Camusat – Le Petit, p. 307
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Réponse.
à l’autre partie, De Dieu.

Iusques icy i’ay tâché de resoudre les argumens qui m’ont esté proposez par Monsieur Arnauld, et me suis mis en deuoir de soutenir tous ses efforts, mais desormais imitant ceux qui ont à faire à vn trop fort aduersaire, ie tacheray plutost d’euiter les coups, que de m’opposer directement à leur violence.

Il traitte seulement de trois choses dans cette partie, qui peuuent facilement estre accordées selon qu’il les entend, mais ie les prenois en vn autre sens lorsque ie les ay écrites, lequel sens me semble aussi pouuoir estre receu comme veritable.

La premiere est, que quelques idées sont materiellement fausses ; c’est à dire selon mon sens, qu’elles sont telles qu’elles donnent au iugement matiere ou occasion d’erreur ; mais luy considerant les idées prises formellement, soutient qu’il n’y a en elles aucune fausseté.

La seconde, que Dieu est par soy positiuement, et comme par vne cause, où i’ay seulement voulu dire que la raison pour laquelle Dieu n’a besoin d’aucune cause efficiente pour exister, est fondée en vne chose positiue, à sçauoir, dans l’immensité mesme Camusat – Le Petit, p. 308
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de Dieu, qui est la chose la plus positiue qui puisse estre ; mais luy prenant la chose autrement, prouue que Dieu n’est point produit par soy-mesme, et AT IX-1, 180 qu’il n’est point conserué par vne action positiue de la cause efficiente, de quoy ie demeure aussi d’accord.

Enfin la troisiéme est, qu’il ne peut y auoir rien dans nostre esprit dont nous n’ayons connoissance, ce que i’ay entendu des operations, et luy le nie des puissances.

Mais ie tâcheray d’expliquer tout cecy plus au long. Et premierement où il dit, que si le froid est seulement vne priuation, il ne peut y auoir d’idée qui me le represente comme vne chose positiue, il est manifeste qu’il parle de l’idée prise formellement.

Car puisque les idées mesmes ne sont rien que des formes, et qu’elles ne sont point composées de matiere, toutes et quantes fois qu’elles sont considerées en tant qu’elles representent quelque chose, elles ne sont pas prises materiellement, mais formellement ; que si on les consideroit non pas en tant qu’elles representent vne chose, ou vne autre, mais seulement comme estant des operations de l’entendement, on pouroit bien à la verité dire qu’elles seroient prises materiellement, mais alors elles ne se raporteroient point du tout à la verité, ny à la fausseté des objets.

C’est pourquoy ie ne pense pas qu’elles puissent estre dites materiellement fausses, en vn autre sens que celuy que i’ay desia expliqué ; C’est à sçauoir, soit que le froid soit vne chose positiue, soit qu’il soit vne priuation, ie n’ay pas pour cela vne autre Camusat – Le Petit, p. 309
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idée de luy, mais elle demeure en moy la mesme que i’ay tousiours euë ; laquelle ie dis me donner matiere ou occasion d’erreur, s’il est vray que le froid soit vne priuation, et qu’il n’ait pas autant de realité que la chaleur, d’autant que venant à considerer l’vne et l’autre de ces idées, selon que ie les ay receuës des sens, ie ne puis reconnoistre qu’il y ait plus de realité qui me soit representée par l’vne que par l’autre.

Et certes ie n’ay pas confondu le iugement auec l’idée : car i’ay dit qu’en celle-cy se rencontroit vne fausseté materielle, mais dans le iugement il ne peut y en auoir d’autre qu’vne formelle. Et quand il dit que l’idée du froid est le froid mesme en tant qu’il est objectiuement dans l’entendement : Ie pense qu’il faut vser de distinction ; car il arriue souuent dans les idées obscures et confuses, entre lesquelles celles du froid et de la chaleur doiuent estre mises, qu’elles se raportent à d’autres choses, qu’à celles dont elles sont veritablement les idées.

Ainsi, si le froid est seulement vne priuation, l’idée du froid n’est pas le froid mesme en tant qu’il est objectiuement dans l’entendement, mais quelque autre chose qui est prise faussement pour cette AT IX-1, 181 priuation ; sçauoir est, vn certain sentiment qui n’a aucun estre hors de l’entendement.

Il n’en est pas de mesme de l’idée de Dieu, au moins de celle qui est claire et distincte, parce qu’on ne peut pas dire qu’elle se raporte à quelque Camusat – Le Petit, p. 310
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chose à quoy elle ne soit pas conforme.

Quant aux idées confuses des Dieux qui sont forgées par les Idolatres, ie ne voy pas pourquoy elles ne pouroient point aussi estre dites materiellement fausses, en tant qu’elles seruent de matière à leurs faux iugemens.

Combien qu’à dire vray, celles qui ne donnent, pour ainsi dire, au iugement aucune occasion d’erreur, ou qui la donnent fort legere, ne doiuent pas auec tant de raison estre dites materiellement fausses, que celles qui la donnent fort grande ; Or il est aisé de faire voir par plusieurs exemples, qu’il y en a qui donnent vne bien plus grande occasion d’erreur les vnes que les autres.

Car elle n’est pas si grande en ces idées confuses que nostre esprit inuente luy mesme (telles que sont celles des faux Dieux) qu’en celles qui nous sont offertes confusément par les sens, comme sont les idées du froid et de la chaleur, s’il est vray, comme i’ay dit, qu’elles ne representent rien de réel.

Mais la plus grande de toutes est dans ces idées qui naissent de l’appétit sensitif ; Par exemple, l’idée de la soif dans vn hydropique ne luy est-elle pas en effet occasion d’erreur, lorsqu’elle luy donne sujet de croire que le boire luy sera profitable, qui toutesfois luy doit estre nuisible.

Mais Monsieur Arnauld demande ce que cette idée du froid me represente, laquelle i’ay dit estre materiellement fausse : Car, dit-il, si elle represente vne Camusat – Le Petit, p. 311
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priuation, donc elle est vraye, si vn estre positif, donc elle n’est pas l’idée du froid
. Ce que ie luy accorde, mais ie ne l’apelle fausse, que parce qu’estant obscure et confuse, ie ne puis discerner si elle me represente quelque chose, qui hors de mon sentiment soit positiue, ou non ; c’est pourquoy i’ay occasion de iuger que c’est quelque chose de positif, quoy que peut estre ce ne soit qu’vne simple priuation.

Et partant il ne faut pas demander quelle est la cause de cét estre positif objectif, qui selon mon opinion fait que cette idée est materiellement fausse : d’autant que ie ne dis pas qu’elle soit faite materiellement fausse par quelque estre positif, mais par la seule obscurité, laquelle neantmoins a pour sujet et fondement vn estre positif, à sçauoir le sentiment mesme.

Et de vray cét estre positif est en moy, en tant que ie suis vne AT IX-1, 182 chose vraye, mais l’obscurité laquelle seule me donne occasion de iuger que l’idée de ce sentiment represente quelque objet hors de moy, qu’on apelle froid, n’a point de cause réelle, mais elle vient seulement de ce que ma nature n’est pas entierement parfaite.

Et cela ne renuerse en façon quelconque mes fondemens. Mais ce que i’aurois le plus à craindre, seroit que ne m’estant iamais beaucoup arresté à lire les liures des Philosophes, ie n’aurois peut-estre pas suiuy assez exactement leur façon de parler, lorsque i’ay dit que ces idées, qui donnent au iugement matiere ou occasion d’erreur, estoient materiellement Camusat – Le Petit, p. 312
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fausses, si ie ne trouuois que ce mot, materiellement est pris en la mesme signification par le premier auteur qui m’est tombé par hazard entre les mains pour m’en éclaircir ; c’est Suarez Suárez, Francisco en la dispute 9. section 2. n. 4.

Mais passons aux choses que M. Arnauld desapprouue le plus, et qui toutesfois me semblent meriter le moins sa censure, c’est à sçauoir, où i’ay dit qu’il nous estoit loisible de penser que Dieu fait en quelque façon la mesme chose à l’égard de soy-mesme, que la cause efficiente à l’égard de son effet.

Car par cela mesme i’ay nié ce qui luy semble vn peu hardy, et n’estre pas veritable, à sçauoir, que Dieu soit la cause efficiente de soy-mesme ; parce qu’en disant qu’il fait en quelque façon la mesme chose, i’ay monstré que ie ne croyois pas que ce fust entierement la mesme : Et en mettant deuant ces paroles, Il nous est tout à fait loisible de penser, i’ay donné à connoistre que ie n’expliquois ainsi ces choses, qu’à cause de l’imperfection de l’esprit humain.

Mais qui plus est, dans tout le reste de mes écrits, i’ay tousiours fait la mesme distinction. Car dés le commencement où i’ay dit, qu’il n’y a aucune chose dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, i’ay adiouté, Ou si elle n’en a point, demander pourquoy elle n’en a pas besoin ; lesquelles paroles témoignent assez que i’ay pensé que quelque chose existoit, qui n’a pas besoin de cause efficiente.

Or quelle chose peut estre telle, excepté Dieu ? Camusat – Le Petit, p. 313
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Et mesme vn peu aprés i’ay dit qu’il y auoit en Dieu vne grande et inépuisable puissance, qu’il n’a iamais eu besoin d’aucun secours pour exister, et qu’il n’en a pas encore besoin pour estre conserué, en telle sorte qu’il est en quelque façon la cause de soy-mesme.

Là où ces paroles, la cause de soy-mesme, ne peuuent en façon quelconque estre entenduës de la cause efficiente, mais seulement que la puissance inépuisable de Dieu est la cause ou la raison pour laquelle il n’a pas besoin de cause.

Et d’autant que cette puissance inépuisable, ou cette immensité AT IX-1, 183 d’essence est tres-positiue, pour cela i’ay dit que la raison, ou la cause pour laquelle Dieu n’a pas besoin de cause, est positiue. Ce qui ne se pouroit dire en mesme façon d’aucune chose finie, encore qu’elle fust tres-parfaite en son genre.

Car si on disoit qu’vne telle choseaucune fust par soy, cela ne pouroit estre entendu que d’vne façon negatiue, d’autant qu’il seroit impossible d’aporter aucune raison, qui fust tirée de la nature positiue de cette chose, pour laquelle nous deussions conceuoir, qu’elle n’auroit pas besoin de cause efficiente.

Et ainsi en tous les autres endroits i’ay tellement comparé la cause formelle, ou la raison prise de l’essence de Dieu, pour laquelle il n’a pas besoin de cause pour exister, ny pour estre conserué, auec la cause efficiente, sans laquelle les choses finies ne peuuent exister, que partout il est aisé de connoistre de mes propres termes, qu’elle est tout à fait différente de Camusat – Le Petit, p. 314
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la cause efficiente.

Et il ne se trouuera point d’endroit, où i’aye dit que Dieu se conserue par vne influence positiue, ainsi que les choses creées sont conseruées par luy, mais bien seulement ay-ie dit que l’immensité de sa puissance, ou de son essence, qui est la cause pourquoy il n’a pas besoin de conseruateur, est vne chose positiue.

Et partant ie puis facilement admettre tout ce que M. Arnauld aporte pour prouuer que Dieu n’est pas la cause efficiente de soy-mesme, et qu’il ne se conserue pas par aucune influence positiue, ou bien par vne continuelle reproduction de soy-mesme, qui est tout ce que l’on peut inferer de ses raisons.

Mais il ne niera pas aussi, comme i’espere, que cette immensité de puissance, qui fait que Dieu n’a pas besoin de cause pour exister, est en luy vne chose positiue, et que dans toutes les autres choses on ne peut rien conceuoir de semblable, qui soit positif, à raison de quoy elles n’ayent pas besoin de cause efficiente pour exister ; ce que i’ay seulement voulu signifier, lorsque i’ay dit qu’aucune chose ne pouuoit estre conceuë exister par soy, que negatiuement, hormis Dieu seul ; Et ie n’ay pas eu besoin de rien auancer dauantage pour répondre à la difficulté qui m’estoit proposée.

Mais d’autant que M. Arnauld m’auertit icy si serieusement qu’il y aura peu de Theologiens qui ne Camusat – Le Petit, p. 315
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s’offensent de cette proposition, à sçauoir, que Dieu est par soy positiuement, et comme par vne cause
 ; Ie diray icy la raison pourquoy cette façon de parler est à mon auis AT IX-1, 184 non seulement tres-vtile en cette question, mais aussi necessaire, et telle qu’il n’y a personne qui puisse auec raison la trouuer mauuaise.

Ie sçay que nos Theologiens traittans des choses diuines ne se seruent point du nom de cause, lorsqu’il s’agit de la procession des personnes de la tres-Sainte Trinité, et que là où les Grecs ont mis indifferemment αἴτιον, et άρχήν, ils aiment mieux vser du seul nom de principe, comme tres-general, de peur que de là ils ne donnent occasion de iuger que le fils est moindre que le pere.

Mais où il ne peut y auoir vne semblable occasion d’erreur, et lorsqu’il ne s’agit pas des personnes de la Trinité, mais seulement de l’vnique essence de Dieu, ie ne voy pas pourquoy il faille tant fuir le nom de cause, principalement lorsqu’on en est venu à ce point, qu’il semble tres vtile de s’en seruir, et en quelque façon necessaire.

Or ce nom ne peut estre plus vtilement employé que pour démontrer l’existence de Dieu : et la necessité de s’en seruir ne peut estre plus grande, que si sans en vser on ne la peut pas clairement démontrer.

Et ie pense qu’il est manifeste à tout le monde, que la consideration de la cause efficiente est le premier et principal moyen, pour ne pas dire le seul, Camusat – Le Petit, p. 316
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et l’vnique, que nous ayons pour prouuer l’existence de Dieu.

Or nous ne pouuons nous en seruir, si nous ne donnons licence à nostre esprit de rechercher les causes efficientes de toutes les choses qui sont au monde, sans en excepter Dieu mesme ; car pour quelle raison l’excepterions nous de cette recherche, auant qu’il ait esté prouué qu’il existe.

On peut donc demander de chaque chose si elle est par soy, ou par autruy ; et certes par ce moyen on peut conclure l’existence de Dieu, quoy qu’on n’explique pas en termes formels, et precis, comment on doit entendre ces paroles, estre par soy.

Car tous ceux qui suiuent seulement la conduite de la lumiere naturelle, forment tout aussi-tost en eux dans cecette rencontre vn certain concept qui participe de la cause efficiente, et de la formelle, et qui est commun à l’vne et à l’autre : c’est à sçauoir que ce qui est par autruy, est par luy comme par vne cause efficiente ; et que ce qui est par soy, est comme par vne cause formelle, c’est à dire, parce qu’il a vne telle nature qu’il n’a pas besoin de cause efficiente ; c’est pourquoy ie n’ay pas expliqué cela dans mes meditations, et ie l’ay obmis, comme estant vne chose de soy manifeste, et qui n’auoit pas besoin d’aucune explication.

AT IX-1, 185 Mais lorsque ceux, qu’vne longue acoutumance a confirmez dans cette opinion de iuger que rien ne peut estre la cause efficiente de soy-mesme, et Camusat – Le Petit, p. 317
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qui sont soigneux de distinguer cette cause de la formelle, voyent que l’on demande si quelque chose est par soy, il arriue aysement que ne portant leur esprit qu’à la seule cause efficiente proprement prise, ils ne pensent pas que ce moy par soy, doiue estre entendu comme par vne cause, mais seulement negatiuement, et comme sans cause ; en sorte qu’ils pensent qu’il y a quelque chose qui existe, de laquelle on ne doit point demander pourquoy elle existe.

Laquelle interpretation du mot par soy, si elle estoit receuë, nous osteroit le moyen de pouuoir démontrer l’existence de Dieu par les effects, comme il a esté bien prouué par l’auteur des premieres objections, c’est pourquoy elle ne doit aucunement estre admise.

Mais pour y répondre pertinemment, i’estime qu’il est necessaire de montrer qu’entre la cause efficiente proprement dite, et nulle cause, il y a quelque chose qui tient comme le milieu, à sçauoir, l’Essence positiue d’vne chose, à laquelle l’idée ou le concept de la cause efficiente se peut étendre, en la mesme façon que nous auons coustume d’étendre en Geometrie le concept d’vne ligne circulaire la plus grande qu’on puisse imaginer, au concept d’vne ligne droite ; ou le concept d’vn polygone rectiligne qui a vn nombre indefiny de costez, au concept du cercle.

Et ie ne pense pas que i’eusse iamais pû mieux Camusat – Le Petit, p. 318
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expliquer cela, que lorsque i’ay dit, que la signification de la cause efficiente ne doit pas estre restrainte en cette question à ces causes qui sont differentes de leurs effets, ou qui les precedent en temps ; tant parce que ce serait vne chose friuole et inutile, puisqu’il n’y a personne qui ne sçache, qu’vne mesme chose ne peut pas estre differente de soy-mesme, ny se preceder en temps, que parce que l’vne de ces deux conditions peut estre ostée de son concept, la notion de la cause efficiente ne laissant pas de demeurer toute entiere.

Car qu’il ne soit pas necessaire qu’elle precede en temps son effet, il est euident, puisqu’elle n’a le nom et la nature de cause efficiente que lorsqu’elle produit son effet, comme il a des-ja esté dit.

Mais de ce que l’autre condition ne peut pas aussi estre ostée, on doit seulement inferer que ce n’est pas vne cause efficiente proprement dite ; ce que j’auouë : mais non pas que ce n’est point du tout vne cause positiue, qui par analogie puisse estre raportée à la cause efficiente, et cela est seulement requis en la question proposée. Car par la mesme lumiere naturelle, par laquelle ie conçoy que ie me AT IX-1, 186 serois donné toutes les perfections dont i’ay en moy quelque idée, si ie ne m’estoisie m’estois donné l’estre, ie conçoy aussi que rien ne se le peut donner en la maniere qu’on a coustume de restraindre la signification de la cause efficiente proprement dite, à sçauoir, en sorte qu’vne mesme chose en tant qu’elle se donne l’estre, soit differente de soy- mesme en tant qu’elle le reçoit ; parce qu’il y a de la contradiction entre Camusat – Le Petit, p. 319
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ces deux choses, estre le mesme, et non le mesme, ou different.

C’est pourquoy lorsque l’on demande si quelque chose se peut donner l’estre à soy-mesme, il ne faut pas entendre autre chose que si on demandoit, sçauoir, si la nature, ou l’essence de quelque chose peut estre telle, qu’elle n’ait pas besoin de cause efficiente pour estre, ou exister.

Et lorsqu’on adjoute si quelque chose est telle, elle se donnera toutes les perfections dont elle a les idées, s’il est vray qu’elle ne les ait pas encore ; Cela veut dire qu’il est impossible qu’elle n’ait pas actuellement toutes les perfections dont elle a les idées ; d’autant que la lumiere naturelle nous fait connoistre, que la chose dont l’essence est si immense qu’elle n’a pas besoin de cause efficiente pour estre, n’en a pas aussi besoin pour auoir toutes les perfections dont elle a les idées, et que sa propre essence luy donne eminemment, tout ce que nous pouuons imaginer pouuoir estre donné à d’autres choses par la cause efficiente.

Et ces mots, si elle ne les a pas encore, elle se les donnera, seruent seulement d’explication ; d’autant que par la mesme lumiere naturelle nous comprenons que cette chose ne peut pas auoir au moment que ie parle, la vertu et la volonté de se donner quelque chose de nouueau, mais que son essence est telle, qu’elle a eu de toute eternité tout ce que nous pouuons maintenant penser qu’elle se donneroit, si elle ne l’auoit pas encore.

Camusat – Le Petit, p. 320
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Et neantmoins toutes ces manieres de parler, qui ont raport et analogie auec la cause efficiente, sont tres-necessaires pour conduire tellement la lumière naturelle, que nous conceuions clairement ces choses : Tout ainsi qu’il y a plusieurs choses qui ont esté démontrées par Archimede Archimède touchant la Sphere, et les autres figures composées de lignes courbes, par la comparaison de ces mesmes figures, auec celles composées de lignes droites ; ce qu’il auroit eu peine à faire comprendre s’il en eust vsé autrement.

Et comme ces sortes de demonstrations ne sont point desaprouuées, bien que la Sphere y soit considerée comme vne figure qui a plusieurs costez ; de mesme ie ne pense pas pouuoir estre icy repris, de ce que ie me suis seruy de l’analogie de la cause efficiente, pour AT IX-1, 187 expliquer les choses qui apartiennent à la cause formelle, c’est à dire à l’essence mesme de Dieu.

Et il n’y a pas lieu de craindre en cecy aucune occasion d’erreur, d’autant que tout ce qui est le propre de la cause efficiente, et qui ne peut estre étendu à la cause formelle, porte auec soy vne manifeste contradiction, et partant ne pouroit iamais estre crû de personne ; à sçauoir, qu’vne chose soit differente de soy-mesme, ou bien qu’elle soit ensemble la mesme chose, et non la mesme.

Et il faut remarquer que i’ay tellement attribué à Dieu, la dignité d’estre la cause, qu’on ne peut pas de là inferer que ie luy aye aussi attribué Camusat – Le Petit, p. 321
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l’imperfection d’estre l’effet : car comme les Theologiens lorsqu’ils disent que le pere est le principe du fils, n’auoüent pas pour cela que le fils soit principié, ainsi quoy que i’aye dit que Dieu pouuoit en quelque façon estre dit la cause de soy-mesme, il ne se trouuera pas neantmoins que ie l’aye nommé en aucun lieu l’effet de soy-mesme ; Et ce d’autant qu’on a de coustume de raporter principalement l’effet à la cause efficiente, et de le iuger moins noble qu’elle, quoy que souuent il soit plus noble que ses autres causes.

Mais lorsque ie prens l’essence entiere de la chose pour la cause formelle, ie ne suis en cela que les vestiges d’AristoteAristote : Car au liu. 2. de ses Analyt. poster. chap. 16. ayant obmis la cause materielle, la premiere qu’il nomme est celle qu’il appelle αἰτίαν τὸ τί ἦν εἶναι, ou, comme l’ont tourné ses interpretes la cause formelle, laquelle il étend à toutes les essences de toutes les choses, parce qu’il ne traitte pas en ce lieu-là des causes du composé physique, (non plus que ie fais icy) mais generalement des causes d’où l’on peut tirer quelque connoissance.

Or pour faire voir qu’il estoit malaisé dans la question proposée de ne point attribuer à Dieu le nom de cause, il n’en faut point de meilleure preuue, que de ce que Monsieur Arnauld ayant tâché de conclure par vne autre voye la mesme chose que moy, il n’en est pas neantmoins venu à bout, au moins à mon iugement.

Car aprés auoir amplement montré que Dieu Camusat – Le Petit, p. 322
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n’est pas la cause efficiente de soy-mesme, parce qu’il est de la nature de la cause efficiente d’estre differente de son effect ; ayant aussi fait voir qu’il n’est pas par soy positiuement, entendant par ce mot, positiuement, vne influence positiue de la cause, et aussi qu’à vray dire il ne se conserue pas soy-mesme, prenant le mot de conseruation, pour vne continuelle reproduction de la chose, (de toutes lesquelles choses ie suis d’acord auec luy,) aprés tout cela il veut derechef prouuer que Dieu ne doit pas estre dit la cause efficiente de soy-mesme, parce que, dit-il, la AT IX-1, 188 cause efficiente d’vne chose n’est demandée qu’à raison de son existence, et iamais à raison de son essence : or est il qu’il n’est pas moins de l’essence d’vn estre infini d’exister, qu’il est de l’essence d’vn triangle, d’auoir ses trois angles égaux à deux droits ; doncques il ne faut non plus répondre par la cause efficiente, lorsqu’on demande pourquoy Dieu existe, que lorsqu’on demande pourquoy les trois angles d’vn triangle sont égaux à deux droits.

Lequel sylogisme peut aysément estre renuoyé contre son auteur, en cette maniere. Quoy qu’on ne puisse pas demander la cause efficiente à raison de l’essence, on la peut neantmoins demander à raison de l’existence ; mais en Dieu l’essence n’est point distinguée de l’existence, doncques on peut demander la cause efficiente de Dieu.

Mais pour concilier ensemble ces deux choses, on doit dire qu’à celuy qui demande pourquoy Dieu existe, il ne faut pas à la verité répondre par la Camusat – Le Petit, p. 323
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cause efficiente proprement dite, mais seulement par l’essence mesme de la chose, ou bien par la cause formelle, laquelle, pour cela mesme qu’en Dieu l’existence n’est point distinguée de l’essence, a vn tres-grand raport auec la cause efficiente, et partant peut estre apelée quasi cause efficiente.

Enfin il adioute, qu’à celuy qui demande la cause efficiente de Dieu, il faut répondre qu’il n’en a pas besoin : et derechef à celuy qui demande pourquoy il n’en a pas besoin, il faut répondre, parce qu’il est vn estre infini duquel l’existence est son essence : car il n’y a que les choses dans lesquelles il est permis de distinguer l’existence actuelle de l’essence, qui ayent besoin de cause efficiente.

D’où il infere, que ce que i’auois dit auparauant est entierement renuersé ; c’est à sçauoir, si ie pensois qu’aucune chose ne peust en quelque façon estre à l’égard de soy mesme, ce que la cause efficiente est à l’égard de son effect, iamais en cherchant les causes des choses ie ne viendrois à vne premiere ; ce qui neantmoins ne me semble aucunement renuersé, non pas mesme tant soit peu affoibly, ou ébranlé ; car il est certain que la principale force non seulement de ma démonstration, mais aussi de toutes celles qu’on peut aporter pour prouuer l’existence de Dieu par les effets, en dépend entierement ; Or presque tous les Theologiens soutiennent qu’on n’en peut aporter aucune si elle n’est tirée des effets.

Et partant tant s’en faut qu’il aporte quelque éclaircissement à la preuue, et demonstration de Camusat – Le Petit, p. 324
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l’existence de Dieu, lorsqu’il ne permet pas qu’on lui attribuë à l’égard de soy-mesme, l’analogie de la cause efficiente, qu’au contraire il l’obscurcit, et empesche que les lecteurs ne la puissent comprendre ; particulierement vers la fin, où il conclut AT IX-1, 189 que s’il pensoit qu’il falust rechercher la cause efficiente, ou quasi efficiente de chaque chose, il chercheroit vne cause differente de cette chose.

Car comment est-ce que ceux qui ne connoissent pas encore Dieu, rechercheroient la cause efficiente des autres choses, pour arriuer par ce moyen à la connoissance de Dieu, s’ils ne pensoient qu’on peut rechercher la cause efficiente de chaque chose.

Et comment enfin s’arresteroient-ils à Dieu, comme à la cause premiere, et mettroient-ils en luy la fin de leur recherche, s’ils pensoient que la cause efficiente de chaque chose deust estre cherchée differente de cette chose ?

Certes il me semble que M. Arnauld a fait en cecy la mesme chose, que si, (aprés qu’ArchimedeArchimède parlant des choses qu’il a demonstrées de la Sphere par analogie aux figures rectilignes inscrites dans la Sphere mesme, auroit dit, si ie pensois que la Sphere ne peust estre prise pour vne figure rectiligne, ou quasi rectiligne, dont les costez sont infinis, ie n’attribuerois aucune force à cette demonstration, parce qu’elle n’est pas veritable si vous considerez la Sphere comme vne figure curuiligne, ainsi qu’elle est en effet, mais bien si vous la considerez comme vne figure rectiligne dont le nombre des costez est infiny.)

Camusat – Le Petit, p. 325
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Si, dis-je, M. Arnauld, ne trouuant pas bon qu’on apellast ainsi la Sphere, et neantmoins desirant retenir la demonstration d’Archimede, disoit, si ie pensois que ce qui se conclut icy, se deust entendre d’vne figure rectiligne dont les costez sont infinis, ie ne croirois point du tout cela de la Sphere, parce que i’ay vne connoissance certaine que la Sphere n’est point vne figure rectiligne.

Par lesquelles paroles, il est sans doute qu’il ne feroit pas la mesme chose qu’Archimede, mais qu’au contraire il se feroit vn obstacle à soy-mesme, et empescheroit les autres de bien comprendre sa demonstration.

Ce que i’ay deduit icy plus au long que la chose ne sembloit peut-estre le meriter, afin de monstrer que ie prens soigneusement garde à ne pas mettre la moindre chose dans mes écrits, que les Theologiens puissent censurer auec raison.

Enfin i’ay desia fait voir assez clairement dans les réponses aux secondes objections, nombre 3. et 4. que ie ne suis point tombé dans la faute qu’on apelle cercle, lorsque i’ay dit, que nous ne sommes assurez que les choses que nous conceuons fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes, qu’à cause que Dieu est, ou existe : et que nous ne sommes assurez que Dieu est, ou existe, qu’à cause que nous conceuons cela fort clairement, et fort distinctement ; en faisant AT IX-1, 190 distinction des choses que nous conceuons en effet fort clairement, d’auec celles que Camusat – Le Petit, p. 326
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nous nous ressouuenons d’auoir autrefois fort clairement conceuës.

Car premierement nous sommes assurez que Dieu existe, pource que nous prestons nostre attention aux raisons qui nous prouuent son existence. Mais aprés cela il suffit que nous nous ressouuenions d’auoir conceu vne chose clairement, pour estre assurez qu’elle est vraye ; ce qui ne suffiroit pas, si nous ne sçauions que Dieu existe, et qu’il ne peut estre trompeur ?

Pour la question sçauoir s’il ne peut y auoir rien dans nostre esprit, en tant qu’il est vne chose qui pense, dont luy-mesme n’ait vne actuelle connoissance, il me semble qu’elle est fort aisée à resoudre, parce que nous voyons fort bien qu’il n’y a rien en luy, lorsqu’on le considere de la sorte, qui ne soit vne pensée, ou qui ne depende entierement de la pensée, autrement cela n’apartiendroit pas à l’esprit, en tant qu’il est vne chose qui pense ; Et il ne peut y auoir en nous aucune pensée, de laquelle, dans le mesme moment qu’elle est en nous, nous n’ayons vne actuelle connoissance.

C’est pourquoy ie ne doute point que l’esprit, aussitost qu’il est infus dans le corps d’vn enfant, ne commence à penser, et que des lors il ne sçache qu’il pense, encore qu’il ne se ressouuienne pas aprés de ce qu’il a pensé, parce que les especes de ses pensées ne demeurent pas empraintes en sa memoire.

Mais il faut remarquer que nous auons bien vne actuelle connoissance des actes, ou des operations Camusat – Le Petit, p. 327
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de nostre esprit, mais non pas tousiours de ses facultez, si ce n’est en puissance, en telle sorte que lorsque nous nous disposons à nous seruir de quelque faculté, tout aussi-tost si cette faculté est en nostre esprit, nous en acquerons vne actuelle connoissance ; C’est pourquoy nous pouuons alors nier assurement qu’elle y soit, si nous ne pouuons en acquerir cette connoissance actuelle.