Des choses qui ont esté objectées contre la sixiéme Meditation.

1. I’ay desia cy-deuant refuté ce que vous niez icy, à sçauoir, que les choses materielles entant qu’elles sont l’objet des Mathematiques pures puissent auoir aucune existence. Pour ce qui est de l’intellection d’vn Chiliogone, il n’est nullement vray qu’elle soit confuse : car on en peut tres-clairement et tres-distinctement démontrer plusieurs choses ; ce qui ne se pouroit aucunement faire, si on ne le connoissoit que confusément, ou, comme vous dites, si on n’en connoissoit que le nom : Mais il est tres-certain que nous le conceuons tres-clairement tout entier et tout à la fois, quoy que nous ne le puissions pas ainsi clairement imaginer : D’où il est éuident Camusat – Le Petit, p. 585
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que les facultez d’entendre et d’imaginer ne different pas seulement selon le plus et le moins, mais comme deux manieres d’agir tout à fait differentes. Car dans l’intellection l’esprit ne se sert que de soy-mesme, au lieu que dans l’imagination il contemple quelque forme corporelle. Et encore que les figures Geometriques soient tout à fait corporelles, neantmoins il ne se faut pas persuader que ces idées qui seruent à nous les faire conceuoir, soient aussi corporelles, quand elles ne tombent point sous l’imagination. Et enfin cela ne peut estre digne que de vous, ô chair, de penser que les idées de Dieu, de l’Ange, et de l’ame de l’homme soient corporelles, ou quasi corporelles, ayant esté tirées de la forme du corps humain, et de quelques autres choses fort simples, fort legeres, et fort imperceptibles. Car quiconque se represente Dieu de la sorte, ou mesme l’esprit humain, tâche d’imaginer vne chose qui n’est point du tout imaginable, et ne se figure autre chose qu’vne idée corporelle, à qui il atribuë faussement le nom de Dieu, ou d’Esprit ; Car dans la vraye idée de l’Esprit, il n’y a rien de contenu que la seule pensée auec tous ses atributs, entre lesquels il n’y en a aucun qui soit corporel.

2. Vous faites voir icy clairement que vous vous apuyez seulement sur vos préjugez sans iamais vous en défaire, puisque vous ne voulez pas que nous ayons le moindre soupçon de fausseté, pour les choses où iamais nous n’en n’auons remarqué aucune ; Camusat – Le Petit, p. 586
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Et c’est pour cela que vous dites que lors que nous regardons de prés, et que nous touchons quasi de la main vne tour, nous sommes assurez qu’elle est quarrée, si elle nous paroist telle ; et que lors que nous sommes en effet éueillez, nous ne pouuons pas estre en doute si nous veillons, ou si nous resuons ; et autres choses semblables ; car vous n’auez aucune raison de croire que vous ayez iamais assez soigneusement examiné et obserué toutes les choses en quoy il peut arriuer que vous erriez ; Et peut-estre ne seroit-il pas mal aisé de montrer, que vous trompez quelquefois en des choses que vous admettez ainsi pour vrayes, et assurées. Mais lors que vous en reuenez là, de dire qu’au moins on ne peut pas douter que les choses ne nous paroissent comme elles font, vous en reuenez à ce que i’ay dit : car cela mesme est en termes exprés dans ma seconde Meditation ; Mais icy il estoit question de la verité des choses qui sont hors de nous, sur quoy ie ne voy pas que vous ayez du tout rien dit de veritable.

3. Ie ne m’areste pas icy sur des choses que vous auez tant de fois rebatuës, et que vous repetez encore en cét endroit si vainement ; Par exemple, qu’il y a beaucoup de choses que i’ay auancées sans preuue, lesquelles ie maintiens neantmoins auoir tres-éuidemment démontrées ; Comme aussi que i’ay seulement voulu parler du corps grossier et palpable, lors que i’ay exclus le corps de mon essence : quoy que neantmoins mon dessein ait esté d’en exclure toute sorte de corps, pour petit et subtil qu’il puisse Camusat – Le Petit, p. 587
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estre ; et autres choses semblables : car qui a-t-il à répondre à tant de paroles dites et auancées sans aucun raisonnable fondement, sinon que de les nier tout simplement ? Ie diray neantmoins en passant que ie voudrois bien sçauoir sur quoy vous vous fondez pour dire que i’ay plutost parlé du corps massif et grossier, que du corps subtil et delié ? C’est, dites-vous, parce que i’ay dit, que i’ay vn corps auquel ie suis conjoint, et aussi, qu’il est certain que moy, c’est à dire mon ame est distincte de mon corps, où ie confesse que ie ne voy pas, pourquoy ces paroles ne pouroient pas aussi bien estre raportées au corps subtil et imperceptible, qu’à celuy qui est plus grossier et palpable ; et ie ne croy pas que cette pensée puisse tomber en l’esprit d’vn autre que de vous. Au reste i’ay fait voir clairement dans la seconde Meditation, que l’esprit pouuoit-estre conceu comme vne substance existante, auparauant mesme que nous sçachions s’il y a au monde aucun vent, aucun feu, aucune vapeur, aucun air, ny aucun autre corps que ce soit, pour subtil et delié qu’il puisse estre ; Mais de sçauoir si en effet il estoit different de toute sorte de corps, i’ay dit en cét endroit que ce n’estoit pas là le lieu d’en traiter : ce qu’ayant reserué pour cette sixiéme Meditation, c’est-là aussi où i’en ay amplement traité, et où i’ay decidé cette question par vne tres-forte et veritable démonstration : Mais vous au contraire confondant la question qui concerne comment l’esprit peut estre conceu, auec celle qui regarde ce qu’il est en effect, Camusat – Le Petit, p. 588
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ne faites paroistre autre chose sinon que vous n’auez rien compris distinctement de toutes ces choses.

4. Vous demandez icy comment i’estime que l’espece ou l’idée du corps, lequel est étendu, peut estre receuë en moy qui suis vne chose non étenduë. Ie répons à cela qu’aucune espece corporelle n’est receuë dans l’esprit, mais que la conception, où l’intellection pure des choses, soit corporelles, soit spirituelles, se fait sans aucune image, ou espece corporelle ; Et quant à l’imagination, qui ne peut estre que des choses corporelles, il est vray que pour en former vne, il est besoin d’vne espece qui soit vn veritable corps, et à laquelle l’esprit s’aplique, mais non pas qui soit receuë dans l’esprit. Ce que vous dites de l’idée du Soleil, qu’vn aueugle né forme sur la simple connoissance qu’il a de sa chaleur, se peut aisement réfuter : Car cét aueugle peut bien auoir vne idée claire et distincte du Soleil, comme d’vne chose qui échauffe, quoy qu’il n’en ait pas l’idée, comme d’vne chose qui éclaire et illumine ; Et c’est sans raison que vous me comparez à cét aueugle ; premierement parce que la connoissance d’vne chose qui pense, s’étend beaucoup plus loin que celle d’vne chose qui échauffe, voire mesme elle est plus ample qu’aucune que nous ayons de quelque autre chose que ce soit, comme i’ay montré en son lieu ; et aussi parce qu’il n’y a personne qui puisse montrer que cette idée du Soleil que forme cét aueugle, ne contienne pas tout ce que l’on peut connoistre de luy, sinon celuy qui estant doüé du sens Camusat – Le Petit, p. 589
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de la veuë, connoist outre cela sa figure, et sa lumiere ; Mais pour vous, non seulement vous n’en connoissez pas dauantage que moy touchant l’Esprit, mais mesme vous n’y aperceuez pas tout ce que i’y voy : De sorte qu’en cela c’est plutost vous qui ressemblez à vn aueugle, et ie ne puis tout au plus, à vostre égard, estre apelé que louche, ou peu clairvoyant, auec tout le reste des hommes. Or ie n’ay pas adiouté que l’esprit n’estoit pas étendu, pour expliquer quel il est, et faire connoistre sa nature, mais seulement pour auertir que ceux-là se trompent, qui pensent qu’il soit étendu : Tout de mesme que s’il s’en trouuoit quelques-vns qui voulussent dire que Bucephal est vne musique, ce ne seroit pas en vain et sans raison que cela seroit nié par d’autres. Et certes dans tout le reste que vous adjoutez icy pour prouuer que l’esprit a de l’étenduë, d’autant, dites-vous, qu’il se sert du corps lequel est étendu, il me semble que vous ne raisonnez pas mieux, que si de ce que Bucephal hannit, et ainsi pousse des sons qui peuuent estre raportez à la musique, vous tiriez cette consequence, que Bucephal est donc vne musique. Car encore que l’esprit soit vny à tout le corps, il ne s’ensuit pas delà qu’il soit étendu par tout le corps, parce que ce n’est pas le propre de l’esprit d’estre étendu, mais seulement de penser. Et il ne conçoit, pas l’extension par vne espece étenduë qui soit en luy, bien qu’il l’imagine en se tournant et s’apliquant à vne espece corporelle, Camusat – Le Petit, p. 590
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qui est étenduë ; comme i’ay dit auparauant. Et enfin il n’est pas necessaire que l’esprit soit de l’ordre et de la nature du corps, quoy qu’il ait la force ou la vertu de mouuoir le corps.

5. Ce que vous dites icy touchant l’vnion de l’esprit auec le corps, est semblable aux difficultez precedentes. Vous n’objectez rien du tout contre mes raisons, mais vous proposez seulement les doutes qui vous semblent suiure de mes conclusions : quoy qu’en effet ils ne vous viennent en l’esprit, que parce que vous voulez soumetre à l’examen de l’imagination, des choses qui de leur nature ne sont point sujetes à sa iurisdiction. Ainsi, quand vous voulez comparer icy le mélange qui se fait du corps et de l’esprit, auec celuy de deux corps mélez ensemble, il me sufit de répondre qu’on ne doit faire entre ces choses aucune comparaison, pource qu’elles sont de deux genres totalement differents ; et qu’il ne se faut pas imaginer que l’esprit aye des parties, encore qu’il conçoiue des parties dans le corps. Car qui vous a apris que tout ce que l’esprit conçoit doiue estre réellement en luy ? Certainement si cela estoit, lors qu’il conçoit la grandeur de l’Vniuers, il auroit aussi en luy cette grandeur, et ainsi il ne seroit pas seulement étendu, mais il seroit mesme plus grand que tout le monde.

6. Vous ne dites rien icy qui me soit contraire, et ne laissez pas d’en dire beaucoup ; d’où le lecteur peut aprendre qu’on ne doit pas iuger du nombre Camusat – Le Petit, p. 591
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de vos raisons, par la prolixité de vos paroles.

Iusques icy l’Esprit a discouru auec la Chair, et, comme il estoit raisonnable, en beaucoup de choses n’a pas suiuy ses sentimens. Mais maintenant ie leue le masque, et reconnois que veritablement ie parle à Monsieur GassendiGassendi, Pierre, personnage autant recommandable pour l’integrité de ses mœurs et la candeur de son esprit, que pour la profondeur et la subtilité de sa doctrine, et de qui l’amitié me sera tousiours tres-chere. ; Aussi ie proteste, et luy-mesme le peut sçauoir, que ie rechercheray tousiours autant qu’il me sera possible les occasions de l’acquerir. C’est pourquoy ie le suplie de ne pas trouuer mauuais, si en refutant ses objections i’ay vsé de la liberté ordinaire aux Philosophes ; comme aussi de ma part ie l’assure que ie n’y ay rien trouué qui ne m’ay esté tres-agreable ; mais sur tout i’ay esté rauy qu’vn homme de son merite, dans vn discours si long et si soigneusement recherché, n’ait aporté aucune raison qui détruisist et renuersast les miennes, et n’ait aussi rien opposé contre mes conclusions, à quoy il ne m’ait esté tres-facile de répondre.

FIN.