Réponse à la premiere partie.
DE LA NATVRE DE L’ESPRIT HVMAIN.

Ie ne m’aresteray point icy à le remercier du secours qu’il m’a donné en me fortifiant de l’autorité de Saint Augustin, et de ce qu’il a proposé mes raisons de telle sorte, qu’il sembloit auoir peur que les autres ne les trouuassent pas assez fortes, et conuaincantes.

Mais ie diray d’abord en quel lieu i’ay commencé de prouuer AT IX-1, 171 comment de ce que ie ne connois rien autre chose qui appartienne à mon essence, c’est à dire à l’essence de mon esprit, sinon que ie suis vne chose qui pense, il s’ensuit qu’il n’y a aussi rien autre chose qui en effect luy appartienne : C’est au mesme lieu où i’ay prouué que Dieu est, ou existe, ce Dieu, dis-ie, Camusat – Le Petit, p. 291
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qui peut faire toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement comme possibles.

Car quoy que peut-estre il y ait en moy plusieurs choses que ie ne connois pas encore, (comme en effect ie suposois en ce lieu-là que ie ne sçauois pas encore que l’esprit eust la force de mouuoir le corps, ou de luy estre substantiellement vny) neantmoins d’autant que ce que ie connois estre en moy, me sufit pour subsister auec cela seul, ie suis assuré que Dieu me pouuoit créer sans les autres choses que ie ne connois pas encore, et partant que ces autres choses n’apartiennent point à l’essence de mon esprit.

Car il me semble qu’aucune des choses sans lesquelles vne autre peut estre, n’est comprise en son essence ; et encore que l’esprit soit de l’essence de l’homme, il n’est pas neantmoins à proprement parler de l’essence de l’esprit, qu’il soit vny au corps humain.

Il faut aussi que i’explique icy quelle est ma pensée, lorsque ie dis, qu’on ne peut pas inferer vne distinction réelle entre deux choses, de ce que l’vne est conceuë sans l’autre par vne abstraction de l’esprit qui conçoit la chose imparfaitement, mais seulement de ce que chacune d’elles est conceuë sans l’autre pleinement, ou comme vne chose .

Car ie n’estime pas qu’vne connoissance entiere et parfaite de la chose soit icy requise, comme le pretend Monsieur Arnauld, mais il y a en cela Camusat – Le Petit, p. 292
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cette difference, qu’afin qu’vne connoissance soit entiere et parfaite, elle doit contenir en soy toutes et chacunes les proprietez qui sont dans la chose connuë : Et c’est pour cela qu’il n’y a que Dieu seul qui sçache qu’il a les connoissances entieres et parfaites de toutes les choses.

Mais quoy qu’vn entendement créé ait peut-estre en effect les connoissances entieres et parfaites de plusieurs choses, neantmoins iamais il ne peut sçauoir qu’il les a, si Dieu mesme ne luy reuele particulierement ; car pour faire qu’il ait vne connoissance pleine et entiere de quelque chose, il est seulement requis que la puissance de connoistre qui est en luy égale cette chose, ce qui se peut faire aysement : mais pour faire qu’il sçache qu’il a vne telle connoissance, ou bien que Dieu n’a rien mis de plus dans cette chose, que ce qu’il en connoist, il faut que par sa puissance de connoistre, il égale la puissance infinie de Dieu : ce qui est entierement impossible.

Or pour connoistre la distinction réelle qui est entre deux choses, AT IX-1, 172 il n’est pas necessaire que la connoissance que nous auons de ces choses soit entiere et parfaite, si nous ne sçauons en mesme temps qu’elle est telle : mais nous ne le pouuons iamais sçauoir, comme ie viens de prouuer : donc il n’est pas necessaire qu’elle soit entiere et parfaite.

C’est pourquoy, où i’ay dit qu’il ne suffit pas qu’vne Camusat – Le Petit, p. 293
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chose soit couceuë sans vne autre par vne abstraction de l’esprit qui conçoit la chose imparfaitentent,
ie n’ay pas pensé que de là l’on peust inferer, que pour établir vne distinction réelle, il fust besoin d’vne connoissance entiere et parfaite, mais seulement d’vne qui fust telle, que nous ne la rendissions point imparfaite et defectueuse par l’abstraction et restriction de nostre esprit.

Car il y a bien de la difference entre auoir vne connoissance entierement parfaite, de laquelle personne ne peut iamais estre assuré si Dieu mesme ne luy reuele : Et auoir vne connoissance parfaite iusqu’à ce point, que nous sçachions qu’elle n’est point renduë imparfaitte par aucune abstraction de nostre esprit.

Ainsi, quand i’ay dit qu’il faloit conceuoir pleinement vne chose, ce n’estoit pas mon intention de dire que nostre conception deuoit estre entiere et parfaite, mais seulement qu’elle deuoit estre assez distincte, pour sçauoir que cette chose estoit complete.

Ce que ie pensois estre manifeste, tant par les choses que i’auois dit auparauant, que par celles qui suiuent immediatement aprez : Car i’auois distingué vn peu auparauant les estres incomplets de ceux qui sont complets, et i’auois dit qu’il estoit necessaire que chacune des choses qui sont distinguées réellement, fust conceuë comme vn estre par soy, et distinct de tout autre.

Camusat – Le Petit, p. 294
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Et vn peu aprez, au mesme sens que i’ay dit que ie conceuois pleinement ce que c’est que le corps, i’ay adiouté au mesme lieu que ie conceuois aussi que l’esprit est vne chose complete, prenant ces deux façons de parler, conceuoir pleinement, et conceuoir que c’est vne chose complete, en vne seule et mesme signification.

Mais on peut icy demander auec raison ce que i’entens par vne chose complete, et comment ie prouue que pour la distinction réelle, il suffit que deux choses soyent conceuës l’ vne sans l’autre comme deux choses completes.

A la premiere demande ie répons, que par vne chose complete, ie n’entens autre chose qu’vne substance reuétuë des formes, ou attributs, qui suffisent pour me faire connoistre qu’elle est vne substance.

Car comme i’ay desia remarqué ailleurs, nous ne connoissons point les substances immediatement par elles mesmes, mais de ce AT IX-1, 173 que nous aperceuons quelques formes, ou attribus, qui doiuent estre attachez à quelque chose pour exister, nous apelons du nom de Substance cette chose à laquelle ils sont atachez.

Que si aprés cela nous voulions dépoüiller cette mesme substance de tous ces attributs qui nous la font connoistre, nous détruirions toute la connoissance que nous en auons, et ainsi nous pourions bien à la verité dire quelque chose de la substance, mais tout ce que nous en dirions ne consisteroit qu’en paroles, desquelles nous ne conceurions pas Camusat – Le Petit, p. 295
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clairement et distinctement la signification.

Ie sçay bien qu’il y a des substances que l’on appelle vulgairement incompletes ; Mais si on les apelle ainsi, parce que de soy elles ne peuuent pas subsister toutes seules, et sans estre soutenuës par d’autres choses, ie confesse qu’il me semble qu’en cela il y a de la contradiction, qu’elles soyent des substances, c’est à dire des choses qui subsistent par soy, et qu’elles soyent aussi incompletes, c’est à dire des choses qui ne peuuent pas subsister par soy. Il est vray qu’en vn autre sens on les peut apeller incompletes, non qu’elles ayent rien d’incomplet en tant qu’elles sont des substances, mais seulement en tant qu’elles se raportent à quelqu’autre substance, auec laquelle elles composent vn tout par soy, et distinct de tout autre.

Ainsi la main est vne substance incomplete, si vous la raportez à tout le corps dont elle est partie ; mais si vous la considerez toute seule, elle est vne substance complete : Et pareillement l’esprit et le corps sont des substances incompletes, lorsqu’ils sont raportez à l’homme qu’ils composent, mais estant considerez separement ils sont des substances completes.

Car tout ainsi qu’estre étendu, diuisible, figuré, etc. sont des formes ou des attributs par le moyen desquels ie connois cette substance qu’on apelle corps ; de mesme estre intelligent, voulant, doutant, etc. sont des formes par le moyen desquelles Camusat – Le Petit, p. 296
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ie connois cette substance qu’on apelle Esprit : Et ie ne comprens pas moins que la substance qui pense est vne chose complete, que ie comprens que la substance etenduë en est vne.

Et ce que Monsieur Arnauld a adiouté ne se peut dire en façon quelconque, à sçauoir, que peut-estre le corps est à l’esprit comme le genre est à l’espece : car encore que le genre puisse estre conceu sans cette particuliere difference specifique, ou sans celle-là, l’espece toutesfois ne peut en aucune façon estre conceuë sans le genre.

Ainsi, par exemple, nous conceuons aisément la figure sans penser au cercle, (quoy que cette conception ne soit pas distincte, si elle n’est raportée à quelque figure particuliere, ny d’vne chose complete AT IX-1, 174 si elle ne comprend la nature du corps) mais nous ne pouuons conceuoir aucune difference specifique du cercle, que nous ne pensions en mesme temps à la figure.

Au lieu que l’esprit peut estre conceu distinctement, et pleinement, c’est à dire autant qu’il faut pour estre tenu pour vne chose complete, sans aucune de ces formes, ou attributs, au moyen desquels nous reconnoissons que le corps est vne substance, comme ie pense auoir sufisamment demonstré dans la seconde meditation ; Et le corps est aussi conceu distinctement, et comme vne chose complete, sans aucune des choses qui appartiennent à l’esprit.

Icy neantmoins Monsieur Arnauld passe plus Camusat – Le Petit, p. 297
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auant, et dit, encore que ie puisse acquerir quelque notion de moy-mesme sans la notion du corps, il ne résulte pas neantmoins de là, que cette notion soit complete et entiere, en telle sorte que ie sois assuré que ie ne me trompe point, lorsque i’exclus le corps de mon essence.

Ce qu’il explique par l’exemple du triangle inscrit au demy-cercle, que nous pouuons clairement et distinctement conceuoir estre rectangle, encore que nous ignorions, ou mesme que nous nyions, que le quarré de sa baze soit égal aux quarez des costez, et neantmoins on ne peut pas de là inferer qu’on puisse faire vn triangle rectangle, duquel le quaré de la baze ne soit pas égal aux quarez des costez.

Mais pour ce qui est de cet exemple il differe en plusieurs façons de la chose proposée. Car premierement encore que peut-estre par vn triangle on puisse entendre vne substance dont la figure est triangulaire, certes la proprieté d’auoir le quaré de la baze égal aux quarez des costez n’est pas vne substance, et partant chacune de ces deux choses ne peut pas estre entenduë comme vne chose complette, ainsi que le sont l’esprit et le corps : Et mesme cette propriété ne peut pas estre apellée vne chose, au mesme sens que i’ay dit que c’est assez que ie puisse conceuoir vne chose (c’est à sçauoir vne chose complete) sans vne autre etc. comme il est aysé de voir par ces paroles qui suiuent, d’auantage ie trouue en moy des facultez etc. Car ie n’ay pas dit que ces Camusat – Le Petit, p. 298
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facultez fussent des choses, mais i’ay voulu expressement faire distinction entre les choses, c’est à dire entre les substances, et les modes de ces choses, c’est à dire les facultez de ces substances.

En second lieu, encore que nous puissions clairement et distinctement conceuoir que le triangle au demy-cercle est rectangle, sans aperceuoir que le quaré de sa baze est égal aux quarez des costez, neantmoins nous ne pouuons pas conceuoir ainsi clairement vn triangle duquel le quaré de la baze soit égal aux quarez des costez, sans que nous aperceuions en mesme temps qu’il est rectangle : Mais AT IX-1, 175 nous conceuons clairement et distinctement l’esprit sans le corps, et reciproquement le corps sans l’esprit.

En troisiéme lieu, encore que le concept ou l’jdée du triangle inscrit au demy-cercle puisse estre telle, qu’elle ne contienne point l’égalité qui est entre le quaré de la baze et les quarez des costez, elle ne peut pas neantmoins estre telle, que l’on conçoiue que nulle proportion qui puisse estre entre le quaré de la baze et les quarez des costez n’apartient à ce triangle ; et partant tandis que l’on ignore quelle est cette proportion, on n’en peut nier aucune que celle qu’on connoist clairement ne luy point appartenir, ce qui ne peut iamais estre entendu de la proportion d’égalité qui est entr’eux.

Mais il n’y a rien de contenu dans le concept du Camusat – Le Petit, p. 299
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corps de ce qui apartient à l’esprit, et reciproquement dans le concept de l’esprit rien n’est compris de ce qui apartient au corps.

C’est pourquoy bien que i’aye dit, que c’est assez que ie puisse conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre etc. on ne peut pas pour cela former cette mineure. Or est il que ie conçoy clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, encore que ie doute, ou que ie nie que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez, etc.

Premierement, parce que la proportion qui est entre le quaré de la baze, et les quarez des costez n’est pas vne chose complete.

Secondement, parce que cette proportion d’egalité ne peut estre clairement entenduë que dans le triangle rectangle.

Et en troisiéme lieu, parce que nul triangle ne peut estre distinctement conceu, si on nie la proportion qui est entre les quarez de ses costez et de sa baze.

Mais maintenant il faut passer à la seconde demande, et montrer comment il est vray que de cela seul que ie conçoy clairement et distinctement vne substance sans vne autre, ie suis assuré qu’elles s’excluent mutuellement l’vne l’autre ; ce que ie montre en cette sorte.

La notion de la substance est telle, qu’on la conçoit comme vne chose qui peut exister par soy-mesme, c’est à dire sans le secours d’aucune autre Camusat – Le Petit, p. 300
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substance, et il n’y a iamais eu personne qui ait conceu deux substances par deux differens concepts, qui n’ait iugé qu’elles estoyent réellement distinctes.

C’est pourquoy si ie n’eusse point cherché de certitude plus grande que la vulgaire, ie me fusse contenté d’auoir montré en la seconde Meditation, que l’esprit est conceu comme vne chose subsistante, quoy AT IX-1, 176 qu’on ne luy attribue rien de ce qui apartient au corps, et qu’en mesme façon le corps est conceu comme vne chose subsistante, quoy qu’on ne lui attribue rien de ce qui apartient à l’esprit : Et ie n’aurois rien adiouté d’auantage pour prouuer que l’esprit est réellement distingué du corps : d’autant que vulgairement nous iugeons que toutes les choses sont en effect, et selon la verité, telles qu’elles paroissent à nostre pensée.

Mais d’autant qu’entre ces doutes hyperboliques que i’ay proposez dans ma premiere Meditation, cetuy-cy en estoit vn, à sçauoir, que ie ne pouuois estre assuré que les choses fussent en effet, et selon la verité telles que nous les conceuons, tandis que ie suposois que ie ne connoissois pas l’auteur de mon origine, tout ce que i’ay dit de Dieu et de la verité, dans la 3. 4 et 5. Meditation, sert à cette conclusion de la réelle distinction de l’esprit d’auec le corps, laquelle enfin i’ay acheuée dans la sixiéme.

Ie conçoy fort bien, dit Monsieur Arnauld, la nature du triangle inscrit dans le demy-cercle, sans que ie Camusat – Le Petit, p. 301
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sçache que le quaré de sa baze est égal aux quarez des costez.

A quoy ie répons que ce triangle peut veritablement estre conceu, sans que l’on pense à la proportion qui est entre le quaré de sa baze, et les quarez de ses costez : Mais qu’on ne peut pas conceuoir que cette proportion doiue estre niée de ce triangle, c’est à dire qu’elle n’apartienne point à la nature de ce triangle ; et qu’il n’en est pas ainsi de l’esprit ; pource que non seulement nous conceuons qu’il est sans le corps, mais aussi nous pouuons nier qu’aucune des choses qui apartiennent au corps, apartienne à l’esprit ; car c’est le propre et la nature des substances de s’exclure mutuellement l’vne l’autre.

Et ce que Monsieur Arnauld a adiouté ne m’est aucunement contraire, à sçauoir, que ce n’est pas merueille, si lorsque de ce que ie pense ie viens à conclure que ie suis, l’jdée que de là ie forme de moy-mesme, me represente seulement comme vne chose qui pense : car de la mesme façon lorsque i’examine la nature du corps, ie ne trouue rien en elle qui ressente la pensée ; et on ne sçauroit auoir vn plus fort argument de la distinction de deux choses, que lorsque venant à les considerer toutes deux séparement, nous ne trouuons aucune chose dans l’vne qui ne soit entierement differente de ce qui se retrouue en l’autre.

Ie ne voy pas aussi pourquoy cet argument semble prouuer trop ; car ie ne pense pas que pour montrer qu’vne chose est réellement distincte d’vne autre, on Camusat – Le Petit, p. 302
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puisse rien dire de moins, sinon que par la toute-puissance de Dieu elle en peut estre separée : et il m’a semblé que i’auois pris garde assez soigneusement, à ce que personne ne pust pour cela penser que l’homme n’est rien qu’vn esprit vsant, ou se seruant du corps.

AT IX-1, 177 Car dans la mesme sixiéme meditation, où i’ay parlé de la distinction de l’esprit d’auec le corps, i’ay aussi montré qu’il luy est substantiellement vny : pour preuue de quoy ie me suis serui de raisons qui sont telles, que ie n’ay point souuenance d’en auoir iamais leu ailleurs de plus fortes, et conuaincantes.

Et comme celuy qui diroit que le bras d’vn homme est vne substance réellement distincte du reste de son corps, ne nieroit pas pour cela qu’il est de l’essence de l’homme entier, et que celuy qui dit que ce mesme bras est de l’essence de l’homme entier, ne donne pas pour cela occasion de croire qu’il ne peut pas subsister par soy ; ainsi ie ne pense pas auoir trop prouué en montrant que l’esprit peut estre sans le corps, ny auoir aussi trop peu dit, en disant qu’il luy est substantiellement vny, parce que cette vnion substantielle n’empéche pas qu’on ne puisse auoir vne claire et distincte jdée, ou concept de l’esprit, comme d’vne chose complete ; c’est pourquoy le concept de l’esprit differe beaucoup de celuy de la superficie, et de la ligne, qui ne peuuent pas estre ainsi entenduës comme des choses completes, Camusat – Le Petit, p. 303
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si outre la longueur et la largeur, on ne leur attribue aussi la profondeur.

Et enfin de ce que la faculté de penser est assoupie dans les enfans, et que dans les faux elle est non pas à la verité éteinte, mais TROVBLÉE, il ne faut pas penser qu’elle soit tellement attachée aux organes corporels, qu’elle ne puisse estre sans eux : Car de ce que nous voyons souuent qu’elle est empéchée par ces organes, il ne s’ensuit aucunement qu’elle soit produite par eux ; et il n’est pas possible d’en donner aucune raison, tant legere qu’elle puisse estre.

Ie ne nie pas neantmoins que cette étroite liaison de l’esprit et du corps que nous experimentons tous les iours, ne soit cause que nous ne découurons pas aysément, et sans vne profonde meditation, la distinction réelle qui est entre l’vn et l’autre.

Mais à mon iugement, ceux qui repasseront souuent dans leur esprit les choses que i’ay escrites dans ma seconde Meditation, se persuaderont aysement que l’esprit n’est pas distingué du corps par vne seule fiction, ou abstraction de l’entendement ; mais qu’il est connu comme vne chose distincte, parce qu’il est tel en effect.

Ie ne répons rien à ce que Monsieur Arnauld a icy adiouté touchant l’immortalité de l’ame, puisque cela ne m’est point contraire ; mais pour ce qui regarde les ames des bestes quoy que leur consideration Camusat – Le Petit, p. 304
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ne soit pas de ce lieu, et que sans l’explication de toute la physique ie n’en puisse dire dauantage que ce que i’ay desia dit dans la 5. partie de mon traité de la Methode : Toutesfois ie diray encore AT IX-1, 178 icy qu’il me semble que c’est vne chose fort remarquable, qu’aucun mouuement ne se peut faire, soit dans les corps des bestes, soit mesme dans les nostres, si ces corps n’ont en eux tous les organes, et instrumens, par le moyen desquels ces mesmes mouuemens pourroyent aussi estre accomplis dans vne machine ; en sorte que mesme dans nous, ce n’est pas l’esprit (ou l’ame) qui meut immediatement les membres exterieurs, mais seulement il peut déterminer le cours de cette liqueur fort subtile, qu’on nomme les esprits animaux, laquelle coulant continuellement du cœur par le cerueau dans les muscles, est cause de tous les mouuemens de nos membres ; et souuent en peut causer plusieurs differens, aussi facilement les vns que les autres. Et mesme il ne le determine pas tousiours, car entre les mouuemens qui se font en nous, il y en a plusieurs qui ne dépendent point du tout de l’esprit ; comme sont le batement du cœur, la digestion des viandes, la nutrition, la respiration de ceux qui dorment ; et mesme en ceux qui font éueillez le marcher, chanter, et autres actions semblables, quand elles se font sans que l’esprit y pense. Et lorsque ceux qui tombent de haut, presentent leurs mains les premieres pour sauuer leur teste, Camusat – Le Petit, p. 305
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ce n’est point par le conseil de leur raison qu’ils font cette action ; et elle ne dépend point de leur esprit, mais seulement de ce que leurs sens, estans touchez par le danger present, causent quelque changement en leur cerueau qui détermine les espris animaux à passer de là dans les nerfs, en la façon qui est requise pour produire ce mouuement tout de mesme que dans vne machine, et sans que l’esprit le puisse empécher.

Or puisque nous experimentons cela en nous-mesmes, pourquoy nous étonnerons-nous tant, si la lumiere refléchie du corps du loup dans les yeux de la brebis, a la mesme force pour exciter en elle le mouuement de la fuite ?

Après auoir remarqué cela, si nous voulons vn peu raisonner peur connoistre si quelques mouuemens des bestes sont semblables à ceux qui se font en nous par le ministere de l’esprit, ou bien à ceux qui dépendent seulement des espris animaux, et de la disposition des organes, il faut considerer les differences qui sont entre les vns et les autres, lesquelles i’ay expliquées dans la cinquiéme partie du discours de la Methode, car ie ne pense pas qu’on en puisse trouuer d’autres ; et alors on verra facilement que toutes les actions des bestes sont seulement semblables à celles que nous faisons sans que nostre esprit y contribue.

A raison de quoy nous serons obligez de conclure, que nous ne connoissons en effet en elles Camusat – Le Petit, p. 306
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aucun autre principe de mouuement AT IX-1, 179 que la seule disposition des organes, et la continuelle affluence des espris animaux produis par la chaleur du cœur, qui atenuë, et subtilise le sang ; et ensemble nous reconnoistrons que rien ne nous a cy-deuant donné occasion de leur en attribuer vn autre, sinon que ne distinguans pas ces deux principes du mouuement, et voyans que l’vn, qui dépend seulement des espris animaux et des organes, est dans les bestes aussi bien que dans nous, nous auons creu inconsiderément que l’autre, qui dépend de l’esprit et de la pensée, estoit aussi en elles.

Et certes lorsque nous nous sommes persuadez quelque chose dez nostre ieunesse, et que nostre opinion s’est fortifiée par le temps, quelques raisons qu’on employe aprez cela pour nous en faire voir la fausseté, ou plutost quelque fausseté que nous remarquions en elle, il est neantmoins tres difficile de l’oster entierement de nostre creance, si nous ne les repassons souuent en nostre esprit, et ne nous acoutumons ainsi à déraciner peu à peu, ce que l’habitude à croire, plutost que la raison, auoit profondement graué en nostre esprit.