De Dieu.

La première raison que nostre auteur apporte pour démontrer l’Exisstence de Dieu, laquelle il a entrepris de prouuer dans sa troisiéme Meditation, contient deux parties, la premiere est que Dieu existe, parce que son jdée est en moy ; Et la seconde que moy qui ay vne telle jdée, ie ne puis venir que de Dieu.

Touchant la premiere partie, il n’y a qu’vne seule chose que ie ne puis aprouuer, qui est que Monsieur Des-Cartes ayant soutenu que la AT IX-1, 161 fausseté ne se trouue proprement que dans les jugemens, il dit neantmoins vn peu aprez qu’il y a des jdées qui peuueut non pas à la verité formellement, mais materiellement estre fausses, ce qui me semble auoir de la répugnance auec ses principes.

Mais de peur qu’en vne matiere si obscure ie ne puisse pas expliquer ma pensée assez nettement, ie me seruiray d’vn exemple qui la rendra plus manifeste. Si, dit-il, le froid est seulement vne priuation Camusat – Le Petit, p. 272
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de la chaleur, l’jdée qui me le represente comme vne chose positiue, sera materiellement fausse.

Au contraire, si le froid est seulement vne priuation, il ne poura y auoir aucune jdée du froid, qui me le represente, comme vne chose positiue, et icy nostre auteur confond le iugement auec l’jdée.

Car qu’est-ce que l’jdée du froid ? C’est le froid mesme en tant qu’il est obiectiuement dans l’entendement : mais si le froid est vne priuation, il ne sçauroit estre objectiuement dans l’entendement par vne jdée, de qui l’estre objectif soit vn estre positif : Doncques si le froid est seulement vne priuation, iamais l’jdée n’en poura estre positiue, et consequemment il n’y en poura auoir aucune qui soit materiellement fausse.

Cela se confirme par le mesme argument que Monsieur Des-Cartes employe pour prouuer que l’jdée d’vn estre infini est necessairement vraye : Car bien que l’on puisse feindre qu’vn tel estre n’existe point, on ne peut pas neantmoins feindre que son jdée ne me represente rien de réel.

La mesme chose se peut dire de toute jdée positiue ; Car encore que l’on puisse feindre que le froid, que ie pense estre representé par vne jdée positiue, ne soit pas vne chose positiue ; on ne peut pas neantmoins feindre, qu’vne jdée positiue ne me represente rien de réel, et de positif ; veu que les jdées ne sont pas apelées positiues selon l’estre Camusat – Le Petit, p. 273
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qu’elles ont en qualité de Modes, ou de manieres de penser, car en ce sens elles seroyent toutes positiues : Mais elles sont ainsi apelées de l’estre objectif qu’elles contiennent, et representent à nostre esprit. Partant cette jdée peut bien n’estre pas l’jdée du froid, mais elle ne peut pas estre fausse.

Mais, direz-vous, elle est fausse pour cela mesme qu’elle n’est pas l’jdée du froid, au contraire c’est vostre jugement qui est faux, si vous la iugez estre l’jdée du froid : mais pour elle il est certain qu’elle est tres-vraye. Tout ainsi que l’jdée de Dieu ne doit pas materiellement mesme estre apelée fausse, encore que quelqu’vn la puisse transferer et raporter à vne chose qui ne soit point Dieu, comme ont fait les idolatres.

Enfin cette jdée du froid que vous dites estre materiellement fausse, que represente-t’elle à vostre esprit ? vne priuation ? Donc elle est AT IX-1, 162 vraye ; vn estre positif ? Donc elle n’est pas l’jdée du froid : Et de plus quelle est la cause de cet estre positif obiectif, qui selon vostre opinion fait que cette jdée soit materiellement fausse ? C’est, dites-vous, moy mesme en tant que ie participe du neant : Doncques l’estre obiectif positif de quelque jdée peut venir du neant, ce qui neantmoins repugne tout affaittout à fait à vos premiers fondemens.

Mais venons à la seconde partie de cette démonstration, en laquelle on demande, si moy qui ay Camusat – Le Petit, p. 274
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l’Idée d’vn estre infini, ie puis estre par vn autre, que par vn estre infini, et principalement si ie puis estre par moy mesme. Monsieur Des-Cartes soutient que ie ne puis estre par moy-mesme, d’autant que si ie me donnois l’Estre, ie me donnerois aussi toutes les perfections dont ie trouue en moy quelque jdée. Mais l’auteur des premieres obiections replique fort subtilement : Estre par soy ne doit pas estre pris positiuement, mais negatiuement, en sorte que ce soit le mesme que n’estre pas par autruy. Or, adioute-t-il, si quelque chose est par soy, c’est à dire non par autruy, comment prouuerez vous pour cela qu’elle comprend tout, et qu’elle est infinie ; Car à present ie ne vous écoute point si vous dites, puisqu’elle est par soy, elle se sera aisement donné toutes choses ; d’autant qu’elle n’est pas par soy comme par vne cause, et qu’il ne luy a pas esté possible auant qu’elle fust, de preuoir ce qu’elle pouroit estre pour choisir ce qu’elle seroit aprés.

Pour soudre cet argument Monsieur Des-Cartes répond que cette façon de parler estre par soy, ne doit pas estre prise negatiuement, mais positiuement, eu égard mesme à l’existence de Dieu ; en telle sorte que Dieu fait en quelque façon la mesme chose à l’égard de soy-mesme, que la cause efficiente à l’égard de son effect. Ce qui me semble vn peu hardy, et n’estre pas veritable.

C’est pourquoy ie conuiens en partie auec luy, et en partie ie n’y conuiens pas. Car i’auouë bien que ie ne puis estre par moy-mesme que Camusat – Le Petit, p. 275
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positiuement, mais ie nië que le mesme se doiue dire de Dieu ; au contraire ie trouue vne manifeste contradiction, que quelque chose soit par soy positiuement, et comme par vne cause. C’est pourquoy ie conclus la mesme chose que nostre auteur, mais par vne voye tout affaittout à fait differente ; en cette sorte.

Pour estre par moy-mesme, ie deurois estre par moy positiuement, et comme par vne cause, doncques il est impossible que te sois par moy-mesme ; la maieure de cet argument est prouuée par ce qu’il dit luy-mesme, que les parties du temps pouuant estre separées, et ne dépendant point les vnes des autres, il ne s’ensuit pas de ce que ie suis, que ie doiue estre encor à l’auenir, si ce n’est qu’il y ait en moy AT IX-1, 163 quelque puissance réelle et positiue, qui me crée quasi derechef en tous les momens.

Quant à la mineure, à sçauoir, que ie ne puis estre par moy positiuement, et comme par vne cause, elle me semble si manifeste par la lumiere naturelle, que ce serait en vain qu’on s’arresteroit à la vouloir prouuer, puisque ce seroit perdre le temps à prouuer vne chose connuë, par vne autre moins connuë. Nostre auteur mesme semble en auoir reconnu la verité, lorsqu’il n’a pas osé la nier ouuertement. Car, ie vous prie, examinons soigneusement ces paroles de sa réponse aux premieres obiections.

Ie n’ay pas dit, dit-il, qu’il est impossible qu’vne chose soit la cause efficiente de soy-mesme, car encore que cela soit Camusat – Le Petit, p. 276
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manifestement veritable, quand on restraint la signification d’efficient à ces sortes de causes qui sont differentes de leurs effects, ou qui les precedent en temps, il ne semble pas neantmoins que dans cette question on la doiue ainsi restraindre, parce que la lumiere naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente de preceder en temps son effect.

Cela est fort bon pour ce qui regarde le premier membre de cette distinction : mais pourquoy a-t-il obmis le second, et que n’a-t-il adiouté que la mesme lumiere naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente d’estre differente de son effect, sinon parce que la lumiere naturelle ne luy permettoit pas de le dire.

Et de vray, tout effect estant dépendant de sa cause, et receuant d’elle son estre, n’est-il pas tres-euident qu’vne mesme chose ne peut pas dépendre, ny receuoir l’estre de soy-mesme ?

Dauantage, toute cause est la cause d’vn effect, et tout effect est l’effect d’vne cause, et partant, ily a vn raport mutuel entre la cause et l’effect : or il ne peut y auoir de raport mutuel qu’entre deux choses.

En aprés on ne peut conçeuoir sans absurdité, qu’vne chose reçoiue l’estre, et que neantmoins cette mesme chose ait l’estre auparauant que nous ayons conceu qu’elle l’ait receu. Or cela arriueroit si nous attribuyons les notions de cause et d’effect à vne mesme chose au regard de soy-mesme. Car Camusat – Le Petit, p. 277
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quelle est la notion d’vne cause ? Donner l’estre ; quelle est la notion d’vn effect ? Le receuoir. Or la notion de la cause precede naturellement la notion de l’effect.

Maintenant nous ne pouuons pas conceuoir vne chose sous la notion de cause, comme donnant l’estre, si nous ne conceuons qu’elle l’a : car AT IX-1, 164 personne ne peut donner ce qu’il n’a pas ; Doncques nous conceurions premierement qu’vne chose a l’estre, que nous ne conceurions qu’elle l’a receu ; et neantmoins en celuy qui reçoit, receuoir precede l’auoir.

Cette raison peut estre encore ainsi expliquée, personne ne donne ce qu’il n’a pas, doncques personne ne se peut donner l’estre que celuy qui l’a desia : Or s’il l’a desia pourquoy se le donneroit-il ?

Enfin il dit qu’il est manifeste par la lumiere naturelle que la creation n’est distinguée de la conseruation que par la raison : Mais il est aussi manifeste par la mesme lumiere naturelle, que rien ne se peut créer soy-mesme ; ny par consequent aussi se conseruer.

Que si de la These generale nous descendons à l’hypothese speciale de Dieu, la chose sera encore à mon aduis plus manifeste, à sçauoir, que Dieu ne peut estre par soy positiuement, mais seulement negatiuement, c’est à dire non par autruy.

Et premierement cela est euident par la raison Camusat – Le Petit, p. 278
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que Monsieur Des-Cartes aporte pour prouuer que si le corps est par soy, il doit estre par soy positiuement. Car, dit-il, les parties du temps ne dépendent point les vnes des autres ; et partant de ce que l’on supose que ce corps iusqu’à cette heure a esté par soy, c’est à dire sans cause, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il doiue estre encore à l’auenir, si ce n’est qu’il y ait en luy quelque puissance réelle et positiue, qui pour ainsi dire le reproduise continuellement.

Mais tant s’en faut que cette raison puisse auoir lieu lorsqu’il est question d’vn estre souuerainement parfait et infini, qu’au contraire pour des raisons ttout affaittout à fait opposées il faut conclure tout autrement : Car dans l’jdée d’vn estre infini, l’infinité de sa durée y est aussi contenuë, c’est à dire qu’elle n’est point renfermée dans aucunes limites, et partant qu’elle est indiuisible, permanente, et subsistante toute à la fois, et dans laquelle on ne peut sans erreur, et qu’improprement, à cause de l’imperfection de nostre esprit, conceuoir de passé ny d’auenir.

D’où il est manifeste qu’on ne peut conceuoir qu’vn estre infini existe, quand ce ne seroit qu’vn moment, qu’on ne conçoiue en mesme temps qu’il a tousiours esté, et qu’il sera eternellement (ce que nostre auteur mesme dit en quelque endroit) et partant que c’est vne chose superfluë de demander pourquoy il perseuere dans l’estre.

Voire mesme, comme l’enseigne Saint Augustin Camusat – Le Petit, p. 279
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(lequel aprés les auteurs sacrez a parlé de Dieu plus hautement, et plus dignement qu’aucun autre) en Dieu il n’y a point de passé, ny de futur, mais vn continuel present ; ce qui fait voir clairement qu’on ne peut sans absurdité demander pourquoy Dieu perseuere dans l’estre, veu que AT IX-1, 165 cette question enueloppe manifestement le deuant et l’aprés, le passé et le futur, qui doiuent estre bannis de l’jdée d’vn estre infini.

Dauantage on ne peut pas conceuoir que Dieu soit par soy positiuement, comme s’il s’estoit luy-mesme premierement produit ; car il aurait esté auparauant que d’estre, mais seulement (comme nostre auteur declare en plusieurs lieux) parce qu’en effect il se conserue.

Mais la conseruation ne conuient pas mieux à l’estre infini que la premiere production. Car qu’est-ce, ie vous prie que la conseruation, sinon vne continuelle reproduction d’vne chose, d’où il arriue que toute conseruation supose vne premiere production ; Et c’est pour cela mesme que le nom de continuation, comme aussi celuy de conseruation estant plutost des noms de puissance que d’acte, emportent auec soy quelque capacité, ou disposition à receuoir ; mais l’estre infini est vn acte tres-pur incapable de telles dispositions.

Concluons donc que nous ne pouuons conceuoir que Dieu soit par soy positiuement, sinon à cause de l’imperfection de nostre esprit, qui conçoit Camusat – Le Petit, p. 280
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Dieu à la façon des choses creées ; ce qui sera encore plus euident par cette autre raison.

On ne demande point la cause efficiente d’vne chose, sinon à raison de son existence, et non à raison de son essence ; par exemple, quand on demande la cause efficiente d’vn triangle, on demande qui a fait que ce triangle soit au monde ; mais ce ne seroit pas sans absurdité que ie demanderois la cause efficiente pourquoy vn triangle a ses trois angles égaux à deux droits ; Et à celuy qui feroit cette demande, on ne répondrait pas bien par la cause efficiente, mais on doit seulement répondre, parce que telle est la nature du triangle : D’où vient que les Mathematiciens qui ne se mettent pas beaucoup en peine de l’existence de leur obiet, ne font aucune demonstration par la cause efficiente, et finale. Or il n’est pas moins de l’essence d’vn estre infini d’exister, voire mesme, si vous voulez, de perseuerer dans l’estre : qu’il est de l’essence d’vn triangle d’auoir ses trois angles égaux à deux droits : Doncques tout ainsi qu’à celuy qui demanderait, pourquoy vn triangle a ses trois angles egaux à deux drois, on ne doit pas répondre par la cause efficiente, mais seulement parce que telle est la nature immuable et éternelle du triangle ; De mesme à celuy qui demandesi quelqu’vn demandepourquoy Dieu est, ou pourquoy il ne cesse point d’estre, il ne faut point chercher en Dieu, ny hors de Dieu de cause efficiente, ou quasi efficiente (car ie ne dispute pas Camusat – Le Petit, p. 281
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icy du nom, mais de la chose) mais il faut dire pour toute raison, queparce que telle est la nature de l’estre souuerainement parfait.

C’est pourquoy, à ce que dit Monsieur Des-Cartes, que la lumiere AT IX-1, 166 naturelle nous dicte, qu’il n’y a aucune chose de laquelle il ne soit permis de demander pourquoy elle existe, ou dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, ou bien si elle n’en a point, demander pourquoy elle n’en a pas besoin. Ie répons que si on demande pourquoy Dieu existe, il ne faut pas répondre par la cause efficiente, mais seulement parce qu’il est Dieu, c’est à dire vn estre infini ; Que si on demande quelle est sa cause efficiente, il faut répondre qu’il n’en a pas besoin ; et enfin si on demande pourquoy il n’en a pas besoin, il faut répondre parce qu’il est vn estre infini, duquel l’existence est son essence : Car il n’y a que les choses dans lesquelles il est permis de distinguer l’existence actuelle de l’essence, qui ayent besoin de cause efficiente.

Et partant ce qu’il adioute immediatement aprés les paroles que ie viens de citer se détruit de soy-mesme ; à sçauoir, Si ie pensois, dit-il, qu’aucune chose ne peust en quelque façon estre à l’égard de soy-mesme, ce que la cause efficiente est à l’egard de son effect, tant s’en faut que de là ie voulusse conclure qu’il y a vne premiere cause, qu’au contraire de celle-là mesme qu’on appelleroit premiere, ie rechercherois derechef la cause, et ainsi ie ne viendrois iamais à vne premiere.

Camusat – Le Petit, p. 282
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Car au contraire si ie pensois que de quelque chose que ce fust, il falust rechercher la cause efficiente, on quasi efficiente, i’aurois dans l’esprit de chercher vne cause differente de cette chose : d’autant qu’il est manifeste que rien ne peut en aucune façon estre à l’égard de soy-mesme, ce que la cause efficiente est à l’égard de son effect.

Or il me semble que nostre auteur doit estre auerti de considerer diligemment et auec attention toutes ces choses, parce que ie suis assuré qu’il y a peu de Theologiens qui ne s’offensent de cette proposition, à sçauoir, que Dieu est par soy positiuement, et comme par vne cause.

Il ne me reste plus qu’vn scrupule, qui est, de sçauoir comment il se peut déffendre de ne pas commettre vn cercle, lorsqu’il dit, que nous ne sommes assurez que les choses que nous conceuons clairement et distinctement sont vrayes, qu’à cause que Dieu est, ou existe.

Car nous ne pouuons estre assurez que Dieu est, sinon parce que nous conceuons cela tres-clairement et tres-distinctement ; doncques auparauant que d’estre assurez de l’existence de Dieu, nous deuons estre assurez que toutes les choses que nous conceuons clairement et distinctement sont toutes vrayes.

I’adiouteray vne chose qui m’estoit eschapée, c’est à sçauoir, que cette proposition me semble fausse que Monsieur Des-Cartes donne AT IX-1, 167 pour vne verité Camusat – Le Petit, p. 283
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tres-constante, à sçauoir que rien ne peut estre en luy, en tant qu’il est vne chose qui pense, dont il n’ait connoissance. Car par ce mot, en luy en tant qu’il est vne chose qui pense, il n’entend autre chose que son Esprit, en tant qu’il est distingué du corps. Mais qui ne void qu’il peut y auoir plusieurs choses en l’esprit, dont l’esprit mesme n’ait aucune connoissance ; par exemple, l’esprit d’vn enfant qui est dans le ventre de sa mere, a bien la vertu ou la faculté de penser, mais il n’en a pas connoissance : Ie passe sous silence vn grand nombre de semblables choses.