Des choses qui ont esté objectées contre la troisiéme Meditation.

1. Courage ; enfin vous aportez icy contre moy quelque raison, ce que ie n’ay point remarqué que vous ayez fait iusques icy ; Car pour prouuer que ce n’est point vne regle certaine, que les choses que nous conceuons fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes. Vous dites que quantité de grands esprits, qui semblent auoir deu connoistre plusieurs choses fort clairement et fort distinctement, ont estimé que la verité estoit cachée dans le sein de Dieu mesme, ou dans le profond des abysmes : En quoy i’auouë que c’est fort bien argumenter de l’autorité d’autruy ; Mais vous deuriez vous souuenir, ô chair, que vous parlez icy à vn Esprit qui est tellement détaché des choses corporelles qu’il ne sçait Camusat – Le Petit, p. 556
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pas mesme si iamais il y a eu aucuns hommes auant luy, et qui partant ne s’emeut pas beaucoup de leur autorité. Ce que vous alleguez en suite des Sceptiques, est vn lieu commun qui n’est pas mauuais, mais qui ne prouue rien, non plus que ce que vous dites qu’il y a des personnes qui mourroient pour la deffence de leurs fausses opinions, parce qu’on ne sçauroit prouuer qu’ils conçoiuent clairement et distinctement ce qu’ils assurent auec tant d’opiniastreté. Enfin ce que vous adjoustez, qu’il ne faut pas tant se trauailler à confirmer la verité de cette regle qu’à donner vne bonne methode pour connoistre si nous nous trompons, ou non, lors que nous pensons conceuoir clairement quelque chose, est tres-veritable ; mais aussi ie maintiens l’auoir fait exactement en son lieu, premierement en ostant tous les préjugez, puis aprés en expliquant toutes les principales idées, et enfin en distinguant les claires et distinctes de celles qui sont obscures et confuses.

2. Certes i’admire vostre raisonnement, par lequel vous voulez prouuer que toutes nos idées sont étrangeres, ou venant de dehors, et qu’il n’y en a pas vne que nous ayons formée, pource que, dites-vous, l’esprit n’a pas seulement la faculté de conceuoir les idées étrangeres, mais il a aussi celle de les assembler, diuiser, étendre, racourcir, composer etc. en plusieurs manieres : d’où vous concluez que l’idée d’vne Chimere que l’esprit fait en composant, diuisant, etc. n’est pas faite par luy, mais qu’elle vient de dehors, ou qu’elle est étrangere. Camusat – Le Petit, p. 557
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Mais vous pouriez aussi de la mesme façon prouuer que Praxiteles n’a fait aucunes statuës, dautant qu’il n’a pas eu de luy le marbre sur lequel il les peust tailler ; et l’on pouroit aussi dire que vous n’auez pas fait ces objections, pource que vous les auez composées de paroles que vous n’auez pas inuentées, mais que vous auez empruntées d’autruy. Mais certes ny la forme d’vne Chymere ne consiste pas dans les parties d’vne chevre, ou d’vn lion : ny celle de vos objections dans chacune des paroles dont vous vous estes seruy, mais seulement dans la composition et l’arangement des choses. I’admire aussi que vous souteniez que l’idée de ce qu’on nomme en general vne chose, ne puisse estre en l’esprit, si les idées d’vn animal, d’vne plante, d’vne pierre, et de tous les vniuersaux n’y sont ensemble : comme si pour connoistre que ie suis vne chose qui pense, ie deuois connoistre les animaux et les plantes, pource que ie dois connoistre ce qu’on nomme vne chose, ou bien ce que c’est en general qu’vne chose. Vous n’estes pas aussi plus veritable en tout ce que vous dites touchant la verité.

Et enfin puis que vous impugnez seulement des choses dont ie n’ay rien affirmé, vous vous armez en vain contre des fantosmes.

3. Pour refuter les raisons pour lesquelles i’ay estimé que l’on pouuoit douter de l’existence des choses materielles, vous demandez icy pourquoy donc ie marche sur la terre etc. en quoy il est éuident que vous retombez dans la premiere difficulté : Car vous Camusat – Le Petit, p. 558
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posez pour fondement ce qui est en controuerse, et qui a besoin de preuue, sçauoir est, qu’il est si certain que ie marche sur la terre, qu’on n’en peut aucunement douter. Et lors qu’aux objections que ie me suis fait, et dont i’ay donné la solution, vous voulez y adjouter cette autre, à sçauoir, pourquoy donc dans vn aueugle né il n’y a point d’idée, de la couleur, ou dans vn sourd des sons, et de la voix, vous faites bien voir que vous n’en auez aucune de consequence ; car comment sçauez-vous que dans vn aueugle né il n’y a aucune idée des couleurs ? veu que parfois nous experimentons, qu’encore bien que nous ayons les yeux fermez, il s’excite neantmoins en nous des sentimens de couleur et de lumiere ; et quoy qu’on vous accordast ce que vous dites, celuy qui nieroit l’existence des choses materielles, n’auroit-il pas aussi bonne raison de dire, qu’vn aueugle né n’a point les idées des couleurs, parce que son esprit est priué de la faculté de les former, que vous en auez de dire, qu’il n’en a point les idées, parce qu’il est priué de la veuë ? Ce que vous adjoustez des deux idées du Soleil, ne prouue rien ; mais quand vous les prenez toutes deux pour vne seule, parce qu’elles se raportent au mesme Soleil, c’est le mesme que si vous disiez que le vray et le faux ne different point, lors qu’ils se disent d’vne mesme chose ; Et lors que vous niez que l’on doiue apeler du nom d’idée, celles que nous inferons des raisons de l’Astronomie, vous restraignez le nom d’idée aux seules images dépeintes Camusat – Le Petit, p. 559
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en la fantaisie, contre ce que i’ay expressément étably.

4. Vous faites le mesme, lors que vous niez qu’on puisse auoir vne vraye idée de la substance, à cause, dites-vous, que la substance ne s’aperçoit point par l’imagination, mais par le seul entendement : Mais i’ay desia plusieurs fois protesté, ô chair, que ie ne voulois point auoir affaire auec ceux qui ne se veulent seruir que de l’imagination, et non point de l’entendement.

Mais ou vous dites que l’idée de la substance n’a point de realité qu’elle n’ait emprunté des idées des accidens, sous lesquels, ou à la façon desquels elle est conceuë, vous faites voir clairement que vous n’en auez aucune qui soit distincte, pource que la substance ne peut iamais estre conceuë à la façon des accidens, ny emprunter d’eux sa realité, mais tout au contraire les accidens sont communément conceus par les Philosophes comme des substances, sçauoir, lors qu’ils les conçoiuent comme réels : car on ne peut atribuer aux accidens aucune realité (c’est à dire aucune entité plus que modale) qui ne soit empruntée de l’idée de la substance.

Enfin là où vous dites que nous ne formons l’idée de Dieu que sur ce que nous auons apris et entendu des autres, luy atribuant à leur exemple les mesmes perfections que nous auons veu que les autres luy atribuoient : I’eusse voulu que vous eussiez aussi adjouté, d’où c’est donc ces premiers hommes, de qui Camusat – Le Petit, p. 560
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nous auons apris et entendu ces choses, ont eu cette mesme idée de Dieu ; Car s’ils l’ont euë d’eux-mesmes, pourquoy ne la pourons-nous pas aussi auoir de nous-mesmes ; que si Dieu la leur a reuelée, par consequent Dieu existe.

Et lors que vous adjoutez, que celuy qui dit vne chose infinie, donne à vne chose qu’il ne comprend pas, vn nom qu’il n’entend point non plus ; vous ne mettez point de distinction entre l’intellection conforme à la portée de nostre esprit, telle que chacun reconnoist assez en soy-mesme auoir de l’infiny, et la conception entiere et parfaite des choses, (c’est à dire qui comprenne tout ce qu’il y a d’intelligible en elles,) qui est telle que personne n’en eut iamais non seulement de l’infiny, mais mesme aussi peut-estre d’aucune autre chose qui soit au monde, pour petite qu’elle soit. Et il n’est pas vray que nous conceuions l’infiny par la negation du finy, veu qu’au contraire toute l’imitation contient en soy vne negation de l’infiny. Il n’est pas vray aussi que l’idée qui nous represente toutes les perfections que nous atribuons à Dieu n’a pas plus de realité objectiue qu’en ont les choses finies. Car vous confessez vous-mesme que toutes ces perfections sont amplifiées par nostre esprit, afin qu’elles puissent estre atribuées à Dieu ; pensez-vous donc que les choses ainsi amplifiées ne soient point plus grandes que celles qui ne le sont point ? et d’où nous peut venir cette faculté d’amplifier toutes les perfections creées, c’est à dire de conceuoir quelque chose Camusat – Le Petit, p. 561
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de plus grand et de plus parfait qu’elles ne sont, sinon de cela seul que nous auons en nous l’idée d’vne chose plus grande, à sçauoir de Dieu mesme ? Et enfin il n’est pas vray aussi que Dieu seroit peu de chose, s’il n’estoit point plus grand que nous le conceuons, car nous conceuons qu’il est infini, et il n’y a rien de plus grand que l’infini. Mais vous confondez l’intellection auec l’imagination, et vous feignez que nous imaginons Dieu comme quelque grand et puissant Geant, ainsi que feroit celuy, qui n’ayant iamais puis vn Elephant, s’imagineroit qu’il est semblable à vn Ciron d’vne grandeur et grosseur démesurée, ce que ie confesse auec vous estre fort impertinent.

5. Vous dites icy beaucoup de choses pour faire semblant de me contredire, et neantmoins vous ne dites rien contre moy, puis que vous concluez la mesme chose que moy. Mais neantmoins vous entremeslez deça et delà plusieurs choses dont ie ne demeure pas d’accord ; par exemple, que cét Axiome, il n’y a rien dans vn effet qui n’ait esté premierement dans sa cause, se doit plutost entendre de la cause materielle que de l’efficiente : car il est impossible de conceuoir que la perfection de la forme soit premierement dans la cause materielle, mais bien dans la seule cause efficiente ; et aussi que la realité formelle d’vne idée soit vne substance ; et plusieurs autres choses semblables.

6. Si vous auiez quelques raisons pour prouuer l’existence des choses materielles, sans doute que vous Camusat – Le Petit, p. 562
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les eussiez icy raportées. Mais puis que vous demandez seulement, s’il est donc vray que ie sois incertain qu’il y ait quelque autre chose que moy qui existe dans le monde, et que vous feignez qu’il n’est pas besoin de chercher des raisons d’vne chose si éuidente : et ainsi que vous vous en raportez seulement à vos anciens préjugez, vous faites voir bien plus clairement que vous n’auez aucune raison pour prouuer ce que vous assurez, que si vous n’en auiez rien dit du tout. Quant à ce que vous dites touchant les idées, cela n’a pas besoin de réponse, pource que vous restraignez le nom d’idée aux seules images dépeintes en la fantaisie, et moy ie l’étens à tout ce que nous conceuons par la pensée. Mais ie vous demande en passant par quel argument vous prouuez que rien n’agit sur soy-mesme ? Car ce n’est pas vostre coutume d’vser d’argumens, et de prouuer ce que vous dites ; Vous prouuez cela par l’exemple du doigt qui ne se peut fraper soy-mesme, et de l’œil qui ne se peut voir, si ce n’est dans vn miroir. A quoy il est aisé de répondre, que ce n’est point l’œil qui se void luy-mesme, ny le miroir ; mais bien l’esprit, lequel seul connoist, et le miroir, et l’œil, et soy-mesme. On peut mesme aussi donner d’autres exemples parmy les choses corporelles, de l’action qu’vne chose exerce sur soy, comme lors qu’vn sabot se tourne sur soy-mesme, cette conuersion n’est-elle pas vne action qu’il exerce sur soy ? Enfin il faut remarquer que ie n’ay point affirmé que les idées des choses materielles deriuoient de l’esprit, comme Camusat – Le Petit, p. 563
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vous me voulez icy faire accroire ; car i’ay montré expressément aprés, qu’elles procedoient souuent des corps, et que c’est par là que l’on prouue l’existence des choses corporelles : mais i’ay seulement fait voir en cétendroit, qu’il n’y a point en elles tant de realité, qu’à cause de cette Maxime, Qu’il n’y a rien dans vn effet qui n’ait esté dans sa cause formellement ou eminemment, on doiue conclure qu’elles n’ont pû deriuer de l’esprit seul ; ce que vous n’impugnez en aucune façon.

7. Vous ne dites rien icy que vous n’ayez desia dit auparauant, et que ie n’aye entierement refuté. Ie vous auertiray seulement icy touchant l’idée de l’infini, laquelle vous dites ne pouuoir estre vraye si ie ne comprens l’infini, et que ce que i’en connois n’est tout au plus qu’vne partie de l’infini, et mesme vne fort petite partie, qui ne represente pas mieux l’infini que le pourtrait d’vn simple cheueu represente vn homme tout entier. Ie vous auertiray dis-je, qu’il repugne que ie comprenne quelque chose, et que ce que ie comprens soit infini : car pour auoir vne idée vraye de l’infini il ne doit en aucune façon estre compris, dautant que l’incomprehensibilité mesme est contenuë dans la raison formelle de l’infini ; et neantmoins c’est vne chose manifeste que l’idée que nous auons de l’infini, ne represente pas seulement vne de ses parties, mais l’infini tout entier, selon qu’il doit estre representé par vne idée humaine, quoy qu’il soit certain que Dieu, ou quelque autre nature intelligente en puisse auoir vne autre Camusat – Le Petit, p. 564
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beaucoup plus parfaite, c’est à dire, beaucoup plus exacte et plus distincte que celle que les hommes en ont ; en mesme façon que nous disons que celuy qui n’est pas versé dans la Geometrie ne laisse pas d’auoir l’idée de tout le triangle, lors qu’il le conçoit comme vne figure composée de trois lignes, quoy que les Geometres puissent connoistre plusieurs autres proprietez du triangle, et remarquer quantité de choses dans son idée, que celuy-là n’y obserue pas. Car comme il sufit de conceuoir vne figure composée de trois lignes pour auoir l’idée de tout le triangle, de mesme aussi il sufit de conceuoir vne chose qui n’est renfermée d’aucunes limites, pour auoir vne vraye et entiere idée de tout l’infini.

8. Vous tombez icy dans la mesme erreur, lors que vous niez que nous puissions auoir vne vraye idée de Dieu : Car encore que nous ne connoissions pas toutes les choses qui sont en Dieu, neantmoins tout ce que nous connoissons estre en luy est entierement veritable. Quant à ce que vous dites Que le pain n’est pas plus parfait que celuy qui le desire ; et que de ce que ie conçoy que quelque chose est actuellement contenuë dans vne idée, il ne s’ensuit pas qu’elle soit actuellement dans la chose dont elle est l’idée ; et aussi que ie donne iugement de ce que i’ignore, et autres choses semblables, tout cela dis-je, nous montre seulement que vous voulez temerairement impugner plusieurs choses dont vous ne comprenez pas le sens ; Car de ce que quelqu’vn desire du pain, on n’infere pas que le pain soit plus parfait Camusat – Le Petit, p. 565
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que luy, mais seulement que celuy qui a besoin de pain est moins parfait que lors qu’il n’en a pas besoin. Et de ce que quelque chose est contenuë dans vne idée, ie ne conclus pas que cette chose existe actuellement, sinon lors qu’on ne peut assigner aucune autre cause de cette idée, que cette chose mesme qu’elle represente actuellement existante. Ce que i’ay demontré ne se pouuoir dire de plusieurs mondes, ny d’aucune autre chose que ce soit, excepté de Dieu seul. Et ie ne iuge point non plus de ce que i’ignore, car i’ay aporté les raisons du iugement que ie faisois, qui sont telles que vous n’auez encore peu iusques icy en réfuter la moindre.

9. Lors que vous niez que nous ayons besoin du concours, et de l’influence continuelle de la cause premiere pour estre conseruez, vous niez vne chose que tous les Metaphysiciens affirment comme tres-manifeste, mais à laquelle les personnes peu lettrées ne pensent pas souuent, parce qu’elles portent seulement leurs pensées sur ces causes qu’on apelle en l’école secundum fieri, c’est à dire de qui les effects dependent quant à leur production ; et non pas sur celles qu’ils apellent secundum esse, c’est à dire de qui les effects dependent quant à leur subsistance et continuation dans l’estre. Ainsi l’Architecte est la cause de la maison, et le pere la cause de son fils, quant à la production seulement, c’est pourquoy l’ouurage estant vne foit acheué, il peut subsister et demeurer sans cette cause ; Mais le Soleil est la cause de la lumiere qui Camusat – Le Petit, p. 566
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procede de luy, et Dieu est la cause de toutes les choses créées, non seulement en ce qui dépend de leur production, mais mesme en ce qui concerne leur conseruation, ou leur durée dans l’estre ; C’est pourquoy il doit tousiours agir sur son effect d’vne mesme façon, pour le conseruer dans le premier estre qu’il luy a donné. Et cela se demontre fort clairement par ce que i’ay expliqué de l’independance des parties du temps ; ce que vous tâchez en vain d’éluder, en proposant la necessité de la suite qui est entre les parties du temps consideré dans l’abstret, de laquelle il n’est pas icy question, mais seulement du temps, ou de la durée de la chose mesme, de qui vous ne pouuez pas nier que tous les momens ne puissent estre separez de ceux qui les suiuent immediatement, c’est à dire qu’elle ne puisse cesser d’estre dans chaque moment de sa durée. Et lors que vous dites qu’il y a en nous assez de vertu pour nous faire perseuerer au cas que quelque cause corruptiue ne suruienne. Vous ne prenez pas garde que vous atribuez à la creature la perfection du createur, en ce qu’elle perseuere dans l’estre independemment d’autruy ; et en mesme temps que vous atribuez au Createur l’imperfection de la creature, en ce que si iamais il vouloit que nous cessassions d’estre, il faudroit qu’il eust le neant pour le terme d’vne action positiue. Ce que vous dites aprés cela touchant le progrez à l’infini, à sçauoir, qu’il n’y a point de repugnance qu’il y ait vn tel progrez, vous le desauoüez incontinent aprés ; Car vous confessez vous-mesme, Camusat – Le Petit, p. 567
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qu’il est impossible qu’il y en puisse auoir dans ces sortes de causes qui sont tellement connexes et subordonnées entr’elles, que l’inferieur ne peut agir si le superieur ne luy donne le branle
 : Or il ne s’agit icy que de ces sortes de causes, à sçauoir, de celles qui donnent, et conseruent l’estre à leurs effects, et non pas de celles de qui les effects ne dependent qu’au moment de leur production, comme sont les parens ; et partant l’autorité d’AristoteAristote ne m’est point icy contraire, non plus que ce que vous dites de la Pandore ; car vous auoüez vous-mesme que ie puis tellement accroistre et augmenter toutes les perfections que ie reconnois estre dans l’homme, qu’il me sera facile de reconnoistre qu’elles sont telles, qu’elles ne sçauroient conuenir à la nature humaine ; ce qui me sufit entierement pour démontrer l’existence de Dieu. Car ie soutiens que cette vertu-là d’augmenter et d’accroistre les perfections humaines iusqu’à tel poinct, qu’elles ne soient plus humaines, mais infiniment releuées au dessus de l’estat et condition des hommes, ne pouroit estre en nous si nous n’auions vn Dieu pour auteur de nostre estre. Mais à n’en point mentir, ie m’étonne fort peu, de ce qu’il ne vous semble pas que i’aye démontré cela assez clairement : car ie n’ay point veu iusques icy que vous ayez bien compris aucune de mes raisons.

10. Lors que vous reprenez ce que i’ay dit, à sçauoir, qu’on ne peut rien adjouter ny diminuer de l’idée de Dieu, il semble que vous n’ayez pas pris garde à ce que disent communement les Philosophes, que les essences des Camusat – Le Petit, p. 568
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choses sont indiuisible ; Car l’idée represente l’essence de la chose, à laquelle si on adjoute ou diminuë quoy que ce soit, elle deuient aussi-tost l’idée d’vne autre chose ; Ainsi s’est-on figuré autrefois l’idée d’vne Pandore : Ainsi ont esté faites toutes les idées des faux Dieux par ceux qui ne conceuoient pas comme il faut celle du vray Dieu. Mais depuis qu’on a vne fois conceu l’idée du vray Dieu, encore que l’on puisse découurir en luy de nouuelles perfections qu’on n’auoit pas encore aperceuës, son idée n’est point pourtant accreuë ou augmentée, mais elle est seulement renduë plus distincte et plus expresse ; dautant qu’elles ont deu estre toutes contenuës dans cette mesme idée que l’on auoit auparauant, puis qu’on supose qu’elle estoit vraye ; de la mesme façon que l’idée du triangle n’est point augmentée lors qu’on vient à remarquer en luy plusieurs proprietez, qu’on auoit auparauant ignorées. Car ne pensez pas que l’idée que nous auons de Dieu, se forme successiuement de l’augmentation des perfections des creatures ; elle se forme toute entiere, et toute à la fois, de ce que nous conceuons par nostre esprit l’estre infini, incapable de toute sorte d’augmentation. Et lors que vous demandez comment ie prouue que l’idée de Dieu est en nous comme la marque de l’ouurier emprainte sur son ouurage ? quelle est la maniere de cette impression ? et quelle, la forme de cette marque ? C’est de mesme que si reconnoissant dans quelque tableau tant d’art, que ie iugeasse n’estre pas possible qu’vn tel ouurage fust sorty Camusat – Le Petit, p. 569
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d’autre main que de celle d’Apelles, et que ie vinse à dire que cét artifice inimitable est comme vne certaine marque qu’Apelles a imprimée en tous ses ouurages pour les faire distinguer d’auec les autres : vous me demanderiezdemandiez quelle est la forme de cette marque, ou quelle est la maniere de cette impression ? Certes il semble que vous seriez alors plus digne de risée que de réponse. Et lors que vous poursuiuez, si cette marque n’est point differente de l’ouurage, vous estes donc vous-mesme vne idée, vous n’estes rien autre chose qu’vne maniere de penser, vous estes et la marque emprainte, et le sujet de l’impression ? Cela n’est-il pas aussi subtil, que si moy ayant dit que cét artifice par lequel les tableaux d’Apelles sont distinguez d’auec les autres, n’est point different des tableaux mesmes, vous obiectiez que ces tableaux ne sont donc rien autre chose qu’vn artifice, qu’ils ne sont composez d’aucune matiere, et qu’ils ne sont qu’vne maniere de peindre etc.

Et lors que pour nier que nous auons esté faits à l’image et semblance de Dieu, vous dites que Dieu a donc la forme d’vn homme, et qu’en suite vous raportez toutes les choses en quoy la nature humaine est differente de la diuine, estes-vous en cela plus subtil, que si pour nier que quelques tableaux d’Apelles ont esté faits à la semblance d’Alexandre, vous disiez qu’Alexandre ressemble donc à vn tableau, et neantmoins que les tableaux sont composez de bois et de couleurs, et non pas de chair comme Alexandre. Car il Camusat – Le Petit, p. 570
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n’est pas de l’essence d’vne image, d’estre en tout semblable à la chose dont elle est l’image, mais il sufit qu’elle luy ressemble en quelque chose. Et il est tres-éuident, que cette vertu admirable et tres-parfaite de penser que nous conceuons estre en Dieu, est representée par celle qui est en nous, quoy que beaucoup moins parfaite. Et lors que vous aimez mieux comparer la creation de Dieu auec l’operation d’vn Architecte, qu’auec la generation d’vn pere, vous le faites sans aucune raison. Car encore que ces trois manieres d’agir soient totalement differentes, l’éloignement pourtant n’est pas si grand de la production naturelle à la diuine, que de l’artificielle à la mesme production diuine. Mais ny vous ne trouuerez point que i’aye dit, qu’il y a autant de raport entre Dieu et nous, qu’il y en a entre vn pere et ses enfans ; ny il n’est pas vray aussi qu’il n’y a iamais aucun raport entre l’ouurier et son ouurage ; comme il paroist lors qu’vn Peintre fait vn tableau qui luy ressemble.

Mais auec combien peu de fidelité raportez-vous mes paroles, lors que vous feignez que i’ay dit que ie conçoy cette ressemblance que i’ay auec Dieu, en ce que ie connois que ie suis vne chose incomplette et dependante, veu qu’au contraire ie n’ay dit cela que pour montrer la difference qui est entre Dieu et nous, de peur qu’on ne creust que ie voulusse égaler les hommes à Dieu, et la Creature au Createur. Car en ce lieu-là mesme i’ay dit que ie ne conceuois pas seulement que i’estois Camusat – Le Petit, p. 571
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en cela beaucoup inferieur à Dieu, et que i’aspirois cependant à de plus grandes choses que ie n’auois, mais aussi que ces plus grandes choses ausquelles i’aspirois se rencontroient en Dieu actuellement, et d’vne maniere infinie ausquelles neantmoins ie trouuois en moy quelque chose de semblable, puis que i’osois en quelque sorte y aspirer.

Enfin lors que vous dites qu’il y a lieu de s’étonner pourquoy le reste des hommes n’a pas les mesmes pensées de Dieu que celles que i’ay, puis qu’il a empraint en eux son idée aussi bien qu’en moy. C’est de mesme que si vous vous étonniez de ce que tout le monde ayant la notion du triangle, chacun pourtant n’y remarque pas également autant de proprietez, et qu’il y en a mesme peut-estre quelques-vns qui luy atribuent faussement plusieurs choses.