RÉPONSE
Aux choses qui peuuent arrester les Theologiens.

Ie me suis oposé aux premieres raisons de Monsieur Arnauld, i’ay taché de parer aux secondes, et ie donne entierement les mains à celles qui suiuent, excepté à la derniere, pour raison de laquelle i’espere qu’il ne me sera pas difficile de faire en sorte que luy-mesme s’accommode à mon aduis.

AT IX-1, 191 Ie confesse donc ingenuëment auec luy que les choses qui sont contenuës dans la premiere Meditation, et mesme dans les suiuantes, ne sont pas propres à toutes sortes d’esprits, et qu’elles ne s’ajustent pas à la capacité de tout le monde, mais ce n’est pas d’aujourd’huy que i’ay fait cette declaration ; ie l’ay des-ja faite, et la feray encore autant de fois que Camusat – Le Petit, p. 328
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l’occasion s’en presentera.

Aussi a-ce esté la seule raison qui m’a empesché de traiter de ces choses dans le discours de la Methode qui estoit en langue vulgaire, et que i’ay reserué de le faire dans ces Meditations, qui ne doiuent estre leuës, comme i’en ay plusieurs fois auerty, que par les plus forts esprits.

Et on ne peut pas dire que i’eusse mieux fait, si ie me fusse abstenu d’écrire des choses dont la lecture ne doit pas estre propre, ny vtile à tout le monde : car ie les croy si necessaires, que ie me persuade que sans elles on ne peut jamais rien establir de ferme et d’assuré dans la Philosophie.

Et quoy que le fer et le feu ne se manient iamais sans peril par des enfans, ou par des imprudens, neantmoins parce qu’ils sont vtiles pour la vie, il n’y a personne qui iuge qu’il se faille abstenir pour cela de leur vsage.

Or que dans la quatrième meditation ie n’aye parlé que de l’erreur qui se commet dans le discernement du vray, et du faux, et non pas de celuy qui arriue dans la poursuite du bien, et du mal ; et que i’aye tousiours excepté les choses qui regardent la foy, et les actions de nostre vie, lorsque i’ay dit que nous ne deuons donner creance qu’aux choses que nous connoissons euidemment, tout le contenu de mes Meditations en fait foy ; et outre cela ie l’ay expressement déclaré dans les réponses aux secondes obiections, nombre cinquiéme, Camusat – Le Petit, p. 329
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comme aussi dans l’abregé de mes meditations ; ce que ie dis pour faire voir combien ie défère au jugement de Monsieur Arnauld, et l’estime que ie fais de ses conseils.

Il reste le sacrement de l’Eucharistie auec lequel Monsieur Arnauld juge que mes opinions ne peuuent pas conuenir, parce que, dit-il, nous tenons pour article de foy que la substance du pain estant ostée du pain Eucharistique les seuls accidens y demeurent : or il pense que ie n’admets point d’accidens réels, mais seulement des modes, qui ne peuuent pas estre entendus sans quelque substance en laquelle ils resident, et partant ils ne peuuent pas exister sans elle.

A laquelle obiection ie pourois tres facilement m’exempter de AT IX-1, 192 répondre, en disant que iusques icy ie n’ay iamais nié que les accidens fussent réels : car encore que ie ne m’en sois point serui dans la dioptrique, et dans les meteores, pour expliquer les choses que ie traittois alors, i’ay dit neantmoins en termes exprez dans les meteores page 164. que ie ne voulois pas nier qu’ils fussent réels.

Et dans ces Meditations i’ay de vray suposé que ie ne les connoissois pas bien encore, mais non pas que pour cela il n’y en eust point : Car la maniere d’écrire analytique que i’y ay suiuie permet de faire quelquefois des supositions, lorsqu’on n’a pas encore assez soigneusement examiné les choses, comme il a paru dans la premiere meditation, où i’auois suposé beaucoup de choses, que i’ay Camusat – Le Petit, p. 330
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depuis refutées dans les suiuantes.

Et certes ce n’a point esté icy mon dessein de rien definir touchant la nature des accidens, mais i’ay seulement proposé ce qui m’a semble d’eux de prim’abord ; et enfin de ce que i’ay dit que les modes ne peuuent pas estre entendus sans quelque substance en laquelle ils resident, on ne doit pas inferer que i’aye nié que par la toute puissance de Dieu ils en puissent estre separez ; parce que ie tiens pour très asseuré, et croy fermement que Dieu peut faire vne infinité de choses, que nous ne sommes pas capables d’entendre.

Mais pour proceder icy auec plus de franchise, ie ne dissimuleray point que ie me persuade qu’il n’y a rien autre chose par quoy nos sens soyent touchez, que cette seule superficie qui est le terme des dimensions du corps qui est senty, ou aperceu par les sens ; car c’est en la superficie seule que se fait le contact, lequel est si necessaire pour le sentiment, que i’estime que sans luy pas vn de nos sens ne pouroit estre meu ; et ie ne suis pas le seul de cette opinion, AristoteAristote mesme, et quantité d’autres philosophes auant moy en ont esté : De sorte que, par exemple, le pain et le vin ne sont point aperceus par les sens, sinon en tant que leur superficie est touchée par l’organe du sens immediatement, ou mediatement par le moyen de l’air ou des autres corps, comme ie l’estime, ou bien comme disent Camusat – Le Petit, p. 331
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plusieurs philosophes, par le moyen des especes intentionelles.

Et il faut remarquer que ce n’est pas la seule figure exterieure des corps qui est sensible aux doigts et à la main, qui doit estre prise pour cette superficie, mais qu’il faut aussi considerer tous ces petits interuales qui sont, par exemple, entre les petites parties de la farine dont le pain est composé, comme aussi entre les particules AT IX-1, 193 de l’eau de vie, de l’eau douce, du vinaigre, de la lie ou du tartre, du mélange desquelles le vin est composé, et ainsi entre les petites parties des autres corps, et penser que toutes les petites superficies qui terminent ces interuales, font partie de la superfïcie de chaque corps.

Car certes ces petites parties de tous les corps ayans diuerses figures et grosseurs, et differens mouuemens, iamais elles ne peuuent estre si bien arrangées, ny si iustement jointes ensemble qu’il ne reste plusieurs interualles autour d’elles, qui ne sont pas neantmoins vuides, mais qui sont remplis d’air, ou de quelque autre matiere ; comme il s’en voit dans le pain qui sont assez larges, et qui peuuent estre remplis non seulement d’air, mais aussi d’eau, de vin, ou de quelque autre liqueur : et puisque le pain demeure tousiours le mesme encore que l’air, ou telle autre matiere qui est contenuë dans ses pores soit changée, il est constant que ces choses n’apartiennent point à la substance du pain : et Camusat – Le Petit, p. 332
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partant que sa superficie n’est pas celle qui par vn petit circuit l’enuironne tout entier, mais celle qui touche immediatement chacune de ses petites parties.

Il faut aussi remarquer que cette superficie n’est pas seulement remuée toute entiere, lorsque toute la masse du pain est portée d’vn lieu en vn autre, mais qu’elle est aussi remuée en partie lorsque quelques vnes de ses petites parties sont agitées par l’air, ou par les autres corps qui entrent dans ses pores : Tellement que s’il y a des corps qui soyent d’vne telle nature, que quelques vnes de leurs parties, ou toutes celles qui les composent, se remuent continuellement (ce que i’estime estre vray de plusieurs parties du pain, et de toutes celles du vin) il faudra aussi conceuoir que leur superficie est dans vn continuel mouuement.

Enfin il faut remarquer que par la superficie du pain, ou du vin, ou de quelque autre corps que ce soit, on n’entend pas icy aucune partie de la substance, ny mesme de la quantité de ce mesme corps, ny aussi aucunes parties des autres corps qui l’enuironnent, mais seulement ce terme que l’on conçoit estre moyen entre chacune des particules de ce corps, et les corps qui les enuironnent, et qui n’a point d’autre entité que la modale.

Ainsi puisque le contact se fait dans ce seul terme, et que rien n’est senty si ce n’est par contact, c’est vne chose manifeste que de cela seul que les Camusat – Le Petit, p. 333
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substances du pain et du vin sont dites estre tellement changées en la substance de quelque autre chose, que cette nouuelle substance soit contenuë precisement sous les mesmes termes souz qui les autres estoyent contenuës ; ou qu’elle existe dans AT IX-1, 194 le mesme lieu où le pain et le vin existoyent auparauant, (ou plutost, d’autant que leurs termes sont continuellement agitez, dans lequel ils existeroyent s’ils estoyent presens,) il s’ensuit necessairement que cette nouuelle substance doit mouuoir tous nos sens de la mesme façon que feroient le pain, et le vin, si aucune transubstantiation n’auoit esté faite.

Or l’Eglise nous enseigne dans le Concile de Trente section 13. can. 2. et 4.qu’il se fait vne conuersion de toute la substance du pain, en la substance du Corps de nostre Seigneur Iesus-Christ, demeurant seulement l’espece du pain. Où ie ne voy pas ce que l’on peut entendre par l’espece du pain, si ce n’est cette superficie qui est moyenne entre chacune de ses petites parties, et les corps qui les enuironnent.

Car, comme il a desia esté dit, le contact se fait en cette seule superficie, et Aristote Aristotemesme confesse, que non seulement ce sens que par priuilege special on nomme l’attouchement, mais aussi tous les autres ne sentent que par le moyen de l’atouchement. C’cst dans le . où sont ces mots : καὶ τὰ ἃλλα αἰσθητήρια ἀφῆ αἰσθάνεται.

Or il n’y a personne qui pense que par l’espece Camusat – Le Petit, p. 334
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on entende autre chose, que ce qui est precisement requis pour toucher les sens. Et il n’y a aussi personne qui croye la conuersion du pain au Corps de Christ, qui ne pense que ce Corps de Christ, est precisement contenu sous la mesme superficie, sous qui le pain seroit contenu s’il estoit present, quoy que neantmoins il ne soit pas là comme proprement dans vn lieu, mais sacramentellement, et de cette maniere d’exister, laquelle quoy que nous ne puissions qu’à peine exprimer par paroles, aprés neantmoins que nostre esprit est éclairé des lumieres de la foy, nous pouuons conceuoir comme possible à vn Dieu, et laquelle nous sommes obligez de croire tres-fermement. Toutes lesquelles choses me semblent estre si commodement expliquées par mes principes, que non seulement ie ne crains pas d’auoir rien dit icy qui puisse offenser nos Theologiens, qu’au contraire i’espere qu’ils me sçauront gré de ce que les opinions que ie propose dans la Physique sont telles, qu’elles conuiennent beaucoup mieux auec la Theologie, que celles qu’on y propose d’ordinaire : Car de vray l’Eglise n’a iamais enseigné (au moins que ie sçache) que les especes du pain et du vin, qui demeurent au Sacrement de l’Eucharistie, soient des accidents réels, qui subsistent miraculeusement tous seuls, aprés que la substance à laquelle ils estoient attachez a esté ostée.

Mais peut-estre à cause que les premiers Theologiens, qui ont entrepris d’ajuster cette question auec Camusat – Le Petit, p. 335
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la Philosophie naturelle, se AT IX-1, 195 persuadoient si fortement que ces accidens qui touchent nos sens estoient quelque chose de réel different de la substance, qu’ils ne pensoient pas seulement que iamais on en peust douter ; ils ont suposé sans aucune iuste raison, et sans y auoir bien pensé, que les especes du pain estoient des accidens réels de cette nature ; puis ensuite ils ont mis toute leur estude à expliquer comment ces accidens peuuent subsister sans suiet. En quoy ils ont trouué tant de difficultez, que cela seul leur deuoit faire iuger qu’ils s’estoyent détournez du droit chemin ; ainsi que font les voyageurs quand quelque sentier les a conduits à des lieux pleins d’éspines, et inaccessibles. Car premierement ils semblent se contredire (au moins ceux qui tiennent que les obiects ne meuuent nos sens que par le moyen du contact) lorsqu’ils suposent qu’il faut encore quelque autre chose dans les obiets pour mouuoir les sens, que leurs superficies diuersement disposées : d’autant que c’est vne chose qui de soy est euidente, que la superficie seule suffit pour le contact ; Et s’il y en a qui ne veulent pas tomber d’acord que nous ne sentons rien sans le contact, ils ne peuuent rien dire, touchant la façon dont les sens sont meus par leurs objects, qui ait aucune aparence de verité. Outre cela l’esprit humain ne peut pas conceuoir que les accidens du pain soyent réels, et que neantmoins ils exjstent sans sa substance, qu’il ne les conçoiue en mesme façon que si Camusat – Le Petit, p. 336
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c’estoient des substances : c’est pourquoy il semble qu’il y ait en cela de la contradiction, que toute la substance du pain soit changée, ainsi que le croit l’Eglise, et que cependant il demeure quelque chose de réel qui estoit auparauant dans le pain ; parce qu’on ne peut pas conceuoir qu’il demeure rien de réel, que ce qui subsiste, et encore qu’on nomme cela vn accident, on le conçoit neantmoins comme vne substance. Et c’est en effect la mesme chose que si on disoit qu’à la verité toute la substance du pain est changée, mais que neantmoins cette partie de sa substance qu’on nomme accident réel demeure : dans lesquelles paroles s’il n’y a point de contradiction, certainement dans le concept il en paroist beaucoup. Et il semble que ce soit principalement pour ce sujet que quelques-vns se sont éloignez en cecy de la creance de l’Eglise Romaine. Mais qui poura nier que lorsqu’il est permis, et que nulle raison AT IX-1, 196 ny Theologique, ny mesme philosophique ne nous oblige à embrasser vne opinion plutost qu’vne autre, il ne faille principalement choisir celles qui ne peuuent donner occasion ny pretexte à personne de s’esloigner des veritez de la foy. Or que l’opinion qui admet des accidens réels ne s’accommode pas aux raisons de la Theologie, ie pense que cela se void icy assez clairement ; et qu’elle soit tout à fait contraire à celles de la philosophie, i’espere dans peu le démontrer euidemment dans vn traitté des principes que i’ay dessein de publier, et Camusat – Le Petit, p. 337
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d’y expliquer comment la couleur, la saueur, la pesanteur, et toutes les autres qualitez qui touchent nos sens, dépendent seulement en cela de la superficie exterieure des corps. Au reste on ne peut pas suposer que les accidens soyent réels, sans qu’au miracle de la transubstantiation, lequel seul peut estre inferé des paroles de la consecration, on n’en adioute sans necessité vn nouueau, et incomprehensible, par lequel ces accidens réels existent tellement sans la substance du pain, que cependant ils ne soyent pas eux mesmes faits des substances : ce qui ne repugne pas seulement à la raison humaine, mais mesme à l’axiome des Theologiens, qui disent que les paroles de la consecration n’operent rien que ce qu’elles signifient ; et qui ne veulent pas attribuer à miracle, les choses qui peuuent estre expliquées par raison naturelle. Toutes lesquelles difficultez sont entierement leuées, par l’explication que ie donne à ces choses : car tant s’en faut que selon l’explication que i’y donne, il soit besoin de quelque miracle pour conseruer les accidens aprés que la substance du pain est ostée ; qu’au contraire sans vn nouueau miracle (à sçauoir par lequel les dimensions fussent changées) ils ne peuuent pas estre ostez. Et les histoires nous aprennent que cela est quelquefois arriué, lorsqu’au lieu de pain consacré il a paru de la chair, ou vn petit enfant entre les mains du prestre : Car iamais on n’a creu que cela soit arriué par vne cessation de miracle, mais on a Camusat – Le Petit, p. 338
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tousiours attribué cet effect à vn miracle nouueau. Dauantage il n’y a rien en cela d’incomprehensible, ou de difficile, que Dieu createur de toutes choses puisse changer vne substance en vne autre, et que cette derniere substance demeure precisément souz la mesme superficie, sous qui la premiere estoit contenuë. On ne peut aussi rien dire de plus conforme à la raison, ny qui soit plus communement receu par les philosophes, que non seulement tout sentiment, mais generalement toute action d’vn corps sur vn autre se fait par le contact, et que ce contact peut estre en AT IX-1, 197 la seule superficie : D’où il suit euidemment que la mesme superficie doit tousiours de la mesme façon agir, ou patir, quelque changement qui arriue en la substance qu’elle couure.

C’est pourquoy, s’il m’est icy permis de dire la verité sans enuie, i’ose esperer que le temps viendra, auquel cette opinion, qui admet les accidens réels, sera rejettérejettée par les Theologiens comme peu seure en la foy, éloignée de la raison, et du tout incomprehensible, et que la mienne sera receuë en sa place comme certaine et indubitable. Ce que i’ay crû ne deuoir pas icy dissimuler, pour preuenir autant qu’il m’est possible les calomnies de ceux qui voulans paroistre plus sçauans que les autres, et ne pouuans soufrir qu’on propose aucune opinion differente des leurs, qui soit estimée vraye et importante, ont coustume de dire qu’elle repugne aux Camusat – Le Petit, p. 339
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veritez de la foy, et tachent d’abolir par autorité, ce qu’ils ne peuuent refuter par raison. Mais i’apelle de leur sentence à celle des bons et ortodoxes Theologiens, au iugement, et à la censure desquels ie me soumettray tousiours tres-volontiers.