v. 3997-4106

La courtoisie du saint

 
Vn miracle veul reciter
 
Que en livre ne puis trover,
 
Mes es norriz de la meson
 4000
Qui esteient mi compaignon
 
L’oÿ conter, qui ce diseient [1],
 
Qui tot eissi roÿ l’aveient
 
A lor priors conter jadis
 
Et es veuz homes deu païs :
Je veux raconter un miracle que je ne puis trouver dans un livre, mais que j’ai entendu raconter par ceux qui avaient été élevés [1] à la maison, qui étaient mes compagnons et qui le rapportaient, l’ayant eux-mêmes entendu conter autrefois par leurs anciens [2] et par les vieillards du pays, en ces termes exactement :
 4005
Ancienne costume esteit
 
Que treis cierges tozdis aveit
 
Devant le mestre autel du mont.
 
Encor veiez, li dui i sunt :
B-f. 103r 
 103rDevant le vout saint Gabriel [2]
 4010
En est li uns, saint Raphael
 
En a le suen de l’autre part,
 
Et nuit et jor checun d’eus art.
 
Devant l’imagre saint Michel
 
N’a lumiere, fors deu ciel,
 4015
S’en ne li met por Dé amor [3],
 
Ou grant feste ne seit le jor.
 
Or vous direi comfeitement
 
L’angre perdit le hennorement
 
Deu tiers cierge que il aveit :
 4020
Vn crucefis illeuc esteit
 
Enz eu mostier, sus un autel.
 
Cirge n’i art ne lampe, n’eil.
 
Or avint si que li serjanz
 
Qui a ce est tout apendanz,
 4025
Devant l’imagre, ce m’est vis [4],
 
De saint Michel, un cirge out mis.
 
Si com il l’out lessé ardant [5]
 
Tout en erres, de maintenant,
B-f. 103v 
 103vSes ieuz veanz, ce raconta [6],
 4030
Onc ne sout qui le cierge osta.
 
Mes il vit bien que il fut mis
 
Devant l’autel deu crucefis.
 
Quant il vit ce, esbahi fu [7] ;
 
A son metre est corant venu,
 4035
De chief en chief conté li a
 
La mervelle que veüe a.
A-f. 63r 
63rNe sai se cil ert el mostier
 
Meis venuz est sanz demorer [8]
 
Devant l’autel ou esteit mis
 4040
Li cierges, si cum je vos dis [9].
 
Hastivement l’a remué
 
Et a l’archangre raporté ;
 
Encor n’iert il pas bien assis
 
Quant de rechief cil le ra pris [10],
 4045
Isnelement le ra porté
 
Au seint imagre Damledé [11].
 
Cele chose pas ne veieient
 
Ce distrent cil, ne nen oieient [12]
 
Qui le cierge lor a tolu
 4050
Et desassis de la ou fu [13].
 
Meis par mié l’eir, ce vunt disant,
 
L’en virent bien aler ardant [14].
 
Lors veit li moines a l’abé :
 
A une part l’a apelé [15]  ;
 4055
Priveement li raconta
 
Le miracle que veü a [16].
 
De chief en chief li a tot dit
 
Si cum neies si homs le vit [17].
 
En soufrance l’abes l’a mis
 4060
Des qu’al chapitre, ce m’est vis [18].
 
Et l’endemain, si cum je espeir,
 
Si semble cen neis tres bien veir [19],
 
Le moine a fait venir avant
 
Enz el chapitre, et le serjant [20],
 4065
Si lor a dit et commandé
 
Que il dient la verité
A-f. 63v 
63vDe cen que virent el mostier,
 
Si cum li moines li dist ier [21].
 
Quant li abes l’out commandé,
 4070
Si unt lor conte cil levé [22]  :
 
Recontei unt presentement
 
Cen qu’il virent apertement [23]  ;
 
Vnc ne fallirent a un mot
 
De verité dire partot [24].
 4075
Des que lor conte ourent finé,
 
Teü se sunt et reposé [25],
 
Puis dist uns moines anciens :
 
« Seignors, fait il, si cum je pens [26],
 
Corteisement nos a repris
 4080
Nostre avoié, ce m’est avis [27]  ;
 
Mostré nos a que estions
 
Vilains trestuit quant leissions [28]
 
L’imagre nostre Criator
 
Sanz luminaire et noit et jor [29].
 4085
A rebutons le faisions
 
Quant autre plus enorions [30]
 
Que icelui qui toz nos fist :
 
Seint Michiel bien guarde s’en prist [31]  ;
 
Molt par l’a feit corteisement
 4090
Quant le suen cierge proprement [32]
 
A son seignor a presenté,
 
Si cum nos unt cil recunté [33].
 
Ne li deit meis estre toleit,
 
Quant cil li donne qu’il esteit [34]  ;
 4095
Ce m’est avis qu’i dreit fera :
 
Le crucefis le cierge aura [35]. »
Selon une coutume ancienne, il y avait en permanence trois cierges devant le maître-autel du mont. Vous en voyez encore deux actuellement : l’un est devant la face [3] de saint Gabriel, saint Raphaël a le sien de l’autre côté, et chacun d’eux brûle nuit et jour. Devant la représentation [4] de saint Michel, il n’y a d’éclairage [5] que celui du ciel, à moins qu’on ne lui en mette un pour l’amour de Dieu ou qu’il n’y ait ce jour-là une fête solennelle. Je vais vous dire comment l’ange perdit l’hommage
du troisième cierge dont il bénéficiait. Il y avait là, dans l’église, un crucifix, sur un autel. Il n’y brûlait [6] ni cierge, ni lampe, ni rien d’autre [7]. Voici ce qui arriva : le serviteur préposé à cela avait mis, je pense, un cierge devant l’image de saint Michel. Alors qu’il l’avait laissé allumé, voilà qu’aussitôt après sous ses yeux, raconta-t-il, quelqu’un, il ne savait absolument pas qui, avait ôté le cierge [8]. Mais il vit clairement qu’il avait été mis devant l’autel du crucifix. Ébahi par ce qu’il avait vu, il courut trouver son maître et lui raconta d’un bout à l’autre la scène extraordinaire qu’il avait vue. Je ne sais si ce dernier était dans l’église, mais il vint sans tarder devant l’autel où, comme je vous l’ai dit, était mis le cierge. Il le déplaça aussitôt et le rapporta à l’archange : il n’était pas encore bien mis en place quand ce dernier le reprit à nouveau et le rapporta rapidement à la sainte image de Notre Seigneur. Les autres, à ce qu’ils dirent, ne voyaient pas cette intervention et n’entendaient pas celui qui leur avait enlevé le cierge et l’avait ôté du lieu où il se trouvait, mais ils affirmèrent qu’ils avaient bien vu le cierge allumé se déplacer en l’air. Le moine alla alors trouver l’abbé, le prit à part et lui raconta discrètement le miracle qu’il avait vu. Il lui dit tout, d’un bout à l’autre, exactement comme son serviteur l’avait vu. L’abbé laissa l’affaire en attente, je pense, jusqu’au chapitre, et le lendemain, je suppose, et cela semble même tout à fait vraisemblable, il fit venir le moine devant tous au chapitre, avec le serviteur, et leur donna l’ordre de faire le récit exact de ce qu’ils avaient vu dans l’église, comme le moine le lui avait dit la veille. Conformément à l’ordre de l’abbé, ils commencèrent [9] leur récit et répétèrent devant les moines ce qu’ils avaient vu clairement, sans s’écarter d’un seul mot de la plus entière vérité. Leur récit fini, ils se turent et s’arrêtèrent. C’est alors qu’un moine âgé prit la parole : « Messieurs, dit-il, à mon avis, il s’agit d’une courtoise remontrance de notre protecteur [10] ; il nous a montré que nous étions tous méprisables quand nous laissions l’image de notre Créateur sans lumière, nuit et jour. Nous faisions tout à l’envers [11] quand nous honorions un autre plus que celui qui nous a tous faits. Saint Michel l’a bien remarqué, et il a fait preuve d’une extrême courtoisie en offrant son propre cierge à son Seigneur, comme ces hommes nous l’ont raconté. Il ne faut plus le lui enlever, quand c’est celui à qui il appartenait qui le lui donne. Voilà ce qui, à mon avis, sera juste : le crucifix aura le cierge ».
A-f. 64r 
64rLi abes a bien graanté
 
Cest jugement et acordé [36],
 
Et li convenz tot ensement
 4100
Rotreia bien cest jugement [37].
 
Sifaitement, ce m’est avis,
 
Remeist le cierge au crucefis [38].
 
Encor l’a il et si l’aura :
 
Jameis nuls homs ne li toldra [39].
 4105
Vne lanterne i a l’en quis,
 
Longue, de corn, ou il est mis [40].
L’abbé approuva entièrement ce jugement et lui donna son accord [12]. La communauté aussi donna son aval à ce jugement. C’est ainsi, je pense, que le cierge resta au crucifix : il l’a encore et il l’aura toujours, jamais personne ne le lui enlèvera. On a pris une longue lanterne de corne dans laquelle il se trouve placé [13].

~

1    qui se diseient.

2    sain gabriel.

3    Senen ne limet.

4    se mest vis.

5    il out lesse.

6    Se ieuz.

7    i vit.

8   A : sanz demorier ; B : Ne sei se sil ; eu mostier Mes venu ; sans demorer.

9    Li cierge ; ge vous dis.

10    Encor niert pas.

11    Au saint ymaɡre damede.

12   A : pas ne ueient ; ne ne noient ; B : Celle chose pas ne veient ; ne noient.

13    le cirge ; Mes de assis.

14    Mes parmei ler ce vont.

15    li moine alabbe.

16   A : Li miracle ; B : Le miracle.

17    de chief en cief lor a ; neis si ons.

18    En sofrance labbes ; Des quau.

19    Et len demain ; ce neis bien veir.

20    Li moine afet ; eu chapitre et li seriant.

21    De ce ; eu mostier ; li moine.

22    li abbes out ; Si ont.

23    Reconte ont ; Ce que il virent.

24   A : Vn ne ; un molt ; B : Onc ne ; vn mot.

25   A : De que ; B : Des que ; orent.

26    vn moine anciens ; feit il.

27    auoe.

28    trestoz ; lessions.

29    Limage ; lumiere ; nuit.

30    lefesions ; henorions.

31    Saint michel garde semprist.

32    Mout par le fist cortaisement.

33    ont cil raconte.

34    mes etre ; done qui il.

35    le cirge ara.

36    li abbes ; garante ; est acorde.

37    li couent ; Rotria.

38   4101-4102 absents dans B.

39    James home ne li toudra.

40    Longue de ueirre.

~

1    Norriz, participe passé du verbe norrir, « élever » désigne-t-il les oblats, enfants donnés par leurs parents à une abbaye et élevés dans son sein ? Cf. notre introduction (note 3).

2    Pour les sens de prior, cf. les v. 3404, où nous traduisons prior par « prieur », « moine exerçant l’autorité en second après l’abbé dans une communauté ecclésiastique », et 3418, où nous avons, comme ici, traduit prior par « ancien » : la transmission de la tradition s’est faite des moines les plus âgés aux plus jeunes.

3    Vou(l)t, latin vultus, « visage, traits » est utilisé dans le discours religieux « pour désigner la face du Seigneur ou des saints » (FEW XIV, 648 b).

4    Image (FEW IV, 564 b, imago) : « statue, figure moulée ou sculptée ».

5    Lumiere, ne convient pas pour la métrique. Il faut probablement lui substituer luminaire. Cf. infra, v. 4084 : A sanz luminaire, B sanz lumiere. Lumiere et luminaire sont issus du latin luminare « fenêtre, lumière ».

6    À art, forme de présent de l’indicatif, il faut peut-être substituer le passé simple arst, du parfait latin arsit, que le copiste de B a pu simplifier, comme il lui arrive de le faire pour estre, qu’il écrit etre (v. 3480, 4093) ou pour mestre, graphié metre au v. 4034, selon la prononciation déjà en vigueur à l’époque : un s n’est plus prononcé devant consonne sourde depuis le XIIe siècle.

7    Eil / el : cf. v. 2296.

8   Qui : relatif interrogatif à valeur indéfinie.

9    Lever : « commencer » (TL V, 1, 366).

10    Avoié, avoé : « protecteur, défenseur », du latin advocatus (TL I, 747-748) ; désigne saint Michel, patron de l’abbaye.

11    A rebutons n’est attesté que dans ce vers du Roman du Mont Saint-Michel. Il s’agit d’une locution adverbiale en -on(s) précédée de la préposition a (peut-être sur le verbe boter « repousser »). Elle est proche par le sens de a reborsons « à l’envers » (TL VIII, 388, a rebutons et 384, a reborsons).

12    Cf. La Règle de saint Benoît, Adalbert de Vogüe et Jean Neufville (éd.), Paris, Éditions du Cerf (Sources chrétiennes ; 181), t. I, 1972, p. 452-455, ch. III « De abhibendis ad consilium fratribus » : Quotiens aliqua praecipua agenda sunt in monasterio, conuocet abbas omnem congregationem et dicat ipse unde agitur, et audiens consilium fratrum tractet apud se et quod utilius iudicauerit faciat ; ideo autem omnes ad consilium uocari diximus qui saepe iuniori Dominus reuelat quod melius est : « chaque fois qu’il sera question au monastère de quelque chose d’important, l’abbé convoquera toute la communauté et dira lui-même de quoi il est question. Une fois entendu le conseil des frères, il en délibérera à part soi et fera ce qu’il juge le meilleur. Or si nous avons dit que tous seraient appelés au conseil, c’est que souvent le Seigneur révèle à un inférieur ce qui vaut le mieux ».

13    Le copiste du manuscrit A fait suivre ce dernier vers de la mention Anno octogs (= octogesimo) « Année quatre-vingt », c’est-à-dire 1280, date probable de la copie du texte. Celui de B note : Explicit expliceat ludere scriptor eat Hic liber est scriptus qui scripsit sit benedictus : « L’ouvrage se termine, qu’il se termine, que le copiste aille se divertir. Ce livre est écrit, béni soit celui qui l’a écrit ».