles.

Mais de ce qu’elles ne sont peut-estre pas conformes à l’opinion que vous auez de la nature des choses, ny mesme aussi à celle que Democrite, et Epicure ont bastie et composée d’atômes, cela n’est à leur égard qu’vne denomination exterieure, qui ne cause en elles aucun changement ; et toutesfois on ne peut pas douter qu’elles ne soient conformes à cette veritable nature des choses qui a esté faite et construite par le vray Dieu : Non qu’il y ait dans le monde des substances qui ayent de la longueur sans largeur, ou de la largeur sans profondeur ; mais parce que les figures Geometriques ne sont pas considerées comme des substances, mais seulement comme des termes sous lesquels la substance est contenuë. Cependant ie ne demeure pas d’accord que les idées Camusat – Le Petit, p. 581
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de ces figures nous soient iamais tombées sous les sens, comme chacun se le persuade ordinairement : car encore qu’il n’y ait point de doute qu’il y en puisse auoir dans le monde de telles que les Geometres les considerent, ie nie pourtant qu’il y en ait aucunes autour de nous, sinon peut-estre de si petites, qu’elles ne font aucune impression sur nos sens : car elles sont pour l’ordinaire composées de lignes droites, et ie ne pense pas que iamais aucune partie d’vne ligne ait touché nos sens, qui fust veritablement droite ; Aussi quand nous venons à regarder au trauers d’vne lunette, celles qui nous auoient semblé les plus droites, nous les voyons toutes irregulieres, et courbées de toutes parts comme des ondes. Et partant lors que nous auons la premiere fois aperceu en nostre enfance vne figure triangulaire tracée sur le papier, cette figure n’a peu nous aprendre comme il faloit conceuoir le triangle Geometrique, parce qu’elle ne le representoit pas mieux, qu’vn mauuais crayon vne image parfaite. Mais dautant que l’idée veritable du triangle estoit desia en nous, et que nostre esprit la pouuoit plus aisement conceuoir, que la figure moins simple, ou plus composée d’vn triangle peint, de là vient qu’ayant veu cette figure composée, nous ne l’auons pas conceuë elle-mesme, mais plutost le veritable triangle. Tout ainsi que quand nous jettons les yeux sur vne carte, où il y a quelque traits qui sont tracez, et arrangez de telle sorte, qu’ils represente la face d’vn homme, Camusat – Le Petit, p. 582
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alors cette veuë n’excite pas tant en nous l’idée de ces mesmes traits, que celle d’vn homme : ce qui n’arriueroit pas ainsi, si la face d’vn homme ne nous estoit connuë d’ailleurs, et si nous n’estions plus accoutumez à penser à elle, que non pas à ces traits ; lesquels assez souuent mesme nous ne sçaurions distinguer les vns des autres, quand nous en sommes vn peu éloignez : Ainsi certes, nous ne pourions iamais connoistre le triangle Geometrique par celuy que nous voyons tracé sur le papier, si nostre esprit d’ailleurs n’en auoit eu l’idée.

2. Ie ne voy pas icy de quel genre de choses vous voulez que l’existence soit, ny pourquoy elle ne peut pas aussi bien estre dite vne proprieté, comme la toute puissance, prenant le nom de proprieté pour toute forte d’atribut, ou pour tout ce qui peut estre atribué à vne chose, selon qu’en effet il doit icy estre pris. Mais bien dauantage l’existence necessaire est vrayment en Dieu vne proprieté prise dans le sens le moins étendu, parce qu’elle conuient à luy seul, et qu’il n’y a qu’en luy qu’elle fasse partie de l’essence. C’est pourquoy aussi l’existence du triangle ne doit pas estre comparée auec l’existence de Dieu, parce qu’elle a manifestement en Dieu vne autre relation à l’essence, qu’elle n’a pas dans le triangle. Et ie ne commets pas plutost en cecy la faute que les Logiciens nomme vne petition de principe, lors que ie mets l’existence entre les choses qui apartiennent à l’essence de Dieu, que lors qu’entre les proprietez Camusat – Le Petit, p. 583
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du triangle ie mets l’egalité de la grandeur de ses trois angles auec deux droits. Il n’est pas vray aussi que l’essence et l’existence en Dieu, aussi bien que dans le triangle, peuuent estre conceuës l’vne sans l’autre ; parce que Dieu est son estre, et non pas le triangle. Et toutesfois ie ne nie pas que l’existence possible ne soit vne perfection dans l’idée du triangle, comme l’existence necessaire est vne perfection dans l’idée de Dieu ; car cela la rend plus parfaite que ne sont les idées de toutes ces Chymeres, dont on supose qu’il n’y a aucune existence. Et partant vous n’auez en rien diminué la force de mon argument, et vous demeurez tousiours abusé par ce sophisme, que vous dites auoir esté si facile à resoudre. Quant à ce que vous adjoutez en suite, i’y ay desia assez suffisamment répondu ; Et vous vous trompez grandement, lors que vous dites qu’on ne démontre pas l’existence de Dieu, comme on démontre que tout triangle rectiligne a ses trois angles égaux à deux droits : car la raison est pareille en tous les deux ; horsmis que la démonstration qui prouue l’existence en Dieu, est beaucoup plus simple, et plus éuidente que l’autre. Enfin ie passe sous silence le reste de ce que vous poursuiuez ; parce que lors que vous dites que ie n’explique pas assez les choses, et que mes preuues ne sont pas conuaincantes, ie pense qu’à meilleur titre on pouroit dire le mesme de vous, et des vostres.

3. Contre tout ce que vous raportez icy de Diagore, de Theodore, de Pythagore, et de plusieurs Camusat – Le Petit, p. 584
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autres, ie vous oppose les Sceptiques, qui reuoquoient en doute les démonstrations mesme de Geometrie, et ie soutiens qu’ils ne l’eussent pas fait, s’ils eussent eu vne connoissance certaine de la verité d’vn Dieu. Et mesme de ce qu’vne chose paroist vraye à plus de personnes, cela ne preuue pas que cette chose soit plus notoire et plus manifeste qu’vne autre ; mais bien de ce que ceux qui ont vne connoissance suffisante de l’vne et de l’autre, reconnoissent que l’vne est premierement connuë, plus éuidente, et plus assurée que l’autre.

Des choses qui ont esté objectées contre la sixiéme Meditation.

1. I’ay desia cy-deuant refuté ce que vous niez icy, à sçauoir, que les choses materielles entant qu’elles sont l’objet des Mathematiques pures puissent auoir aucune existence. Pour ce qui est de l’intellection d’vn Chiliogone, il n’est nullement vray qu’elle soit confuse : car on en peut tres-clairement et tres-distinctement démontrer plusieurs choses ; ce qui ne se pouroit aucunement faire, si on ne le connoissoit que confusément, ou, comme vous dites, si on n’en connoissoit que le nom : Mais il est tres-certain que nous le conceuons tres-clairement tout entier et tout à la fois, quoy que nous ne le puissions pas ainsi clairement imaginer : D’où il est éuident Camusat – Le Petit, p. 585
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que les facultez d’entendre et d’imaginer ne different pas seulement selon le plus et le moins, mais comme deux manieres d’agir tout à fait differentes. Car dans l’intellection l’esprit ne se sert que de soy-mesme, au lieu que dans l’imagination il contemple quelque forme corporelle. Et encore que les figures Geometriques soient tout à fait corporelles, neantmoins il ne se faut pas persuader que ces idées qui seruent à nous les faire conceuoir, soient aussi corporelles, quand elles ne tombent point sous l’imagination. Et enfin cela ne peut estre digne que de vous, ô chair, de penser que les idées de Dieu, de l’Ange, et de l’ame de l’homme soient corporelles, ou quasi corporelles, ayant esté tirées de la forme du corps humain, et de quelques autres choses fort simples, fort legeres, et fort imperceptibles. Car quiconque se represente Dieu de la sorte, ou mesme l’esprit humain, tâche d’imaginer vne chose qui n’est point du tout imaginable, et ne se figure autre chose qu’vne idée corporelle, à qui il atribuë faussement le nom de Dieu, ou d’Esprit ; Car dans la vraye idée de l’Esprit, il n’y a rien de contenu que la seule pensée auec tous ses atributs, entre lesquels il n’y en a aucun qui soit corporel.

2. Vous faites voir icy clairement que vous vous apuyez seulement sur vos préjugez sans iamais vous en défaire, puisque vous ne voulez pas que nous ayons le moindre soupçon de fausseté, pour les choses où iamais nous n’en n’auons remarqué aucune ; Camusat – Le Petit, p. 586
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Et c’est pour cela que vous dites que lors que nous regardons de prés, et que nous touchons quasi de la main vne tour, nous sommes assurez qu’elle est quarrée, si elle nous paroist telle ; et que lors que nous sommes en effet éueillez, nous ne pouuons pas estre en doute si nous veillons, ou si nous resuons ; et autres choses semblables ; car vous n’auez aucune raison de croire que vous ayez iamais assez soigneusement examiné et obserué toutes les choses en quoy il peut arriuer que vous erriez ; Et peut-estre ne seroit-il pas mal aisé de montrer, que vous trompez quelquefois en des choses que vous admettez ainsi pour vrayes, et assurées. Mais lors que vous en reuenez là, de dire qu’au moins on ne peut pas douter que les choses ne nous paroissent comme elles font, vous en reuenez à ce que i’ay dit : car cela mesme est en termes exprés dans ma seconde Meditation ; Mais icy il estoit question de la verité des choses qui sont hors de nous, sur quoy ie ne voy pas que vous ayez du tout rien dit de veritable.

3. Ie ne m’areste pas icy sur des choses que vous auez tant de fois rebatuës, et que vous repetez encore en cét endroit si vainement ; Par exemple, qu’il y a beaucoup de choses que i’ay auancées sans preuue, lesquelles ie maintiens neantmoins auoir tres-éuidemment démontrées ; Comme aussi que i’ay seulement voulu parler du corps grossier et palpable, lors que i’ay exclus le corps de mon essence : quoy que neantmoins mon dessein ait esté d’en exclure toute sorte de corps, pour petit et subtil qu’il puisse Camusat – Le Petit, p. 587
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estre ; et autres choses semblables : car qui a-t-il à répondre à tant de paroles dites et auancées sans aucun raisonnable fondement, sinon que de les nier tout simplement ? Ie diray neantmoins en passant que ie voudrois bien sçauoir sur quoy vous vous fondez pour dire que i’ay plutost parlé du corps massif et grossier, que du corps subtil et delié ? C’est, dites-vous, parce que i’ay dit, que i’ay vn corps auquel ie suis conjoint, et aussi, qu’il est certain que moy, c’est à dire mon ame est distincte de mon corps, où ie confesse que ie ne voy pas, pourquoy ces paroles ne pouroient pas aussi bien estre raportées au corps subtil et imperceptible, qu’à celuy qui est plus grossier et palpable ; et ie ne croy pas que cette pensée puisse tomber en l’esprit d’vn autre que de vous. Au reste i’ay fait voir clairement dans la seconde Meditation, que l’esprit pouuoit-estre conceu comme vne substance existante, auparauant mesme que nous sçachions s’il y a au monde aucun vent, aucun feu, aucune vapeur, aucun air, ny aucun autre corps que ce soit, pour subtil et delié qu’il puisse estre ; Mais de sçauoir si en effet il estoit different de toute sorte de corps, i’ay dit en cét endroit que ce n’estoit pas là le lieu d’en traiter : ce qu’ayant reserué pour cette sixiéme Meditation, c’est-là aussi où i’en ay amplement traité, et où i’ay decidé cette question par vne tres-forte et veritable démonstration : Mais vous au contraire confondant la question qui concerne comment l’esprit peut estre conceu, auec celle qui regarde ce qu’il est en effect, Camusat – Le Petit, p. 588
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ne faites paroistre autre chose sinon que vous n’auez rien compris distinctement de toutes ces choses.

4. Vous demandez icy comment i’estime que l’espece ou l’idée du corps, lequel est étendu, peut estre receuë en moy qui suis vne chose non étenduë. Ie répons à cela qu’aucune espece corporelle n’est receuë dans l’esprit, mais que la conception, où l’intellection pure des choses, soit corporelles, soit spirituelles, se fait sans aucune image, ou espece corporelle ; Et quant à l’imagination, qui ne peut estre que des choses corporelles, il est vray que pour en former vne, il est besoin d’vne espece qui soit vn veritable corps, et à laquelle l’esprit s’aplique, mais non pas qui soit receuë dans l’esprit. Ce que vous dites de l’idée du Soleil, qu’vn aueugle né forme sur la simple connoissance qu’il a de sa chaleur, se peut aisement réfuter : Car cét aueugle peut bien auoir vne idée claire et distincte du Soleil, comme d’vne chose qui échauffe, quoy qu’il n’en ait pas l’idée, comme d’vne chose qui éclaire et illumine ; Et c’est sans raison que vous me comparez à cét aueugle ; premierement parce que la connoissance d’vne chose qui pense, s’étend beaucoup plus loin que celle d’vne chose qui échauffe, voire mesme elle est plus ample qu’aucune que nous ayons de quelque autre chose que ce soit, comme i’ay montré en son lieu ; et aussi parce qu’il n’y a personne qui puisse montrer que cette idée du Soleil que forme cét aueugle, ne contienne pas tout ce que l’on peut connoistre de luy, sinon celuy qui estant doüé du sens Camusat – Le Petit, p. 589
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de la veuë, connoist outre cela sa figure, et sa lumiere ; Mais pour vous, non seulement vous n’en connoissez pas dauantage que moy touchant l’Esprit, mais mesme vous n’y aperceuez pas tout ce que i’y voy : De sorte qu’en cela c’est plutost vous qui ressemblez à vn aueugle, et ie ne puis tout au plus, à vostre égard, estre apelé que louche, ou peu clairvoyant, auec tout le reste des hommes. Or ie n’ay pas adiouté que l’esprit n’estoit pas étendu, pour expliquer quel il est, et faire connoistre sa nature, mais seulement pour auertir que ceux-là se trompent, qui pensent qu’il soit étendu : Tout de mesme que s’il s’en trouuoit quelques-vns qui voulussent dire que Bucephal est vne musique, ce ne seroit pas en vain et sans raison que cela seroit nié par d’autres. Et certes dans tout le reste que vous adjoutez icy pour prouuer que l’esprit a de l’étenduë, d’autant, dites-vous, qu’il se sert du corps lequel est étendu, il me semble que vous ne raisonnez pas mieux, que si de ce que Bucephal hannit, et ainsi pousse des sons qui peuuent estre raportez à la musique, vous tiriez cette consequence, que Bucephal est donc vne musique. Car encore que l’esprit soit vny à tout le corps, il ne s’ensuit pas delà qu’il soit étendu par tout le corps, parce que ce n’est pas le propre de l’esprit d’estre étendu, mais seulement de penser. Et il ne conçoit, pas l’extension par vne espece étenduë qui soit en luy, bien qu’il l’imagine en se tournant et s’apliquant à vne espece corporelle, Camusat – Le Petit, p. 590
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qui est étenduë ; comme i’ay dit auparauant. Et enfin il n’est pas necessaire que l’esprit soit de l’ordre et de la nature du corps, quoy qu’il ait la force ou la vertu de mouuoir le corps.

5. Ce que vous dites icy touchant l’vnion de l’esprit auec le corps, est semblable aux difficultez precedentes. Vous n’objectez rien du tout contre mes raisons, mais vous proposez seulement les doutes qui vous semblent suiure de mes conclusions : quoy qu’en effet ils ne vous viennent en l’esprit, que parce que vous voulez soumetre à l’examen de l’imagination, des choses qui de leur nature ne sont point sujetes à sa iurisdiction. Ainsi, quand vous voulez comparer icy le mélange qui se fait du corps et de l’esprit, auec celuy de deux corps mélez ensemble, il me sufit de répondre qu’on ne doit faire entre ces choses aucune comparaison, pource qu’elles sont de deux genres totalement differents ; et qu’il ne se faut pas imaginer que l’esprit aye des parties, encore qu’il conçoiue des parties dans le corps. Car qui vous a apris que tout ce que l’esprit conçoit doiue estre réellement en luy ? Certainement si cela estoit, lors qu’il conçoit la grandeur de l’Vniuers, il auroit aussi en luy cette grandeur, et ainsi il ne seroit pas seulement étendu, mais il seroit mesme plus grand que tout le monde.

6. Vous ne dites rien icy qui me soit contraire, et ne laissez pas d’en dire beaucoup ; d’où le lecteur peut aprendre qu’on ne doit pas iuger du nombre Camusat – Le Petit, p. 591
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de vos raisons, par la prolixité de vos paroles.

Iusques icy l’Esprit a discouru auec la Chair, et, comme il estoit raisonnable, en beaucoup de choses n’a pas suiuy ses sentimens. Mais maintenant ie leue le masque, et reconnois que veritablement ie parle à Monsieur GassendiGassendi, Pierre, personnage autant recommandable pour l’integrité de ses mœurs et la candeur de son esprit, que pour la profondeur et la subtilité de sa doctrine, et de qui l’amitié me sera tousiours tres-chere. ; Aussi ie proteste, et luy-mesme le peut sçauoir, que ie rechercheray tousiours autant qu’il me sera possible les occasions de l’acquerir. C’est pourquoy ie le suplie de ne pas trouuer mauuais, si en refutant ses objections i’ay vsé de la liberté ordinaire aux Philosophes ; comme aussi de ma part ie l’assure que ie n’y ay rien trouué qui ne m’ay esté tres-agreable ; mais sur tout i’ay esté rauy qu’vn homme de son merite, dans vn discours si long et si soigneusement recherché, n’ait aporté aucune raison qui détruisist et renuersast les miennes, et n’ait aussi rien opposé contre mes conclusions, à quoy il ne m’ait esté tres-facile de répondre.

FIN.

Camusat – Le Petit, p. 592
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AT IX-1, 202

Camusat – Le Petit, p. 593
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LETTRE DE MONSIEVR DES-CARTES
A MONSIEVR C. L. R. Clerselier, Claude
Seruant de réponse à vn recueil des principales instances faites par Monsieur GassendiGassendi, Pierre contre les precedentes Réponses.

MONSIEVR,
Ie vous ay beaucoup d’obligation, de ce que voyant que i’ay negligé de répondre au gros Liure d’instances que l’Auteur des cinquiémes Objections a produit contre mes Réponses, vous auez prié quelques-vns de vos amis de recueillir les plus fortes raisons de ce liure, et m’auez enuoyé l’extrait qu’ils en ont fait. Vous auez eu en cela plus de soin de AT IX-1, 203 ma reputation que moy-mesme ; car ie vous assure qu’il m’est indifferent d’estre estimé ou méprisé par ceux que de semblables raisons auront pû persuader. Les meilleurs esprits de ma connoissance Camusat – Le Petit, p. 594
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qui ont leu son liure, m’ont témoigné qu’ils n’y auoient trouué aucune chose qui les arestast ; c’est à eux seuls que ie desire satisfaire. Ie sçay que la pluspart des hommes remarque mieux les apparences que la verité, et iuge plus souuent mal que bien ; c’est pourquoy ie ne croy pas que leur approbation vaille la peine que ie fasse tout ce qui pouroit estre vtile pour l’acquerir. Mais ie ne laisse pas d’estre bien ayse du recueil que vous m’auez enuoyé, et ie me sens obligé d’y répondre, plutost pour reconnoissance du trauail de vos amis, que par la necessité de ma defense ; car ie croy que ceux qui ont pris la peine de le faire, doiuent maintenant iuger comme moy, que toutes les objections que ce liure contient ne sont fondées que sur quelques mots mal entendus, ou quelques supositions qui sont fausses ; vû que toutes celles qu’ils ont remarquées sont de cette sorte, et que neantmoins ils ont esté si diligens, qu’ils en ont mesme adiouté quelques vnes que ie ne me souuiens point d’y auoir leuës.

Ils en remarquent trois contre la premiere Meditation, à sçauoir, 1. Que ie demande vne chose impossible en voulant qu’on quitte toute sorte de préjugez. 2. Qu’en pensant les quiter on se reuest d’autres préjugez qui sont plus préjudiciables. 3. Et que la methode de douter de tout que i’ay proposée ne peut seruir à trouuer aucune verité. AT IX-1, 204 La premiere desquelles est fondée sur ce que l’Auteur de ce liure n’a pas consideré que le mot de préjugé ne s’étend point à toutes les notions qui sont en nostre Camusat – Le Petit, p. 595
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esprit, desquelles i’auouë qu’il est impossible de se defaire, mais seulement à toutes les opinions que les iugemens que nous auons faits auparauant ont laissées en nostre creance ; et pource que c’est vne action de la volonté que de iuger, ou ne pas iuger, ainsi que i’ay expliqué en son lieu, il est éuident qu’elle est en nostre pouuoir : car enfin pour se defaire de toute sorte de préjugez il ne faut autre chose que se resoudre à ne rien assurer, ou nier, de tout ce qu’on auoit assuré, ou nié auparauant, sinon aprés l’auoir derechef examiné, quoy qu’on ne laisse pas pour cela de retenir toutes les mesmes notions en sa memoire. I’ay dit neantmoins qu’il y auoit de la difficulté à chasser ainsi hors de sa creance tout ce qu’on y auoit mis auparauant, partie à cause qu’il est besoin d’auoir quelque raison de douter auant que de s’y determiner : c’est pourquoy i’ay proposé les principales en ma premiere Meditation ; et partie aussi à cause que quelque resolution qu’on ait prise de ne rien nier, ny assurer, on s’en oublie aisement par aprés, si on ne l’a fortement imprimée en sa memoire : c’est pourquoy i’ay desiré qu’on y pensast auec soin. La 2. Objection n’est qu’vne supposition manifestement fausse ; car encore que i’aye dit qu’il faloit mesme s’efforcer de nier les choses qu’on auoit trop assurées auparauant, i’ay tres-expressement limité AT IX-1, 205 que cela ne se deuoit faire que pendant le temps qu’on portoit son attention à chercher quelque chose de plus certain que tout ce qu’on pouroit ainsi Camusat – Le Petit, p. 596
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nier, pendant lequel, il est éuident qu’on ne sçauroit se reuestir d’aucun préjugé qui soit préjudiciable. La troisiéme aussi ne contient qu’vne cauillation, car bien qu’il soit vray que le doute seul ne suffit pas pour establir aucune verité, il ne laisse pas d’estre vtile à préparer l’esprit pour en establir par aprés, et c’est à cela seul que ie l’ay employé.

Contre la seconde Meditation vos amis remarquent six choses. La premiere est qu’en disant, ie pense ; donc ie suis, l’Auteur des Instances veut que ie suppose cette maieure, celuy qui pense, est ; et ainsi que i’aye desia espousé, ouespousé vn préjugé. En quoy il abuse derechef du mot de préjugé. Car bien qu’on en puisse donner le nom à cette proposition, lors qu’on la prefere sans attentionprofere sans attention, et qu’on croit seulement qu’elle est vraye à cause qu’on se souuient de l’auoir ainsi iugé auparauant, on ne peut pas dire toutesfois qu’elle soit vn préjugé, lors qu’on l’examine, à cause qu’elle paroist si éuidente à l’entendement, qu’il ne se sçauroit empescher de la croire, encore que ce soit peut-estre la premiere fois de sa vie qu’il y pense, et que par consequent il n’en ait aucun préjugé. Mais l’erreur qui est icy la plus considerable, est que cét Auteur suppose que la connoissance des propositions particulieres doit tousiours estre deduite des vniuerselles, suiuant l’ordre des syllogismes de la Dialectique ; en quoy il montre sçauoir bien peu de quelle façon la verité se doit AT IX-1, 206 chercher ; Car il est certain que pour la trouuer, on doit toûjours commencer Camusat – Le Petit, p. 597
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par les notions particulieres, pour venir aprés aux generales ; bien qu’on puisse aussi reciproquement ayant trouué les generales en déduire d’autres particulieres. Ainsi, quand on enseigne à vn enfant les elemens de la Geometrie, on ne luy fera point entendre en general, que lors que de deux quantitez égales, on oste des parties égales, les restes demeurent égaux ; ou que le tout est plus grand que ses parties, si on ne luy en montre des exemples en des cas particuliers. Et c’est faute d’auoir pris garde à cecy, que nostre Auteur s’est trompé en tant de faux raisonnemens, dont il a grossi son liure : car il n’a fait que composer de fausses maieures à sa fantaisie, comme si i’en auois deduit les veritez que i’ay expliquées.

La seconde Objection que remarquent icy vos amis, est que pour sçauoir qu’on pense, il faut sçauoir ce que c’est que pensée, ce que ie ne sçay point, disent-ils, à cause que i’ay tout nié. Mais ie n’ay nié que les préjugez, et non point les notions, comme celle-cy, qui se connoissent sans aucune affirmation, ny negation.

La troisiéme est, Que la pensée ne peut estre sans objet, par exemple sans le corps. Ou il faut éuiter l’équiuoque du mot de pensée, lequel on peut prendre pour la chose qui pense, et aussi pour l’action de cette chose ; or ie nie que la chose qui pense ait besoin d’autre objet que de soy-mesme pour exercer son action, bien qu’elle puisse aussi l’étendre aux choses materielles, lors qu’elle les examine.

AT IX-1, 207 La quatriéme, Que bien que i’aye vne pensée de moy-mesme, Camusat – Le Petit, p. 598
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ie ne sçay pas si cette pensée est vne action corporelle, ou vn atôme qui se meut, plutost qu’vne substance immaterielle.
Ou l’equiuoque du nom de pensée est repeté, et ie n’y voy rien de plus, sinon vne question sans fondement, et qui est semblable à celle-cy. Vous iugez que vous estes vn homme, à cause que vous aperceuez en vous toutes les choses à l’occasion desquelles vous nommez hommes, ceux en qui elles se trouuent, mais que sçauez-vous si vous n’estes point vn elephant, plutost qu’vn homme, pour quelques autres raisons que vous ne pouuez aperceuoir ? Car aprés que la substance qui pense a iugé qu’elle est intellectuelle, à cause qu’elle a remarqué en soy toutes les proprietez des substances intellectuelles, et n’y en a pû remarquer aucune de celles qui apartiennent au corps, on luy demande encore comment elle sçait si elle n’est point vn corps, plutost qu’vn substance immaterielle.

La cinquiéme Objection est semblable. Que bien que ie ne trouue point d’étenduë en ma pensée, il ne s’ensuit pas qu’elle ne soit point étenduë, pource que ma pensée n’est pas la regle de la verité des choses. Et aussi la sixiéme, Qu’il se peut faire que la distinction que ie trouue par ma pensée, entre la pensée, et le corps, soit fausse. Mais il faut particulierement icy remarquer l’equiuoque qui est en ces mots, ma pensée n’est pas la regle de la verité des choses, car si on veut dire que ma pensée ne doit pas estre la regle des autres, pour les obliger à croire vne chose à cause que ie la pense vraye, i’en suis entierement Camusat – Le Petit, p. 599
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d’accord ; mais cela ne AT IX-1, 208 vient point icy à propos : car ie n’ay iamais voulu obliger personne à suiure mon autorité, au contraire i’ay auerty en diuers lieux qu’on ne se deuoit laisser persuader que par la seule euidence des raisons. De plus si on prend indifferemment le mot de pensée, pour toute sorte d’operation de l’ame, il est certain qu’on peut auoir plusieurs pensées, desquelles on ne doit rien inferer touchant la verité des choses qui sont hors de nous ; mais cela ne vient point aussi à propos en cét endroit, où il n’est question que des pensées qui sont des perceptions claires et distinctes, et des iugemens que chacun doit faire à par soy, en suite de ces perceptions. C’est pourquoy au sens que ces mots doiuent icy estre entendus, ie dis que la pensée d’vn chacun, c’est à dire la perception ou connoissance qu’il a d’vne chose, doit estre pour luy la regle de la verité de cette chose, c’est à dire, que tous les iugemens qu’il en fait, doiuent estre conformes à cette perception pour estre bons ; mesme touchant les veritez de la foy, nous deuons aperceuoir quelque raison qui nous persuade qu’elles ont esté reuelées de Dieu, auant que de nous determiner à les croire ; Et encore que les ignorans fassent bien de suiure le iugement des plus capables touchant les choses difficiles à connoistre, il faut neantmoins que ce soit leur perception qui leur enseigne qu’ils sont ignorans, et que ceux dont ils veulent suiure les iugemens ne le sont peut-estre pas tant, autrement ils feroient mal Camusat – Le Petit, p. 600
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de les suiure, et ils agiroient plutost en automates, ou en bestes, qu’en hommes. Ainsi c’est l’erreur la plus absurde et la plus exorbitante qu’vn Philosophe puisse AT IX-1, 209 admettre, que de vouloir faire des iugemens qui ne se raportent pas aux perceptions qu’il a des choses ; et toutefois ie ne voy pas comment nostre Auteur se pouroit excuser d’estre tombé en cette faute en la pluspart de ses objections : car il ne veut pas que chacun s’areste à sa propre perception, mais il pretend qu’on doit plutost croire des opinions ou fantaisies qu’il luy plaist nous proposer, bien qu’on ne les aperçoiue aucunement.

Contre la troisiéme Meditation vos amis ont remarqué, 1. Que tout le monde n’experimente pas en soy l’idée de Dieu. 2. Que si i’auois cette idée ie la comprendrois. 3. Que plusieurs ont leu mes raisons qui n’en sont point persuadez. 4. Et que de ce que ie me connois imparfait, il ne s’ensuit pas que Dieu soit. Mais si on prend le mot d’idée en la façon que i’ay dit tres-expressement que ie le prenois, sans s’excuser par l’equiuoque de ceux qui le restreignent aux images des choses materielles qui se forment en l’imagination, on ne sçauroit nier d’auoir quelque idée de Dieu, si ce n’est qu’on die qu’on n’entend pas ce que signifient ces mots, la chose la plus parfaite que nous puissions conceuoir ; car c’est ce que tous les hommes apellent Dieu. Et c’est passer à d’estranges extremitez pour vouloir faire des objections, que d’en venir à dire qu’on n’entend pas ce que signifient les mots qui sont les plus ordinaires Camusat – Le Petit, p. 601
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en la bouche des hommes. Outre que c’est la confession la plus impie qu’on puisse faire, que de dire de soy-mesme, au sens que i’ay pris le mot d’idée, qu’on n’en a aucune de Dieu : car ce n’est pas seulement dire qu’on ne le connoist point par raison naturelle, mais AT IX-1, 210 aussi que ny par la foy, ny par aucun autre moyen, on ne sçauroit rien sçauoir de luy, pource que si on n’a aucune idée, c’est à dire aucune perception qui réponde à la signification de ce mot, Dieu, ouon à beau dire qu’on croit que Dieu est, c’est le mesme que si on disoit qu’on croit que rien est, et ainsi on demeure dans l’abysme de l’impieté, et dans l’extremité de l’ignorance. Ce qu’ils adjoutent, que si i’auois cette idée ie la comprendrois, est dit sans fondement ; car à cause que le mot de comprendre signifie quelque limitation, vn esprit fini ne sçauroit comprendre Dieu, qui est infini, mais cela n’empesche pas qu’il ne l’aperçoiue, ainsi qu’on peut bien toucher vne montagne, encore qu’on ne la puisse embrasser. Ce qu’ils disent aussi de mes raisons, que plusieurs les ont leuës sans en estre persuadez, peut aisement estre réfuté, parce qu’il y en a quelques autres qui les ont comprises, et en ont esté satisfaits : car on doit plus croire à vn seul qui dit sans intention de mentir qu’il a veu, ou compris quelque chose, qu’on ne doit faire a mille autres qui la nient, pour cela seul qu’ils ne l’ont pû voir, ou comprendre. Ainsi qu’en la découuerte des Antipodes, on a plutost creu au raport de quelques matelots qui ont fait le tour de la terre, Camusat – Le Petit, p. 602
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qu’à des miliers de Philosophes qui n’ont pas creu qu’elle fust ronde. Et pour ce qu’ils alleguent icy les Elemens d’EuclideEuclide, comme s’ils estoient faciles à tout monde ; ie les prie de considerer, qu’entre ceux qu’on estime AT IX-1, 211 les plus sçauans en la Philosophie de l’Eschole, il n’y en a pas de cent vn qui les entende, et qu’il n’y en a pas vn, de dix mille, qui entende toutes les démonstrations d’ApolloniusApollonius, ou d’ArchimedeArchimède, bien qu’elles soient aussi éuidentes et aussi certaines que celles d’Euclide. Enfin quand ils disent que de ce que ie reconnois en moy quelque imperfection, il ne s’ensuit pas que Dieu soit, ils ne prouuent rien ; car ie ne l’ay pas immediatement déduit de cela seul sans y adjouter quelque autre chose, et ils me font seulement souuenir de l’artifice de cét Auteur, qui a coustume de tronquer mes raisons et n’en raporter que quelques parties, pour les faire paroistre imparfaites.

Ie ne voy rien en tout ce qu’ils ont remarqué touchant les trois autres Meditations, à quoy ie n’aye amplement répondu ailleurs, comme à ce qu’ils objectent. 1. Que i’ay commis vn cercle en prouuant l’existence de Dieu par certaines notions qui sont en nous, et disant aprés qu’on ne peut estre certain d’aucune chose sans sçauoir auparauant que Dieu est. 2. Et que sa connoissance ne sert de rien pour acquerir celle des veritez de Mathematique : 3. Et qu’il peut estre trompeur. Voyez sur cela ma réponse aux secondes objections nombre 3. et 4. et la fin de la 2. partie des quatriémes. Mais ils adjoutent à la fin vne pensée, que ie ne sçache point que Camusat – Le Petit, p. 603
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nostre Auteur ait écrite dans son AT IX-1, 212 liure d’Instances, bien qu’elle soit fort semblable aux siennes. Plusieurs excellens esprits, disent-ils, croyent voir clairement que l’étenduë Mathematique, laquelle ie pose pour le principe de ma Physique, n’est rien autre chose que ma pensée, et qu’elle n’a, ny ne peut auoir nulle subsistence hors de mon esprit, n’estant qu’vne abstraction que ie fais du corps Physique ; et partant que toute ma Physique ne peut estre qu’imaginaire et feinte, comme sont toutes les pures Mathematiques ; et que dans la Physique réelle des choses que Dieu a creées il faut vne matiere réelle, solide, et non imaginaire. Voilà l’objection des objections, et l’abregé de toute la doctrine des excellens esprits qui sont icy alleguez. Toutes les choses que nous pouuons entendre et conceuoir, ne sont à leur conte que des imaginations et des fictions de nostre esprit, qui ne peuuent auoir aucune subsistence, d’où il suit qu’il n’y a rien que ce qu’on ne peut aucunement entendre, ny conceuoir, ou imaginer, qu’on doiue admette pour vray, c’est à dire qu’il faut entierement fermer la porte à la raison, et se contenter d’estre Singe, ou Perroquet, et non plus Homme, pour meriter d’estre mis au rang de ces excellens esprits. Car si les choses qu’on peut conceuoir doiuent estre estimées fausses, pour cela seul qu’on les peut conceuoir, que reste-t-il, sinon qu’on doit seulement receuoir pour vrayes, celles qu’on ne conçoit pas, et en composer sa doctrine, en imitant les autres sans sçauoir pourquoy on les imite, comme font les singes, Camusat – Le Petit, p. 604
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et en ne proferant que des paroles dont on n’entend point le sens, comme font les Perroquets ; Mais i’ay bien dequoy me consoler, pource qu’on ioint icy ma AT IX-1, 213 Physique auec les pures Mathematiques, ausquelles ie souhaite sur tout qu’elle ressemble.

Pour les deux questions qu’ils adjoutent aussi à la fin, à sçauoir, comment l’ame meut le corps, si elle n’est point materielle ; et comment elle peut receuoir les especes des objets corporels ; elles me donnent seulement icy occasion d’auertir, que nostre Auteur n’a pas eu raison, lors que sous pretexte de me faire des objections, il m’a proposé quantité de telles questions, dont la solution n’estoit pas necessaire pour la preuue des choses que i’ay écrites, et que les plus ignorans en peuuent plus faire en vn quart d’heure, que tous les plus sçauans n’en sçauroient résoudre en toute leur vie ; ce qui est cause que ie ne me suis pas mis en peine de répondre à aucunes. Et celles-cy entre autres présupposent l’explication de l’vnion qui est entre l’ame et le corps, de laquelle ie n’ay point encore traité. Mais ie vous diray, à vous, que toute la difficulté qu’elles contiennent ne procede que d’vne supposition qui est fausse, et qui ne peut aucunement estre prouuée, à sçauoir, que si l’ame et le corps sont deux substances de diuerse nature, cela les empesche de pouuoir agir l’vne contre l’autre ; car au contraire ceux qui admettent des accidens réels, comme la chaleur, la pesanteur, et semblables, ne doutent point que ces accidens ne puissent agir Camusat – Le Petit, p. 605
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contre le corps ; et toutefois il y a plus de difference entre eux et luy, c’est à dire entre des accidens et vne substance, qu’il n’y a entre deux substances.

Au reste, puisque i’ay la plume en main, ie remarqueray encore icy deux des équiuoques que i’ay trouuées AT IX-1, 214 dans ce liure d’Instances, pource que ce sont celles qui me semblent pouuoir surprendre le plus aisement les Lecteurs moins attentifs, et ie desire par là vous témoigner, que si i’y auois rencontré quelque autre chose que ie creusse meriter réponse, ie ne l’aurois pas negligé.

La premiere est en la page 63. où, pource que i’ay AT IX-1, 215 dit en vn lieu, que pendant que l’ame doute de l’existence de toutes les choses materielles, elle ne se connoist que précisement, præcisè tantum, comme vne substance immaterielle ; et sept ou huit lignes plus bas, pour montrer que par ces mots, præcisè tantum, ie n’entens point vne entiere exclusion, ou negation, mais seulement vne abstraction des choses materielles ; i’ay dit que nonobstant cela on n’estoit pas assuré qu’il n’y a rien en l’ame qui soit corporel, bien qu’on n’y connoisse rien, on me traite si injustement que de vouloir persuader au Lecteur, qu’en disant, præcisè tantum, i’ay voulu exclure le corps, et ainsi que ie me suis contredit par aprés en disant que ie ne le voulois pas exclure. Ie ne répons rien à ce que ie suis accusé en suite d’auoir supposé quelque chose en la 6. Meditation que ie n’auois pas prouué auparauant, et ainsi d’auoir fait Camusat – Le Petit, p. 606
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vn paralogisme ; car il est facile de reconnoistre la fausseté de cette accusation, qui n’est que trop commune en tout ce liure, et qui me pouroit faire soupçonner que son Auteur n’auroit pas agi de AT IX-1, 216 bonne foy, si ie ne connoissois son esprit, et ne croyois qu’il a esté le premier surpris par vne si fausse creance.

L’autre equiuoque est en la page 84. où il veut que distinguere et abstrahere soient la mesme chose, et toutefois il y a grande difference : car en distinguant vne substance de ses accidens, on doit considerer l’vn et l’autre, ce qui sert beaucoup à la connoistre ; au lieu que si on separe seulement par abstraction cette substance de ses accidens, c’est à dire, si on la considere toute seule sans penser à eux, cela empesche qu’on ne la puisse si bien connoistre, à cause que c’est par les accidens que la nature de la substance est manifestée.

Voilà, Monsieur, tout ce que ie croy deuoir répondre au gros liure d’Instances : car bien que ie satisferois peut-estre dauantage aux amis de l’Auteur, AT IX-1, 217 si ie réfutois toutes ses Instances l’vne aprés l’autre, ie croy que ie ne satisferois pas tant aux miens, lesquels auroient sujet de me reprendre d’auoir employé du temps en vne chose si peu necessaire, et ainsi de rendre maistres de mon loisir tous ceux qui voudroient perdre le leur à me proposer des questions inutiles. Mais ie vous remercie de vos soins. Adieu.

FIN.