Les quatre années d’occupation allemande, le Débarquement du 6 juin 1944 et les opérations militaires de l’été 1944 ont durablement marqué la Normandie – son histoire et son territoire. En 2015, la DRAC initiait un ambitieux projet d’inventaire des vestiges de la Seconde Guerre mondiale en Normandie et sollicitait la participation de l’Université. Le point avec Jean-Luc Leleu, ingénieur de recherche CNRS à la Maison de la recherche en sciences humaines.
Quels sont les vestiges concernés par cet inventaire ?
Ce programme collectif de recherche vise à inventorier, de manière exhaustive, le patrimoine bâti de la Seconde Guerre mondiale dans les trois départements du Calvados, de la Manche et de l’Orne. Les ouvrages bétonnés du Mur de l’Atlantique constituent une part importante de cet inventaire, du fait de la stratégie allemande de défense des côtes françaises. Néanmoins, ces vestiges ne se limitent pas aux zones côtières. L’armée allemande avait installé, dans les forêts, des dépôts de vivres et de munitions, dont les traces sont encore bien préservées. Dans les villes, les vestiges sont souvent dissimulés et donc méconnus : à Saint-Lô, par exemple, d’anciens blockhaus qui servaient alors de centres de transmission et de postes de commandement sont aujourd’hui intégrés dans le tissu urbain. Au lendemain du conflit, le sort réservé aux fortifications a d’ailleurs répondu à des logiques distinctes : sur le littoral de la Manche, les fortifications furent réinvesties pour les besoins agricoles ou professionnels, tandis que sur la côte de Nacre, qui avait orienté son activité vers le tourisme balnéaire depuis la fin du XIXe siècle, ces constructions furent plus fréquemment détruites ou effacées du paysage car considérées comme des “verrues” nuisant à l’image des zones littorales.
Qu’en est-il des vestiges laissés par les armées alliées ?
Les armées alliées ne sont restées que quelques mois et étaient engagées dans une guerre de mouvement, avec des constructions essentiellement provisoires et démontables. Pour autant, les troupes alliées ont, elles aussi, laissé quelques traces dans le paysage normand, souvent en lien avec leurs opérations logistiques. Le port artificiel d’Arromanches-les-Bains en est l’exemple le plus marquant, mais on trouve aussi des indications routières peintes sur des murs à Crépon ou des signatures de soldats américains réalisés dans le ciment frais scellant des bittes d’amarrage sur le port de Barfleur. Pour faciliter le trafic automobile, les armées alliées ont également tracé de nouvelles routes – aujourd’hui goudronnées. Les ruelles étroites de Bayeux étant impraticables pour les blindés alliés, les troupes du génie britannique ont créé une rocade pour contourner la ville : le “by-pass”, comme l’appellent les habitants de Bayeux, est le premier périphérique de France !
Y a-t-il des vestiges qui témoignent du vécu des civils durant la guerre ?
Rappelons d’abord que près de 20 000 civils ont perdu la vie en Normandie lors des combats de la Libération. Pour se protéger des bombardements et des tirs d’artillerie, plusieurs dizaines de milliers de Français ont pris la route de l’exode. Dans la région de Caen, certains ont trouvé refuge dans des carrières souterraines. À cet égard, la carrière de la Brasserie Saingt de Fleury-sur-Orne est un site particulièrement bien préservé, l’accès principal ayant été condamné à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Le site a conservé toute son authenticité. Il présente encore aujourd’hui les aménagements effectués par les civils pour délimiter les espaces à l’aide de tas de terre et de couvertures tendues au sol. De nombreux objets ont été abandonnés dans l’obscurité de la carrière, comme des chaussures, des lunettes et des jouets. Les archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) ont minutieusement répertorié et numérisé les éléments constitutifs de ce site, figé dans le temps.
Comment les vestiges sont-ils identifiés ?
Le projet s’appuie notamment sur l’étude des rapports de Pinczon du Sel : au sortir de la guerre, cet officier fut chargé de l’inspection des ouvrages militaires côtiers pour identifier ceux qui pouvaient servir aux intérêts de la Marine française. Le fonds documentaire propose un état des lieux des fortifications en présence. Les clichés aériens effectués par l’IGN au lendemain de la guerre sont également très utiles. L’étude des archives allemandes et alliées est complétée par une enquête de terrain comprenant des relevés topographiques, des prises de vue photographiques et un constat de l’état de conservation des ouvrages.
Quels sont les enjeux de ce projet ?
Ces vestiges ont aujourd’hui une forte dimension patrimoniale – d’autant que les témoins de ces événements passés disparaissent progressivement. Le projet d’inscription des Plages au patrimoine de l’Humanité, porté par la Région Normandie, le démontre clairement. La gestion de ce patrimoine nécessite sa connaissance précise pour mieux le protéger, le conserver et le valoriser. À partir du travail d’inventaire, des opérations d’inscription et de classement sur la liste des Monuments Historiques est en cours. Ceci a été rendu possible par l’investissement de la DRAC Normandie qui a initié ce programme collectif de recherche il y a maintenant sept ans, en 2015 – une longévité remarquable en ces temps où l’activité de recherche est surtout financée par des appels à projets sur des durées d’environ trois ans. Les collectivités territoriales (Région et départements bas-normands) fournissent à cet égard une aide appréciable. La Normandie se trouve ainsi à la pointe : ce programme est une entreprise pionnière dans le domaine de l’archéologie des conflits contemporains, qui a vocation à entraîner d’autres initiatives similaires. À terme, les informations seront disponibles sur un site internet dédié, réalisé par le Pôle numérique de la MRSH, intégrant un logiciel de cartographie (SIG) : chaque vestige sera géolocalisé et associé à une notice explicative pour permettre à chacun de découvrir ces traces qui, dans le paysage normand, portent la mémoire des combats passés.