Des choses qui ont esté objectées contre la quatriéme Meditation.

1. I’ay desia assez expliqué quelle est l’idée que nous auons du neant, et comment nous participons du non estre, en nommant cette idée negatiue, et disant que cela ne veut rien dire autre chose sinon que nous ne sommes pas le souuerain estre, et qu’il nous manque plusieurs choses. Mais vous cherchez par tout des difficultez où il n’y en a point. Et lors que vous dites, qu’entre les ouurages de Dieu, i’en voy Camusat – Le Petit, p. 572
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quelques-vns qui ne sont pas entierement acheuez
, vous controuuez vne chose que ie n’ay escrite nulle part, et que ie ne pensay iamais ; mais bien seulement ay-je dit, que si certaines choses estoient considerées, non pas comme faisant partie de tout cét Vniuers, mais comme de tous détachez ; et des choses singulieres, pour lors elles pouroient sembler imparfaites. Tout ce que vous dites en suite pour la cause finale doit estre raporté à la cause efficiente ; Ainsi de cét vsage admirable de chaque partie dans les plantes, et dans les animaux, etc. il est iuste d’admirer la main de Dieu qui les a faites, et de connoistre et glorifier l’ouurier par l’inspection de ses ouurages ; mais non pas de deuiner pour quelle fin il a creé toutes choses. Et quoy qu’en matiere de morale, où il est souuent permis d’vser de conjectures, il soit quelquefois pieux et vtile de considerer la fin que Dieu s’est proposée pour la conduite de l’Vniuers, certes dans la Physique où toutes choses doiuent estre apuyées de solides raisons, c’est vne chose tout à fait ridicule. Et on ne peut pas feindre qu’il y ait des fins plus aisées à découurir les vnes que les autres, car elles sont toutes également cachées dans l’abysme imperscrutable de sa sagesse. Et vous ne deuez pas aussi feindre, qu’il n’y a point d’homme qui puisse comprendre les autres causes : car il n’y en a pas vne qui ne soit beaucoup plus aisée à connoistre que celle de la fin que Dieu s’est proposée en la creation de l’vniuers ; Et mesme celles que vous aportez pour seruir Camusat – Le Petit, p. 573
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d’exemple de la difficulté qu’il y a de les connoistre, sont si notoires, qu’il y a peu de personnes qui ne se persuadent les bien entendre. Enfin puisque vous me demandez si ingenuëment, quelles idées i’estime que mon Esprit auroit euës de Dieu, et de luy-mesme, si du moment qu’il a esté infus dedans le corps, il y fust demeuré iusqu’à cette heure les yeux fermez, les oreilles bouchées, et sans aucun vsage des autres sens : Ie vous répons aussi ingenuëment et sincerement, que (pourueu que nous suposions qu’il n’eust esté ny empesché ny aidé par le corps à penser et mediter) ie ne doute point qu’il n’auroit eu les mesmes idées qu’il en a maintenant, sinon qu’il les auroit euës beaucoup plus claires, et plus pures : Car les sens l’empeschent en beaucoup de rencontres, et ne luy aident en rien pour les conceuoir. Et de fait il n’y a rien qui empesche tous les hommes de reconnoistre qu’ils ont en eux également toutes ces mesmes et pareilles idées, que parce qu’ils sont pour l’ordinaire trop occupez à la consideration des choses corporelles.

2. Vous prenez par tout icy mal à propos, estre sujet à l’erreur, pour vne imperfection positiue, quoy que neantmoins ce soit seulement (principalement au respect de Dieu) vne negation d’vne plus grande perfection dans les creatures. Et la comparaison des citoyens d’vne Republique ne quadre pas auec les parties de l’vniuers : car la malice des citoyens, en tant que raportée à la Republique, est quelque chose de positif ; mais il n’en est pas de mesme de ce que Camusat – Le Petit, p. 574
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l’homme est sujet à l’erreur, c’est à dire de ce qu’i n’a pas toutes sortes de perfections, eu égard au bien de l’vniuers. Mais la comparaison peut estre mieux établie, entre celuy qui voudroit que le corps humain fust tout couuert d’yeux, afin qu’il en parust plus beau, dautant qu’il n’y a point en luy de partie plus belle que l’œil ; et celuy qui pense qu’il ne deuroit point y auoir de creatures au monde qui ne fussent exemptes d’erreur, c’est à dire qui ne fussent entierement parfaites. De plus ce que vous suposez en suite n’est nullement veritable, à sçauoir, que Dieu nous destine à des œuures mauuaises, et qu’il nous donne des imperfections, et autres choses semblables. Comme aussi il n’est pas vray que Dieu ait donné à l’homme vne faculté de iuger incertaine, confuse, et insufisante pour les choses qu’il a soumises à son iugement.

3. Voulez-vous que ie vous die en peu de paroles à quoy la volonté se peut étendre, que l’entendement ne connoist point ? c’est en vn mot à toutes les choses où il arriue que nous errions. Ainsi quand vous iugez que l’Esprit est vn corps subtil et delié, vous pouuez bien à la verité conceuoir qu’il est vn Esprit, c’est à dire vne chose qui pense ; et aussi qu’vn corps delié est vne chose étenduë : mais que la chose qui pense, et celle qui est étenduë, ne soient qu’vne mesme chose, certainement vous ne le conceuez point ; mais seulement vous le voulez croire, parce vous l’auez desia creu auparauant, et que vous ne vous départez pas facilement de vos opinions, ny ne quittez Camusat – Le Petit, p. 575
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pas volontiers vos préjugez. Ainsi lors que vous iugez qu’vne pomme, qui de hazard est empoisonnée, sera bonne pour vostre aliment, vous conceuez à la verité fort bien que son odeur, sa couleur, et mesme son goust sont agreables, mais vous ne conceuez pas pour cela que cette pomme vous doiue estre vtitilevtile si vous en faites vostre aliment ; mais parce que vous le voulez ainsi, vous en iugez de la sorte. Et ainsi i’auouë bien que nous ne voulons rien, dont nous ne conceuions quelque chose en quelque façon que ce soit ; mais ie nie que nostre entendre, et nostre vouloir, soient d’égale étenduë ; car il est certain que nous pouuons auoir plusieurs volontez d’vne mesme chose, et cependant que nous n’en pouuons connoistre que fort peu. Et lors que nous ne iugeons pas bien, nous ne voulons pas pour cela mal, mais peut-estre quelque chose de mauuais : Et mesme on peut dire que nous ne conceuons rien de mal, mais seulement nous sommes dits mal conceuoir, lors que nous croyons conceuoir quelque chose de plus qu’en effect nous ne conceuons.

Quoy que ce que vous niez en suite touchant l’indifference de la volonté soit de soy tres-manifeste, ie ne veux pourtant pas entreprendre de vous le prouuer : car cela est tel que chacun le doit plutost ressentir, et experimenter en soy-mesme, que se le persuader par raison ; Et certes ce n’est pas merueille si dans le personnage que vous joüez, et veu la naturelle disproportion qui est entre la chair et l’Esprit, Camusat – Le Petit, p. 576
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il semble que vous ne preniez pas garde, et ne remarquiez pas la maniere auec laquelle l’Esprit agit au dedans de soy. Ne soyez donc pas libre si bon vous semble, pour moy ie joüiray de ma liberté, puis que non seulement ie la ressens en moy-mesme, mais que ie voy aussi qu’ayant dessein de la combatre, au lieu de luy oposer de bonnes et solides raisons, vous vous contentez simplement de la nier : Et peut-estre que ie trouueray plus de creance en l’esprit des autres, en asseurant ce que i’ay experimenté, et dont chacun peut aussi faire épreuue en soy-mesme, que non pas vous, qui niez vne chose pour cela seul que vous ne l’auez peut-estre iamais experimentée. Et neantmoins il est aisé de iuger parpar vos propres paroles, que vous l’auez quelquefois éprouuée ; car ou vous niez que nous puissions nous empescher de tomber dans l’erreur, parce que vous ne voulez pas que la volonté se porte à aucune chose qu’elle n’y soit determinée par l’entendement, là mesme vous demeurez d’accord que nous pouuons faire en sorte de n’y pas perseuerer, ce qui ne se peut aucunement faire, sans cette liberté que la volonté a de se porter d’vne part, ou d’autre, sans attendre la determination de l’entendement, laquelle neantmoins vous ne vouliez pas reconnoistre. Car si l’entendement a vne fois determiné la volonté à faire vn faux iugement, ie vous demande, lors qu’elle commence la premiere fois à vouloir prendre garde de ne pas perseuerer dans l’erreur, qui est-ce Camusat – Le Petit, p. 577
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qui la determine à cela ? si c’est elle-mesme, donc elle se peut porter vers des choses ausquelles l’entendement ne la pousse point, et neantmoins c’estoit ce que vous niyez tantost, et c’est aussi en quoy consiste tout nostre different : Que si elle est determinée par l’entendement ; Donc ce n’est pas elle qui se tient sur ses gardes, mais seulement il arriue que comme elle se portoit auparauant vers le faux, qui luy estoit par luy proposé, de mesme par hazard elle se porte maintenant vers le vray, parce que l’entendement le luy propose. Mais de plus ie voudrois sçauoir qu’elle est la nature faux que vous conceuez, et comment vous pensez qu’il peut estre l’objet de l’entendement ? car pour moy qui par le faux n’entens autre chose que la priuation du vray, ie trouue qu’il y a vne entiere repugnance que l’entendement aprehende le faux sous la forme où l’aparence du vray ; ce qui toutesfois seroit necessaire, s’il determinoit iamais la volonté à embrasser la fausseté.

4. Pour ce qui regarde le fruit de ces Meditations, i’ay ce me semble assez auerty dans la Preface, laquelle i’estime que vous auez leuë, qu’il ne sera pas grand pour ceux qui ne se mettans pas en peine de comprendre l’ordre et la liaison de mes raisons, tâcheront seulement de chercher à toutes rencontres des occasions de dispute. Et quant à la methode par laquelle nous puissions discerner les choses que nous conceuons en effet clairement, de celles que nous nous persuadons seulement de conceuoir auec clarté Camusat – Le Petit, p. 578
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et distinction, encore que ie pense l’auoir assez exactement enseignée, comme i’ay desia dit, ie n’oserois pas neantmoins me promettre que ceux-là la puissent aisement comprendre, qui trauaillent si peu à se dépouiller de leurs préjugez, qu’ils se plaignent que i’ay esté trop long, et trop exact, à montrer le moyen de s’en defaire.