Le Gras, p. 61
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AT IX-2, 63

LES PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE.
SECONDE PARTIE.
Des Principes des choses materielles.

I. Quelles raisons nous font sçauoir certainemẽt qu’il y a des corps. Bien que nous soyons suffisamment persuadez qu’il y a des corps qui sont veritablement dans le monde, neantmoins comme nous en auons douté cy-deuant et que nous auons mis cela au nombre des jugemens que nous auons faits dés le commencement de nostre vie ; il est besoin que nous recherchions icy des raisons qui nous en facent auoir vne science certaine. Premierement nous experimentons en nous mesmes que tout ce que nous sentons vient de quelque autre chose que de nostre pensée ; pource qu’il n’est pas en nostre pouuoir de faire que nous ayons vn sentiment plustost qu’vn autre, et que cela dépend de cette chose selon qu’elle touche nos sens. Il est vray que nous pourrions nous enquerir si Dieu ou quelque autre que luy ne seroit point cette chose : mais, à cause que nous Le Gras, p. 62
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sentons, ou plustost que nos sens nous excitent souuent à apperceuoir clairement et distinctement vne matiere estenduë en lõgueur, largeur et profõdeur, dont les parties ont des figures et des mouuemens diuers, d’où procedent les sentiments que nous auõs des couleurs, des odeurs, de la douleur etc. si Dieu presẽtait à nostre AT IX-2, 64 ame immédiatement par luy-mesme l’idée de cette matiere estenduë, ou seulement s’il permettoit qu’elle fust causée en nous par quelque chose qui n’eust point d’extensiõ, de figure, ni de mouuement ; nous ne pourrions trouuer aucune raison qui nous empeschast de croire qu’il ne prẽd point plaisir à nous tromperqu’il prend plaisir à nous tromper  plaisir à nous tromper, car nous conceuons cette matiere comme vne chose differente de Dieu et de nostre pensée, et il nous semble que l’idée que nous en auons se forme en nous à l’occasion des corps de dehors ausquels elle est entieremẽt semblable. Or puisque Dieu ne nous trompe point pource que cela repugne à sa nature cõme il a esté des-ja remarqué, nous deuons conclure qu’il y a vne certaine substance estenduë en longueur, largeur et profondeur qui existe à present dans le monde auec toutes les proprietez que nous cõnoissons manifestement luy appartenir. Et cette substance estenduë, est ce qu’on nomme proprement le corps, ou la substance des choses materielles.

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II. Comment nous sauons aussi que nostre ame est jointe à vn corps. Nous deuons conclure aussi qu’vn certain corps est plus estroitement vni à nostre ame que tous les autres qui sont au monde, pource que nous apperceuons clairement que la douleur et plusieurs autres sentimens nous arriuent sans que nous les ayons préueus, et que nostre ame par vne connoissance qui luy est naturelle juge que ces sentimens ne procedent point d’elle seule entant qu’elle est vne chose qui pense, mais entant qu’elle est vnie à vne chose estenduë qui se meut par la disposition de ses organes, qu’on nomme proprement le corps d’vn homme. Mais ce n’est pas icy l’endroit où je pretends en traitter particulierement.

III. Que nos sens ne nous enseignent pas la nature des choses, mais seulement ce en quoy elles nous sont vtiles ou nuisibles. Il suffira que nous remarquions seulement que tout ce que nous apperceuons par l’entremise de nos sens, se rapporte à l’estroite vnion qu’a l’ame auec le corps ; et que nous connoissons ordinairement par leur moyen ce enquoy les corps de dehors nous peuuent profiter AT IX-2, 65 ou nuire, mais non pas quelle est leur nature, si ce n’est peut-estre rarement et par hazard. Car apres cette reflexion nous quitterons sans peine tous les préjugez qui ne sont fondez que sur nos sens, et ne nous seruirons que de nostre entendement, pource que c’est en luy seul que les premieres notions ou idées qui sont comme les semences des veritez que nous sommes capables Le Gras, p. 64
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de connoistre, se trouuent naturellement.

IV. Que ce n’est pas la pesanteur ni la dureté, ni la couleur etc. qui constitue la nature du corps, mais l’extension seule. En ce faisant nous sçaurons que la nature de la matiere ou du corps pris en general, ne consiste point en ce qu’il est vne chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon ; mais seulement en ce qu’il est vne substance estenduë en longueur, largeur et profondeur. Pour ce qui est de la dureté, nous n’en connoissons autre chose par le moyen de l’attouchement sinon que les parties des corps durs resistent au mouuement de nos mains lors qu’elles les rencontrent ; mais si toutes les fois que nous portons nos mains vers quelque part, les corps qui sont en cét endroit se retiroient aussi vite comme elles en approchent, il est certain que nous ne sentirions jamais de dureté ; et neantmoins nous n’auons aucune raison qui nous puisse faire croire que les corps qui se retireroient de cette sorte perdissent pour cela ce qui les fait corps. D’où il suit que leur nature ne consiste pas en la dureté que nous sentons quelquesfois à leur occasion, ni aussi en la pesanteur, chaleur et autres qualitez de ce genre : Car si nous examinons quelque corps que ce soit, nous pouuons penser qu’il n’a en soy aucune de ces qualitez, et cependant nous connoissons clairement et distinctement qu’il a tout ce qui le Le Gras, p. 65
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fait corps pourueu qu’il ait de l’extension en longueur, largeur et profondeur : d’où il suit aussi que pour estre, il n’a besoin d’elles en aucune façon, et que sa nature consiste en cela seul qu’il est vne substance qui a de l’extension.

V. Que cette verité est obscurcie par les opinions dont on est préocupé touchant la rarefaction et le vuide. Pour rendre cette verité entieremẽt éuidente, il ne reste icy que deux difficultez à éclaircir. La premiere cõsiste en ce que quelques-vns voyãt proche de nous des corps qui sont quelquefois plus et quelquefois moins rarefiez, ont imaginé qu’vn mesme corps a plus AT IX-2, 66 d’extension lors qu’il est rarefié que lors qu’il est cõdensé : il y en a mesme qui ont subtilisé jusques à vouloir distinguer la substãce d’vn corps d’auec sa propre grandeur, et la grãdeur mesme d’auec son extension. L’autre n’est fõdée que sur vne façõ de penser qui est en vsage ; à sçauoir qu’on n’entend pas qu’il y ait vn corps où on dit qu’il n’y a qu’vne estenduë en longueur, largeur et profondeur ; mais seulemẽt vn espace, et encore vne espace vuide, qu’on se persuade aisément n’estre rien.

VI. Comment se fait la rarefaction. Pour ce qui est de la rarefaction et de la condensation, quiconque voudra examiner ses pensées et ne rien admettre sur ce sujet que ce dont il aura vne idée claire et distincte ; ne croira pas qu’elles se facent autrement que par vn changement de figure qui arriue au corps, lequel est rarefié ou condensé ; c’est à dire, Le Gras, p. 66
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que toutesfois et quantes que nous voyons qu’vn corps est rarefié nous deuõs pẽser qu’il a plusieurs interualles entre ses parties, lesquels sõt remplis de quelque autre corps, et que lors qu’il est condensé ses mesmes parties sont plus proches les vnes des autres qu’elles n’estoient, soit qu’on ait rendu les interualles qui estoient entr’elles plus petits ou qu’on les ait entierement ostez, auquel cas on ne sçauroit conceuoir qu’vn corps puisse estre dauantage condensé : et toutefois il ne laisse pas d’auoir tout autant d’extension que lors que ces mesmes parties estant éloignées les vnes des autres et comme esparses en plusieurs branches embrassoient vn plus grand espace ; car nous ne deuons point lui attribuer l’estenduë qui est dans les pores ou interualles que ses parties n’occupent point lors qu’il est rarefié, mais aux autres corps qui remplissent ces interualles : tout de mesme que voyant vne esponge pleine d’eau ou de quelque autre liqueur, nous n’entendons point que chaque partie de cette esponge ait pour cela plus d’estenduë, mais seulement qu’il y a des pores ou interualles entre ses parties, qui sont plus grands que lors qu’elle est seiche et plus serrée.

VII. Qu’elle ne peut estre intelligiblemẽt expliquée qu’en la façon icy proposée. Je ne scay pourquoy lors qu’on a voulu expliquer comment vn corps est rarefié, on a mieux Le Gras, p. 67
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aymé dire que c’estoit par l’augmentation AT IX-2, 67 de sa quantité, que de se seruir de l’exemple de cette esponge. Car bien que nous ne voyons point lors que l’air ou l’eau sont rarefiez, les pores qui sont entre les parties de ces corps, ni comment ils sont deuenus plus grands, ni mesme le corps qui les remplit : il est toutefois beaucoup moins raisonnable de feindre je ne sçay quoy qui n’est pas intelligible, pour expliquer seulement en apparence et par des termes qui n’ont aucun sens, la façon dont vn corps est rarefié : que de conclure en consequence de ce qu’il est rarefié, qu’il y a des pores ou interualles entre ses parties qui sont deuenus plus grands et qui sont pleins de quelque autre corps. Et nous ne deuons pas faire difficulté de croire que la rarefaction ne se face ainsi que ie dy, bien que nous n’apperceuions par aucun de nos sens le corps qui les remplit, pource qu’il n’y a point de raison qui nous oblige à croire que nous deuons apperceuoir de nos sens tous les corps qui sont autour de nous, et que nous voyons qu’il est tres-aisé de l’expliquer en cette sorte, et qu’il est impossible de la conceuoir autrement. Car enfin il y aurait ce me semble vne contradiction manifeste qu’vne chose fust augmentée d’vne grandeur ou d’vne extension qu’elle n’auoit point, et qu’elle ne fust pas accreuë Le Gras, p. 68
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par mesme moyen d’vne nouuelle substance estenduë ou bien d’vn nouueau corps à cause qu’il n’est pas possible de conceuoir qu’on puisse adjouster de la grandeur ou de l’extension à vne chose, par aucun autre moyen qu’en y adjoustant vne chose grande et estenduë, comme il paroistra encore plus clairement par ce qui suit.

VIII. Que la grandeur ne differe de ce qui est grand ni le nombre des choses nombrées que par nostre pensée. Dont la raison est que la grandeur ne differe de ce qui est grand et le nombre de ce qui est nombré que par nostre pensée. C’est à dire, qu’encore que nous puissions penser à ce qui est de la nature d’vne chose estenduë qui est cõprise en vne espace de dix pieds sans prendre garde à cette mesure de dix pieds, à cause que cette chose est de mesme nature en chacune de ses parties comme dans le tout ; Et que nous puissions penser à vn nombre de dix ou bien à vne grandeur continuë de dix pieds, sans penser à vne telle chose, à cause que l’idée que nous auons du nombre de dix est la mesme, soit que nous considerions vn nombre de dix pieds ou quelqu’autre dizaine ; et que nous puissions mesme conceuoir vne grandeur continuë de dix pieds sans faire réflexion sur telle ou telle chose, bien que nous ne puissions la conceuoir sans quelque chose d’estendu : Toutefois il AT IX-2, 68 est éuident qu’on ne sçauroit oster aucune partie Le Gras, p. 69
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d’vne telle grandeur ou d’vne telle extension, qu’on ne retranche par mesme moyen tout autant de la chose ; et réciproquement qu’on ne sçauroit retrancher de la chose, qu’on n’oste par mesme moyen tout autant de la grandeur ou de l’extension.

IX. Que la substance corporelle ne peut estre clairement conceuë sans son extension. Si quelques vns s’expliquent autrement sur ce sujet je ne pense pourtant pas qu’ils conçoiuent autre chose que ce que je viens de dire. Car lors qu’ils distinguent la substance d’auec l’extension et la grandeur, ou ils n’entendent rien par le mot de substance, ou ils forment seulement en leur esprit vne idée confuse de la substance immaterielle qu’ils attribuent à la substance materielle, et laissent à l’extension la veritable idée de cette substance materielle qu’ils nomment accident ; si improprement qu’il est aisé de connoistre que leurs paroles n’ont point de rapport auec leurs pensées.

X. Ce que c’est que l’espace ou le lieu interieur. L’espace, ou le lieu intérieur, et le corps qui est compris en cét espace, ne sont differens aussi que par nostre pensée. Car en effet la mesme estenduë en longueur, largeur et profondeur qui constituë l’espace, constituë le corps ; et la différence qui est entr’eux ne consiste qu’en ce que nous attribuons au corps vne estenduë particuliere que nous conceuons changer de place auec luy toutesfois et quantes qu’il est Le Gras, p. 70
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transporté ; et que nous en attribuons à l’espace vne si generale et si vague qu’apres auoir osté d’vn certain espace le corps qui l’occupoit, nous ne pensons pas auoir aussi transporté l’estenduë de cét espace, à cause qu’il nous semble que la mesme estenduë y demeure tous-jours pendant qu’il est de mesme grandeur, de mesme figure, et qu’il n’a point changé de situation au regard des corps de dehors par lesquels nous le determinons.

XI. En quel sens on peut dire qu’il n’est point different du corps qu’il contient. Mais il sera aisé de connoistre que la mesme estenduë qui constituë la nature du corps constituë aussi la nature de l’espace, en sorte AT IX-2, 69 qu’ils ne different entr’eux que comme la nature du genre ou de l’espece, differe de la nature de l’indiuidu, si pour mieux discerner quelle est la veritable idée que nous auons du corps ; nous prenons pour exemple vne pierre, et en ostons tout ce que nous sçaurons ne point appartenir à la nature du corps : Ostons-en donc premierement la dureté, pource que si on reduisoit cette pierre en poudre elle n’auroit plus de dureté, et ne laisseroit pas pour cela d’estre vn corps ; ostons en aussi la couleur, pource que nous auons pû voir quelque fois des pierres si transparentes qu’elles n’auoient point de couleur ; ostons-en la pesanteur, pource que nous voyons que le feu quoy qu’il soit Le Gras, p. 71
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tres-leger ne laisse pas d’estre vn corps ; ostons-en le froid, la chaleur, et toutes les autres qualitez de ce genre, pource que nous ne pensons point qu’elles soient dans la pierre ou bien que cette pierre change de nature parce qu’elle nous semble tantost chaude et tantost froide. Apres auoir ainsi examiné cette pierre, nous trouuerons que la veritable idée que nous en auons cõsiste en cela seul que nous apperceuõs distinctement qu’elle est vne substãce estenduë en longueur, largeur et profõdeur ; Or cela mesme est compris en l’idée que nous auons de l’espace, non seulement de celuy qui est plein de corps, mais encore de celui qu’õ appelle vuide.

XII. Et en quel sens il est different. Il est vray qu’il y a de la difference en nostre façon de penser ; car si on a osté vne pierre de l’espace ou du lieu où elle estoit, nous entendons qu’on en a osté l’estenduë de cette pierre, pource que nous les jugeons inseparables l’vne de l’autre : et toutefois nous pensons que la mesme estenduë du lieu où estoit cette pierre est demeurée, nonobstant que le lieu qu’elle occupoit auparauant ait esté rempli de bois, ou d’eau, ou d’air, ou de quelque autre corps, ou que mesme il paroisse vuide, pource que nous prenons l’estenduë en general, et qu’il nous semble que la mesme peut estre commune aux pierres, au bois, à l’eau, à l’air, et à tous les autres Le Gras, p. 72
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corps, et aussi au vuide s’il y en a, pourueu qu’elle soit de mesme grandeur, de mesme figure qu’auparauant, et qu’elle conserue vne mesme situation à l’égard des corps de dehors qui determinent cét espace.

XIII. Ce que c’est que le lieu exterieur. Dont la raison est que les mots de lieu et d’espace ne signifient rien qui differe veritablement du corps que nous disons estre en AT IX-2, 70 quelque lieu, et nous marquent seulement sa grandeur, sa figure, et comment il est situé entre les autres corps. Car il faut pour determiner cette situation en remarquer quelques autres que nous considerons cõme immobiles : Mais selon que ceux que nous considerons ainsi sont diuers, nous pouuons dire qu’vne mesme chose en mesme temps change de lieu et n’en change point. Par exemple si nous considerons vn homme assis à la pouppe d’vn vaisseau que le vent emporte hors du port et ne prenons garde qu’à ce vaisseau, il nous semblera que cét homme ne change point de lieu, paource que nous voyons qu’il demeure tous-jours en vne mesme situation à l’égard des parties du vaisseau sur lequel il est ; Et si nous prenons garde aux terres voisines, il nous semblera aussi que cét homme change incessamment de lieu, pource qu’il s’éloigne de celles-cy et qu’il approche de quelques autres ; si outre cela nous supposons Le Gras, p. 73
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que la terre tourne sur son essieu, et qu’elle fait precisement autant de chemin du couchant au leuant comme ce vaisseau en fait du leuant au couchant, il nous semblera derechef que celui qui est assis à la poupe ne change point de lieu, pource que nous determinons ce lieu par quelques poincts immobiles que nous imaginerons estre au Ciel. Mais si nous pensons qu’on ne sçauroit rencontrer en tout l’univers aucun point qui soit véritablement immobile : (car on connoistra par ce qui suit que cela peut estre démontré ;) nous conclurons qu’il n’y a point de lieu d’aucune chose au monde qui soit ferme et arresté, sinon en tant que nous l’arrestons en nostre pensée.

XIV. Quelle difference il y a entre le lieu et l’espace. Toutefois le lieu et l’espace sont differents en leurs noms, pource que le lieu nous marque plus expressement la situation que la grandeur, ou la figure ; et qu’au contraire nous pensons plûtost à celles-cy lors qu’on nous parle de l’espace : car nous disons qu’vne chose est entrée en la place d’vne autre, bien qu’elle n’en ait exactement ni la grandeur ni la figure et n’entendons point qu’elle occupe pour cela le mesme espace qu’occupoit cette autre chose ; et lors que la situation est changée nous disons que le lieu est aussi changé, quoy qu’il AT IX-2, 71 soit de mesme grandeur, et de mesme figure qu’auparauant : Le Gras, p. 74
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de sorte que si nous disons qu’vne chose est en tel lieu, nous entendons seulement qu’elle est située de telle façon à l’égard de quelques autres choses ; mais si nous adjoustõs qu’elle occupe vn tel espace ou vn tel lieu, nous entendons, outre cela, qu’elle est de telle grandeur et de telle figure qu’elle peut le remplir tout justement.

XV. Comment la superficie qui enuironne vn corps peut estre prise pour son lieu exterieur. Ainsi nous ne distinguons jamais l’espace d’auec l’estenduë en longueur, largeur et profondeur. Mais nous considerons quelquefois le lieu comme s’il estoit en la chose qui est placée, et quelquefois aussi comme s’il en estoit dehors : l’intérieur ne differe en aucune façon de l’espace, mais nous prenons quelquefois l’exterieur ou pour la superficie qui enuironne immediatement la chose qui est placée, (et il est à remarquer que par la superficie on ne doit entendre aucune partie du corps qui enuironne, mais seulement l’extremité qui est entre le corps qui enuironne, et celuy qui est enuironné, qui n’est rien qu’vn mode ou vne façon :) ou bien pour la superficie en general qui n’est point partie d’vn corps plustost que d’vn autre, et qui semble tous-jours la mesme tant qu’elle est de mesme grandeur et de mesme figure : Car encore que nous voyons que le corps qui enuirõne vn autre corps, passe ailleurs auec sa superficie, Le Gras, p. 75
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nous n’auõs pas coustume de dire que celuy qui en estoit enuirõné aye pour cela chãgé de place, lors qu’il demeure en la mesme situation à l’égard des autres corps que nous considerons comme immobiles. Ainsi nous disons qu’vn batteau qui est emporté par le cours d’vne riuiere, mais qui est repoussé par le vent d’vne force si égale qu’il ne change point de situation à l’égard des riuages, demeure en mesme lieu ; bien que nous voyons que toute la superficie qui l’enuironne change incessamment.

XVI. Qu’il ne peut y auoir aucun vuide au sens que les Philosophes prennent ce mot. Pour ce qui est du vuide au sens que les Philosophes prennent ce mot, à sçauoir pour vn espace où il n’y a point de substance ; il est éuident qu’il n’y a point d’espace en l’vniuers qui soit tel, pource que l’extension de l’espace ou du lieu interieur n’est point differente de l’extension du corps. Et comme de cela seul qu’vn corps est AT IX-2, 72 estendu en longueur, largeur et profondeur, nous auons raison de conclure qu’il est vne substance à cause que nous conceuons qu’il n’est pas possible que ce qui n’est rien ait de l’extension : nous deuons conclure le mesme de l’espace qu’on suppose vuide ; à sçauoir que puis qu’il y a en lui de l’extension, il y a necessairement aussi de la substance.

XVII. Que le mot de vuide pris selõ l’vsage ordinaire n’exclud point toute sorte de corps. Mais lors que nous prenons ce mot selon Le Gras, p. 76
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l’vsage ordinaire et que nous disons qu’vn lieu est vuide, il est constant que nous ne voulons pas dire qu’il n’y a rien du tout en ce lieu ou en cét espace, mais seulement qu’il n’y a rien de ce que nous presumons y deuoir estre. Ainsi pource qu’vne cruche est faite pour tenir de l’eau, nous disõs qu’elle est vuide lors qu’elle ne contient que de l’air ; et s’il n’y a point de poisson dans vn viuier, nous disons qu’il n’y a rien dedans, quoy qu’il soit plein d’eau ; ainsi nous disõs qu’vn vaisseau est vuide lors qu’au lieu des marchandises dont on le charge d’ordinaire on ne l’a chargé que de sable afin qu’il pust resister à l’impetuosité du vent ; et c’est en ce mesme sens que nous disons qu’vn espace est vuide, lors qu’il ne contient rien qui nous soit sensible, encore qu’il contienne vne matiere creée et vne substance estenduë : Car nous ne considerons ordinairement les corps qui sont proches de nous qu’entant qu’ils causent dans les organes de nos sens des impressions si fortes que nous pouuons les sentir. Et si au lieu de nous souuenir de ce que nous deuons entendre par ces mots de vuide ou de rien, nous pensions par apres qu’vn tel espace où nos sens ne nous font rien apperceuoir, ne contient aucune chose creée, nous tomberions en vne erreur aussi grossiere, que si à cause qu’on dit ordinairement Le Gras, p. 77
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qu’vne cruche est vuide dans laquelle il n’y a que de l’air, nous jugions que l’air qu’elle contient n’est pas vne chose ou vne substance.

XVIII. Comment on peut corriger la fausse opinion dont on est preoccupé touchant le vuide. Nous auons presque tous esté preoccupez de cette erreur dés le commencement de nostre vie, parce que voyant qu’il n’y a point de liaison necessaire entre le vase et le corps qu’il contient, il nous a semblé que Dieu pourroit oster tout le corps qui est contenu dans AT IX-2, 73 vn vase et conseruer ce vase en son mesme état sans qu’il fust besoin qu’aucun autre corps succedast en la place de celuy qu’il auroit osté. Mais afin que nous puissions maintenant corriger vne si fausse opinion, nous remarquerons, qu’il n’y a point de liaison necessaire entre le vase et vn tel corps qui le remplit, mais qu’elle est si absolument necessaire entre la figure concaue qu’a ce vase et l’estenduë qui doit estre comprise en cette concauité, qu’il n’y a pas plus de repugnance à conceuoir vne montagne sans vallée qu’vne telle cõcauité sans l’extension qu’elle contient ; et cette extension sans quelque chose d’estendu, à cause que le neant comme il a esté des-ja remarqué plusieurs fois ne peut auoir d’extension. C’est pourquoy, si on nous demande ce qui arriueroit en cas que Dieu ostast tout le corps qui est dans vn vase sans qu’il permist qu’il en rentrast d’autre ? nous répondrons Le Gras, p. 78
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que les costez de ce vase se trouueroient si proches qu’ils se toucheroient immediatement. Car il faut que deux corps s’entre-touchẽt lors qu’il n’y a rien entr’eux deux, pource qu’il y auroit de la contradiction que ces deux corps fussent éloignez, c’est à dire qu’il y eust de la distance de l’vn à l’autre ; et que neantmoins cette distance ne fust rien. Car la distance est vne proprieté de l’estenduë qui ne sçauroit subsister sans quelque chose d’estendu.

XIX. Que cela confirme ce qui a esté dit de la rarefaction. Apres qu’on a remarqué que la nature de la substance materielle ou du corps ne consiste qu’en ce qu’il est quelque chose d’estendu, et que son extension ne differe point de celle qu’on attribuë à l’espace vuide ; il est aisé de connoistre qu’il n’est pas possible qu’en quelque façon que ce soit aucune de ses parties occupe plus d’espace vne fois que l’autre, et puisse estre autrement rarefiée qu’en la façon qui a esté exposée cy-dessus ; ou bien qu’il y ait plus de matiere ou de corps dans vn vase lors qu’il est plein d’or ou de plomb ou de quelque autre corps pesant et dur, que lors qu’il ne contient que de l’air et qu’il paroist vuide ; Car la grandeur des parties dont vn corps est composé, ne depend point de la pesanteur ou de la dureté que nous sentons à son occasion, comme il a esté aussi remarqué, mais seulement de l’estenduë Le Gras, p. 79
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qui est tous-jours égale dans vn mesme vase.

AT IX-2, 74 XX. Qu’il ne peut y auoir aucuns atomes ou petit corps indiuisibles. Il est aussi tres-aisé de connoistre qu’il ne peut y auoir des atosmes ou des parties de corps qui soient indiuisibles, ainsi que quelques Philosophes ont imaginé. D’autant que si petites qu’on suppose ces parties, neantmoins pource qu’il faut qu’elles soient estenduës, nous conceuons qu’il n’y en a pas vne entr’elles qui ne puisse estre encore diuisée en deux ou plus grand nombre d’autres plus petites, d’où il suit qu’elle est diuisible. Car, de ce que nous connoissons clairement et distinctement qu’vne chose peut estre diuisée, nous sçauonsnous deuons juger qu’elle est diuisible, pource que si nous en jugions autrement, le jugement que nous ferions de cette chose seroit contraire à la connoissance que nous en auons. Et quand mesme nous supposerions que Dieu eust reduit quelque partie de la matiere à vne petitesse si extreme qu’elle ne pust estre diuisée en d’autres plus petites, nous ne pourrions conclure pour cela qu’elle seroit indiuisible ; pource que quand Dieu auroit rendu cette partie si petite qu’il ne seroit pas au pouuoir d’aucune creature de la diuiser, il n’a pû se priuer soy-mesme du pouuoir qu’il auait de la diuiser, à cause qu’il n’est pas possible qu’il diminue sa Le Gras, p. 80
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toute-puissance ; comme il a esté des-ja remarqué. C’est pourquoy nous dirons que la plus petite partie estenduë qui puisse estre au monde peut tous-jours estre diuisée, pource qu’elle est telle de sa nature.

XXI. Que l’estenduë du monde est indefinie. Nous sçaurons aussi que ce monde ou la matiere estenduë qui compose l’vnivers n’a point de bornes ; pource que quelque part où nous en vueillons feindre, nous pouuons encore imaginer au-delà des espaces indefiniment estendus, que nous n’imaginons pas seulement, mais que nous conceuons estre tels en effet que nous les imaginons : de sorte qu’ils contiennent vn corps indefiniment estendu, car l’idée de l’estenduë que nous conceuons en quelque espace que ce soit est la vraye idée que nous deuons auoir du corps.

AT IX-2, 75 XXII. Que la terre et les Cieux ne sõt faits que d’vne mesme matiere et qu’il ne peut y auoir plusieurs mondes. Enfin il n’est pas mal-aisé d’inferer de tout cecy que la terre et les cieux sont faits d’vne mesme matiere ; et que quand mesme il y aurait vne infinité de mondes ils ne seroient faits que de cette matiere, d’où il suit qu’il ne peut y en auoir plusieurs, à cause que nous conceuons manifestement que la matiere dont la nature consiste en cela seul qu’elle est vne chose estenduë, occupe maintenant tous les espaces imaginables où ces autres mondes pourroient estre, et que nous ne sçaurions découurir en Le Gras, p. 81
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nous l’idée d’aucune autre matiere.

XXIII. Que toutes les varietez qui sont en la matiere dependent du mouuement de ses parties. Il n’y a donc qu’vne mesme matiere en tout l’vnivers et nous la connoissons par cela seul qu’elle est estenduë : Pource que toutes les proprietez que nous apperceuons distinctement en elle, se raportent à ce qu’elle peut estre diuisée et meuë selon ses parties ; et qu’elle peut receuoir toutes les diuerses dispositions que nous remarquons pouuoir arriuer par le mouuement de ses parties. Car encore que nous puissions feindre de la pensée des diuisions en cette matiere, neantmoins il est constant que nostre pensée n’a pas le pouuoir d’y rien changer, et que toute la diuersité des formes qui s’y rencontrent depend du mouuement local. Ce que les philosophes ont sans doute remarqué, d’autant qu’ils ont dit en beaucoup d’endroits que la nature est le principe du mouuement et du repos, et qu’ils entendoient par la nature, ce qui fait que les corps se disposent ainsi que nous voyons par experience.

XXIV. Ce que c’est que le mouuement pris selon l’vsage commun. Or le mouuement (à sçauoir celuy qui se fait d’vn lieu en vn autre, car je ne conçoy que celuy-là et ne pense pas aussi qu’il en faille supposer d’autre en la nature.) Le mouuement donc selon qu’on le prend d’ordinaire, n’est autre chose que l’action par laquelle vn corps passe d’vn lieu en vn autre. Et tout ainsi que nous Le Gras, p. 82
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auons remarqué cy-dessus, qu’vne mesme chose en mesme temps change AT IX-2, 76 de lieu et n’en change point, de mesme nous pouuons dire qu’en mesme temps elle se meut et ne se meut point. Car celuy par exemple, qui est assis à la pouppe d’vn vaisseau que le vent fait aller, croit se mouuoir quand il ne prend garde qu’au riuage duquel il est party et le considere comme immobile, et ne croit pas se mouuoir quand il ne prend garde qu’au vaisseau sur lequel il est, pource qu’il ne change point de situation au regard de ses parties. Toutefois à cause que nous sommes accoustumez de penser qu’il n’y a point de mouuement sans action, nous dirons que celuy qui est ainsi assis est en repos ; puisqu’il ne sent point d’action en soy, et que cela est en vsage.

XXV. Ce que c’est que le mouuement proprement dit. Mais si au lieu de nous arrester à ce qui n’a point d’autre fondement que l’vsage ordinaire, nous desirõs sçauoir ce que c’est que le mouuement selon la verité, nous dirõs afin de luy attribuer vne nature qui soit determinée, qu’il est le transport d’vne partie de la matiere ou d’vn corps du voisinage de ceux qui le touchent immediatement et que nous considerons comme en repos, dans le voisinage de quelques autres. Par vn corps ou bien par vne partie de la matiere, j’entends tout ce qui est transporté ensemble, quoy qu’il soit Le Gras, p. 83
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peut estre composé de plusieurs parties qui employent cependant leur agitation à faire d’autres mouuemens ; et je dy qu’il est le transport, et non pas la force ou l’action qui transporte, afin de monstrer que le mouuement est tous-jours dans le mobile et non pas en celuy qui meut : car il me semble qu’on n’a pas coustume de distinguer ces deux choses assez soigneusement. De plus j’entends qu’il est vne proprieté du mobile et non pas vne substance, de mesme que la figure est vne proprieté de la chose qui est figurée ; et le repos de la chose qui est en repos.

AT IX-2, 77 XXVI. Qu’il n’est pas requis plus d’action pour le mouuement que pour le repos. Et d’autant que nous nous trompons ordinairement en ce que nous pensons qu’il faut plus d’action pour le mouuement que pour le repos, nous remarquerons icy que nous sommes tombez en cét erreur dés le commencement de nostre vie, pource que nous remuons ordinairement nostre corps selon nostre volonté, dont nous auons vne connoissance interieure ; et qu’il est en repos de cela seul qu’il est attaché à la terre par la pesanteur, dont nous ne sentons point la force. Et comme cette pesanteur et plusieurs autres causes que nous n’auons pas coustume d’apperceuoir résistẽt au mouuement de nos membres et font que nous nous lassons, il nous a semblé qu’il falloit vne force Le Gras, p. 84
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plus grande et plus d’action pour produire vn mouuement que pour l’arrester, à cause que nous auons pris l’action pour l’effort qu’il faut que nous facions afin de mouuoir nos membres et les autres corps par leur entremise. Mais nous n’aurons point de peine à nous desliurer de ce faux prejugé si nous remarquons que nous ne faisons pas seulement quelque effort pour mouuoir les corps qui sont proches de nous, mais que nous en faisons aussi pour arrester leurs mouuemens lors qu’ils ne sont point amortis par quelque autre cause ; de sorte que nous n’employons pas plus d’action, pour faire aller par exemple vn batteau qui est en repos dans vne eau calme et qui n’a point de cours,que pour l’arrester tout à coup pendant qu’il se meut : et si l’expérience nous fait voir en ce cas qu’il en faut quelque peu moins pour l’arrester que pour le faire aller, c’est à cause que la pesanteur de l’eau qu’il soûleue lors qu’il se meut, et sa lenteur (car je la suppose calme et comme dormante) diminuent peu à peu son mouuement.

XXVII. Que le mouuement et le repos ne sont rien que deux diuerses façons dans le corps où il se trouuent. Mais pource qu’il ne s’agit pas icy de l’action qui est en celuy qui meut ou qui arreste le mouuement, et que nous considerons principalement AT IX-2, 78 le transport, et la cessation du transport ou le repos : Il est éuident que ce transport Le Gras, p. 85
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n’est rien hors du corps qui est meu ; mais que seulement vn corps est autrement disposé lors qu’il est transporté que lors qu’il ne l’est pas ; de sorte que le mouuement et le repos ne sont en lui que deux diuerses façons.

XXVIII. Que le mouuement en sa propre signification ne se raporte qu’aux corps qui touchent celuy qu’on dit se mouuoir. I’ay aussi adjousté que le transport du corps se fait du voisinage de ceux qu’il touche, dans le voisinage de quelques autres ; et non pas d’vn lieu en vn autre, pource que le lieu peut estre pris en plusieurs façons qui dependent de nostre pensée, cõme il a esté remarqué cy-dessus. Mais quand nous prenons le mouuement pour le transport d’vn corps qui quitte le voisinage de ceux qu’il touche : Il est certain que nous ne sçaurions attribuer à vn mesme mobile plus d’vn mouuement, à cause qu’il n’y a qu’vne certaine quantité de corps qui le puissent toucher en mesme temps.

XXIX. Et mesme qu’il ne se rapporte que à ceux de ces corps que nous considerons comme en repos. En fin j’ay dit que le transport ne se fait pas du voisinage de toutes sortes de corps, mais seulement de ceux que nous considerons cõme en repos. Car il est réciproque et nous ne sçaurions conceuoir que le corps AB soit transporté du voisinage du corps CD, que nous ne sçachions aussi que le corps CD est transporté du voisinage du corps AB, et qu’il faut tout autant d’action pour l’vn que pour l’autre. Tellement que si nous voulons attribuer au mouuement Le Gras, p. 86
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vne nature qui puisse estre considerée toute seule, et sans qu’il soit besoin de la raporter à quelque autre chose ; lors que AT IX-2, 79 nous verrons que deux corps qui se touchent immediatement seront transportez l’vn d’vn costé et l’autre d’vn autre et seront reciproquement separez, nous ne ferons point difficulté de dire qu’il y a tout autant de mouuement en l’vn comme en l’autre, j’aduouë qu’en cela nous nous éloignerons beaucoup de la façon de parler qui est en vsage, car cõme nous sommes sur la terre, et que nous pensons qu’elle est en repos, bien que nous voyons que quelques vnes de ses parties qui touchent d’autres corps plus petits sont transportées du voisinage de ses corps, nous n’entendons pas pour cela qu’elle soit meuë.

XXX. D’où vient que le mouuement qui separe deux corps qui se touchent, est plustost attribué à l’vn qu’à l’autre. Pource que nous pensons qu’vn corps ne se meut point s’il ne se meut tout entier et que nous ne sçaurions nous persuader que la terre se meuue tout entiere de cela seul que quelques vnes de ses parties sont transportées du voisinage de quelques autres corps plus petits qui les touchent, dont la raison est que nous remarquons souuent aupres de nous plusieurs tels transports qui sont contraires les vns aux autres, car si nous supposons par exemple que le corps EFGH soit la terre et qu’en mesme tẽps Le Gras, p. 87
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que le corps AB est transporté de E vers F, le corps CD soit transporté de H vers G : bien que nous sçachions que les parties de la terre qui touchent le corps AB sont transportées de B vers A, et que l’action qui sert à ce transport n’est point d’autre nature ni moindre, dans les parties de la terre que dans celle du corps AB, nous ne dirons pas que la terre se meuue de B vers A ou bien de l’occident vers l’orient, à cause que celles de ses parties qui touchent le corps CD estant transportées en mesme sorte de C vers D, il faudroit dire aussi qu’elle se meut vers le costé opposé, à sçauoir du leuant au couchant, et il y auroit en cela trop d’embarras. C’est pourquoy nous nous contenterons de dire que les corps AB et CD, et autres semblables se meuuent, et non pas la terre : mais cependant nous nous souuiendrons que tout ce qu’il y a de réel dans le corps qui se meuuent, en vertu de quoy nous disons qu’ils se meuuent, se trouue pareillement en ceux qui les touchent, quoy que nous les considerions comme en repos.

AT IX-2, 80 XXXI. Comment il peut y auoir plusieurs diuers mouuemens en vn mesme corps. Mais encore que chaque corps en particulier n’ait qu’vn seul mouuement qui luy est propre, à cause qu’il n’y a qu’vne certaine quantité de corps qui le touchent et qui soient en repos à son égard : toutefois il peut participer à vne infinité d’autre mouuements, entant qu’il Le Gras, p. 88
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fait partie de quelques autres corps qui se meuuent diuersement. Par exemple si vn marinier se promenant dans son vaisseau porte sur soy vne montre, bien que les rouës de sa montre n’ayent qu’vn mouuement vnique qui leur est propre ; il est certain qu’elles participent aussi à celuy du marinier qui se promeine, pource qu’elles composent auec luy vn corps qui est transporté tout ensemble ; il est certain qu’elles participent aussi à celuy du vaisseau, et mesme à celuy de la mer pource qu’elles suiuent son cours ; et à celuy de la terre si on suppose que la terre tourne sur son essieu, pour ce qu’elles composent vn corps auec elle. Et bien qu’il soit vray que tous ces mouuements sont dans les rouës de cette montre, neantmoins pource que nous n’en conceuons pas ordinairement vn si grand nombre à la fois, et que mesme il n’est pas en nostre pouuoir de cõnoistre tous ceux auxquels elles participent ; il suffira que nous considerions en chaque corps celuy qui est vnique, et duquel nous pouuons auoir vne connoissance certaine.

XXXII. Comment le mouuement vnique proprement dit qui est vnique en chaque corps, peut aussi estre pris pour plusieurs. Nous pouuons mesme considerer ce mouuement vnique qui est proprement attribué à chaque corps, comme s’il estoit composé de plusieurs autres mouuemens : tout ainsi que nous en distinguons deux dans les rouës Le Gras, p. 89
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d’vn carrosse, à sçauoir l’vn circulaire qui se fait autour de leur essieu, et l’autre droit qui laisse vne trace le long du chemin qu’elles parcourent. Toutefois il est éuident que ces deux mouuements ne different pas en effet l’vn de l’autre parce que chaque point de ces rouës, et de tout autre corps qui se meut ne décrit jamais plus d’vne seule ligne. Et n’importe que cette ligne soit souuent tortuë, en sorte qu’elle semble auoir esté produite par plusieurs mouuemens diuers : car on peut imaginer que quelque AT IX-2, 81 ligne que ce soit, mesme la droite, qui est la plus simple de toutes, a esté décrite par vne infinité de tels mouuements. Par exemple si en mesme temps que la ligne AB tombe sur CD on fait auancer son point A vers B, la ligne AD qui sera décrite par le point A ne dependra pas moins des deux mouuemens de A vers B et de AB sur CD qui sont droits, que la ligne courbe qui est décrite par chaque point de la rouë depend du mouuement droit et du circulaire. Et bien qu’il soit vtile de distinguer quelquefois vn mouuement en plusieurs parties afin d’en auoir vne connoissance plus distincte, neantmoins absolument parlant nous n’en deuons jamais compter plus d’vn en chaque corps.

XXXIII. Comment en chaque mouuement il doit y auoir tout vn cercle ou anneau de corps qui se meuuent ensemble. Apres ce qui a esté demontré cy-dessus, à sçauoir que tous les lieux sont pleins de corps, Le Gras, p. 90
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et que chaque partie de la matiere est tellement proportionnée à la grandeur du lieu qu’elle occupe qu’il n’est pas possible qu’elle en remplisse vn plus grand, ni qu’elle se reserre en vn moindre, ni qu’aucun autre corps y trouue place pendant qu’elle y est, nous deuons conclure qu’il faut necessairement qu’il y ait tous-jours tout vn cercle de matiere ou anneau de corps qui se meuuent ensemble en mesme temps, en sorte que quand vn corps quitte sa place à quelqu’autre qui le chasse, il entre en celle d’vn autre, et cét autre en celle d’vn autre, et ainsi de suitte jusques au dernier qui occupe au mesme instant le lieu délaissé par le premier. Nous conceuons cela sans peine en vn cercle parfait à cause que sans recourir au vuide et à la rarefaction ou condensation, nous voyons que la partie A Voyez la figure 2.de ce cercle peut se mouuoir vers B pourueu que sa partie B se meuue en mesme temps vers C, et C vers D, et D vers A. Mais on n’aura pas plus de peine à conceuoir cela mesme en vn cercle imparfait et le plus irregulier qu’on sçauroit imaginer, si on prend garde à la façon dont toutes les inégalitez des lieux peuuent estres compensées par d’autres inégalitez qui se trouuent dans le mouuement des parties : en sorte que toute la matiere qui est cõprise en l’espace EFGH peut se mouuoir Le Gras, p. 91
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circulairement et sa AT IX-2, 82 partie qui est vers E passer Voyez la figure 3.vers G et celle qui est vers G passer en mesme temps vers E sans qu’il faille supposer de condensation ou de vuide, pourueu que comme on suppose l’espace G quatre fois plus grand que l’espace E et deux fois plus grand que les espaces F et H, on suppose aussi que son mouuement est quatre fois plus vite vers E que vers G, et deux fois plus que vers F ou vers H, et qu’en tous les endroits de ce cercle la vitesse du mouuement compense la petitesse du lieu : car il est aisé de connoistre en cette façon qu’en chaque espace de temps qu’on voudra determiner il passera tout autant de matiere dans ce cercle par vn endroit que par l’autre.

XXXIV. Qu’il suit de là que la matiere se diuise en des parties indefinies et innombrables. Toutefois il faut auoüer qu’il y a quelque chose en ce mouuement que nostre ame conçoit estre vray, mais que neantmoins elle ne sçauroit comprendre, à sçauoir vne diuision de quelques parties de la matiere jusques à l’infiny, ou bien vne diuision indefinie, et qui se fait en tant de parties, que nous n’en sçaurions determiner de la pensée aucune si petite que nous ne conceuions qu’elle est diuisée en effect en d’autres plus petites. Car il n’est pas possible que la matiere qui remplit maintenant l’espace G remplisse successiuement tous les espaces qui sont entre G et , plus petits les vns que les Le Gras, p. 92
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autres par des degrez qui sont innombrables si quelqu’vne de ses parties ne change sa figure et ne se diuise ainsi qu’il faut pour emplir tout justement les grandeurs de ces espaces qui sont differentes les unes des autres et innombrables : mais afin que cela soit il faut que toutes les petites parcelles ausquelles on peut imaginer qu’vne telle partie est diuisée, lesquelles veritablement sont innombrables, s’esloignent quelque peu les vnes des autres ; Car si petit que soit cét éloignement il ne laisse pas d’estre vne vraye diuision.

AT IX-2, 83 XXXV. Que nous ne deuons point douter que cette diuision ne se fasse, encore que nous la puissions comprendre. Il faut remarquer que je ne parle pas de toute la matiere, mais seulement de quelqu’vne de ses parties. Car encore que nous supposions qu’il y a deux ou trois parties en l’espace G, de la grandeur de l’espace E, et qu’il y en a d’autres plus petites en plus grand nombre qui demeurent indiuises : nous conceuons neantmoins qu’elles peuuent se mouuoir toutes circulairement vers E, pourueu qu’il y en ait d’autres meslées parmy qui changent leurs figures en tant de façons qu’estant jointes à celles qui ne peuuent changer les leurs si facilement, mais qui vont plus ou moins vite à raison du lieu qu’elles doiuent occuper, elles puissent emplir tous les angles et les petits recoins où ces autres pour estre trop grandes ne sçauroient entrer. Le Gras, p. 93
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Et bien que nous n’entendions pas comment se fait cette diuision indefinie, nous ne deuons point douter qu’elle ne se face, pource que nous apperceuons qu’elle suit necessairement de la nature de la matiere dont nous auons des-ja vne connoissance tres-distincte, et que nous apperceuons aussi que cette verité est du nombre de celles que nous ne sçaurions comprendre, à cause que nostre pensée est finie.

XXXVI. Que Dieu est la premiere cause du mouuement, et qu’il conserue tous-jours vne égale quantité en l’vniuers. Apres auoir examiné la nature du mouuement, il faut que nous en considerions la cause, et pource qu’elle peut estre prise en deux façons nous commencerons par la premiere et plus vniuerselle qui produit generalement tous les mouuements qui sont au monde ; Nous considererons par apres l’autre, qui fait que chaque partie de la matiere en acquert qu’elle n’auoit pas auparauant. Pour ce qui est de la premiere, il me semble qu’il est éuident qu’il n’y en a point d’autre que Dieu qui de sa toute-puissance a creé la matiere auec le mouuement et le repos, et qui conserue maintenant en l’vniuers par son concours ordinaire autant de mouuement et de repos qu’il y en a mis en le creant. Car bien que le mouuement ne soit qu’vne façon en la matiere qui est meuë, elle en a pourtant vne certaine quantité qui n’augmente Le Gras, p. 94
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et ne diminuë jamais, encore qu’il y en ait tantost plus et tantost moins en quelques vnes de ses parties : AT IX-2, 84 C’est pourquoy lors qu’vne partie de la matiere se meut deux fois plus vite qu’vne autre, et que cette autre est deux fois plus grande que la premiere, nous deuons penser qu’il y a tout autant de mouuement dans la plus petite que dans la plus grande : et que toutesfois et quantes que le mouuement d’vne partie diminuë, celuy de quelque autre partie augmente à proportion. Nous connoissons aussi que c’est vne perfection en Dieu non seulement de ce qu’il est immuable en sa nature, mais encore de ce qu’il agit d’vne façon qu’il ne change jamais : tellement qu’outre les changements que nous voyons dans le monde, et ceux que nous croyons parce que Dieu les a reuelez, et que nous sçauons arriuer ou estre arriuez en la nature sans aucun changement de la part du Créateur, nous ne deuons point en supposer d’autres en ses ouurages de peur de luy attribuer de l’inconstance. D’où il suit que puis qu’il a meu en plusieurs façons differentes les parties de la matiere lors qu’il les a creées, et qu’il les maintient toutes en la mesme façon et auec les mesmes loix qu’il leur a fait obseruer en leur creation, il conserue incessamment en cette matiere vne égale quantité de mouuement.

Le Gras, p. 95
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XXXVII. La premiere loy de la nature que chaque chose demeure en l’estat qu’elle est pendant que rien ne le change. De cela aussi que Dieu n’est point sujet à changer et qu’il agit tous-jours de mesme sorte nous pouuons paruenir à la connoissance de certaines regles que je nomme les loix de la nature, et qui sont les causes secondes des diuers mouuements que nous remarquons en tous les corps : ce qui les rend icy fort considerables. La premiere est que chaque chose en particulier continuë d’estre en mesme état autant qu’il se peut, et que jamais elle ne le change que par la rencontre des autres. Ainsi nous voyons tous les jours lors que quelque partie de cette matiere est quarrée qu’elle demeure tous-jours quarrée s’il n’arriue rien d’ailleurs qui change sa figure ; et que si elle est en repos elle ne commence point à se mouuoir de soy-mesme ; Mais lors qu’elle a commencé vne fois de se mouuoir nous n’auons aussi aucune raison de penser qu’elle doiue jamais cesser de se mouuoir de mesme force, pendant qu’elle ne rencontre rien qui retarde ou qui arreste son mouuement ; De façon que si vn corps a commencé vne fois de se mouuoir nous deuons conclure qu’il continuë par apres de se mouuoir, et que jamais il ne s’arreste de soy-mesme. AT IX-2, 85 Mais pource que nous habitons vne terre dont la constitution est telle que tous les mouuemens qui se font aupres de nous cessent en peu Le Gras, p. 96
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de temps, et souuent par des raisons qui sont cachées à nos sens ; nous auons jugé dés le commencement de nostre vie que les mouuemens qui cessent ainsi par des raisons qui nous sont inconnuës s’arrestent d’eux-mesmes, et nous auons encore à present beaucoup d’inclination à croire le semblable de tous les autres qui sont au monde, à sçauoir que naturellement ils cessent d’eux-mêmes et qu’ils tendent au repos, pource qu’il nous semble que nous en auons fait l’experience en plusieurs rencontres. Et toutefois ce n’est qu’vn faux prejugé qui repugne manifestement aux loix de la nature ; car le repos est contraire au mouuement, et rien ne se porte par l’instinct de sa nature à son contraire ou à la destruction de soy-mesme.

XXXVIII. Pourquoy les corps poussez de la main continuent de se mouuoir apres qu’elle les a quittez. Nous voyons tous les jours la preuue de cette premiere regle dans les choses qu’on a poussé au loin ; Car il n’y a point d’autre raison pourquoy elles continuent de se mouuoir lors qu’elles sont hors de la main de celuy qui les a poussées, sinon que suiuant les loix de la nature tous les corps qui se meuuent continuent de se mouuoir jusques à ce que leur mouuement soit arresté par quelques autres corps. Et il est éuident que l’air et les autre corps liquides entre lesquels nous voyons ces choses se mouuoir diminuent peu à peu la vitesse de leur mouuement ; Le Gras, p. 97
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car nous pouuons mesme sentir de la main la résistance de l’air, si nous secoüons assez vite vn Euentail qui soit estendu, et il n’y a point de corps fluide sur la terre qui ne resiste encore plus manifestement que l’air aux mouuements des autre corps.

XXXIX. La 2. loy de la nature que tout corps qui se meut, tend à continuer son mouuement en ligne droite. La seconde loi que je remarque en la nature est que chaque partie de la matiere en son particulier ne tend jamais à continuer de se mouuoir suiuant des lignes courbes mais suiuant des lignes droites, bien que plusieurs de ces parties soient souuent contraintes de se détourner, pource qu’elles en rencontrent d’autres en leur AT IX-2, 86 chemin, et que lors qu’vn corps se meut il se fait tous-jours vn cercle ou anneau de toute la matiere qui est meuë ensemble. Cette regle comme la precedente dépend de ce que Dieu est immuable, et qu’il conserue le mouuement en la matiere par vne operation tres-simple : Car il ne le conserue pas comme il a pû estre quelque temps auparauant, mais comme il est precisement au mesme instant qu’il le conserue. Et bien qu’il soit vray que le mouuement ne se fait pas en vn instant, neantmoins il est éuident que tout corps qui se meut, est determiné à se mouuoir suiuant vne ligne droite et non pas suiuant vne circulaire : Car lors que la pierre A tourne dans la fonde Le Gras, p. 98
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Voyez la figure 1. de la 2. planche.EA suiuant le cercle ABF en l’instant qu’elle est au point A, elle est determinée à se mouuoir vers quelque costé, à sçauoir vers C, suiuant la ligne droite AC, si on suppose que c’est celle-là qui touche le cercle : Mais on ne sçauroit feindre qu’elle soit determinée à se mouuoir circulairement, pource qu’encore quelle soit venuë d’L vers A suiuant vne ligne courbe, nous ne conceuons point qu’il y ait aucune partie de cette courbure en cette pierre lors qu’elle est au point A, et nous en sommes asseurez par l’experience, pource que cette pierre auance tout droit vers C, lors qu’elle sort de la fonde, et ne tend en aucune façon à se mouuoir vers B. Ce qui nous fait voir manifestement que tout corps qui est meu en rond tend sans cesse à s’esloigner du cercle qu’il décrit : Et nous le pouuons mesme sentir de la main pendant que nous faisons tourner cette pierre dans cette fonde, car elle tire et fait tendre la corde pour s’esloigner directement de nostre main. Cette consideration est de telle importance et seruira en tant d’endroits cy-apres, que nous deuons la remarquer soigneusement icy ; et je l’expliqueray encore plus au long lors qu’il en sera temps.

XL. La 3. que si vn corps qui se meut en rencontre vn autre plus fort que soy il ne perd rien de son mouuement et s’il en rencontre vn plus foible qu’il puisse mouuoir il en perd autant qu’il luy en donne. La troisiéme loy que je remarque en la nature, est, que si vn corps qui se meut et qui en Le Gras, p. 99
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rencontre vn autre a moins de force pour AT IX-2, 87 continuer de se mouuoir en ligne droite que cét autre pour luy resister, il perd sa determination sans rien perdre de son mouuement : et que s’il a plus de force, il meut auec soy cét autre corps et perd autant de son mouuement qu’il luy en donne. Ainsi nous voyons qu’vn corps dur que nous auons poussé contre vn autre plus grand qui est dur et ferme rejallit vers le costé d’où il est venu et ne perd rien de son mouuement, mais que si le corps qu’il rencontre est mol il s’arreste incontinent pour ce qu’il luy transfere son mouuement. Les causes particulieres des changemens qui arriuent aux corps sont toutes comprises en cette regle, au moins celles qui sont corporelles : car je ne m’informe pas maintenant si les Anges et les pensées des hommes ont la force de mouuoir les corps, c’est vne question que je reserue au traitté que j’espere faire de l’homme.

XLI. La preuue de la premiere partie de cette regle. On connoistra encore mieux la verité de la premiere partie de cette regle si on prend garde à la difference qui est entre le mouuement d’vne chose, et sa determination vers vn costé plutost que vers vn autre ; laquelle difference est cause que cette determination peut estre changée sans qu’il y ait rien de changé au mouuement. Car de ce que chaque chose telle Le Gras, p. 100
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qu’est le mouuement continue tous-jours d’estre comme elle est en soy simplement et non pas comme elle est au regard des autres, jusques à ce qu’elle soit contrainte de changer par la rencontre de quelqu’autre ; il faut necessairement qu’vn corps qui en se remuant en rencontre vn autre en son chemin si dur et si ferme qu’il ne sçauroit le pousser en aucune façon, perde entierement la détermination qu’il auoit à se mouuoir vers ce costé-là, d’autant que la cause qui luy fait perdre est manifeste, à sçauoir la resistance du corps qui l’empesche de passer outre ; mais il ne faut point qu’il perde rien pour cela de son mouuement, d’autant qu’il ne luy est point osté par ce corps ni par aucune autre cause, et que le mouuement n’est point contraire au mouuement.

XLII. La preuue de la seconde partie. On connoistra mieux aussi la verité de l’autre partie de cette regle si on prend garde que Dieu ne change jamais sa façon d’agir, AT IX-2, 88 et qu’il conserue le monde auec la mesme action qu’il l’a créé. Car tout estant plein de corps, et neantmoins chaque partie de la matiere tendant à se mouuoir en ligne droite, il est éuident que dés le commencement que Dieu a creé la matiere, non seulement il a meu diuersement ses parties, mais aussi qu’il les a faites de telle nature que les vnes ont deslors commencé à pousser les Le Gras, p. 101
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autres et à leur communiquer vne partie de leur mouuement : Et pource qu’il les maintient encore auec la mesme action et les mesmes loix qu’il leur a fait obseruer en leur creation, il faut qu’il conserue maintenant en elles toutes, le mouuement qu’il y a mis deslors, auec la proprieté qu’il a donné à ce mouuement de ne demeurer pas tous-jours attaché aux mesmes parties de la matiere, et de passer des vnes aux autres selon leurs diuerses rencontres. En sorte que ce continuel changement qui est dans les creatures ne repugne en aucune façon à l’immutabilité qui est en Dieu, et semble mesme seruir d’argument pour la prouuer.

XLIII. En quoy consiste la force de chaque corps pour agir ou pour résister. Outre cela il faut remarquer que la force dont vn corps agit contre vn autre corps ou resiste à son action, consiste en cela seul que chaque chose persiste autant qu’elle peut à demeurer au mesme estat où elle se trouue, conformement à la premiere loy qui a esté exposée cy-dessus : de façon qu’vn corps qui est joint à vn autre corps a quelque force pour empescher qu’il n’en soit separé, et que lors qu’il en est separé il a quelque force pour empescher qu’il ne luy soit joint : Et aussi que lors qu’il est en repos il a de la force pour demeurer en ce repos et pour resister à tout ce qui pourroit le faire changer. De mesme que lors qu’il se meut Le Gras, p. 102
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il a de la force pour continuer de se mouuoir auec la mesme vitesse et vers le mesme costé ; Mais on doit juger de la quantité de cette force par la grandeur du corps où elle est et de la superficie selon laquelle ce corps est separé d’vn autre, et aussi par la vitesse du mouuement et les façons contraires dont plusieurs diuers corps se rencontrent.

XLIV. Que le mouuement n’est pas contraire à vn autre mouuement, mais au repos, et la determinatiõ d’vn mouuement vers vn costé à sa determination vers vn autre. De plus il faut remarquer qu’vn mouuement n’est pas contraire à vn autre mouuement plus vite que soy, et qu’il n’y a de AT IX-2, 89 la contrarieté qu’en deux façons seulement. A sçauoir entre le mouuement et le repos, ou bien entre la vitesse et la tardiueté du mouuement en tant que cette tardiueté participe de la nature du repos : Et entre la determination qu’a vn corps à se mouuoir vers quelque costé, et la resistance des autres corps qu’il rencontre en son chemin ; soit que ces autres corps se reposent, ou qu’ils se meuuent autrement que luy ; ou que celuy qui se meut rencontre diuersement leurs parties, car selon que ces corps se trouuent disposez, cette contrarieté est plus ou moins grande.

XLV. Comment on peut determiner combien les corps qui se rencontrent chãgent les mouuemens les vns des autres, par les regles qui suiuent. Or afin que nous puissions déduire de ces principes, comment chaque corps en particulier augmente ou diminuë ses mouuemens ou change leur determination à cause de la rencõtre Le Gras, p. 103
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des autres corps, il faut seulemẽt calculer combien il y a de force en chacun de ces corps pour mouuoir ou pour resister au mouuement, pource qu’il est éuident que celuy qui en a le plus, doit tous-jours produire son effet et empescher celuy de l’autre, et ce calcul seroit aisé à faire en des corps parfaitement durs s’il se pouuoit faire qu’il n’y en eust point plus de deux qui se rencontrassent ni qui se touchassent l’vn l’autre à mesme temps, et qu’ils fussent tellement separez de tous les autres tant durs que liquides qu’il n’y en eust aucun qui aydast ni qui empeschast en aucune façon leurs mouuemens, car alors ils obserueroient les regles suiuantes.

XLVI. La premiere. La premiere est que si ces deux corps par exemple B et C estoient exactement égaux et se mouuoient d’egale vitesse en ligne droite Voyez la 2. figure de la planche 2.l’vn vers l’autre, lors qu’ils viendroient à se rencontrer ils rejalliroient tous deux également et retourneroient chacun vers le costé d’où il seroit venu sans perdre rien de leur vitesse. Car il n’y a point en cela de cause qui leur puisse oster, mais il y en a vne fort éuidente qui les doit contraindre de rejallir ; et pource qu’elle seroit égale en l’vn et en l’autre ils rejalliroient tous deux en mesme façon.

AT IX-2, 90 XLVII. La seconde. La seconde est, que si B estoit tant soit peu Le Gras, p. 104
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plus grand que C, et qu’ils se rencontrassent auec mesme vitesse il n’y auroit que C qui rejallit vers le costé d’où il seroit venu et ils continueroient par apres leur mouuement tous deux ensemble vers ce mesme costé. Car B ayant plus de force que C, il ne pourroit estre contraint par luy à rejaillir.

XLVIII. La troisiéme. La troisiéme, que si ces deux corps estoient de mesme grandeur mais que B eust tant soit peu plus de vitesse que C, non seulement apres s’estre rencontrez, C seul rejalliroit et ils iroiẽt tous deux ensemble comme deuant, vers le costé d’où C seroit venu, mais aussi il seroit necessaire que B luy transferast la moitié de ce qu’il auroit de plus de vitesse, à cause que l’ayant deuant soy il ne pourroit aller plus vite que luy. De façon que si B auoit eu par exemple six degrez de vitesse auant leur rencontre et que C en eust eu seulement quatre, il luy transfereroit l’vn de ses deux degrez qu’il auroit eu de plus, et ainsi ils iroient par apres chacun auec cinq degrez de vitesse : car il luy est bien aisé de communiquer vn de ses degrez de vitesse à C qu’il n’est à C, de changer le cours de tout le mouuement qui est en B.

XLIX. La quatriéme. La quatriéme, que, si le corps C estoit tant soit peu plus grand que B et qu’il fust entierement en repos, c’est à dire, que non seulement Le Gras, p. 105
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il n’eust point de mouuement apparent, mais aussi qu’il ne fust point enuironné d’air ni d’aucuns autres corps liquides, lesquels comme je diray cy-apres, disposent les corps durs qu’ils enuironnent à pouuoir estre meus fort aiséement, de quelle vitesse que B pust venir vers luy jamais il n’auroit la force de le mouuoir ; mais il seroit contraint de rejallir vers le mesme costé d’où il seroit venu. Car d’autant que B ne sçauroit pousser C sans le faire aller aussi vite qu’il iroit soy-mesme par apres, il est certain que C doit d’autant AT IX-2, 91 plus resister que B vient plus vite vers luy ; et que sa resistance doit préualoir à l’action de B, à cause qu’il est plus grand que luy. Ainsi par exemple, si C est double de B et que B ait trois degrez de mouuement, il ne peut pousser C qui est en repos, si ce n’est qu’il luy en transfere deux degrez, à sçauoir vn pour chacune de ses moitiez, et qu’il retienne seulemẽt le troisiéme pour soy à cause qu’il n’est pas plus grand que chacune des moitiez de C, et qu’il ne peut aller par après plus vite qu’elles. Tout de même si B a trente degrez de vitesse, il faudra qu’il en communique vingt à C, s’il en a trois cent qu’il communique deux cent, et ainsi tous-jours le double de ce qu’il retiendra pour soy. Mais puis que C est en repos il resiste dix fois plus à la Le Gras, p. 106
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reception de vingt degrez qu’à celle de deux, et cent fois plus à la reception de deux cent, en sorte que d’autant que B a plus de vitesse d’autant il trouue en C plus de resistence ; Et pource que chacune des moitiez de C a autant de force pour demeurer en son repos ; que B en a pour la pousser, et qu’elles luy resistent toutes deux en mesme temps, il est éuident qu’elles doiuent preualoir à le contraindre de rejallir. De façon que de quelle vitesse que B aille vers C ainsi en repos et plus grand que luy jamais il ne peut auoir la force de le mouuoir.

L. La cinquiéme. La cinquiéme est, que si au contraire le corps C estoit tant soit peu moindre que B, celuy-cy ne sçauroit aller si lentement vers l’autre lequel je suppose encore parfaitement en repos, qu’il n’eust la force de le pousser et luy transferer la partie de son mouuement qui seroit requise pour faire qu’ils allassent par apres de mesme vitesse, à sçauoir si B estoit double de C, il ne luy transfereroit que le tiers de son mouuement, à cause que ce tiers feroit mouuoir C aussi vite que les deux autres tiers feroient mouuoir B, puis qu’il est supposé deux fois aussi grand, et ainsi apres que B auroit rencontré C il iroit d’vn tiers plus lentement qu’auparauant, c’est à dire qu’en autant de temps qu’il auroit pû parcourir auparauant Le Gras, p. 107
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trois espaces il n’en pourroit plus parcourir que deux. Tout de mesme si B estoit trois fois plus grand que C, il ne luy transfereroit que la quatriéme partie de son mouuement, et ainsi des autres, et B ne sçauroit auoir si peu de force qu’elle ne luy suffise tous-jours pour mouuoir C, car il est certain que les plus AT IX-2, 92 foibles mouuemens doiuent suiure les mesme loix, et auoir à proportion les mesme effets que les plus forts, bien que souuent on pense remarquer le contraire sur cette terre à cause de l’air et des autres liqueurs qui enuironnent tous-jours les corps durs qui se meuuent, et qui peuuent beaucoup augmenter ou retarder leur vitesse, ainsi qu’il paroistra cy-apres.

LI. La sixiéme. La sixiéme, que si le corps C estoit en repos et parfaitement égal en grandeur au corps B, qui se meut vers luy, il faudroit necessairement qu’il fust en partie poussé par B, et qu’en partie il le fit rejallir, en sorte que si B estoit venu vers C auec quatre degrez de vitesse il faudroit qu’il luy en transferast vn, et qu’auec les trois autres il retournast vers le costé d’où il seroit venu. Car estant necessaire ou bien que B pousse C sans rejallir et ainsi qu’il luy transfere deux degrez de son mouuement ; ou bien qu’il rejallisse sans le pousser et que par consequent il retienne ces deux degrez de vitesse auec les Le Gras, p. 108
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deux autres qui ne luy peuuent estre ostez ; ou bien enfin qu’il rejallisse en retenant vne partie de ces deux degrez et qu’il le pousse en luy en transferant l’autre partie. Il est éuident que puis qu’ils sont égaux et ainsi qu’il n’y a pas plus de raison pourquoy il doiue rejaillir que pousser C, ces deux effets doiuent estre également partagés : c’est à dire, que B doit transferer à C l’vn de ces deux degrez de vitesse, et rejallir auec l’autre.

LII. La septiéme. La septiéme et derniere regle est, que si B et C vont vers vn mesme costé, et que C precede mais aille plus lentement que B en sorte qu’il soit en fin atteint par luy, il peut arriuer que B transferera vne partie de sa vitesse à C, pour le pousser deuant soy ; et il peut arriuer aussi qu’il ne luy en trãsferera rien du tout, mais rejallira, auec tout son mouuemẽt vers le costé d’où il sera venu, à sçauoir non seulement lors que C est plus petit que B, mais aussi lors qu’il est plus grand, pouruu que ce en quoy la grandeur de C surpasse AT IX-2, 93 celle de B, soit moindre que ce en quoy la vitesse de B surpasse celle de C, jamais B ne doit rejallir mais pousser C en luy transferant vne partie de sa vitesse ; Et au contraire lors que ce en quoy la grandeur de C surpasse celle de B, est plus grand que ce en quoy la vitesse de B surpasse celle de C il faut que B rejallisse sans rien Le Gras, p. 109
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communiquer à C de son mouuement ; et enfin lors que l’excez de grandeur qui est en C est parfaitement égal à l’excez de vitesse qui est en B, celuy-cy doit transferer vne partie de son mouuement à l’autre et rejallir auec le reste, ce qui peut estre supputé en cette façon. Si C est justement deux fois aussi grand que B, et que B ne se meuue pas deux fois aussi vite que C, mais qu’il en manque quelque chose, B doit rejallir sans augmenter le mouuement de C ; et si B se meut plus de deux fois aussi vite que C, il ne doit point rejallir mais transferer autant de son mouuement à C qu’il est requis pour faire qu’ils se meuuent tous deux par apres de mesme vitesse. Par exemple, si C n’a que deux degrez de vitesse, et que B en ait cinq qui est plus que le double il luy en doit communiquer deux de ses cinq, lesquels deux estant en C n’en feront qu’un à cause que C est deux fois aussi grand que B, et ainsi ils iront tous deux par apres auec trois degrez de vitesse. Et les demonstrations de tout cecy sont si certaines qu’encore que l’experience nous sembleroit faire voir le contraire, nous serions neantmoins obligez d’ajouter plus de foy à nostre raison qu’à nos sens.

LIII. Que l’explication de ces regles est difficile à cause que chaque corps est touché par plusieurs autres en mesme temps. En effet il arriue souuent que l’experience peut sembler d’abord repugner aux regles que Le Gras, p. 110
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je viens d’expliquer, mais la raison en est éuidente. Car elles presupposent que les deux corps B et C sont parfaitement durs et tellement separez de tous les autres qu’il n’y en a aucun autour d’eux qui puisse ayder ou empescher leur mouuement, et nous n’en voyons point de tels en ce monde. C’est pourquoy auant qu’on puisse juger si elles s’y obseruent ou non ; il ne suffit pas de sçauoir commẽt deux corps tels que B et C peuuent agir l’vn contre l’autre lors qu’ils se rencontrent, mais il faut outre cela considerer comment tous les autres corps qui les enuironnent peuuent augmenter ou diminuer leur action : Et pource qu’il n’y a rien qui leur fasse auoir en ceci des effets differents sinon la difference AT IX-2, 94 qui est entr’eux, en ce que les uns sont liquides ou mous, et les autres durs, il est besoin que nous examinions en cét endroit en quoy consistent ces deux qualitez d’estre dur et d’estre liquide.

LIV. En quoy consiste la nature des corps durs et des liquides. En quoy nous deuons premierement receuoir le témoignage de nos sens puis que ces qualitez se rapportẽt à eux : et ils ne nous enseignent en cecy autre chose, sinon que les parties des corps liquides cedent si aisement leur place qu’elles ne font point de resistance à nos mains lors qu’elles les rencontrent ; et qu’au cõtraire les parties des corps durs sont tellemẽt jointes Le Gras, p. 111
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les vnes aux autres qu’elles ne peuuent estre separées sans vne force qui rompe cette liaison qui est entr’elles. En suite dequoy si nous examinõs quelle peut estre la cause pourquoy certains corps cedent leur place sans faire de resistance, et pourquoy les autres ne la cedẽt pas de mesme ; nous n’en trouuons point d’autre sinon que les corps qui sont des-ja en action pour se mouuoir n’empeschẽt point que les lieux qu’ils sont disposez à quitter d’eux mesmes ne soient occupez par d’autres corps ; Mais que ceux qui sont en repos ne peuuent estre chassez de leur place sans quelque force qui vienne d’ailleurs afin de causer en eux ce changemẽt. D’où il suit qu’vn corps est liquide lors qu’il est diuisé en plusieurs petites parties qui se meuuẽt separement les vnes des autres en plusieurs façons differentes, et qu’il est dur lors que toutes ses parties s’entre-touchent sans estre en action pour s’éloigner l’vne de l’autre.

LV. Qu’il n’y a rien qui joigne les parties des corps durs sinon qu’elles sont en repos au regard l’vne de l’autre. Et je ne croy pas qu’on puisse imaginer aucun ciment plus propre à joindre ensemble les parties des corps durs que leur propre repos. Car de quelle nature pourrait-il estre ? il ne sera pas vne chose qui subsiste de soy-mesme, car toutes ces petites parties estant des substances pour quelle raison seroient elles plustost vnies par d’autres substances que par elles mesmes ? il Le Gras, p. 112
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ne sera pas aussi vne qualité differẽte du repos, pource qu’il n’y a aucune qualité plus contraire au mouuement qui pourroit separer ces parties que le repos qui est en elles : mais outre les substances et leurs qualitez, nous ne connoissons point qu’il y ait d’autres genres de choses.

AT IX-2, 95 LVI. Que les parties des corps fluides ont des mouuemens qui tendent également de tous costez, et que la moindre force suffit pour mouuoir les corps durs qu’elles enuironnent. Pour ce qui est des corps fluides, bien que nous ne voyons point que leurs parties se meuuent d’autant qu’elles sont trop petites, nous pouuons neantmoins le connoistre par plusieurs effets, et principalement parce que l’air et l’eau corrompent plusieurs autres corps, et que les parties dont ces liqueurs sont composées ne pourroient produire vne action corporelle telle qu’est cette corruption si elles ne se remuoient actuellement. Ie montreray cy-apres quelles sont les causes qui font mouuoir ces parties ; mais la difficulté que nous deuons examiner icy, est, que les petites parties qui composent ces corps fluides ne sçauroient se mouuoir toutes en mesme tẽps de tous costez, et que neantmoins cela semble estre requis afin qu’elles n’empeschent pas le mouuement des corps qui peuuent venir vers elles de tous costez, comme en effect nous voyons qu’elles ne l’empeschent point. Car si nous supposons par exemple que le corps dur B se meut vers C, Le Gras, p. 113
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et que quelques parties de la liqueur qui est entre Voyez en la planche qui suit la 3. figure.deux se meuuent de C vers B, tant s’en faut que celles-là facilitent le mouuement de B, qu’au contraire elles l’empeschent beaucoup plus qui si elles estoient tout à fait sans mouuement. Pour resoudre cette difficulté, nous nous souuiendrons en cét endroit que le mouuemẽt est contraire au repos, et non pas au mouuemẽt et que la determination d’vn mouuement vers vn costé est contraire à la determination vers le costé opposé, comme il a esté remarqué cy-dessus, et aussi que tout ce qui se meut tend tous-jours à continuer de se mouuoir en ligne droite : En suite dequoy il est éuident que lors que le corps B est en repos, il est plus opposé par son repos aux mouuemens des petites parties du corps liquide D prises toutes ensemble qu’il ne leur seroit opposé par son mouuement s’il se mouuoit : Et pource qui est de leur determination, il est éuident aussi qu’il y en a tout autant qui se meuuent de C vers B, comme il y en a qui se meuuent au contraire, d’autant que ce sont les mesmes AT IX-2, 96 qui venant de C hurtent contre la superficie du corps B, et retournent par apres vers C. Et bien que quelques vnes de ces parties prises en particulier poussent B vers F à mesure qu’elles le rencontrent, et l’empeschent par ce moyen dauantage Le Gras, p. 114
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de se mouuoir vers C que si elles estoient sans mouuement : neantmoins pource qu’il y en a tout autant d’autres qui tendant d’F vers B le poussent vers C il n’est pas plus poussé par elles toutes d’vn costé que d’autre, et ne doit point se mouuoir s’il ne luy arriue rien d’ailleurs. Pource que quelque figure qu’on suppose en ce corps B, il y aura justement tout autant de ces parties qui le pousseront vers vn costé comme il y en aura d’autres qui le pousseront au contraire, pourueu que la liqueur qui l’enuironne n’ait point de cours semblable à celuy des riuieres, qui la face couler toute entiere vers quelque part. Et je suppose que B est enuironné de tous costez par la liqueur FD et non pas justement au milieu d’elle. Car encor qu’il y en ait plus entre B et C qu’ẽtre B et F elle n’a pas pour cela plus de force à le pousser vers F que vers C, pource qu’elle n’agit pas toute entiere contre lui, mais seulement par celles de ses parties qui touchent sa superficie. Nous auons consideré jusques à cette heure le corps B comme estant en repos, mais si nous suposõs maintenant qu’il soit poussé vers C par quelque force qui luy vienne de dehors, si petite qu’elle puisse estre elle suffira non pas veritablement à le mouuoir toute seule, mais à se joindre auec les parties du corps liquide FD en les determi- Le Gras, p. 115
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nant à le pousser aussi vers C, et luy communiquer vne partie de leur mouuement.

LVII. La preuue de l’article precedent. Afin de connoistre cecy plus distinctement, considerons que quand il n’y a point de corps dur dans le corps fluide FD ses petites parties a e i o a sont disposées comme vn anneau et qu’elles se meuuent circulairement suiuant l’ordre des marques a e i ; et que les autres marquées o u y a o se meuuent aussi suiuant l’ordre des AT IX-2, 97 marques o u y. Car afin qu’vn corps soit fluide les petites parties qui le composent doiuent se mouuoir en plusieurs façons differentes comme il a esté des-ja remarqué. Mais supposant que le corps dur B flotte dans le fluide FD entre ses parties a et o sans se mouuoir considerons ce qui en auient. Premierement il empesche que les petites parties a e i o ne passent d’o vers a et n’acheuent le cercle de leur mouuement, il empesche aussi que celles qui sont marquées o u y a ne passent d’a vers o : de plus celles qui viennent d’i vers o poussent B vers C et celles qui viennent pareillement d’y vers a le poussent vers F, d’vne force si égale que s’il n’arriue rien d’ailleurs, elles ne peuuent le faire mouuoir, mais les vnes retournent d’o vers u et les autres d’a vers e, et au lieu des deux circulations qu’elles faisoient auparauant elles n’en font plus qu’vne suiuant l’ordre Le Gras, p. 116
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des marques a e i o u y a. Il est donc manifeste qu’elles ne perdent rien de leur mouuement par la rencontre du corps B et qu’elles changent seulement leur determination, et ne continuent plus de se mouuoir suiuant des lignes si droites, ni si approchantes de la droite que si elles ne le rencontroient point en leur chemin. Enfin si nous supposons que B soit poussé par quelque force qui n’estoit pas en luy auparauant, je dy que cette force estant jointe à celle dont les parties du corps fluide qui viennẽt d’i vers o le poussent vers C ne sçauroit estre si petite qu’elle ne surmonte celle qui fait que les autres qui viennent d’y vers a le repoussent au contraire, et qu’elle suffit pour changer leur determination et faire qu’elles se meuuent suiuant l’ordre des marques a y u o autant qu’il est requis pour ne point empescher le mouuement du corps B : pource que quand deux corps sont determinez à se mouuoir vers deux endroits directemẽt opposez l’vn à l’autre et qu’ils se rencõtrent, celuy qui a plus de force doit changer la determination de l’autre. Et ce que je viens de remarquer touchant les petites parties a e i o u y se doit aussi entendre de toutes les autres parties du corps fluide FD qui hurtent contre le corps B ; à sçauoir que celles qui le poussent vers C sont opposées à vn nombre Le Gras, p. 117
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égal d’autres qui le poussent à l’opposite et que, pour peu de force qui suruienne aux vnes plus qu’aux autres ce peu de force suffit pour changer la determinatiõ de celles qui en ont AT IX-2, 98 moins. Et quand mesme elles ne décriroient pas des cercles tels que ceux qui sont icy representez, elles employent sans doute leur agitation à se mouuoir circulairement, ou bien en quelques autres façons équiualentes.

LVIII. Qu’vn corps ne doit pas estre estimé entièrement fluide au regard d’vn corps dur qu’il enuironne quãd quelques-vnes de ses parties se meuuent moins vite que ne fait ce corps dur. Or la determination des petites parties du corps fluide qui empeschoient le corps B de se mouuoir vers C estant ainsi changée, ce corps cõmencera de se mouuoir, et aura tout autãt de vitesse qu’en a la force qui doit estre adjoustée à celle des petites parties de cette liqueur pour le determiner à ce mouuement ; pourueu toutefois qu’il n’y en ait aucunes parmy elles qui ne se meuue plus vite ou du moins aussi vite que cette force ; pource que s’il y en a quelques-vnes qui se meuuent plus lentement on ne doit pas considerer ce corps comme liquide entant qu’il en est composé ; et en ce cas aussi la moindre petite force ne pourroit pas mouuoir le corps dur qui seroit dedans, d’autant qu’il faudroit qu’elle fust si grande qu’elle pust surmonter la resistance de celles qui ne se remueroient pas assez vite. Ainsi nous voyons que l’air, l’eau, et les autres corps fluides resistent assez sensi- Le Gras, p. 118
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blement aux corps qui se meuuent parmy eux d’vne vitesse extraordinaire, et que ces mesmes liqueurs leur cedent tres-aisément lors qu’ils se meuuent plus lentement.

LIX. Qu’vn corps dur estant poussé par vn autre ne reçoit pas de luy seul tout le mouuemẽt qu’il acquert mais en emprunte aussi vne partie du corps fluide qui l’enuironne. Toutefois nous deuons penser que lors que le corps B est meu par vne force exterieure il ne reçoit pas son mouuement de la seule force qui l’a poussé mais qu’il en reçoit aussi beaucoup des petites parties du corps fluide qui l’enuironne : Et que celles qui composent les cercles a e i o et a y u o perdent autant de leur mouuement comme elles en communiquent aux parties du corps B qui sont entre o et a pource qu’elles participent aux mouuements circulaires a e i o a et a y u o a nonobstant qu’elles se joignent sans cesse à AT IX-2, 99 d’autres parties de cette liqueur pendant qu’elles auancent vers C : ce qui est cause aussi qu’elles ne reçoiuent que fort peu de mouuement de chacune.

LX. Qu’il ne peut toutefois auoir plus de vitesse que ce corps dur ne luy en donne. Mais il faut que je rende raison pourquoy je n’ai pas dit cy-dessus que la determination des parties a y u o deuoit estre entierement changée, et que seulement elle deuoit l’estre autant qu’il estoit requis pour ne point empescher le mouuement du corps B ; à sçauoir pource que ce corps B ne peut se mouuoir plus vite qu’il n’est poussé par la force extérieure encore que les parties du corps fluide FD ayent souuent Le Gras, p. 119
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beaucoup plus d’agitation. Et c’est ce qu’on doit soigneusement obseruer en philosophant que de n’attribuer jamais à vne cause aucun effet qui surpasse son pouuoir : Car si nous supposons que le corps B qui estoit enuironné de tous costez de la liqueur FD sans se mouuoir, est maintenant poussé assez lentement par quelque force exterieure à sçauoir par celle de ma main, nous ne deuõs pas croire qu’il se meuue auec plus de vitesse qu’il n’en a receu de ma main, pource qu’il n’y a que la seule impulsion qu’il a receuë de ma main qui soit cause de ce qu’il se meut ; Et bien que les parties du corps fluide se meuuent peut-estre beaucoup plus vite, nous ne deuons pas croire qu’elles soient determinées à des mouuements circulaires tels que a e i o a et a y u o a ou autres semblables qui ayent plus de vitesse que la force qui pousse le corps B, mais seulement qu’elles employent l’agitation qu’elles ont de reste à se mouuoir en plusieurs autres façons.

LXI. Qu’vn corps fluide qui se meut tout entier vers quelque costé emporte necessairement auec soy tous les corps durs qu’il contiẽt ou enuironne. Or il est aisé de connoistre par ce qui vient d’estre demonstré qu’vn corps dur qui est en repos entre les petites parties d’vn corps fluide qui l’enuironne de tous costez, est également balancé ; en sorte que la moindre petite force le peut pousser de costé et d’autre nonobstant qu’on le suppose fort grand : soit que cette force Le Gras, p. 120
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luy AT IX-2, 100 vienne de quelque cause exterieure, ou qu’elle consiste en ce que tout le corps fluide qui l’enuironne prend son cours vers vn certain costé, de mesme que les riuieres coulent vers la mer et l’air vers le couchant lors que les vents d’Orient soufflent : Car en ce cas il faut que le corps dur qui est enuironné de tous costez de cette liqueur soit emporté auec elle ; Et la quatriéme regle suiuant laquelle il a esté dit cy-dessus qu’vn corps qui est en repos ne peut estre meu par vn plus petit, bien que ce plus petit se meuue extremement vite, ne repugne en aucune façon à cela.

LXII. Qu’on ne peut pas dire proprement qu’vn corps dur se meut lors qu’il est ainsi emporté par vn corps fluide. Et mesme si nous prenons garde à la vraye nature du mouuement qui n’est proprement que le transport du corps qui se meut du voisinage de quelques autres corps qui le touchent, et que ce transport est reciproque dans les corps qui se touchent l’vn l’autre ; encore que nous n’ayons pas coustume de dire qu’ils se meuuent tous deux, nous sçaurons neantmoins qu’il n’est pas si vray de dire qu’vn corps dur se meut lors qu’estant enuironné de tous costez d’vne liqueur, il obeït à son cours, que s’il auoit tant de force pour luy resister qu’il pust s’empescher d’estre emporté par elle, car il s’esloigne beaucoup moins des parties qui l’enuironnent lors qu’il suit le cours de cette Le Gras, p. 121
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liqueur, que lors qu’il ne le suit point.

LXIII. D’où vient qu’il y a des corps si durs qu’ils ne peuuẽt estre diuisez par nos mains bien qu’ils soient plus petits qu’elles. Apres auoir monstré que la facilité que nous auons quelquefois à mouuoir de fort grands corps lors qu’ils flottent ou sont suspendus en quelque liqueur ne repugne point à la quatriéme regle cy-dessus expliquée, il faut aussi que je montre comment la difficulté que nous auons à en rompre d’autres qui sont assez petits se peut accorder auec la cinquiéme. Car s’il est vray que les parties des corps durs ne soient jointes ensemble par aucun ciment, et qu’il n’y ait rien du tout qui empesche leur separation, sinon qu’elles sont en AT IX-2, 101 repos les vnes contre les autres ainsi qu’il a esté tantôt dit ; et qu’il soit vrai aussi qu’vn corps qui se meut quoy que lentement a tous-jours assez de force pour en mouuoir vn autre plus petit qui est en repos, ainsi qu’enseigne cette cinquiéme regle ; On peut demander pourquoy nous ne pouuons auec la seule force de nos mains rompre vn clou ou vn autre morceau de fer qui est plus petit qu’elles, d’autant que chacune des moitiez de ce clou peut estre prise pour vn corps qui est en repos contre son autre moitié, et qui doit ce sẽble en pouuoir estre separé par la force de nos mains, puisqu’il n’est pas si grand qu’elles et que la nature du mouuement consiste en ce que le corps qu’on dit se mouuoir est Le Gras, p. 122
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separé des autres corps qui le touchent. Mais il faut remarquer que nos mains sont fort molles, c’est à dire qu’elles participent dauantage de la nature des corps liquides que des corps durs, ce qui est cause que toutes les parties dont elles sont composées n’agissent pas ensemble contre le corps que nous voulons separer et qu’il n’y a que celles qui en le touchant s’appuyent conjointement sur luy. Car comme la moitié d’vn clou peut estre prise pour vn corps à cause qu’on la peut separer de son autre moitié, de mesme la partie de nostre main qui touche cette moitié de clou et qui est beaucoup plus petite que la main entiere peut estre prise pour vn autre corps, à cause qu’elle peut estre separée des autres parties qui composent cette main : et pource qu’elle peut estre separée plus aisement du reste de la main qu’vne partie de clou du reste du clou, et que nous sentons de la douleur lors qu’vne telle separation arriue aux parties de nostre corps, nous ne sçaurions rompre vn clou auec nos mains : Mais si nous prenons vn marteau, ou vne lime, ou des ciseaux, ou quelque autre tel instrument, et nous en seruons en telle sorte que nous appliquions la force de nostre main contre la partie du corps que nous voulons diuiser qui doit estre plus petite que la partie de l’instrument que nous appliquons contr’elle, Le Gras, p. 123
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nous pourrons venir à bout de la dureté de ce corps, bien qu’elle soit fort grande.

LXIV. Que je ne reçois point de principes en Physique qui ne soient aussi receus en Mathématique afin de pouuoir prouuer par demonstration tout ce que j’en deduiray, et que ces principes suffisent, d’autant que tous les Phainomenes de la nature peuuẽt estre expliquez par leur moyen. Ie n’adjouste rien icy touchant les figures, ni comment de leurs diuersitez infinies, il arriue dans les mouuements des diuersitez AT IX-2, 102 innombrables : d’autant que ces choses pourront assez estre entendues d’elles-mesmes lors qu’il sera temps d’en parler, et que je suppose que ceux qui liront mes écrits sçauent les elemens de la Geometrie, ou pour le moins qu’ils ont l’esprit propre à comprendre les démonstrations de Mathematique. Car j’aduouë franchement icy que je ne connoy point d’autre matiere des choses corporelles que celle qui peut estre diuisée, figurée, et meuë en toutes sortes de façons, c’est à dire celle que les Geometres nomment la quantité, et qu’ils prennent pour l’objet de leurs demonstrations ; et que je ne considere en cette matiere que ses diuisions, ses figures, et ses mouuemens ; et enfin que touchant cela je ne veux rien receuoir pour vray sinon ce qui en sera deduit auec tant d’éuidence qu’il pourra tenir lieu d’vne demonstration Mathématique. Et parce qu’on peut rendre raison en cette sorte de tous les Phainomenes de la nature, comme on pourra juger par ce qui suit, je ne pense pas qu’on doiue receuoir d’autres principes en la Physique ; Le Gras, p. 124
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ni mesme qu’on ait raison d’en souhaiter d’autres que ceux qui sont icy expliquez.