Le Gras, p. (5)
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AT IX-2, 21

A LA SERENISSIME PRINCESSE,
ELIZABETH,
PREMIERE FILLE
de Frederic Roy de Boheme,
Comte Palatin, & Prince Electeur de l’Empire.

MADAME,
Le principal fruit que j’aye receu des écrits que j’aiy cy-devant publiez a esté qu’à leur Le Gras, p. (6)
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occasion j’ay eu l’honneur d’estre connu de VOSTRE ALTESSE, et de luy pouuoir quelquefois parler. Ce qui m’a donné moyen de remarquer en elle des qualitez si estimables, et si rares ; que je croy que c’est rendre service au public de les proposer à la posterité pour exemple. I’aurais mauuaise grace à flater, ou bien à écrire des choses dont je n’aurois point de connoissance certaine, principalement aux premieres pages de ce liure dans lequel je tascheray de mettre les principes de toutes les veritez que l’esprit humain peut sçavoir. Et la genereuse modestie qui reluit en toutes les actions de vostre Altesse m’assure que les discours simples et francs d’un homme qui n’écrit que ce qu’il croit vous seront plus agreables, que ne seroient des loüanges ornées de termes pompeux et recherchez par ceux qui ont estudié l’art des compliments. C’est pourquoy je ne mettray rien en cette lettre dont l’expérience et la raison ne m’ait rendu certain, et j’y écriray en Philosophe, ainsi que dans le reste du liure. Il y a beaucoup de difference entre les Le Gras, p. (7)
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vrayes vertus, et celles qui ne sont qu’apparentes ; et il y en a aussi beaucoup entre les vrayes qui procedent d’vne exacte connoissance de la verité, et celles qui sont accompagnées d’ignorance ou d’erreur. Les vertus que je nomme apparentes ne sont à proprement parler que des vices qui n’estant pas si frequens que d’autres vices qui leur sont contraires, ont coustume d’estre plus estimez que les vertus qui consistent en la mediocrité dont ces vices opposez sont les excez. Ainsi à cause qu’il y a bien plus de personnes qui craignent trop les dangers qu’il n’y en a qui les craignent trop peu on prend souuent la temerité pour vne vertu, et elle éclate bien plus aux occasions que ne fait le vray courage ; Ainsi les prodigues ont coustume d’estre plus loüez que AT IX-2, 22 les liberaux : et ceux qui sont veritablement gens de bien n’acquerẽt point tant la reputation d’estre devots, que fõt les superstitieux et les hypocrites. Pour ce qui est des vrayes vertus elles ne viennent pas toutes d’vne vraye connoissance, mais il y en a qui naissent aussi quelquefois du defaut, ou de l’erreur : Ainsi souuent la simplicité Le Gras, p. (8)
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est cause de la bonté, la peur donne de la deuotion, et le desespoir du courage. Or les vertus qui sont ainsi accompagnées de quelque imperfection sont differentes entr’elles, et on leur a aussi donné diuers noms ; Mais celles qui sont si pures et parfaites qu’elles ne viennent que de la seule connoissance du bien sont toutes de mesme nature, et peuuent estre comprises sous le seul nom de la Sagesse. Car quiconque a vne volonté ferme et constante d’vser tous-jours de la raison le mieux qu’il est en son pouvoir, et de faire en toutes ses actions ce qu’il juge estre le meilleur, est veritablement sage autant que sa nature permet qu’il le soit ; et par cela seul il est juste, courageux, moderé, et a toutes les autres vertus, mais tellement jointes entre elles qu’il n’y en a aucune qui paroisse plus que les autres : C’est pourquoy encore qu’elles soient beaucoup plus parfaites que celles que le meslange de quelque defaut fait éclater, toutefois à cause que le commun des hommes les remarque moins on n’a pas coustume de leur donner tant de loüanges. Outre cela de deux choses qui sont requises à la Le Gras, p. (9)
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Sagesse ainsi décrite, à sçavoir que l’entendement connoisse tout ce qui est bien, et que la volonté soit tous-jours disposée à le suiure, il n’y a que celle qui consiste en la volonté que tous les hommes peuuent egalement avoir, d’autant que l’entendement de quelques-vns n’est pas si bon que celuy des autres. Mais encore que ceux qui n’ont pas le plus d’esprit puissent estre aussi parfaitement sages que leur nature le permet, et se rendre tres-agreables à Dieu par leur vertu si seulement ils ont tous-jours vne ferme resolution de faire tout le bien qu’ils sçauront, et de n’ometre rien pour apprendre celuy qu’ils ignorent, toutefois ceux qui auec vne constante volonté de bien faire, et un soin tres-particulier de s’instruire ont aussi vn tres-excellent esprit, arriuent sans doute à vn plus haut degré de Sagesse que les autres. Et je voy que ces trois choses se trouuent tres-parfaitement en VOSTRE ALTESSE. Car pour le soin qu’elle a eu de s’instruire, il paroist assez de ce que ny les diuertissemens de la Cour, ny la façon dont les Princesses ont coustume d’estre Le Gras, p. (10)
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nourries, qui les destournent entierement de la connoissance des lettres, n’ont peu empescher que vous n’ayez tres-diligemment estudié tout ce qu’il y a de meilleur dans les sciences ; Et on connoist l’excellence de vostre esprit en ce que vous les auez parfaitement aprises en fort peu de temps. Mais j’en ay encore vne autre preuue qui m’est particuliere, en ce que je n’ay jamais rencontré personne qui ait si generalement, et si bien, entendu tout ce qui est contenu dans mes écrits : car il y en a plusieurs qui les trouuent tres-obscurs, mesme entre les meilleurs esprits et les plus doctes, et je remarque presque en tous, que ceux qui conçoiuent aysement les choses qui AT IX-2, 23 appartiennent aux Mathematiques ne sont nullement propres à entendre celles qui se rapportent à la Metaphysique ; et au contraire que ceux à qui celles-cy sont aisées ne peuuent comprendre les autres : en sorte que je puis dire avec verité que je n’ay jamais rencontré que le seul esprit de VOSTRE ALTESSE auquel l’vn et l’autre fust également facile, et que par consequent j’ay Le Gras, p. (11)
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juste raison de l’estimer incomparable. Mais ce qui augmente le plus mon admiration, c’est qu’vne si parfaite et si diuerse connoissance de toutes les sciences n’est point en quelque vieux docteur qui ait employé beaucoup d’années à s’instruire, mais en vne Princesse encore jeune, et dont le visage represente mieux celuy que les Poëtes attribuënt aux Graces, que celuy qu’ils attribuent aux Muses ou à la sçavante Minerue. Enfin je ne remarque pas seulement en VOSTRE ALTESSE tout ce qui est requis de la part de l’esprit à la plus haute et plus excellente Sagesse, mais aussi tout ce qui peut estre requis de la part de la volonté ou des mœurs, dans lesquelles on voit la magnanimité et la douceur jointes ensemble avec un tel temperament que quoy que la fortune en vous attaquant par de continuelles injures semble auoir fait tous ses efforts pour vous faire changer d’humeur, elle n’a jamais pû tant soit peu ny vous irriter, ny vous abaisser. Et cette si parfaite Sagesse m’oblige à tant de veneration, que non seulement je pense luy Le Gras, p. (12)
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deuoir ce Liure, puis qu’il traitte de la Philosophie qui en est l’estude, mais aussi je n’ay pas plus de zele à philosopher, c’est à dire à tascher d’acquerir de la Sagesse, que j’en ay à estre,
MADAME,
De Vostre Altesse,
Le tres-humble, tres-obéissant,
et tres-deuot seruiteur,
DESCARTES.