Des choses qui ont esté objectées contre la >cinquiéme Meditation.

1. Dautant qu’aprés auoir icy raporté quelques vnes de mes paroles, vous adjoutez que c’est tout ce que i’ay dit touchant la question proposée, ie suis obligé d’auertir le lecteur que vous n’auez pas assez pris garde à la suite et liaison de ce que i’ay escrit ; car ie croy qu’elle est telle, que pour la preuue de chaque question, toutes les choses qui la precedent y contribuent, et vne grande partie de celles qui la suiuent : en sorte que vous ne sçauriez fidelement raporter tout ce que i’ay dit de quelque question, si vous ne raportez en mesme temps tout ce que i’ay escrit des autres. Quant à ce que vous dites, que cela vous semble dur de voir établir quelque chose d’immuable et d’eternel autre que Dieu, vous auriez raison s’il estoit question d’vne chose existante, ou bien seulement si i’établissois quelque chose de tellement immuable, que son immutabilité mesme ne dependist Camusat – Le Petit, p. 579
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pas de Dieu. Mais tout ainsi que les Poëtes feignent que les destinées ont bien à la verité esté faites et ordonnées par Iupiter, mais que depuis qu’elles ont vne fois esté par luy establies, il s’est luy-mesme obligé de les garder ; de mesme ie ne pense pas à la verité que les essences des choses, et ces veritez Mathematiques que l’on en peut connoistre, soient independantes de Dieu ; mais neantmoins ie pense que parce que Dieu l’a ainsi voulu, et qu’il en a ainsi disposé, elles sont immuables et eternelles ; Or que cela vous semble dur, ou non, il m’importe fort peu ; pour moy il me sufit que cela soit veritable.

Ce que vous alleguez en suite contre les vniuersaux des Dialecticiens ne me touche point, puis que ie les conçoy tout d’vne autre façon qu’eux. Mais pour ce qui regarde les essences que nous connoissons clairement et distinctement, telle qu’est celle du triangle, ou de quelque autre figure de Geometrie, ie vous feray aisement auoüer que les idées de celles qui sont en nous, n’ont point esté tirées des idées des choses singulieres ; Car ce qui vous meut icy à dire qu’elles sont fausses, n’est que parce qu’elles ne s’accordent pas auec l’opinion que vous auez conceuë de la nature des choses. Et mesme vn peu aprés vous dites que l’objet des pures Mathematiques, comme le point, la ligne, la superficie, et les indiuisibles qui en sont composez ne peuuent auoir aucune existance hors de l’entendement ; D’où il suit necessairement Camusat – Le Petit, p. 580
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qu’il n’y a iamais eu aucun triangle dans le monde, ny rien de tout ce que nous conceuons apartenir à la nature du triangle, ou à celle de quelque autre figure de Geometrie, et partant que ces essences n’ont point esté tirées d’aucunes choses existantes. Mais dites-vous, elles sont fausses : ouy selon vostre opinion ; parce que vous suposez la nature des choses estre telle, qu’elles ne peuuent pas luy estre conformes. Mais si vous ne soutenez aussi que toute la Geometrie est fausse, vous ne sçauriez nier qu’on n’en démontre plusieurs veritez, qui ne changeant iamais, et estant tousiours les mesmes, ce n’est pas sans raison qu’on les apelle immuables, et eternelles.

Mais de ce qu’elles ne sont peut-estre pas conformes à l’opinion que vous auez de la nature des choses, ny mesme aussi à celle que Democrite, et Epicure ont bastie et composée d’atômes, cela n’est à leur égard qu’vne denomination exterieure, qui ne cause en elles aucun changement ; et toutesfois on ne peut pas douter qu’elles ne soient conformes à cette veritable nature des choses qui a esté faite et construite par le vray Dieu : Non qu’il y ait dans le monde des substances qui ayent de la longueur sans largeur, ou de la largeur sans profondeur ; mais parce que les figures Geometriques ne sont pas considerées comme des substances, mais seulement comme des termes sous lesquels la substance est contenuë. Cependant ie ne demeure pas d’accord que les idées Camusat – Le Petit, p. 581
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de ces figures nous soient iamais tombées sous les sens, comme chacun se le persuade ordinairement : car encore qu’il n’y ait point de doute qu’il y en puisse auoir dans le monde de telles que les Geometres les considerent, ie nie pourtant qu’il y en ait aucunes autour de nous, sinon peut-estre de si petites, qu’elles ne font aucune impression sur nos sens : car elles sont pour l’ordinaire composées de lignes droites, et ie ne pense pas que iamais aucune partie d’vne ligne ait touché nos sens, qui fust veritablement droite ; Aussi quand nous venons à regarder au trauers d’vne lunette, celles qui nous auoient semblé les plus droites, nous les voyons toutes irregulieres, et courbées de toutes parts comme des ondes. Et partant lors que nous auons la premiere fois aperceu en nostre enfance vne figure triangulaire tracée sur le papier, cette figure n’a peu nous aprendre comme il faloit conceuoir le triangle Geometrique, parce qu’elle ne le representoit pas mieux, qu’vn mauuais crayon vne image parfaite. Mais dautant que l’idée veritable du triangle estoit desia en nous, et que nostre esprit la pouuoit plus aisement conceuoir, que la figure moins simple, ou plus composée d’vn triangle peint, de là vient qu’ayant veu cette figure composée, nous ne l’auons pas conceuë elle-mesme, mais plutost le veritable triangle. Tout ainsi que quand nous jettons les yeux sur vne carte, où il y a quelque traits qui sont tracez, et arrangez de telle sorte, qu’ils represente la face d’vn homme, Camusat – Le Petit, p. 582
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alors cette veuë n’excite pas tant en nous l’idée de ces mesmes traits, que celle d’vn homme : ce qui n’arriueroit pas ainsi, si la face d’vn homme ne nous estoit connuë d’ailleurs, et si nous n’estions plus accoutumez à penser à elle, que non pas à ces traits ; lesquels assez souuent mesme nous ne sçaurions distinguer les vns des autres, quand nous en sommes vn peu éloignez : Ainsi certes, nous ne pourions iamais connoistre le triangle Geometrique par celuy que nous voyons tracé sur le papier, si nostre esprit d’ailleurs n’en auoit eu l’idée.

2. Ie ne voy pas icy de quel genre de choses vous voulez que l’existence soit, ny pourquoy elle ne peut pas aussi bien estre dite vne proprieté, comme la toute puissance, prenant le nom de proprieté pour toute forte d’atribut, ou pour tout ce qui peut estre atribué à vne chose, selon qu’en effet il doit icy estre pris. Mais bien dauantage l’existence necessaire est vrayment en Dieu vne proprieté prise dans le sens le moins étendu, parce qu’elle conuient à luy seul, et qu’il n’y a qu’en luy qu’elle fasse partie de l’essence. C’est pourquoy aussi l’existence du triangle ne doit pas estre comparée auec l’existence de Dieu, parce qu’elle a manifestement en Dieu vne autre relation à l’essence, qu’elle n’a pas dans le triangle. Et ie ne commets pas plutost en cecy la faute que les Logiciens nomme vne petition de principe, lors que ie mets l’existence entre les choses qui apartiennent à l’essence de Dieu, que lors qu’entre les proprietez Camusat – Le Petit, p. 583
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du triangle ie mets l’egalité de la grandeur de ses trois angles auec deux droits. Il n’est pas vray aussi que l’essence et l’existence en Dieu, aussi bien que dans le triangle, peuuent estre conceuës l’vne sans l’autre ; parce que Dieu est son estre, et non pas le triangle. Et toutesfois ie ne nie pas que l’existence possible ne soit vne perfection dans l’idée du triangle, comme l’existence necessaire est vne perfection dans l’idée de Dieu ; car cela la rend plus parfaite que ne sont les idées de toutes ces Chymeres, dont on supose qu’il n’y a aucune existence. Et partant vous n’auez en rien diminué la force de mon argument, et vous demeurez tousiours abusé par ce sophisme, que vous dites auoir esté si facile à resoudre. Quant à ce que vous adjoutez en suite, i’y ay desia assez suffisamment répondu ; Et vous vous trompez grandement, lors que vous dites qu’on ne démontre pas l’existence de Dieu, comme on démontre que tout triangle rectiligne a ses trois angles égaux à deux droits : car la raison est pareille en tous les deux ; horsmis que la démonstration qui prouue l’existence en Dieu, est beaucoup plus simple, et plus éuidente que l’autre. Enfin ie passe sous silence le reste de ce que vous poursuiuez ; parce que lors que vous dites que ie n’explique pas assez les choses, et que mes preuues ne sont pas conuaincantes, ie pense qu’à meilleur titre on pouroit dire le mesme de vous, et des vostres.

3. Contre tout ce que vous raportez icy de Diagore, de Theodore, de Pythagore, et de plusieurs Camusat – Le Petit, p. 584
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autres, ie vous oppose les Sceptiques, qui reuoquoient en doute les démonstrations mesme de Geometrie, et ie soutiens qu’ils ne l’eussent pas fait, s’ils eussent eu vne connoissance certaine de la verité d’vn Dieu. Et mesme de ce qu’vne chose paroist vraye à plus de personnes, cela ne preuue pas que cette chose soit plus notoire et plus manifeste qu’vne autre ; mais bien de ce que ceux qui ont vne connoissance suffisante de l’vne et de l’autre, reconnoissent que l’vne est premierement connuë, plus éuidente, et plus assurée que l’autre.