Camusat – Le Petit, p. 537
Image haute résolution sur Gallica
RÉPONSES DE L’AVTEVR
Aux cinquiémes Objections faites par Monsieur GassendiGassendi, Pierre.

Monsieur Des-Cartes à Monsieur GassendiGassendi, Pierre.

MONSIEVR,
Vous auez impugné mes Meditations par vn discours si elegant, et si soigneusement recherché, et qui m’a semblé si vtile pour en éclaircir d’auantage la verité, que ie croy vous deuoir beaucoup d’auoir pris la peine d’y mettre la main, et n’estre pas peu obligé au R. P. MersenneMersenne, Marin de vous auoir excité de l’entreprendre. Car il a tres-bien reconnu, luy qui a tousiours esté tres-curieux de rechercher la verité, principalement lors qu’elle peut seruir à augmenter la gloire de Dieu, qu’il n’y auoit point de moyen plus propre, pour iuger de la verité de mes demonstrations, que de les soumetre à l’examen, et à la censure de quelques personnes reconnuës pour doctes pardessus les autres, afin de Camusat – Le Petit, p. 538
Image haute résolution sur Gallica
voir si ie pourois répondre pertinemment à toutes les difficultez qui me pouroient estre par eux proposées. A cét effet il en a prouoqué plusieurs, il l’a obtenu de quelques-vns, et ie me réjoüis que vous ayez aussi acquiescé à sa priere. Car encore que vous n’ayez pas tant employé les raisons d’vn Philosophe pour refuter mes opinions, que les artifices d’vn Orateur pour les éluder, cela ne laisse pas de m’estre tres-agreable, et ce d’autant plus, que ie coniecture de là qu’il est difficile d’aporter contre moy des raisons differentes de celles qui sont contenuës dans les precedentes objections que vous auez leuës. Car certainement s’il y en eust eu quelques-vnes, elles ne vous auroient pas échapé : et ie m’imagine que tout vostre dessein en cecy n’a esté que de m’auertir des moyens dont ces personnes, de qui l’esprit est tellement plongé et attaché aux sens, qu’ils ne peuuent rien conceuoir qu’en imaginant, et qui partant ne sont pas propres pour les speculations Metaphysiques, se pouroient seruir pour éluder mes raisons, et me donner lieu en mesme temps de les préuenir. C’est pourquoy, ne pensez pas que vous répondant icy, i’estime répondre à vn parfait et subtil Philosophe, tel que ie sçay que vous estes : Mais comme si vous estiez du nombre de ces hommes de chair, dont vous empruntez le visage, ie vous adresseray seulement la réponse que ie leur voudrois faire.

Camusat – Le Petit, p. 539
Image haute résolution sur Gallica
Des choses qui ont esté objectées contre la premiere Meditation.

Vous dites que vous aprouuez le dessein que i’ay eu de deliurer l’esprit de cesses anciens préjugez, qui est tel en effet que personne n’y peut trouuer à redire. Mais vous voudriez que ie m’en fusse acquité simplement, et en peu de paroles, c’est à dire en vn mot negligemment, et sans tant de precaution ; Comme si c’estoit vne chose si facile, que de se deliurer de toutes les erreurs dont nous sommes imbus dés nostre enfance ? et que l’on peust faire trop exactement, ce qu’on ne doute point qu’il ne faille faire ? Mais certes ie voy bien que vous auez voulu m’indiquer, qu’il y en a plusieurs, qui disent seulement de bouche, qu’il faut soigneusement euiter la préuention, mais qui pourtant ne l’éuitent iamais, pource qu’ils ne s’étudient point à s’en defaire, et se persuadent qu’on ne doit point tenir pour des préjugez, ce qu’ils ont vne fois receu pour veritable. Certainement vous joüez icy parfaitement bien leur personnage, et n’obmettez rien de ce qu’ils me pouroient objecter, mais cependant vous ne dites rien qui sente tant soit peu son Philosophe. Car ou vous dites qu’il n’estoit pas besoin de feindre vn Dieu trompeur, ny que ie dormois, vn Philosophe auroit crû estre obligé d’adjouter la raison, pourquoy ces choses ne peuuent estre reuoquées en doute, ou s’il n’en eust point eu, Camusat – Le Petit, p. 540
Image haute résolution sur Gallica
comme de vray il n’y en a point, il se seroit abstenu de dire cela. Il n’auroit pas non plus adjouté qu’il sufisoit en ce lieu-là d’alleguer pour raison de nostre défiance, le peu de lumiere de l’esprit humain, ou la foiblesse de nostre nature ; Car il ne sert de rien pour corriger nos erreurs, de dire que nous nous trompons, parce que nostre esprit n’est pas beaucoup clair-voyant, ou que nostre nature est infirme : car c’est le mesme que si nous disions que nous errons, parce que nous sommes sujets à l’erreur. Et certes on ne peut pas nier qu’il ne soit plus vtile de prendre garde, comme i’ay fait, à toutes les choses où il peut arriuer que nous errions, de peur que nous ne leur donnions trop legerement nostre creance. Vn Philosophe n’auroit pas dit aussi Qu’en tenant toutes choses pour fausses, ie ne me dépoüille pas tant de mes anciens préjugez, que ie me reuests d’vn autre tout nouueau, ou bien il eust premierement tâché de montrer qu’vne telle suposition nous pouuoit induire en erreur ; mais tout au contraire, vous asseurez vn peu aprés qu’il n’est pas possible que ie puisse obtenir cela de moy, que de douter de la verité et certitude de ces choses que i’ay suposé estre fausses, c’est à dire que ie puisse me reuestir de ce nouueau préjugé, dont vous aprehendiez que ie me laissasse préuenir. Et vn Philosophe ne seroit pas plus étonné de cette suposition, que de voir quelquefois vne personne qui pour redresser vn bâton qui est courbé, le recourbe de l’autre part : Car il n’ignore pas que souuent on Camusat – Le Petit, p. 541
Image haute résolution sur Gallica
prend ainsi des choses fausses pour veritables, afin d’éclaircir dauantage la verité, comme lors que les Astronomes imaginent au Ciel vn équateur, vn Zodiaque, et d’autres cercles ; ou que les Geometres adjoustent de nouuelles lignes à des figures données ; et souuent aussi les Philosophes en beaucoup de rencontres : Et celuy qui apelle cela recourir à vne machine, forger des illusions, rechercher des détours, et des nouueautez, et qui dit, que cela est indigne de la candeur d’vn Philosophe, et du Zele de la verité, montre bien qu’il ne se veut pas luy-mesme seruir de cette candeur Philosophique, ny mettre en vsage les raisons, mais seulement donner aux choses le fard et les couleurs de la Rhetorique.

Des choses qui ont esté objectées contre la seconde Meditation.

Vous continuez icy à nous amuser par des feintes et des déguisemens de Rhetorique, au lieu de nous payer de bonnes et solides raisons : car vous feignez que ie me mocque lors que parle tout de bon ; et vous prenez comme vne chose dite serieusement, et auec quelque assurance de verité, ce que ie n’ay proposé que par forme d’interrogation, et selon l’opinion du vulgaire, pour en faire par aprés vne plus exacte recherche. Car quand i’ay dit, qu’il faloit tenir pour incertaines, ou mesme pour faux, tous les Camusat – Le Petit, p. 542
Image haute résolution sur Gallica
témoignages que nous receuons des sens
, ie l’ay dit tout de bon, et cela est si necessaire pour bien entendre mes Meditations, que celuy qui ne peut, ou qui ne veut pas admettre cela, n’est pas capable de rien dire à l’encontre qui puisse meriter réponse ; mais cependant il faut prendre garde à la difference qui est entre les actions de la vie, et la recherche de la verité, laquelle i’ay tant de fois inculquée ; Car quand il est question de la conduite de la vie, ce seroit vne chose tout à fait ridicule de ne s’en pas raporter aux sens ; d’où vient qu’on s’est tousiours mocqué de ces sceptiques, qui negligeoient iusques à tel poinct toutes les choses du monde, que pour empescher qu’ils ne se iettassent eux-mesmes dans des précipices, ils deuoient estre gardez par leurs amis ; et c’est pour cela que i’ay dit en quelque part qu’vne personne de bon sens ne pouuoit douter serieusement de ces choses : Mais lors qu’il s’agit de la recherche de la verité, et de sçauoir quelles choses peuuent estre certainement connuës par l’esprit humain, il est sans doute du tout contraire à la raison, de ne vouloir pas rejetter serieusement ces choses-là comme incertaines, ou mesme aussi comme fausses, afin de remarquer que celles qui ne peuuent pas estre ainsi rejetteés, sont en cela mesme plus asseurées, et à nostre égard plus connuës, et plus euidentes.

Quant à ce que i’ay dit, que ie ne connoissois pas encor assez ce que c’est qu’vne chose qui pense, il n’est pas vray, comme vous dites que ie l’aye dit tout de bon ; Car ie l’ay expliqué en son lieu ; ny mesme que i’aye dit, Camusat – Le Petit, p. 543
Image haute résolution sur Gallica
que ie ne doutois nullement, en quoy consistoit la nature du corps, et que ie ne luy attribuois point la faculté de se mouuoir soy-mesme ; ny aussi que i’imaginois l’ame comme vn vent, ou vn feu, et autres choses semblables, que i’ay seulement raportées en ce lieu-là, selon l’opinion du vulgaire, pour faire voir par aprés qu’elles estoient fausses. Mais auec quelle fidelité dites-vous que ie raporte à l’ame les facultez de marcher, de sentir, d’estre nourry, etc. afin que vous adjoustiez immediatement aprés ces paroles, Ie vous accorde tout cela, pourueu que nous nous donnions garde de vostre distinction d’entre l’esprit et le corps : Car en ce lieu-là mesme i’ay dit en termes exprés que la nutrition ne deuoit estre raportée qu’au corps ; Et pour ce qui est du sentiment et du marcher, ie les raporte aussi pour la plus grande partie au corps, et ie n’attribuë rien à l’ame, de ce qui les concerne, que cela seul qui est vne pensée ? De plus quelle raison auez-vous de dire qu’il n’estoit pas besoin d’vn si grand apareil pour prouuer mon existence ; Certes ie pense auoir fort bonne raison de coniecturer de vos paroles mesmes, que l’apareil dont ie me suis seruy n’a pas encore esté assez grand, puis que ie n’ay pû faire encore, que vous comprissiez bien la chose : Car quand vous dites que i’eusse pû conclure la mesme chose de chacune autre de mes actions indifferemment, vous vous méprenez bien fort, pource qu’il n’y en a pas vne, de laquelle ie sois entierement certain, (i’entens de cette certitude Metaphysique de laquelle seule il est icy Camusat – Le Petit, p. 544
Image haute résolution sur Gallica
question) excepté la pensée. Car, par exemple, cette consequence ne seroit pas bonne ; ie me promene, donc ie suis, sinon en tant que la connoissance interieure que i’en ay, est vne pensée, de laquelle seule cette conclusion est certaine, non du mouuement du corps, lequel par fois peut-estre faux, comme dans nos songes, quoy qu’il nous semble alors que nous nous promenions ; De façon que de ce que ie pense me promener, ie puis fort bien inferer l’existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promene. Il en est de mesme de toutes les autres.

2. Vous commencez en suite par vne figure de Rhetorique assez agreable, qu’on nomme Prosopopée, à m’interroger non plus comme vn homme tout entier, mais comme vne ame separée du corps ; En quoy il semble que vous ayez voulu m’auertir, que ces objections ne partent pas de l’esprit d’vn subtil Philosophe, mais de celuy d’vn homme attaché aux sens, et à la chair. Dites-moy donc ie vous prie, ô Chair, ou qui que vous soyez, et quel que soit le nom dont vous vouliez qu’on vous apelle, auez-vous si peu de commerce auec l’esprit, que vous n’ayez peu remarquer l’endroit où i’ay corrigé cette imagination du vulgaire, par laquelle on feint que la chose qui pense, est semblable au vent, ou à quelque autre corps de cette sorte ? Car ie l’ay sans doute corrigée, lors que i’ay fait voir que l’on peut suposer qu’il n’y a point de vent, point de feu, ny aucun autre Camusat – Le Petit, p. 545
Image haute résolution sur Gallica
corps au monde, et que neantmoins sans changer cette suposition, toutes les choses par quiquoy ie connois que ie suis vne chose qui pense, ne laissent pas de demeurer en leur entier. Et partant toutes les questions que vous me faites en suite, par exemple pourquoy ne pourois-je donc pas estre vn vent, pourquoy ne pas remplir vn espace, pourquoy n’estre pas meuë en plusieurs façons, et autres semblables, sont si vaines et inutiles, qu’elles n’ont pas besoin de réponse.

3. Ce que vous adjoustez en suite n’a pas plus de force, à sçauoir, si ie suis vn corps subtil et delié, pourquoy ne pourois-je pas estre nourry, et le reste ; Car ie nie absolument que ie sois vn corps. Et pour terminer vne fois pour toutes ces difficultez, parce que vous m’objectez quasi tousiours la mesme chose, et que vous n’impugnez pas mes raisons, mais que les dissimulant comme si elles estoient de peu de valeur, ou que les raportant imparfaites et defectueuses, vous prenez de là occasion de me faire plusieurs diuerses obiections, que les personnes peu versées en la Philosophie ont coutume d’oposer à mes conclusions, ou à d’autres qui leur ressemblent, ou mesme qui n’ont rien de commun auec elles, lesquelles, ou sont eloignées du sujet, ou ont desia esté en leur lieu refutées, et resoluës, il n’est pas necessaire que ie réponde à chacune de vos demandes, autrement il faudroit repeter cent fois les mesmes choses que i’ay desia cy-deuant écrites. Mais ie satisferay seulement en peu de paroles à celles qui me sembleront pouuoir Camusat – Le Petit, p. 546
Image haute résolution sur Gallica
arester des personnes vn peu entenduës. Et pour ceux qui ne s’atachent pas tant à la force des raisons, qu’à la multitude des paroles, ie ne fais pas tant de cas de leur aprobation, que ie veüille perdre le temps en discours inutiles pour l’acquerir.

Premierement donc ie remarqueray icy qu’on ne vous croit pas, quand vous auancez si hardiment, et sans aucune preuue, que l’esprit croist, et s’afoiblit auec le corps ; car de ce qu’il n’agit pas si parfaitement dans le corps d’vn enfant, que dans celuy d’vn homme parfait, et que souuent ses actions peuuent estre empeschées par le vin, et par d’autres choses corporelles, il s’ensuit seulement que tandis qu’il est vny au corps, il s’en sert comme d’vn instrument pour faire ces operations, ausquelles il est pour l’ordinaire occupé ; mais non pas que le corps le rende plus ou moins parfait qu’il est en soy : Et la consequence que vous tirez de là n’est pas meilleure, que si de ce qu’vn artisan ne trauaille pas bien, toutes les fois qu’il se sert d’vn mauuais outil, vous inferiez qu’il emprunte son adresse, et la science de son art, de la bonté de son instrument.

Il faut aussi remarquer qu’il ne semble pas, ô chair, que vous sçachiez en façon quelconque ce que c’est que d’vser de raison, puis que pour prouuer que le raport et la foy de mes sens ne me doit point estre suspect, vous dites, que quoy que sans me seruir de l’œil, il m’ait semblé quelquefois que ie sentois des choses qui ne se peuuent sentir sans luy, ie n’ay pas neantmoins tousiours Camusat – Le Petit, p. 547
Image haute résolution sur Gallica
experimenté la mesme fausseté
 : comme si ce n’estoit pas vn fondement sufisant pour douter d’vne chose, que d’y auoir vne fois reconnu de l’erreur ; et comme s’il se pouuoit faire que toutes les fois que nous nous trompons, nous peussions nous en aperceuoir : veu qu’au contraire l’erreur ne consiste qu’en ce qu’elle ne paroist pas comme telle. Enfin parce que vous me demandez souuent des raisons, lors que vous-mesme n’en auez aucune, et que c’est neantmoins à vous d’en auoir, ie suis obligé de vous aduertir, que pour bien philosopher il n’est pas besoin de prouuer que toutes ces choses-là sont fausses, que nous ne receuons pas pour vrayes, parce que leur verité ne nous est pas connuë ; mais il faut seulement prendre garde tres-soigneusement, de ne rien receuoir pour veritable que nous ne puissions demonstrer estre tel. Et ainsi quand i’aperçoy que ie suis vne substance qui pense, et que ie forme vn concept clair et distinct de cette substance, dans lequel il n’y a rien de contenu de tout ce qui apartient à celuy de la substance corporelle, cela me sufit pleinement pour assurer qu’entant que ie me connois, ie ne suis rien qu’vne chose qui pense, et c’est tout ce que i’ay assuré dans la seconde Meditation, de laquelle il s’agit maintenant : Et ie n’ay pas deu admettre que cette substance qui pense fust vn corps subtil, pur, delié, etc. dautant que ie n’ay eu lors aucune raison qui me le persuadast, si vous en auez quelqu’vne, c’est à vous de nous l’enseigner, et non pas d’exiger de moy que Camusat – Le Petit, p. 548
Image haute résolution sur Gallica
ie prouue qu’vne chose est fausse, que ie n’ay point eu d’autre raison pour ne la pas admettre, qu’à cause qu’elle m’estoit inconnuë. Car vous faites le mesme, que si disant que ie suis maintenant en Holande, vous disiez que ie ne dois pas estre creu, si ie ne prouue en mesme temps que ie ne suis pas en la Chine, ny en aucune autre partie du monde, dautant que peut-estre il se peut faire qu’vn mesme corps par la toute-puissance de Dieu soit en plusieurs lieux. Et lors que vous adioustez que ie dois aussi prouuer que les ames des bestes ne sont pas corporelles, et que le corps ne contribuë rien à la pensée, vous faites voir que non seulement vous ignorez à qui apartient l’obligation de prouuer vne chose, mais aussi que vous ne sçauez pas ce que chacun doit prouuer. Car pour moy ie ne croy point, ny que les ames des bestes ne soient pas corporelles, ny que le corps ne contribuë rien à la pensée ; mais seulement ie dis que ce n’est pas icy le lieu d’examiner ces choses.

4. Vous cherchez icy de l’obscurité à cause de l’équiuoque qui est dans le mot d’Ame, mais ie l’ay tant de fois nettement éclaircie que i’ay honte de le repeter icy ; C’est pourquoy ie diray seulement que les noms ont esté pour l’ordinaire imposez par des personnes ignorantes, ce qui fait qu’ils ne conuiennent pas tousiours assez proprement aux choses qu’ils signifient, neantmoins depuis qu’ils sont vne fois receus, il ne nous est pas libre de les changer, mais seulement nous pouuons corriger leurs significations, Camusat – Le Petit, p. 549
Image haute résolution sur Gallica
quand nous voyons qu’elles ne sont pas bien entenduës. Ainsi dautant que peut-estre les premiers auteurs des noms n’ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris, nous croissons, et faisons sans la pensée toutes les autres fonctions qui nous sont communes auec les bestes, d’auec celuy par lequel nous pensons, ils ont apelé l’vn et l’autre du seul nom d’Ame ; et voyant puis aprés que la pensée estoit differente de la nutrition, ils ont apelé du nom d’Esprit, cette chose qui en nous a la faculté de penser, et ont creu que c’estoit la principale partie de l’ame. Mais moy venant à prendre garde que le principe par lequel nous sommes nourris, est entierement distingué de celuy par lequel nous pensons, i’ay dit que le nom d’Ame, quand il est pris conioinctement pour l’vn et l’autre, est équiuoque, et que pour le prendre precisement pour ce premier Acte, ou cette forme principale de l’homme, il doit estre seulement entendu de ce principe par lequel nous pensons ; aussi l’aye-je le plus souuent apelé du nom d’Esprit, pour oster cette équiuoque et ambiguité. Car ie ne considere pas l’Esprit comme vne partie de l’ame, mais comme cette ame toute entiere qui pense. Mais, dites vous, vous estes en peine de sçauoir, si ie n’estime donc point que l’ame pense tousiours ; mais pourquoy ne penseroit elle pas tousiours, puis qu’elle est vne substance qui pense ? et quelle merueille y a-t-il, de ce que nous ne nous ressouuenons pas des pensées qu’elle a euës dans le ventre de Camusat – Le Petit, p. 550
Image haute résolution sur Gallica
nos meres, ou pendant vne lhetargie etc. puis que nous ne nous ressouuenons pas mesme de plusieurs pensées que nous sçauons fort bien auoir euës estans adultes, sains, et éueillez : Dont la raison est, que pour se ressouuenir des pensées que l’esprit a vne fois conceuës, tandis qu’il est conjoint au corps, il est necessaire qu’il en reste quelques vestiges imprimez dans le cerueau, vers lesquels l’esprit se tournant, et apliquant à eux sa pensée, il vient à se ressouuenir ; or qui a-t-il de merueilleux, si le cerueau d’vn enfant, ou d’vn lhetargique, n’est pas propre pour receuoir de telles impressions.

Enfin ou i’ay dit, que peut-estre il se pouuoit faire, que ce que ie ne connois pas encore (à sçauoir mon corps) n’est point different de moy que ie connois (à sçauoir de mon esprit) que ie n’en sçay rien, que ie ne dispute pas de cela etc. vous m’obiectez, si vous ne le sçauez pas, si vous ne disputez point de cela, pourquoy dites vous que vous n’estes rien de tout cela : ou il n’est pas vray, que i’aye rieni’aye rien mis en avant que ie ne sceusse ; Car tout au contraire, parce que ie ne sçauois pas lors si le corps estoit vne mesme chose que l’Esprit, ou s’il ne l’estoit pas, ie n’en ay rien voulu auancer, mais i’ay seulement consideré l’esprit, iusqu’à ce qu’enfin dans la sixiéme Meditation ie n’ay pas simplement auancé, mais i’ay demontré tres-clairement qu’il estoit réellement distingué du corps. Mais vous manquez vous-mesme en cela beaucoup, que n’ayant pas la moindre raison pour monstrer que l’esprit n’est point distiguédistingué du Camusat – Le Petit, p. 551
Image haute résolution sur Gallica
corps, vous ne laissez pas de l’auancer sans aucune preuue.

5. Ce que i’ay dit de l’imagination est assez clair, si l’on y veut prendre garde, mais ce n’est pas merueille si cela semble obscur à ceux qui ne meditent iamais, et ne font aucune reflexion sur ce qu’ils pensent. Mais i’ay à les aduertir que les choses que i’ay assuré ne point apartenir à cette connoissance que i’ay de moy-mesme, ne repugnent point auec celles que i’auois dit auparauant ne sçauoir pas si elles apartenoient à mon essence : dautant que ce sont deux choses entierement differentes, apartenir à mon essence, et apartenir à la connoissance que i’ay de moy-mesme.

6. Tout ce que vous alleguez icy, ô tres-bonne chair, ne me semble pas tant des objections, que quelques murmures qui n’ont pas besoin de repartie.

7. Vous continuez encore icy vos murmures, mais il n’est pas necessaire que ie m’y areste dauantage que i’ay fait aux autres. Car toutes les questions que vous faites des bestes, sont hors de propos, et ce n’est pas icy le lieu de les examiner ; dautant que l’esprit meditant en soy-mesme, et faisant reflexion sur ce qu’il est, peut bien experimenter qu’il pense, mais non pas si les bestes ont des pensées, ou si elles n’en ont pas : et il n’en peut rien découurir que lors qu’examinant leurs operations, il remonte des effets vers leurs causes. Ie ne m’areste pas non plus à refuter les lieux où vous me faites parler impertinemment, parce Camusat – Le Petit, p. 552
Image haute résolution sur Gallica
qu’il me suffit d’auoir vne fois auerty le lecteur, que vous ne gardez pas toute la fidelité qui est deuë au raport des paroles d’autruy. Mais i’ay souuent aporté la veritable marque par laquelle nous pouuons connoistre que l’esprit est different du corps, qui est, que toute l’essence ou toute la nature de l’esprit consiste seulement à penser, là où toute la nature du corps consiste seulement en ce point, que le corps est vne chose étenduë ; et aussi qu’il n’y a rien du tout de commun entre la pensée, et l’extension. I’ay souuent aussi fait voir fort clairement, que l’esprit peut agir independemment du cerueau ; car il est certain qu’il est de nul vsage lors qu’il s’agit de former des actes d’vne pure intellection, mais seulement quand il est question de sentir, ou d’imaginer quelque chose ; Et bien que lors que le sentiment, ou l’imagination est fortement agitée (comme il arriue quand le cerueau est troublé) l’esprit ne puisse pas facilement s’apliquer à conceuoir d’autres choses, nous experimentons neantmoins que lors que nostre imagination n’est pas si forte, nous ne laissons pas souuent de conceuoir quelque chose d’entierement different de ce que nous imaginons ; comme lors qu’au milieu de nos songes, nous aperceuons que nous réuons : Car alors c’est bien vn effet de nostre imagination de ce que nous réuons, mais c’est vn ouurage qui n’apartient qu’à l’entendement seul, de nous faire aperceuoir de nos réueries.

8. Icy, comme souuent ailleurs, vous faites voir seulement Camusat – Le Petit, p. 553
Image haute résolution sur Gallica
que vous n’entendez pas ce que vous tâchez de reprendre : Car ie n’ay point fait abstraction du concept de la cire d’auec celuy de ses accidens, mais plutost i’ay voulu montrer, comment sa substance est manifestée par les accidens, et combien sa perception, quand elle est claire et distincte, et qu’vne exacte reflexion nous la renduë manifeste, differe de la vulgaire et confuse. Et ie ne voy pas, ô Chair, sur quel argument vous vous fondez pour asseurer auec tant de certitude que le chien discerne, et iuge de la mesme façon que nous, sinon parce que voyant qu’il est aussi composé de chair, vous vous persuadez que les mesmes choses qui sont en vous, se remontrentrencontrent aussi en luy ; pour moy qui ne reconnois dans le chien aucun Esprit, ie ne pense pas qu’il y ait rien en luy de semblable aux choses qui apartiennent à l’Esprit.

9. Ie m’étonne que vous auoüyez que toutes les choses que ie considere en la cire, prouuent bien que ie connois distinctement que ie suis, mais non pas quel ie suis, ou quelle est ma nature ; veu que l’vn ne se démontre point sans l’autre. Et ie ne voy pas ce que vous pouuez desirer de plus touchant cela, sinon qu’on vous die de quelle couleur, de quelle odeur, et de quelle saueur est l’esprit humain, ou de quel sel, soufre, et mercure il est composé : car vous voulez que comme par vne espece d’operation chymique, à l’exemple du vin, nous le passions par l’alambie, pour sçauoir ce qui entre en la composition de son essence. Ce qui certes est digne de vous, ô chair, et de tous Camusat – Le Petit, p. 554
Image haute résolution sur Gallica
ceux qui ne conceuans rien que fort confusement, ne sçauent pas ce que l’on doit rechercher de chaque chose. Mais quant à moy ie n’ay iamais pensé, que pour rendre vne substance manifeste, il fut besoin d’autre chose que de découurir ses diuers attribus ; en sorte que plus nous connoissons d’atribus de quelque substance, plus parfaitement aussi nous en connoissons la nature ; et tout ainsi que nous pouuons distinguer plusieurs diuers atributs dans la cire, l’vn qu’elle est blanche, l’autre qu’elle est dure, l’autre que de dure elle deuient liquide etc. de mesme y en a-t-il autant en l’Esprit, l’vn qu’il a la vertu de connoistre la blancheur de la cire, l’autre qu’il a la vertu d’en connoistre la dureté, l’autre qu’il peut connoistre le changement de cette dureté, ou la liquefaction etc. car tel peut connoistre la dureté, qui pour cela ne connoistra pas la blancheur, comme vn aueugle né, et ainsi du reste. D’où l’on voit clairement qu’il n’y a point de chose dont on connoisse tant d’atribus que de nostre esprit, pource qu’autant qu’on en connoist dans les autres choses, on en peut autant compter dans l’esprit, de ce qu’il les connoist : et partant sa nature est plus connuë que celle d’aucune autre chose.

Enfin vous marguëz icy en passant, de ce que n’ayant rien admis en moy que l’esprit, ie parle neantmoins de la cire que ie voy, et que ie touche, ce qui toutefois ne se peut faire sans yeux ny sans mains : mais vous auez deu remarquer que i’ay expressement Camusat – Le Petit, p. 555
Image haute résolution sur Gallica
auerty, qu’il ne s’agissoit pas icy de la veuë, ou du toucher, qui se font par l’entremise des organes corporels, mais de la seule pensée de voir, et de toucher, qui n’a pas besoin de ces organes, comme nous experimentons toutes les nuits dans nos songes : Et certes vous l’auez fort bien remarqué, mais vous auez seulement voulu faire voir comhiencombien d’absurditez et d’iniustes cauillations, sont capables d’inuenter ceux qui ne trauaillent pas tant à bien conceuoir vne chose, qu’à l’impugner, et contredire.

Des choses qui ont esté objectées contre la troisiéme Meditation.

1. Courage ; enfin vous aportez icy contre moy quelque raison, ce que ie n’ay point remarqué que vous ayez fait iusques icy ; Car pour prouuer que ce n’est point vne regle certaine, que les choses que nous conceuons fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes. Vous dites que quantité de grands esprits, qui semblent auoir deu connoistre plusieurs choses fort clairement et fort distinctement, ont estimé que la verité estoit cachée dans le sein de Dieu mesme, ou dans le profond des abysmes : En quoy i’auouë que c’est fort bien argumenter de l’autorité d’autruy ; Mais vous deuriez vous souuenir, ô chair, que vous parlez icy à vn Esprit qui est tellement détaché des choses corporelles qu’il ne sçait Camusat – Le Petit, p. 556
Image haute résolution sur Gallica
pas mesme si iamais il y a eu aucuns hommes auant luy, et qui partant ne s’emeut pas beaucoup de leur autorité. Ce que vous alleguez en suite des Sceptiques, est vn lieu commun qui n’est pas mauuais, mais qui ne prouue rien, non plus que ce que vous dites qu’il y a des personnes qui mourroient pour la deffence de leurs fausses opinions, parce qu’on ne sçauroit prouuer qu’ils conçoiuent clairement et distinctement ce qu’ils assurent auec tant d’opiniastreté. Enfin ce que vous adjoustez, qu’il ne faut pas tant se trauailler à confirmer la verité de cette regle qu’à donner vne bonne methode pour connoistre si nous nous trompons, ou non, lors que nous pensons conceuoir clairement quelque chose, est tres-veritable ; mais aussi ie maintiens l’auoir fait exactement en son lieu, premierement en ostant tous les préjugez, puis aprés en expliquant toutes les principales idées, et enfin en distinguant les claires et distinctes de celles qui sont obscures et confuses.

2. Certes i’admire vostre raisonnement, par lequel vous voulez prouuer que toutes nos idées sont étrangeres, ou venant de dehors, et qu’il n’y en a pas vne que nous ayons formée, pource que, dites-vous, l’esprit n’a pas seulement la faculté de conceuoir les idées étrangeres, mais il a aussi celle de les assembler, diuiser, étendre, racourcir, composer etc. en plusieurs manieres : d’où vous concluez que l’idée d’vne Chimere que l’esprit fait en composant, diuisant, etc. n’est pas faite par luy, mais qu’elle vient de dehors, ou qu’elle est étrangere. Camusat – Le Petit, p. 557
Image haute résolution sur Gallica
Mais vous pouriez aussi de la mesme façon prouuer que Praxiteles n’a fait aucunes statuës, dautant qu’il n’a pas eu de luy le marbre sur lequel il les peust tailler ; et l’on pouroit aussi dire que vous n’auez pas fait ces objections, pource que vous les auez composées de paroles que vous n’auez pas inuentées, mais que vous auez empruntées d’autruy. Mais certes ny la forme d’vne Chymere ne consiste pas dans les parties d’vne chevre, ou d’vn lion : ny celle de vos objections dans chacune des paroles dont vous vous estes seruy, mais seulement dans la composition et l’arangement des choses. I’admire aussi que vous souteniez que l’idée de ce qu’on nomme en general vne chose, ne puisse estre en l’esprit, si les idées d’vn animal, d’vne plante, d’vne pierre, et de tous les vniuersaux n’y sont ensemble : comme si pour connoistre que ie suis vne chose qui pense, ie deuois connoistre les animaux et les plantes, pource que ie dois connoistre ce qu’on nomme vne chose, ou bien ce que c’est en general qu’vne chose. Vous n’estes pas aussi plus veritable en tout ce que vous dites touchant la verité.

Et enfin puis que vous impugnez seulement des choses dont ie n’ay rien affirmé, vous vous armez en vain contre des fantosmes.

3. Pour refuter les raisons pour lesquelles i’ay estimé que l’on pouuoit douter de l’existence des choses materielles, vous demandez icy pourquoy donc ie marche sur la terre etc. en quoy il est éuident que vous retombez dans la premiere difficulté : Car vous Camusat – Le Petit, p. 558
Image haute résolution sur Gallica
posez pour fondement ce qui est en controuerse, et qui a besoin de preuue, sçauoir est, qu’il est si certain que ie marche sur la terre, qu’on n’en peut aucunement douter. Et lors qu’aux objections que ie me suis fait, et dont i’ay donné la solution, vous voulez y adjouter cette autre, à sçauoir, pourquoy donc dans vn aueugle né il n’y a point d’idée, de la couleur, ou dans vn sourd des sons, et de la voix, vous faites bien voir que vous n’en auez aucune de consequence ; car comment sçauez-vous que dans vn aueugle né il n’y a aucune idée des couleurs ? veu que parfois nous experimentons, qu’encore bien que nous ayons les yeux fermez, il s’excite neantmoins en nous des sentimens de couleur et de lumiere ; et quoy qu’on vous accordast ce que vous dites, celuy qui nieroit l’existence des choses materielles, n’auroit-il pas aussi bonne raison de dire, qu’vn aueugle né n’a point les idées des couleurs, parce que son esprit est priué de la faculté de les former, que vous en auez de dire, qu’il n’en a point les idées, parce qu’il est priué de la veuë ? Ce que vous adjoustez des deux idées du Soleil, ne prouue rien ; mais quand vous les prenez toutes deux pour vne seule, parce qu’elles se raportent au mesme Soleil, c’est le mesme que si vous disiez que le vray et le faux ne different point, lors qu’ils se disent d’vne mesme chose ; Et lors que vous niez que l’on doiue apeler du nom d’idée, celles que nous inferons des raisons de l’Astronomie, vous restraignez le nom d’idée aux seules images dépeintes Camusat – Le Petit, p. 559
Image haute résolution sur Gallica
en la fantaisie, contre ce que i’ay expressément étably.

4. Vous faites le mesme, lors que vous niez qu’on puisse auoir vne vraye idée de la substance, à cause, dites-vous, que la substance ne s’aperçoit point par l’imagination, mais par le seul entendement : Mais i’ay desia plusieurs fois protesté, ô chair, que ie ne voulois point auoir affaire auec ceux qui ne se veulent seruir que de l’imagination, et non point de l’entendement.

Mais ou vous dites que l’idée de la substance n’a point de realité qu’elle n’ait emprunté des idées des accidens, sous lesquels, ou à la façon desquels elle est conceuë, vous faites voir clairement que vous n’en auez aucune qui soit distincte, pource que la substance ne peut iamais estre conceuë à la façon des accidens, ny emprunter d’eux sa realité, mais tout au contraire les accidens sont communément conceus par les Philosophes comme des substances, sçauoir, lors qu’ils les conçoiuent comme réels : car on ne peut atribuer aux accidens aucune realité (c’est à dire aucune entité plus que modale) qui ne soit empruntée de l’idée de la substance.

Enfin là où vous dites que nous ne formons l’idée de Dieu que sur ce que nous auons apris et entendu des autres, luy atribuant à leur exemple les mesmes perfections que nous auons veu que les autres luy atribuoient : I’eusse voulu que vous eussiez aussi adjouté, d’où c’est donc ces premiers hommes, de qui Camusat – Le Petit, p. 560
Image haute résolution sur Gallica
nous auons apris et entendu ces choses, ont eu cette mesme idée de Dieu ; Car s’ils l’ont euë d’eux-mesmes, pourquoy ne la pourons-nous pas aussi auoir de nous-mesmes ; que si Dieu la leur a reuelée, par consequent Dieu existe.

Et lors que vous adjoutez, que celuy qui dit vne chose infinie, donne à vne chose qu’il ne comprend pas, vn nom qu’il n’entend point non plus ; vous ne mettez point de distinction entre l’intellection conforme à la portée de nostre esprit, telle que chacun reconnoist assez en soy-mesme auoir de l’infiny, et la conception entiere et parfaite des choses, (c’est à dire qui comprenne tout ce qu’il y a d’intelligible en elles,) qui est telle que personne n’en eut iamais non seulement de l’infiny, mais mesme aussi peut-estre d’aucune autre chose qui soit au monde, pour petite qu’elle soit. Et il n’est pas vray que nous conceuions l’infiny par la negation du finy, veu qu’au contraire toute l’imitation contient en soy vne negation de l’infiny. Il n’est pas vray aussi que l’idée qui nous represente toutes les perfections que nous atribuons à Dieu n’a pas plus de realité objectiue qu’en ont les choses finies. Car vous confessez vous-mesme que toutes ces perfections sont amplifiées par nostre esprit, afin qu’elles puissent estre atribuées à Dieu ; pensez-vous donc que les choses ainsi amplifiées ne soient point plus grandes que celles qui ne le sont point ? et d’où nous peut venir cette faculté d’amplifier toutes les perfections creées, c’est à dire de conceuoir quelque chose Camusat – Le Petit, p. 561
Image haute résolution sur Gallica
de plus grand et de plus parfait qu’elles ne sont, sinon de cela seul que nous auons en nous l’idée d’vne chose plus grande, à sçauoir de Dieu mesme ? Et enfin il n’est pas vray aussi que Dieu seroit peu de chose, s’il n’estoit point plus grand que nous le conceuons, car nous conceuons qu’il est infini, et il n’y a rien de plus grand que l’infini. Mais vous confondez l’intellection auec l’imagination, et vous feignez que nous imaginons Dieu comme quelque grand et puissant Geant, ainsi que feroit celuy, qui n’ayant iamais puis vn Elephant, s’imagineroit qu’il est semblable à vn Ciron d’vne grandeur et grosseur démesurée, ce que ie confesse auec vous estre fort impertinent.

5. Vous dites icy beaucoup de choses pour faire semblant de me contredire, et neantmoins vous ne dites rien contre moy, puis que vous concluez la mesme chose que moy. Mais neantmoins vous entremeslez deça et delà plusieurs choses dont ie ne demeure pas d’accord ; par exemple, que cét Axiome, il n’y a rien dans vn effet qui n’ait esté premierement dans sa cause, se doit plutost entendre de la cause materielle que de l’efficiente : car il est impossible de conceuoir que la perfection de la forme soit premierement dans la cause materielle, mais bien dans la seule cause efficiente ; et aussi que la realité formelle d’vne idée soit vne substance ; et plusieurs autres choses semblables.

6. Si vous auiez quelques raisons pour prouuer l’existence des choses materielles, sans doute que vous Camusat – Le Petit, p. 562
Image haute résolution sur Gallica
les eussiez icy raportées. Mais puis que vous demandez seulement, s’il est donc vray que ie sois incertain qu’il y ait quelque autre chose que moy qui existe dans le monde, et que vous feignez qu’il n’est pas besoin de chercher des raisons d’vne chose si éuidente : et ainsi que vous vous en raportez seulement à vos anciens préjugez, vous faites voir bien plus clairement que vous n’auez aucune raison pour prouuer ce que vous assurez, que si vous n’en auiez rien dit du tout. Quant à ce que vous dites touchant les idées, cela n’a pas besoin de réponse, pource que vous restraignez le nom d’idée aux seules images dépeintes en la fantaisie, et moy ie l’étens à tout ce que nous conceuons par la pensée. Mais ie vous demande en passant par quel argument vous prouuez que rien n’agit sur soy-mesme ? Car ce n’est pas vostre coutume d’vser d’argumens, et de prouuer ce que vous dites ; Vous prouuez cela par l’exemple du doigt qui ne se peut fraper soy-mesme, et de l’œil qui ne se peut voir, si ce n’est dans vn miroir. A quoy il est aisé de répondre, que ce n’est point l’œil qui se void luy-mesme, ny le miroir ; mais bien l’esprit, lequel seul connoist, et le miroir, et l’œil, et soy-mesme. On peut mesme aussi donner d’autres exemples parmy les choses corporelles, de l’action qu’vne chose exerce sur soy, comme lors qu’vn sabot se tourne sur soy-mesme, cette conuersion n’est-elle pas vne action qu’il exerce sur soy ? Enfin il faut remarquer que ie n’ay point affirmé que les idées des choses materielles deriuoient de l’esprit, comme Camusat – Le Petit, p. 563
Image haute résolution sur Gallica
vous me voulez icy faire accroire ; car i’ay montré expressément aprés, qu’elles procedoient souuent des corps, et que c’est par là que l’on prouue l’existence des choses corporelles : mais i’ay seulement fait voir en cétendroit, qu’il n’y a point en elles tant de realité, qu’à cause de cette Maxime, Qu’il n’y a rien dans vn effet qui n’ait esté dans sa cause formellement ou eminemment, on doiue conclure qu’elles n’ont pû deriuer de l’esprit seul ; ce que vous n’impugnez en aucune façon.

7. Vous ne dites rien icy que vous n’ayez desia dit auparauant, et que ie n’aye entierement refuté. Ie vous auertiray seulement icy touchant l’idée de l’infini, laquelle vous dites ne pouuoir estre vraye si ie ne comprens l’infini, et que ce que i’en connois n’est tout au plus qu’vne partie de l’infini, et mesme vne fort petite partie, qui ne represente pas mieux l’infini que le pourtrait d’vn simple cheueu represente vn homme tout entier. Ie vous auertiray dis-je, qu’il repugne que ie comprenne quelque chose, et que ce que ie comprens soit infini : car pour auoir vne idée vraye de l’infini il ne doit en aucune façon estre compris, dautant que l’incomprehensibilité mesme est contenuë dans la raison formelle de l’infini ; et neantmoins c’est vne chose manifeste que l’idée que nous auons de l’infini, ne represente pas seulement vne de ses parties, mais l’infini tout entier, selon qu’il doit estre representé par vne idée humaine, quoy qu’il soit certain que Dieu, ou quelque autre nature intelligente en puisse auoir vne autre Camusat – Le Petit, p. 564
Image haute résolution sur Gallica
beaucoup plus parfaite, c’est à dire, beaucoup plus exacte et plus distincte que celle que les hommes en ont ; en mesme façon que nous disons que celuy qui n’est pas versé dans la Geometrie ne laisse pas d’auoir l’idée de tout le triangle, lors qu’il le conçoit comme vne figure composée de trois lignes, quoy que les Geometres puissent connoistre plusieurs autres proprietez du triangle, et remarquer quantité de choses dans son idée, que celuy-là n’y obserue pas. Car comme il sufit de conceuoir vne figure composée de trois lignes pour auoir l’idée de tout le triangle, de mesme aussi il sufit de conceuoir vne chose qui n’est renfermée d’aucunes limites, pour auoir vne vraye et entiere idée de tout l’infini.

8. Vous tombez icy dans la mesme erreur, lors que vous niez que nous puissions auoir vne vraye idée de Dieu : Car encore que nous ne connoissions pas toutes les choses qui sont en Dieu, neantmoins tout ce que nous connoissons estre en luy est entierement veritable. Quant à ce que vous dites Que le pain n’est pas plus parfait que celuy qui le desire ; et que de ce que ie conçoy que quelque chose est actuellement contenuë dans vne idée, il ne s’ensuit pas qu’elle soit actuellement dans la chose dont elle est l’idée ; et aussi que ie donne iugement de ce que i’ignore, et autres choses semblables, tout cela dis-je, nous montre seulement que vous voulez temerairement impugner plusieurs choses dont vous ne comprenez pas le sens ; Car de ce que quelqu’vn desire du pain, on n’infere pas que le pain soit plus parfait Camusat – Le Petit, p. 565
Image haute résolution sur Gallica
que luy, mais seulement que celuy qui a besoin de pain est moins parfait que lors qu’il n’en a pas besoin. Et de ce que quelque chose est contenuë dans vne idée, ie ne conclus pas que cette chose existe actuellement, sinon lors qu’on ne peut assigner aucune autre cause de cette idée, que cette chose mesme qu’elle represente actuellement existante. Ce que i’ay demontré ne se pouuoir dire de plusieurs mondes, ny d’aucune autre chose que ce soit, excepté de Dieu seul. Et ie ne iuge point non plus de ce que i’ignore, car i’ay aporté les raisons du iugement que ie faisois, qui sont telles que vous n’auez encore peu iusques icy en réfuter la moindre.

9. Lors que vous niez que nous ayons besoin du concours, et de l’influence continuelle de la cause premiere pour estre conseruez, vous niez vne chose que tous les Metaphysiciens affirment comme tres-manifeste, mais à laquelle les personnes peu lettrées ne pensent pas souuent, parce qu’elles portent seulement leurs pensées sur ces causes qu’on apelle en l’école secundum fieri, c’est à dire de qui les effects dependent quant à leur production ; et non pas sur celles qu’ils apellent secundum esse, c’est à dire de qui les effects dependent quant à leur subsistance et continuation dans l’estre. Ainsi l’Architecte est la cause de la maison, et le pere la cause de son fils, quant à la production seulement, c’est pourquoy l’ouurage estant vne foit acheué, il peut subsister et demeurer sans cette cause ; Mais le Soleil est la cause de la lumiere qui Camusat – Le Petit, p. 566
Image haute résolution sur Gallica
procede de luy, et Dieu est la cause de toutes les choses créées, non seulement en ce qui dépend de leur production, mais mesme en ce qui concerne leur conseruation, ou leur durée dans l’estre ; C’est pourquoy il doit tousiours agir sur son effect d’vne mesme façon, pour le conseruer dans le premier estre qu’il luy a donné. Et cela se demontre fort clairement par ce que i’ay expliqué de l’independance des parties du temps ; ce que vous tâchez en vain d’éluder, en proposant la necessité de la suite qui est entre les parties du temps consideré dans l’abstret, de laquelle il n’est pas icy question, mais seulement du temps, ou de la durée de la chose mesme, de qui vous ne pouuez pas nier que tous les momens ne puissent estre separez de ceux qui les suiuent immediatement, c’est à dire qu’elle ne puisse cesser d’estre dans chaque moment de sa durée. Et lors que vous dites qu’il y a en nous assez de vertu pour nous faire perseuerer au cas que quelque cause corruptiue ne suruienne. Vous ne prenez pas garde que vous atribuez à la creature la perfection du createur, en ce qu’elle perseuere dans l’estre independemment d’autruy ; et en mesme temps que vous atribuez au Createur l’imperfection de la creature, en ce que si iamais il vouloit que nous cessassions d’estre, il faudroit qu’il eust le neant pour le terme d’vne action positiue. Ce que vous dites aprés cela touchant le progrez à l’infini, à sçauoir, qu’il n’y a point de repugnance qu’il y ait vn tel progrez, vous le desauoüez incontinent aprés ; Car vous confessez vous-mesme, Camusat – Le Petit, p. 567
Image haute résolution sur Gallica
qu’il est impossible qu’il y en puisse auoir dans ces sortes de causes qui sont tellement connexes et subordonnées entr’elles, que l’inferieur ne peut agir si le superieur ne luy donne le branle
 : Or il ne s’agit icy que de ces sortes de causes, à sçauoir, de celles qui donnent, et conseruent l’estre à leurs effects, et non pas de celles de qui les effects ne dependent qu’au moment de leur production, comme sont les parens ; et partant l’autorité d’AristoteAristote ne m’est point icy contraire, non plus que ce que vous dites de la Pandore ; car vous auoüez vous-mesme que ie puis tellement accroistre et augmenter toutes les perfections que ie reconnois estre dans l’homme, qu’il me sera facile de reconnoistre qu’elles sont telles, qu’elles ne sçauroient conuenir à la nature humaine ; ce qui me sufit entierement pour démontrer l’existence de Dieu. Car ie soutiens que cette vertu-là d’augmenter et d’accroistre les perfections humaines iusqu’à tel poinct, qu’elles ne soient plus humaines, mais infiniment releuées au dessus de l’estat et condition des hommes, ne pouroit estre en nous si nous n’auions vn Dieu pour auteur de nostre estre. Mais à n’en point mentir, ie m’étonne fort peu, de ce qu’il ne vous semble pas que i’aye démontré cela assez clairement : car ie n’ay point veu iusques icy que vous ayez bien compris aucune de mes raisons.

10. Lors que vous reprenez ce que i’ay dit, à sçauoir, qu’on ne peut rien adjouter ny diminuer de l’idée de Dieu, il semble que vous n’ayez pas pris garde à ce que disent communement les Philosophes, que les essences des Camusat – Le Petit, p. 568
Image haute résolution sur Gallica
choses sont indiuisible ; Car l’idée represente l’essence de la chose, à laquelle si on adjoute ou diminuë quoy que ce soit, elle deuient aussi-tost l’idée d’vne autre chose ; Ainsi s’est-on figuré autrefois l’idée d’vne Pandore : Ainsi ont esté faites toutes les idées des faux Dieux par ceux qui ne conceuoient pas comme il faut celle du vray Dieu. Mais depuis qu’on a vne fois conceu l’idée du vray Dieu, encore que l’on puisse découurir en luy de nouuelles perfections qu’on n’auoit pas encore aperceuës, son idée n’est point pourtant accreuë ou augmentée, mais elle est seulement renduë plus distincte et plus expresse ; dautant qu’elles ont deu estre toutes contenuës dans cette mesme idée que l’on auoit auparauant, puis qu’on supose qu’elle estoit vraye ; de la mesme façon que l’idée du triangle n’est point augmentée lors qu’on vient à remarquer en luy plusieurs proprietez, qu’on auoit auparauant ignorées. Car ne pensez pas que l’idée que nous auons de Dieu, se forme successiuement de l’augmentation des perfections des creatures ; elle se forme toute entiere, et toute à la fois, de ce que nous conceuons par nostre esprit l’estre infini, incapable de toute sorte d’augmentation. Et lors que vous demandez comment ie prouue que l’idée de Dieu est en nous comme la marque de l’ouurier emprainte sur son ouurage ? quelle est la maniere de cette impression ? et quelle, la forme de cette marque ? C’est de mesme que si reconnoissant dans quelque tableau tant d’art, que ie iugeasse n’estre pas possible qu’vn tel ouurage fust sorty Camusat – Le Petit, p. 569
Image haute résolution sur Gallica
d’autre main que de celle d’Apelles, et que ie vinse à dire que cét artifice inimitable est comme vne certaine marque qu’Apelles a imprimée en tous ses ouurages pour les faire distinguer d’auec les autres : vous me demanderiezdemandiez quelle est la forme de cette marque, ou quelle est la maniere de cette impression ? Certes il semble que vous seriez alors plus digne de risée que de réponse. Et lors que vous poursuiuez, si cette marque n’est point differente de l’ouurage, vous estes donc vous-mesme vne idée, vous n’estes rien autre chose qu’vne maniere de penser, vous estes et la marque emprainte, et le sujet de l’impression ? Cela n’est-il pas aussi subtil, que si moy ayant dit que cét artifice par lequel les tableaux d’Apelles sont distinguez d’auec les autres, n’est point different des tableaux mesmes, vous obiectiez que ces tableaux ne sont donc rien autre chose qu’vn artifice, qu’ils ne sont composez d’aucune matiere, et qu’ils ne sont qu’vne maniere de peindre etc.

Et lors que pour nier que nous auons esté faits à l’image et semblance de Dieu, vous dites que Dieu a donc la forme d’vn homme, et qu’en suite vous raportez toutes les choses en quoy la nature humaine est differente de la diuine, estes-vous en cela plus subtil, que si pour nier que quelques tableaux d’Apelles ont esté faits à la semblance d’Alexandre, vous disiez qu’Alexandre ressemble donc à vn tableau, et neantmoins que les tableaux sont composez de bois et de couleurs, et non pas de chair comme Alexandre. Car il Camusat – Le Petit, p. 570
Image haute résolution sur Gallica
n’est pas de l’essence d’vne image, d’estre en tout semblable à la chose dont elle est l’image, mais il sufit qu’elle luy ressemble en quelque chose. Et il est tres-éuident, que cette vertu admirable et tres-parfaite de penser que nous conceuons estre en Dieu, est representée par celle qui est en nous, quoy que beaucoup moins parfaite. Et lors que vous aimez mieux comparer la creation de Dieu auec l’operation d’vn Architecte, qu’auec la generation d’vn pere, vous le faites sans aucune raison. Car encore que ces trois manieres d’agir soient totalement differentes, l’éloignement pourtant n’est pas si grand de la production naturelle à la diuine, que de l’artificielle à la mesme production diuine. Mais ny vous ne trouuerez point que i’aye dit, qu’il y a autant de raport entre Dieu et nous, qu’il y en a entre vn pere et ses enfans ; ny il n’est pas vray aussi qu’il n’y a iamais aucun raport entre l’ouurier et son ouurage ; comme il paroist lors qu’vn Peintre fait vn tableau qui luy ressemble.

Mais auec combien peu de fidelité raportez-vous mes paroles, lors que vous feignez que i’ay dit que ie conçoy cette ressemblance que i’ay auec Dieu, en ce que ie connois que ie suis vne chose incomplette et dependante, veu qu’au contraire ie n’ay dit cela que pour montrer la difference qui est entre Dieu et nous, de peur qu’on ne creust que ie voulusse égaler les hommes à Dieu, et la Creature au Createur. Car en ce lieu-là mesme i’ay dit que ie ne conceuois pas seulement que i’estois Camusat – Le Petit, p. 571
Image haute résolution sur Gallica
en cela beaucoup inferieur à Dieu, et que i’aspirois cependant à de plus grandes choses que ie n’auois, mais aussi que ces plus grandes choses ausquelles i’aspirois se rencontroient en Dieu actuellement, et d’vne maniere infinie ausquelles neantmoins ie trouuois en moy quelque chose de semblable, puis que i’osois en quelque sorte y aspirer.

Enfin lors que vous dites qu’il y a lieu de s’étonner pourquoy le reste des hommes n’a pas les mesmes pensées de Dieu que celles que i’ay, puis qu’il a empraint en eux son idée aussi bien qu’en moy. C’est de mesme que si vous vous étonniez de ce que tout le monde ayant la notion du triangle, chacun pourtant n’y remarque pas également autant de proprietez, et qu’il y en a mesme peut-estre quelques-vns qui luy atribuent faussement plusieurs choses.

Des choses qui ont esté objectées contre la quatriéme Meditation.

1. I’ay desia assez expliqué quelle est l’idée que nous auons du neant, et comment nous participons du non estre, en nommant cette idée negatiue, et disant que cela ne veut rien dire autre chose sinon que nous ne sommes pas le souuerain estre, et qu’il nous manque plusieurs choses. Mais vous cherchez par tout des difficultez où il n’y en a point. Et lors que vous dites, qu’entre les ouurages de Dieu, i’en voy Camusat – Le Petit, p. 572
Image haute résolution sur Gallica
quelques-vns qui ne sont pas entierement acheuez
, vous controuuez vne chose que ie n’ay escrite nulle part, et que ie ne pensay iamais ; mais bien seulement ay-je dit, que si certaines choses estoient considerées, non pas comme faisant partie de tout cét Vniuers, mais comme de tous détachez ; et des choses singulieres, pour lors elles pouroient sembler imparfaites. Tout ce que vous dites en suite pour la cause finale doit estre raporté à la cause efficiente ; Ainsi de cét vsage admirable de chaque partie dans les plantes, et dans les animaux, etc. il est iuste d’admirer la main de Dieu qui les a faites, et de connoistre et glorifier l’ouurier par l’inspection de ses ouurages ; mais non pas de deuiner pour quelle fin il a creé toutes choses. Et quoy qu’en matiere de morale, où il est souuent permis d’vser de conjectures, il soit quelquefois pieux et vtile de considerer la fin que Dieu s’est proposée pour la conduite de l’Vniuers, certes dans la Physique où toutes choses doiuent estre apuyées de solides raisons, c’est vne chose tout à fait ridicule. Et on ne peut pas feindre qu’il y ait des fins plus aisées à découurir les vnes que les autres, car elles sont toutes également cachées dans l’abysme imperscrutable de sa sagesse. Et vous ne deuez pas aussi feindre, qu’il n’y a point d’homme qui puisse comprendre les autres causes : car il n’y en a pas vne qui ne soit beaucoup plus aisée à connoistre que celle de la fin que Dieu s’est proposée en la creation de l’vniuers ; Et mesme celles que vous aportez pour seruir Camusat – Le Petit, p. 573
Image haute résolution sur Gallica
d’exemple de la difficulté qu’il y a de les connoistre, sont si notoires, qu’il y a peu de personnes qui ne se persuadent les bien entendre. Enfin puisque vous me demandez si ingenuëment, quelles idées i’estime que mon Esprit auroit euës de Dieu, et de luy-mesme, si du moment qu’il a esté infus dedans le corps, il y fust demeuré iusqu’à cette heure les yeux fermez, les oreilles bouchées, et sans aucun vsage des autres sens : Ie vous répons aussi ingenuëment et sincerement, que (pourueu que nous suposions qu’il n’eust esté ny empesché ny aidé par le corps à penser et mediter) ie ne doute point qu’il n’auroit eu les mesmes idées qu’il en a maintenant, sinon qu’il les auroit euës beaucoup plus claires, et plus pures : Car les sens l’empeschent en beaucoup de rencontres, et ne luy aident en rien pour les conceuoir. Et de fait il n’y a rien qui empesche tous les hommes de reconnoistre qu’ils ont en eux également toutes ces mesmes et pareilles idées, que parce qu’ils sont pour l’ordinaire trop occupez à la consideration des choses corporelles.

2. Vous prenez par tout icy mal à propos, estre sujet à l’erreur, pour vne imperfection positiue, quoy que neantmoins ce soit seulement (principalement au respect de Dieu) vne negation d’vne plus grande perfection dans les creatures. Et la comparaison des citoyens d’vne Republique ne quadre pas auec les parties de l’vniuers : car la malice des citoyens, en tant que raportée à la Republique, est quelque chose de positif ; mais il n’en est pas de mesme de ce que Camusat – Le Petit, p. 574
Image haute résolution sur Gallica
l’homme est sujet à l’erreur, c’est à dire de ce qu’i n’a pas toutes sortes de perfections, eu égard au bien de l’vniuers. Mais la comparaison peut estre mieux établie, entre celuy qui voudroit que le corps humain fust tout couuert d’yeux, afin qu’il en parust plus beau, dautant qu’il n’y a point en luy de partie plus belle que l’œil ; et celuy qui pense qu’il ne deuroit point y auoir de creatures au monde qui ne fussent exemptes d’erreur, c’est à dire qui ne fussent entierement parfaites. De plus ce que vous suposez en suite n’est nullement veritable, à sçauoir, que Dieu nous destine à des œuures mauuaises, et qu’il nous donne des imperfections, et autres choses semblables. Comme aussi il n’est pas vray que Dieu ait donné à l’homme vne faculté de iuger incertaine, confuse, et insufisante pour les choses qu’il a soumises à son iugement.

3. Voulez-vous que ie vous die en peu de paroles à quoy la volonté se peut étendre, que l’entendement ne connoist point ? c’est en vn mot à toutes les choses où il arriue que nous errions. Ainsi quand vous iugez que l’Esprit est vn corps subtil et delié, vous pouuez bien à la verité conceuoir qu’il est vn Esprit, c’est à dire vne chose qui pense ; et aussi qu’vn corps delié est vne chose étenduë : mais que la chose qui pense, et celle qui est étenduë, ne soient qu’vne mesme chose, certainement vous ne le conceuez point ; mais seulement vous le voulez croire, parce vous l’auez desia creu auparauant, et que vous ne vous départez pas facilement de vos opinions, ny ne quittez Camusat – Le Petit, p. 575
Image haute résolution sur Gallica
pas volontiers vos préjugez. Ainsi lors que vous iugez qu’vne pomme, qui de hazard est empoisonnée, sera bonne pour vostre aliment, vous conceuez à la verité fort bien que son odeur, sa couleur, et mesme son goust sont agreables, mais vous ne conceuez pas pour cela que cette pomme vous doiue estre vtitilevtile si vous en faites vostre aliment ; mais parce que vous le voulez ainsi, vous en iugez de la sorte. Et ainsi i’auouë bien que nous ne voulons rien, dont nous ne conceuions quelque chose en quelque façon que ce soit ; mais ie nie que nostre entendre, et nostre vouloir, soient d’égale étenduë ; car il est certain que nous pouuons auoir plusieurs volontez d’vne mesme chose, et cependant que nous n’en pouuons connoistre que fort peu. Et lors que nous ne iugeons pas bien, nous ne voulons pas pour cela mal, mais peut-estre quelque chose de mauuais : Et mesme on peut dire que nous ne conceuons rien de mal, mais seulement nous sommes dits mal conceuoir, lors que nous croyons conceuoir quelque chose de plus qu’en effect nous ne conceuons.

Quoy que ce que vous niez en suite touchant l’indifference de la volonté soit de soy tres-manifeste, ie ne veux pourtant pas entreprendre de vous le prouuer : car cela est tel que chacun le doit plutost ressentir, et experimenter en soy-mesme, que se le persuader par raison ; Et certes ce n’est pas merueille si dans le personnage que vous joüez, et veu la naturelle disproportion qui est entre la chair et l’Esprit, Camusat – Le Petit, p. 576
Image haute résolution sur Gallica
il semble que vous ne preniez pas garde, et ne remarquiez pas la maniere auec laquelle l’Esprit agit au dedans de soy. Ne soyez donc pas libre si bon vous semble, pour moy ie joüiray de ma liberté, puis que non seulement ie la ressens en moy-mesme, mais que ie voy aussi qu’ayant dessein de la combatre, au lieu de luy oposer de bonnes et solides raisons, vous vous contentez simplement de la nier : Et peut-estre que ie trouueray plus de creance en l’esprit des autres, en asseurant ce que i’ay experimenté, et dont chacun peut aussi faire épreuue en soy-mesme, que non pas vous, qui niez vne chose pour cela seul que vous ne l’auez peut-estre iamais experimentée. Et neantmoins il est aisé de iuger parpar vos propres paroles, que vous l’auez quelquefois éprouuée ; car ou vous niez que nous puissions nous empescher de tomber dans l’erreur, parce que vous ne voulez pas que la volonté se porte à aucune chose qu’elle n’y soit determinée par l’entendement, là mesme vous demeurez d’accord que nous pouuons faire en sorte de n’y pas perseuerer, ce qui ne se peut aucunement faire, sans cette liberté que la volonté a de se porter d’vne part, ou d’autre, sans attendre la determination de l’entendement, laquelle neantmoins vous ne vouliez pas reconnoistre. Car si l’entendement a vne fois determiné la volonté à faire vn faux iugement, ie vous demande, lors qu’elle commence la premiere fois à vouloir prendre garde de ne pas perseuerer dans l’erreur, qui est-ce Camusat – Le Petit, p. 577
Image haute résolution sur Gallica
qui la determine à cela ? si c’est elle-mesme, donc elle se peut porter vers des choses ausquelles l’entendement ne la pousse point, et neantmoins c’estoit ce que vous niyez tantost, et c’est aussi en quoy consiste tout nostre different : Que si elle est determinée par l’entendement ; Donc ce n’est pas elle qui se tient sur ses gardes, mais seulement il arriue que comme elle se portoit auparauant vers le faux, qui luy estoit par luy proposé, de mesme par hazard elle se porte maintenant vers le vray, parce que l’entendement le luy propose. Mais de plus ie voudrois sçauoir qu’elle est la nature faux que vous conceuez, et comment vous pensez qu’il peut estre l’objet de l’entendement ? car pour moy qui par le faux n’entens autre chose que la priuation du vray, ie trouue qu’il y a vne entiere repugnance que l’entendement aprehende le faux sous la forme où l’aparence du vray ; ce qui toutesfois seroit necessaire, s’il determinoit iamais la volonté à embrasser la fausseté.

4. Pour ce qui regarde le fruit de ces Meditations, i’ay ce me semble assez auerty dans la Preface, laquelle i’estime que vous auez leuë, qu’il ne sera pas grand pour ceux qui ne se mettans pas en peine de comprendre l’ordre et la liaison de mes raisons, tâcheront seulement de chercher à toutes rencontres des occasions de dispute. Et quant à la methode par laquelle nous puissions discerner les choses que nous conceuons en effet clairement, de celles que nous nous persuadons seulement de conceuoir auec clarté Camusat – Le Petit, p. 578
Image haute résolution sur Gallica
et distinction, encore que ie pense l’auoir assez exactement enseignée, comme i’ay desia dit, ie n’oserois pas neantmoins me promettre que ceux-là la puissent aisement comprendre, qui trauaillent si peu à se dépouiller de leurs préjugez, qu’ils se plaignent que i’ay esté trop long, et trop exact, à montrer le moyen de s’en defaire.

Des choses qui ont esté objectées contre la >cinquiéme Meditation.

1. Dautant qu’aprés auoir icy raporté quelques vnes de mes paroles, vous adjoutez que c’est tout ce que i’ay dit touchant la question proposée, ie suis obligé d’auertir le lecteur que vous n’auez pas assez pris garde à la suite et liaison de ce que i’ay escrit ; car ie croy qu’elle est telle, que pour la preuue de chaque question, toutes les choses qui la precedent y contribuent, et vne grande partie de celles qui la suiuent : en sorte que vous ne sçauriez fidelement raporter tout ce que i’ay dit de quelque question, si vous ne raportez en mesme temps tout ce que i’ay escrit des autres. Quant à ce que vous dites, que cela vous semble dur de voir établir quelque chose d’immuable et d’eternel autre que Dieu, vous auriez raison s’il estoit question d’vne chose existante, ou bien seulement si i’établissois quelque chose de tellement immuable, que son immutabilité mesme ne dependist Camusat – Le Petit, p. 579
Image haute résolution sur Gallica
pas de Dieu. Mais tout ainsi que les Poëtes feignent que les destinées ont bien à la verité esté faites et ordonnées par Iupiter, mais que depuis qu’elles ont vne fois esté par luy establies, il s’est luy-mesme obligé de les garder ; de mesme ie ne pense pas à la verité que les essences des choses, et ces veritez Mathematiques que l’on en peut connoistre, soient independantes de Dieu ; mais neantmoins ie pense que parce que Dieu l’a ainsi voulu, et qu’il en a ainsi disposé, elles sont immuables et eternelles ; Or que cela vous semble dur, ou non, il m’importe fort peu ; pour moy il me sufit que cela soit veritable.

Ce que vous alleguez en suite contre les vniuersaux des Dialecticiens ne me touche point, puis que ie les conçoy tout d’vne autre façon qu’eux. Mais pour ce qui regarde les essences que nous connoissons clairement et distinctement, telle qu’est celle du triangle, ou de quelque autre figure de Geometrie, ie vous feray aisement auoüer que les idées de celles qui sont en nous, n’ont point esté tirées des idées des choses singulieres ; Car ce qui vous meut icy à dire qu’elles sont fausses, n’est que parce qu’elles ne s’accordent pas auec l’opinion que vous auez conceuë de la nature des choses. Et mesme vn peu aprés vous dites que l’objet des pures Mathematiques, comme le point, la ligne, la superficie, et les indiuisibles qui en sont composez ne peuuent auoir aucune existance hors de l’entendement ; D’où il suit necessairement Camusat – Le Petit, p. 580
Image haute résolution sur Gallica
qu’il n’y a iamais eu aucun triangle dans le monde, ny rien de tout ce que nous conceuons apartenir à la nature du triangle, ou à celle de quelque autre figure de Geometrie, et partant que ces essences n’ont point esté tirées d’aucunes choses existantes. Mais dites-vous, elles sont fausses : ouy selon vostre opinion ; parce que vous suposez la nature des choses estre telle, qu’elles ne peuuent pas luy estre conformes. Mais si vous ne soutenez aussi que toute la Geometrie est fausse, vous ne sçauriez nier qu’on n’en démontre plusieurs veritez, qui ne changeant iamais, et estant tousiours les mesmes, ce n’est pas sans raison qu’on les apelle immuables, et eternelles.

Mais de ce qu’elles ne sont peut-estre pas conformes à l’opinion que vous auez de la nature des choses, ny mesme aussi à celle que Democrite, et Epicure ont bastie et composée d’atômes, cela n’est à leur égard qu’vne denomination exterieure, qui ne cause en elles aucun changement ; et toutesfois on ne peut pas douter qu’elles ne soient conformes à cette veritable nature des choses qui a esté faite et construite par le vray Dieu : Non qu’il y ait dans le monde des substances qui ayent de la longueur sans largeur, ou de la largeur sans profondeur ; mais parce que les figures Geometriques ne sont pas considerées comme des substances, mais seulement comme des termes sous lesquels la substance est contenuë. Cependant ie ne demeure pas d’accord que les idées Camusat – Le Petit, p. 581
Image haute résolution sur Gallica
de ces figures nous soient iamais tombées sous les sens, comme chacun se le persuade ordinairement : car encore qu’il n’y ait point de doute qu’il y en puisse auoir dans le monde de telles que les Geometres les considerent, ie nie pourtant qu’il y en ait aucunes autour de nous, sinon peut-estre de si petites, qu’elles ne font aucune impression sur nos sens : car elles sont pour l’ordinaire composées de lignes droites, et ie ne pense pas que iamais aucune partie d’vne ligne ait touché nos sens, qui fust veritablement droite ; Aussi quand nous venons à regarder au trauers d’vne lunette, celles qui nous auoient semblé les plus droites, nous les voyons toutes irregulieres, et courbées de toutes parts comme des ondes. Et partant lors que nous auons la premiere fois aperceu en nostre enfance vne figure triangulaire tracée sur le papier, cette figure n’a peu nous aprendre comme il faloit conceuoir le triangle Geometrique, parce qu’elle ne le representoit pas mieux, qu’vn mauuais crayon vne image parfaite. Mais dautant que l’idée veritable du triangle estoit desia en nous, et que nostre esprit la pouuoit plus aisement conceuoir, que la figure moins simple, ou plus composée d’vn triangle peint, de là vient qu’ayant veu cette figure composée, nous ne l’auons pas conceuë elle-mesme, mais plutost le veritable triangle. Tout ainsi que quand nous jettons les yeux sur vne carte, où il y a quelque traits qui sont tracez, et arrangez de telle sorte, qu’ils represente la face d’vn homme, Camusat – Le Petit, p. 582
Image haute résolution sur Gallica
alors cette veuë n’excite pas tant en nous l’idée de ces mesmes traits, que celle d’vn homme : ce qui n’arriueroit pas ainsi, si la face d’vn homme ne nous estoit connuë d’ailleurs, et si nous n’estions plus accoutumez à penser à elle, que non pas à ces traits ; lesquels assez souuent mesme nous ne sçaurions distinguer les vns des autres, quand nous en sommes vn peu éloignez : Ainsi certes, nous ne pourions iamais connoistre le triangle Geometrique par celuy que nous voyons tracé sur le papier, si nostre esprit d’ailleurs n’en auoit eu l’idée.

2. Ie ne voy pas icy de quel genre de choses vous voulez que l’existence soit, ny pourquoy elle ne peut pas aussi bien estre dite vne proprieté, comme la toute puissance, prenant le nom de proprieté pour toute forte d’atribut, ou pour tout ce qui peut estre atribué à vne chose, selon qu’en effet il doit icy estre pris. Mais bien dauantage l’existence necessaire est vrayment en Dieu vne proprieté prise dans le sens le moins étendu, parce qu’elle conuient à luy seul, et qu’il n’y a qu’en luy qu’elle fasse partie de l’essence. C’est pourquoy aussi l’existence du triangle ne doit pas estre comparée auec l’existence de Dieu, parce qu’elle a manifestement en Dieu vne autre relation à l’essence, qu’elle n’a pas dans le triangle. Et ie ne commets pas plutost en cecy la faute que les Logiciens nomme vne petition de principe, lors que ie mets l’existence entre les choses qui apartiennent à l’essence de Dieu, que lors qu’entre les proprietez Camusat – Le Petit, p. 583
Image haute résolution sur Gallica
du triangle ie mets l’egalité de la grandeur de ses trois angles auec deux droits. Il n’est pas vray aussi que l’essence et l’existence en Dieu, aussi bien que dans le triangle, peuuent estre conceuës l’vne sans l’autre ; parce que Dieu est son estre, et non pas le triangle. Et toutesfois ie ne nie pas que l’existence possible ne soit vne perfection dans l’idée du triangle, comme l’existence necessaire est vne perfection dans l’idée de Dieu ; car cela la rend plus parfaite que ne sont les idées de toutes ces Chymeres, dont on supose qu’il n’y a aucune existence. Et partant vous n’auez en rien diminué la force de mon argument, et vous demeurez tousiours abusé par ce sophisme, que vous dites auoir esté si facile à resoudre. Quant à ce que vous adjoutez en suite, i’y ay desia assez suffisamment répondu ; Et vous vous trompez grandement, lors que vous dites qu’on ne démontre pas l’existence de Dieu, comme on démontre que tout triangle rectiligne a ses trois angles égaux à deux droits : car la raison est pareille en tous les deux ; horsmis que la démonstration qui prouue l’existence en Dieu, est beaucoup plus simple, et plus éuidente que l’autre. Enfin ie passe sous silence le reste de ce que vous poursuiuez ; parce que lors que vous dites que ie n’explique pas assez les choses, et que mes preuues ne sont pas conuaincantes, ie pense qu’à meilleur titre on pouroit dire le mesme de vous, et des vostres.

3. Contre tout ce que vous raportez icy de Diagore, de Theodore, de Pythagore, et de plusieurs Camusat – Le Petit, p. 584
Image haute résolution sur Gallica
autres, ie vous oppose les Sceptiques, qui reuoquoient en doute les démonstrations mesme de Geometrie, et ie soutiens qu’ils ne l’eussent pas fait, s’ils eussent eu vne connoissance certaine de la verité d’vn Dieu. Et mesme de ce qu’vne chose paroist vraye à plus de personnes, cela ne preuue pas que cette chose soit plus notoire et plus manifeste qu’vne autre ; mais bien de ce que ceux qui ont vne connoissance suffisante de l’vne et de l’autre, reconnoissent que l’vne est premierement connuë, plus éuidente, et plus assurée que l’autre.

Des choses qui ont esté objectées contre la sixiéme Meditation.

1. I’ay desia cy-deuant refuté ce que vous niez icy, à sçauoir, que les choses materielles entant qu’elles sont l’objet des Mathematiques pures puissent auoir aucune existence. Pour ce qui est de l’intellection d’vn Chiliogone, il n’est nullement vray qu’elle soit confuse : car on en peut tres-clairement et tres-distinctement démontrer plusieurs choses ; ce qui ne se pouroit aucunement faire, si on ne le connoissoit que confusément, ou, comme vous dites, si on n’en connoissoit que le nom : Mais il est tres-certain que nous le conceuons tres-clairement tout entier et tout à la fois, quoy que nous ne le puissions pas ainsi clairement imaginer : D’où il est éuident Camusat – Le Petit, p. 585
Image haute résolution sur Gallica
que les facultez d’entendre et d’imaginer ne different pas seulement selon le plus et le moins, mais comme deux manieres d’agir tout à fait differentes. Car dans l’intellection l’esprit ne se sert que de soy-mesme, au lieu que dans l’imagination il contemple quelque forme corporelle. Et encore que les figures Geometriques soient tout à fait corporelles, neantmoins il ne se faut pas persuader que ces idées qui seruent à nous les faire conceuoir, soient aussi corporelles, quand elles ne tombent point sous l’imagination. Et enfin cela ne peut estre digne que de vous, ô chair, de penser que les idées de Dieu, de l’Ange, et de l’ame de l’homme soient corporelles, ou quasi corporelles, ayant esté tirées de la forme du corps humain, et de quelques autres choses fort simples, fort legeres, et fort imperceptibles. Car quiconque se represente Dieu de la sorte, ou mesme l’esprit humain, tâche d’imaginer vne chose qui n’est point du tout imaginable, et ne se figure autre chose qu’vne idée corporelle, à qui il atribuë faussement le nom de Dieu, ou d’Esprit ; Car dans la vraye idée de l’Esprit, il n’y a rien de contenu que la seule pensée auec tous ses atributs, entre lesquels il n’y en a aucun qui soit corporel.

2. Vous faites voir icy clairement que vous vous apuyez seulement sur vos préjugez sans iamais vous en défaire, puisque vous ne voulez pas que nous ayons le moindre soupçon de fausseté, pour les choses où iamais nous n’en n’auons remarqué aucune ; Camusat – Le Petit, p. 586
Image haute résolution sur Gallica
Et c’est pour cela que vous dites que lors que nous regardons de prés, et que nous touchons quasi de la main vne tour, nous sommes assurez qu’elle est quarrée, si elle nous paroist telle ; et que lors que nous sommes en effet éueillez, nous ne pouuons pas estre en doute si nous veillons, ou si nous resuons ; et autres choses semblables ; car vous n’auez aucune raison de croire que vous ayez iamais assez soigneusement examiné et obserué toutes les choses en quoy il peut arriuer que vous erriez ; Et peut-estre ne seroit-il pas mal aisé de montrer, que vous trompez quelquefois en des choses que vous admettez ainsi pour vrayes, et assurées. Mais lors que vous en reuenez là, de dire qu’au moins on ne peut pas douter que les choses ne nous paroissent comme elles font, vous en reuenez à ce que i’ay dit : car cela mesme est en termes exprés dans ma seconde Meditation ; Mais icy il estoit question de la verité des choses qui sont hors de nous, sur quoy ie ne voy pas que vous ayez du tout rien dit de veritable.

3. Ie ne m’areste pas icy sur des choses que vous auez tant de fois rebatuës, et que vous repetez encore en cét endroit si vainement ; Par exemple, qu’il y a beaucoup de choses que i’ay auancées sans preuue, lesquelles ie maintiens neantmoins auoir tres-éuidemment démontrées ; Comme aussi que i’ay seulement voulu parler du corps grossier et palpable, lors que i’ay exclus le corps de mon essence : quoy que neantmoins mon dessein ait esté d’en exclure toute sorte de corps, pour petit et subtil qu’il puisse Camusat – Le Petit, p. 587
Image haute résolution sur Gallica
estre ; et autres choses semblables : car qui a-t-il à répondre à tant de paroles dites et auancées sans aucun raisonnable fondement, sinon que de les nier tout simplement ? Ie diray neantmoins en passant que ie voudrois bien sçauoir sur quoy vous vous fondez pour dire que i’ay plutost parlé du corps massif et grossier, que du corps subtil et delié ? C’est, dites-vous, parce que i’ay dit, que i’ay vn corps auquel ie suis conjoint, et aussi, qu’il est certain que moy, c’est à dire mon ame est distincte de mon corps, où ie confesse que ie ne voy pas, pourquoy ces paroles ne pouroient pas aussi bien estre raportées au corps subtil et imperceptible, qu’à celuy qui est plus grossier et palpable ; et ie ne croy pas que cette pensée puisse tomber en l’esprit d’vn autre que de vous. Au reste i’ay fait voir clairement dans la seconde Meditation, que l’esprit pouuoit-estre conceu comme vne substance existante, auparauant mesme que nous sçachions s’il y a au monde aucun vent, aucun feu, aucune vapeur, aucun air, ny aucun autre corps que ce soit, pour subtil et delié qu’il puisse estre ; Mais de sçauoir si en effet il estoit different de toute sorte de corps, i’ay dit en cét endroit que ce n’estoit pas là le lieu d’en traiter : ce qu’ayant reserué pour cette sixiéme Meditation, c’est-là aussi où i’en ay amplement traité, et où i’ay decidé cette question par vne tres-forte et veritable démonstration : Mais vous au contraire confondant la question qui concerne comment l’esprit peut estre conceu, auec celle qui regarde ce qu’il est en effect, Camusat – Le Petit, p. 588
Image haute résolution sur Gallica
ne faites paroistre autre chose sinon que vous n’auez rien compris distinctement de toutes ces choses.

4. Vous demandez icy comment i’estime que l’espece ou l’idée du corps, lequel est étendu, peut estre receuë en moy qui suis vne chose non étenduë. Ie répons à cela qu’aucune espece corporelle n’est receuë dans l’esprit, mais que la conception, où l’intellection pure des choses, soit corporelles, soit spirituelles, se fait sans aucune image, ou espece corporelle ; Et quant à l’imagination, qui ne peut estre que des choses corporelles, il est vray que pour en former vne, il est besoin d’vne espece qui soit vn veritable corps, et à laquelle l’esprit s’aplique, mais non pas qui soit receuë dans l’esprit. Ce que vous dites de l’idée du Soleil, qu’vn aueugle né forme sur la simple connoissance qu’il a de sa chaleur, se peut aisement réfuter : Car cét aueugle peut bien auoir vne idée claire et distincte du Soleil, comme d’vne chose qui échauffe, quoy qu’il n’en ait pas l’idée, comme d’vne chose qui éclaire et illumine ; Et c’est sans raison que vous me comparez à cét aueugle ; premierement parce que la connoissance d’vne chose qui pense, s’étend beaucoup plus loin que celle d’vne chose qui échauffe, voire mesme elle est plus ample qu’aucune que nous ayons de quelque autre chose que ce soit, comme i’ay montré en son lieu ; et aussi parce qu’il n’y a personne qui puisse montrer que cette idée du Soleil que forme cét aueugle, ne contienne pas tout ce que l’on peut connoistre de luy, sinon celuy qui estant doüé du sens Camusat – Le Petit, p. 589
Image haute résolution sur Gallica
de la veuë, connoist outre cela sa figure, et sa lumiere ; Mais pour vous, non seulement vous n’en connoissez pas dauantage que moy touchant l’Esprit, mais mesme vous n’y aperceuez pas tout ce que i’y voy : De sorte qu’en cela c’est plutost vous qui ressemblez à vn aueugle, et ie ne puis tout au plus, à vostre égard, estre apelé que louche, ou peu clairvoyant, auec tout le reste des hommes. Or ie n’ay pas adiouté que l’esprit n’estoit pas étendu, pour expliquer quel il est, et faire connoistre sa nature, mais seulement pour auertir que ceux-là se trompent, qui pensent qu’il soit étendu : Tout de mesme que s’il s’en trouuoit quelques-vns qui voulussent dire que Bucephal est vne musique, ce ne seroit pas en vain et sans raison que cela seroit nié par d’autres. Et certes dans tout le reste que vous adjoutez icy pour prouuer que l’esprit a de l’étenduë, d’autant, dites-vous, qu’il se sert du corps lequel est étendu, il me semble que vous ne raisonnez pas mieux, que si de ce que Bucephal hannit, et ainsi pousse des sons qui peuuent estre raportez à la musique, vous tiriez cette consequence, que Bucephal est donc vne musique. Car encore que l’esprit soit vny à tout le corps, il ne s’ensuit pas delà qu’il soit étendu par tout le corps, parce que ce n’est pas le propre de l’esprit d’estre étendu, mais seulement de penser. Et il ne conçoit, pas l’extension par vne espece étenduë qui soit en luy, bien qu’il l’imagine en se tournant et s’apliquant à vne espece corporelle, Camusat – Le Petit, p. 590
Image haute résolution sur Gallica
qui est étenduë ; comme i’ay dit auparauant. Et enfin il n’est pas necessaire que l’esprit soit de l’ordre et de la nature du corps, quoy qu’il ait la force ou la vertu de mouuoir le corps.

5. Ce que vous dites icy touchant l’vnion de l’esprit auec le corps, est semblable aux difficultez precedentes. Vous n’objectez rien du tout contre mes raisons, mais vous proposez seulement les doutes qui vous semblent suiure de mes conclusions : quoy qu’en effet ils ne vous viennent en l’esprit, que parce que vous voulez soumetre à l’examen de l’imagination, des choses qui de leur nature ne sont point sujetes à sa iurisdiction. Ainsi, quand vous voulez comparer icy le mélange qui se fait du corps et de l’esprit, auec celuy de deux corps mélez ensemble, il me sufit de répondre qu’on ne doit faire entre ces choses aucune comparaison, pource qu’elles sont de deux genres totalement differents ; et qu’il ne se faut pas imaginer que l’esprit aye des parties, encore qu’il conçoiue des parties dans le corps. Car qui vous a apris que tout ce que l’esprit conçoit doiue estre réellement en luy ? Certainement si cela estoit, lors qu’il conçoit la grandeur de l’Vniuers, il auroit aussi en luy cette grandeur, et ainsi il ne seroit pas seulement étendu, mais il seroit mesme plus grand que tout le monde.

6. Vous ne dites rien icy qui me soit contraire, et ne laissez pas d’en dire beaucoup ; d’où le lecteur peut aprendre qu’on ne doit pas iuger du nombre Camusat – Le Petit, p. 591
Image haute résolution sur Gallica
de vos raisons, par la prolixité de vos paroles.

Iusques icy l’Esprit a discouru auec la Chair, et, comme il estoit raisonnable, en beaucoup de choses n’a pas suiuy ses sentimens. Mais maintenant ie leue le masque, et reconnois que veritablement ie parle à Monsieur GassendiGassendi, Pierre, personnage autant recommandable pour l’integrité de ses mœurs et la candeur de son esprit, que pour la profondeur et la subtilité de sa doctrine, et de qui l’amitié me sera tousiours tres-chere. ; Aussi ie proteste, et luy-mesme le peut sçauoir, que ie rechercheray tousiours autant qu’il me sera possible les occasions de l’acquerir. C’est pourquoy ie le suplie de ne pas trouuer mauuais, si en refutant ses objections i’ay vsé de la liberté ordinaire aux Philosophes ; comme aussi de ma part ie l’assure que ie n’y ay rien trouué qui ne m’ay esté tres-agreable ; mais sur tout i’ay esté rauy qu’vn homme de son merite, dans vn discours si long et si soigneusement recherché, n’ait aporté aucune raison qui détruisist et renuersast les miennes, et n’ait aussi rien opposé contre mes conclusions, à quoy il ne m’ait esté tres-facile de répondre.

FIN.