Comment distinguer une fausse information d’une vraie information ? Comment démêler le vrai du faux ? Quel poids la vérité a-t-elle face à la prolifération de fake news ? Comment faire preuve d’esprit critique ? C’est à toutes ces questions que le public du Ciné Science du jeudi 30 novembre 2023 était confronté. Au programme de cette soirée, organisée au Café des images : atelier-jeu, projection du film Reality (Tina Satter, 2023) et échanges avec des spécialistes de l’université de Caen Normandie.
Ocytocine : un jeu pour exercer son esprit critique
19h. Le temps de prendre une boisson au Café du ciné, les participants et participantes s’installent autour des tables pour une partie d’”Ocytocine“. Ce jeu de plateau nous invite à plonger dans l’univers des réseaux sociaux et à nous interroger sur notre propre rapport à l’information. Que fais-je, face à une information qui circule sur les réseaux sociaux et sur Internet ? Quel crédit je lui donne ? Est-ce que je l’ignore ? Est-ce que je réagis ? Est-ce que je la partage ? Objectif du jeu : identifier les biais cognitifs qui nous pousse à croire (ou non) une information et à la diffuser.
À l’issue de la partie, animée par Thimoté Lebrun, chargé de projet au Dôme, les échanges s’engagent sur l’exercice de l’esprit critique et l’analyse des informations. « Il ne faut pas tomber dans le doute permanent », souligne Virginie Bagneux, maître de conférences en psychologie sociale au Laboratoire de psychologie Caen Normandie. « Mais il ne faut pas porter de jugement trop hâtif. La clé, c’est de prendre le temps d’évaluer l’information et son contenu, mais aussi de vérifier la source et de s’interroger sur les objectifs, les motivations et les intérêts qui la guident. Faire preuve d’esprit critique, c’est savoir remettre son jugement en question en permanence. Je ne suis pas obligée d’être constante dans mes décisions et mes comportements : c’est normal que je puisse changer d’avis lorsque le contexte change et lorsque de nouveaux éléments sont apportés. »
Reality Winner : innocente ou coupable ? Les ressorts cinématographiques en question
20h30 : place à la projection de Reality (2023), un film qui relate et reconstitue l’arrestation, le 3 juin 2017, de Reality Winner, traductrice employée par la NSA, l’Agence de sécurité nationale des États-Unis. Des agents du FBI se présentent à son domicile pour l’interroger et perquisitionner les lieux. Que viennent-ils chercher ? Qui est Reality ? De quoi l’accuse-t-on ? « Le film est construit sur un suspense de dévoilement », précise Yann Calvet, maitre de conférences en études cinématographiques au laboratoire LASLAR. « Les faits sont dévoilés graduellement – chacun des personnages déroule sa partition. Ce procédé narratif est très efficace pour tenir, jusqu’au bout, les spectateurs et spectatrices en haleine. »
Et aussi pour faire osciller les convictions du public : Reality est-elle la jeune femme ordinaire, voire banale, qu’elle semble être ? « Le film est basé sur une histoire vraie – la réalisatrice Tina Satter s’est d’ailleurs appuyée mot pour mot sur la retranscription des échanges entre Reality et les agents du FBI. Mais ce film n’en reste pas moins une œuvre de fiction, avec un parti pris esthétique et politique. Les plans fixes et rapprochés sur la jeune femme, parce qu’ils insistent sur les émotions qu’elle traverse, participent à la construction d’une forme d’identification avec le personnage. L’interrogatoire se déroule dans une pièce vide, sorte de cagibi qu’elle qualifie elle-même de “creepy” (ou glauque) – ce qui renforce la dimension claustrophobique du film et le sentiment d’empathie avec le personnage. »
Mais lorsque la vérité éclate enfin… qu’en reste-t-il finalement, à l’heure des fake news ? « Ce film est intéressant, aussi, car il souligne la manipulation des images sur les chaînes d’information continue américaines. L’information permanente pose de sérieux problèmes sur le plan démocratique. »
L’interrogatoire du FBI : des techniques de psychologie sociale
Les deux enquêteurs du FBI déploient, durant 1h30, diverses techniques éprouvées de psychologie sociale pour interroger Reality. « Les agents du FBI cherchent à instaurer un climat de confiance et de coopération, en se raccrochant aux sujets d’intérêt de la jeune femme – ses animaux de compagnie, le sport qu’elle pratique, les courses qu’elle vient de faire… poursuit Virginie Bagneux. Ces échanges, somme toute banals, sont régis par les normes de la société dans laquelle on évolue : si quelqu’un s’intéresse à vous, la norme de réciprocité veut que vous fassiez aussi quelque chose en retour – à savoir, ici, parler. » La conversation prend tour à tour un ton léger et hostile, alors que Reality est questionnée sans relâche.
La jeune femme, aux prises avec ses émotions, est rongée par un conflit intérieur que les agents du FBI cherchent à résoudre. « Tout l’enjeu consiste à la faire basculer petit à petit du côté le plus propice pour eux. » Cela passe également par la diminution du sentiment de culpabilité et de responsabilité individuelle pour inciter Reality à se confier. Le film fait ainsi écho à la célèbre étude sur les limites de l’obéissance, coordonnée par le psychologue américain Stanley Milgram au début des années 1960.
« Sous le prétexte d’évaluer les vertus de la punition corporelle dans la mémorisation, Stanley Milgram recrute des personnes pour administrer des décharges électriques d’intensité croissante à des individus – des comédiens, en réalité, qui simulaient la souffrance – en situation d’apprentissage. L’expérience montre que les sujets se laissent relativement facilement aller à commettre des actes de cruauté dans un contexte où le scientifique, figure d’autorité, assume et prend la responsabilité pleine et entière de cette expérience. C’est ce qu’on appelle l’escalade d’engagement, qui consiste à faire des choix dans le sens d’une décision prise précédemment… et ce même si cette décision initiale a conduit à l’échec. L’être humain a besoin de constance et de se sentir consistant dans ses décisions. Pourquoi devrais-je arrêter de donner des décharges électriques maintenant ? Cela remettrait en effet en question toutes les décharges que j’ai pu asséner jusqu’à présent et donc le bien-fondé de toutes mes décisions précédentes. Ce biais cognitif est puissant et contribue à maintenir des comportements irrationnels. »
Pour les agents du FBI, cette escalade d’engagement se traduit dans la communication et dans la libération de sa parole, pour amener Reality à révéler progressivement, pas à pas, sa vérité cachée.
23h : clap de fin sur la soirée. Rendez-vous en mars 2024 pour un prochain Ciné Science !