Dossier : Ethos et Pathos


Ethos et revendication
d’égalité dans les Euvres de
Louise Labé

Agnès Steuckardt

Université de Provence

Agnes.Steuckardt@univ-montp3

L’analyse de discours a emprunté à la rhétorique ancienne le terme d’ethos : elle l’utilise pour désigner la construction par le locuteur de sa propre image dans son discours, qu’il soit de type argumentatif ou non. Or, cette extension au discours non argumentatif risque de vider la notion de sa dimension rhétorique. On voudrait prôner ici une extension contrôlée de l’usage d’ethos : étudier l’ethos, c’est pour nous chercher à saisir comment la construction de l’image du locuteur sert les enjeux du texte. Représentant de façon récurrente des situations de comparaison, l’œuvre de Labé revendique l’égalité de la locutrice à ses allocutaires. Deux ethos opposés sont essayés pour servir cette thèse : l’ethos triomphateur de Folie remporte un succès immédiat mais éphémère ; c’est sur l’ethos d’humilité que parie Labé pour défendre son propre texte.

Speech act analysis borrowed from ancient rhetoric the word ethos to describe the construction of the speaker’s image in his own writing, be it argumentative or not. Now this extension to the non-argumentative runs the risk of suppressing the rhetorical dimension. This paper supports a controlled extension of the concept, though for us ethos-study aims at describing how the construction of the speaker’s image contributes to the underlying design of the text. The works of Louise Labe, through recurrent emphasis on parallel situations, claims equal status for speaker and addressees. Two contrary types of ethos try to illustrate this view : the triumphing ethos of Folie achieves immediate if short-lived success ; the ethos marked by humbleness is Labe’s choice as a defence of her own text.

La notion d’ethos a été empruntée à la rhétorique antique par la nouvelle rhétorique dans les années cinquante, et, depuis une trentaine d’années, par l’analyse de discours. Cette longue existence m’amènera à revenir, dans une première partie, sur la polysémie du terme, afin de justifier l’usage que j’en ferai.

Comme l’explique Ruth Amossy dans un ouvrage consacré à l’ethos, paru en 1999,l’analyse de discours entend aujourd’hui par ethos d’une part «l’image préexistante dulocuteur» et d’autre part son «image construite dans le discours». Elle nomme l’image préexistante ethos préalable ou ethos prédiscursif et l’image construite ethos discursif. Pour moi cependant, étudier l’ethos préalable et l’ethos discursif, ce n’est pas seulement décrire les représentations du locuteur : choisir le terme d’ethos, c’est se placer dans une perspective rhétorique et se demander comment ces représentations servent le discours tenu.

Or, l’œuvre de Louise Labé pose le problème d’un ethos préalable défavorable. En dépit des courants féministes qui ont pu se faire jour dans les années précédant la parution du recueil, la condition de locuteur féminin ne constitue pas, à l’époque où elle écrit, une image propre à donner autorité au discours. Comment surmonter cet obstacle à la parole? La construction de l’ethos discursif permet-elle de contrebalancer cet ethos préalable?

On étudiera les réponses proposées par Louise Labé dans la mise en scène de trois locutrices qui tentent de surmonter le poids d’un ethos préalable défavorable : le personnage de Folie dans Le Débat de Folie et d’Amour, le personnage de l’amante-poétesse dans les Sonnets, et son propre personnage, tel qu’il est présenté par les paratextes.

La notion d’ethos

Chez Aristote, la notion d’ethos est présentée de la manière suivante :

Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l’orateur (ethos) ; d’autres dans la disposition de l’auditoire, d’autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est démonstratif ou qu’il paraît l’être.

Le grec ethos est ici traduit, comme il est de tradition, par «caractère moral» ; la nature morale qu’Aristote donne à la notion est clairement explicitée par la suite du texte :

C’est le caractère moral de l’orateur qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance. Nous nous en rapportons plus volontiers et plus promptement aux hommes de bien sur toutes les questions en général, mais, d’une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant à l’équivoque

Ce qui inspire la confiance, c’est donc la moralité supposée de l’orateur : remarquons que l’ethos fait partie des «preuves inhérentes au discours» et qu’il résulte de la façon dont «le discours est tourné» : c’est d’un ethos discursif qu’il s’agit ici. L’ethos tel que le conçoit Aristote est donc l’image morale de lui-même qu’il construit par son discours, afin de persuader.

À deux millénaires de là, la reprise de la notion d’ethos par la nouvelle rhétorique lui fait subir un premier infléchissement. Pour Perelman,

Ce que les Anciens appelaient l’ethos oratoire se résume à l’impression que l’orateur, par ses propos, donne de lui-même

Ce raccourci fait disparaître la dimension morale de l’ethos. De même Olivier Reboul, expliquant l’ethos aristotélicien, glose :

L’ethos, c’est le caractère que doit prendre l’orateur pour inspirer confiance à son auditoire, car, quels que soient ses arguments logiques, ils ne peuvent rien sans cette confiance

Dans les deux cas, une citation d’un rhétoricien de l’Antiquité appuie la présentation. Perelman cite Isocrate :

Ne prête pas ton appui pour de mauvaises affaires, dit Isocrate, et ne t’en fais pas l’avocat ; tu donnerais l’impression de commettre toi aussi les actes dont tu prendrais la défense chez autrui

Reboul cite Aristote :

C’est pourquoi son équité est presque la plus efficace des preuves

Dans les deux cas, les citations antiques comportent une dimension morale, que marquent les mots «mauvaises», «commettre» chez Isocrate et «équité» chez Aristote, mais le commentaire moderne la passe sous silence. Parallèlement, la référence à Isocrate introduit une conception un peu différente de l’ethos, car pour Isocrate l’ethos n’est pas pur produit de la construction discursive : il résulte du comportement réel de l’orateur et rencontre donc ce que les analystes du discours appellent aujourd’hui l’ethos préalable.

L’analyse du discours contemporaine développe, sous la plume de Ruth Amossy oude Jean-Michel Adam, une notion duelle : l’ethos est l’image de lui-même que l’orateur construit dans son discours, ou bien qui préexiste à son discours. Un infléchissement dela notion apparaît chez Dominique Maingueneau. Récapitulant son usage de la notion, il déclare en effet :

J’ai été ainsi amené à travailler cette notion d’ethos dans des directions qui excèdent de beaucoup le cadre de l’argumentation : en particulier en étendant sa portée aux textes écrits et à des textes qui ne présentent aucune séquentialité de type argumentatif, pour reprendre les termes de J.-M. Adam, et qui ne s’inscrivent même pas nécessairement dans des situations d’argumentation

Le passage révèle à la fois l’intérêt de la démarche et ses écueils. Certes, il paraît utile de chercher l’ethos ailleurs que dans des textes argumentatifs au sens strict ; mais, à quitter le terrain de l’argumentation, ne risque-t-on pas de voir se diluer la spécificité de la notion d’ethos ? Si les textes étudiés «ne s’inscrivent pas dans une situation argumentative», à quoi bon parler d’ethos ? Autant vaudrait parler d’«image du locuteur».

Je suivrai ici l’extension de sens proposée par l’analyse de discours, dans la mesure où l’œuvre que j’étudie n’est pas toujours de nature purement argumentative ; cependant, je m’attacherai à montrer les enjeux rhétoriques de textes qui ne s’inscrivent pas principalement dans le type argumentatif, et c’est dans sa dimension argumentative que j’analyserai l’image de la locutrice chez Louise Labé.

L’ethos triomphant de Folie

La représentation de Folie est incontestablement impliquée dans un processus argumentatif, puisque le Débat de Folie et d’Amour est d’abord une disputatio, genre éminemment rhétorique. Ses prises de parole sont concentrées dans le Discours I, c’est donc dans ce passage que j’étudierai la construction de son ethos. On repère dans ce Discours I trois étapes.

Dans un premier temps, Folie, pour ne pas arriver en retard au banquet des dieux, bouscule Amour, qui s’offusque de son insolence, fait valoir sa dignité et finit par décocher une flèche à Folie. Mais celle-ci esquive le trait.

Dans un deuxième temps, Folie vante sa puissance à Amour et conclut la démonstration verbale par une démonstration en actes : elle «tire les yeux à Amour».

Dans la troisième étape de la querelle, Amour se plaint du traitement infligé par Folie, qui, de son côté, le présente comme une juste sanction. Elle complète le châtiment en mettant sur la blessure d’Amour un bandeau qui «jamais ne pourra être ôté» (p. 55).

C’est l’ethos d’Amour qui est au centre de la première étape : Amour fait valoir sa puissance, dont «le ciel et la terre rendent témoignage» (p. 50). Parallèlement toutefois, il donne des indications sur l’ethos préalable de Folie dans deux passages :

Qui est cette folle qui me pousse rudement ? (p. 49)

Et toy femme inconnue, oses tu te faire plus grande que moy ? ta jeunesse, ton sexe, ta façon de faire te dementent assez ; mais plus ton ignorance, qui ne te permet connoitre le grand degré que je tiens. (p. 50)

Les désignations («cette folle», «femme inconnue») et les qualités attribuées («jeunesse», «sexe», mauvaise «façon», «ignorance») posent un ethos prédiscursif fort défavorable.

Folie répond à ces attaques par une représentation non moins défavorable d’Amour. Elle souligne sa jeunesse («si jeune», «jeune garsonneau», p. 49 ; «ta jeunesse» ; «jeune»,p. 51), sa faiblesse («si foible», «de si foible taille», p. 49 ; «flouet», p. 51), son outrecuidance inconsidérée («le plus presomptueus fol du monde», p. 51). Si le discours de Folie n’a pas pour objet, à ce moment du texte, une réfutation directe de l’ethos préalable imposé par Amour, il commence cependant la construction de l’ethos discursif par le style qu’il adopte. Le langage de Folie est en effet émaillé de locutions figées :

A Dieu te command’, (p. 49)

Si tu m’eschaufes une fois, tu n’auras du meilleur. (ibid.)

Ce n’est pas à moy à qui tu dois vendre tes coquilles. (p. 50)

Je n’ay afaire du jugement des autres. (p. 51)

Ce recours à des locutions populaires situe le discours de Folie dans le style moyen, sinon bas, alors qu’Amour s’exprime en style élevé. Cette apparente infériorité dansla hiérarchie des styles, loin de dévaloriser Folie, manifeste au contraire son aplomb : le Dieu Amour ne lui en impose pas, elle s’adresse à lui sans éprouver le besoin de surveiller son langage. L’ethos discursif qu’elle met ainsi en place instaure une relation d’égalité entre les interlocuteurs.

Dans le second temps du Discours I, la correction de l’ethos préalable imposé par Amour devient l’objet même des propos de Folie. Une longue tirade mène la construction d’un ethos plus favorable. Elle s’ouvre par une revendication d’égalité : «Je suis déesse comme tu es Dieu» (p. 52) et se développe en un éloge de soi-même qui a pour ressort d’une part l’amplification et d’autre part le parallèle. L’amplification décline, en périodes et en énumérations, la grandeur des exploits de Folie, qui pousse hommes et dieux aux conduites les plus grotesques et les plus humiliantes. La quantité et la qualité de ses victimes nourrissent sa gloire. Le parallèle lui permet de comparer sa propre puissance à celle d’Amour. Deux structures récurrentes mettent en œuvre cette comparaison : la coordination en mais et la structure conditionnelle. La coordination en mais, plaçant la puissance de Folie en second terme, marque sa victoire à l’issue de la comparaison :

Tu lasches l’arc, et gettes les flesches en l’air ; mais je les assois au cœur que je veus. (p. 52)

Tu t’adresses contre Jupiter : mais il est si puissant, et grand, que si je ne dressois ta main, si je n’avoy bien trempé ta flesche, tu n’aurois aucun pouvoir sur lui. (p. 52)

Tu as fait aymer Jupiter : mais je l’ay fait transmuer en Cigne, en Taureau, en Or, en Aigle. (p. 53)

La structure conditionnelle indique la dépendance de la renommée d’Amour à l’intervention de Folie :

Si je ne dressois ta main, si je n’avoy bien trempé ta flesche, tu n’aurois aucun pouvoir sur lui [Jupiter]. (p. 52)

Et quand toy seul ferois aymer, quelle seroit ta gloire si je ne faisois paroitre cet amour par mille invencions ? (p. 52-53)

Qu’ust ce esté, si Paris n’ust fait autre chose qu’aymer Helene ? (p. 53)

Qui ust parlé des amours de Dido, si elle n’ust fait semblant d’aller à la chasse pour avoir la commodité de parler à Enee seule à seul […] ? (p. 53)

Le second moment du discours tend donc à construire par le discours un ethos favorable pour Folie ; il affirme en fait non pas seulement son égalité avec Amour, mais bien sa supériorité.

Dans la troisième étape, Folie reprend l’essentiel de l’ethos qu’elle vient de construire en se désignant par les périphrases «la Royne des hommes» (p. 54) et «celle qui t’a fait avoir le bruit que tu as» (ibid.). Elle renforce son personnage en adoptant un langage juridique («se chatient», «injurier et outrager», «voye de fait», p. 54). L’ethos ainsi construit conforte la domination rhétorique de Folie dans ce dernier temps du Discours I : Amour en effet avait commencé par se disperser en plaintes désordonnées adressées à Jupiter et à Vénus. Au discours de Folie, qui requalifie en termes juridiques l’agression subie par Amour en une juste sanction de son insolence, il n’oppose qu’une piètre défense. Il s’enferre dans une démonstration contradictoire (joliment nommée par les rhétoriciens «argument du chaudron») : il plaide d’abord non coupable, soutenant qu’il n’y a pas eu injure puisqu’il ne connaissait pas Folie, mais, finalement, demande à Folie de lui pardonner, reconnaissant par là même sa faute. À l’issue de cette disputatio, c’est donc Folie qui triomphe.

Pourtant, cette victoire rhétorique et l’ethos discursif acquis dans la joute avec Amour ne suffisent pas, selon Folie elle-même, à donner autorité à sa parole : devant l’Assemblée des Dieux, elle demande que «quelc’un des Dieus» parle pour elle, «à fin que la qualité des personnes ne soit plus tot consideree, que la verité du fait» (p. 60). Elle craint donc que «la qualité» de sa personne ne joue en sa défaveur. Ainsi, le triomphe discursif ne permet pas à Folie de lutter contre le poids de son ethos préalable, et elle doit en définitive renoncer à la parole.

L’ethos d’humilité

Les Sonnets, comme le paratexte, donnent du locuteur féminin une représentation beaucoup moins flamboyante que celle de Folie. Avant d’interpréter cette image comme un ethos, il convient de mettre en évidence l’enjeu argumentatif de ces textes.

Quel est donc l’enjeu argumentatif des Sonnets ? Trois situations d’énonciation y sont mises en scène : soit le sonnet est adressé à l’amant (sonnets II, VII, IX, X, XI, XIV, XVI, XVII, XVIII, XXIII), soit il est adressé à une autre instance (I, III, V, XII, XV, XXII, XXIV), soit aucun allocutaire n’est présent. Dans ce troisième cas, les enjeux argumentatifs ne sont pas directement explicites, et l’on ne retiendra pas, pour la présente étude, cet ensemble de textes ; en revanche, dans les deux premiers dispositifs énonciatifs, l’apostrophe à un interlocuteur enclenche des demandes explicites, donc un processus rhétorique.

Les sonnets adressés à l’«Ami» cherchent à reconquérir son amour. L’ethos préalable de la locutrice ne semble guère favorable : elle se présente comme une amante délaissée. Or, sa représentation discursive, loin de corriger cette fâcheuse impression, vient au contraire la renforcer : la locutrice se met en scène «navree» (III), «cassee» (XIV),«pamee» (VII). L’image construite semble placer la locutrice en situation de faiblesse absolue ; mais c’est justement cette détresse qui vient fonder pour elle une sorte de droit, comme on peut le lire dans le sonnet VI :

C’est à moy seule à qui ce bien est du,
Pour tant de pleurs et tant de tems perdu. (VI, p. 124)

Les «pleurs» et le «tems perdu» sont ici des compléments circonstanciels de cause,comme le marque la préposition «pour», qui les introduit ; la souffrance de la locutrice est présentée comme le fondement d’un «dû».

Une seconde assise de son droit se trouve dans la conduite antérieure de l’Ami, dont la cour passée est présentée comme un engagement. Un «iteré serment» est rappelé explicitement dans le sonnet XXIII (p. 134) et invoqué implicitement dans le sonnet XI par l’adjectif «felon» (p. 127) ; il permet à l’amante de se prévaloir d’un droit. Elle acquiert dès lors une position de supériorité. L’ethos discursif ainsi construit lui donne la possibilité d’ironiser sur l’Ami, comme elle le fait dans les dix premiers vers du sonnet XXIII. On atteint là cependant une limite dans l’exploitation des droits de l’affligée ; les quatre derniers vers en rabattent :

Mais je m’assur’, quelque part que tu sois,
Qu’autant que moy tu soufres de martire. (XXIII, p. 134)

Comme l’indique la conjonction «autant que», c’est une affirmation d’égalité que pose cet ultime sonnet adressé à l’Ami. Le dispositif rhétorique, où s’inscrit l’ethos d’humilité, revendique donc finalement l’égalité entre la locutrice et son allocutaire.

Dans les sonnets adressés à d’autres instances, l’enjeu argumentatif est une demande de soutien ou de compréhension. L’ethos y est traité de la même manière que dans les sonnets adressés à l’Ami. Tout au long du recueil en effet, l’ethos discursif, construit par des termes appartenant au même champ sémantique de la souffrance , ne fait que renforcer la position d’infériorité où le statut d’amante abandonnée place la locutrice. Pourtant, les sonnets XXII et XXIV posent une revendication d’égalité. Le sonnet XXII, adressé au Soleil, affirme que, devant l’amour, les Dieux-astres se trouvent dans une sujétion égale à celle de la locutrice :

Mais s’ils [les dieux-astres] avoient ce qu’ils ayment lointein,
Leur harmonie et ordre irrevocable
Se tourneroit en erreur variable,
Et comme moy travailleroient en vain. (XXII, p. 1 33)

On retrouve la conjonction «comme», qu’utilisait Folie pour poser son égalité destatut avec Amour. Elle sert ici à affirmer l’égale condition de chacun devant l’amour. Le sonnet XXIV pousse un peu plus loin la thèse : non seulement les Dames auxquelles il s’adresse se trouvent, devant l’amour, dans la même situation que la locutrice, mais il se pourrait fort bien que la locutrice prenne l’avantage sur elles :

Mais estimez qu’Amour, à point nommé,
Sans votre ardeur d’un Vulcan excuser,
Sans la beauté d’Adonis acuser,
Pourra, s’il veut, plus vous rendre amoureuses :
En ayant moins que moy d’ocasion,
Et plus d’estrange et forte passion,
Et gardez vous d’estre plus malheureuses. (XXIV, p. 134-135)

À la comparaison d’égalité que posait «comme», les adverbes «plus» et «moins» substituent ici une comparaison d’inégalité, plaçant la locutrice en position de supériorité. L’absolue soumission à l’amour est en définitive une condition partagée par l’amante-poétesse et ses allocutaires : si elle adopte un ethos d’humilité, ce n’est cependant pas devant eux qu’elle s’incline, mais devant une puissance qui s’exerce sur elle comme sur eux.

C’est aussi une posture d’humilité que mettent en scène les paratextes. La parole d’écrivains masculins, qui occupe un tiers du recueil, vient autoriser la prise de parole de Louise Labé. Les poètes vantent d’ailleurs abondamment sa beauté, quelquefois sa «grace à chanter, baller, sonner» (p. 177), rarement le «docte de ses escriz» (p. 176).

Le titre même peut être interprété comme un signe d’humilité, ainsi que le montre Emmanuel Buron :

[Le titre d’Euvres] désigne comme un accomplissement une matière qui ne serait qu’un premier pas pour un homme. Il prend acte du fait qu’il n’y a pas d’au-delà de l’écriture amoureuse pour Louise Labé, et donc pas de carrière poétique possible : ses «jeunesses» épuisent les possibilités de son inspiration ; ses premières productions peuvent être érigées en Euvres, comme la somme précocement complète de toute une vie d’écriture

.

En accueillant des textes masculins dans son propre recueil, en acceptant de se taire après une mince publication, Louise Labé fait acte d’allégeance : elle assume l’ethos préalable défavorable que constitue la condition d’ «écrivain féminin».

L’épître dédicatoire présuppose le même ethos préalable. Si Louise Labé veut croire«le tems venu que les lois des hommes n’empeschent plus les femmes de s’apliquer aux sciences et disciplines» (p. 41), elle envisage au futur la «reputacion que notre sexe en recevra» (p. 42) et concède que «nous ne sommes faites pour commander» (ibid.). Cet ethos préalable n’est pas contrebalancé par l’ethos discursif ; selon la loi du genre préfaciel, l’épître dédicatoire s’attache à manifester la modestie de l’auteur: Louise Labése plaint de la «rudesse de son entendement» (p. 41) et impute à ses «amis» l’initiative de la publication de ses œuvres. Remarquons pour finir que, dans l’ensemble de son «euvre», elle adopte une orthographe qui fait l’économie des lettres étymologiques : on peut bien sûr interpréter son choix comme une volonté de modernité, mais peut-être affiche-t-elle aussi par là sa condition de scripteur féminin, comme le suggère Chantal Wionet :

N’oublions pas que les femmes ont toujours favorisé la modernité, coupées qu’elles étaient des lettres anciennes.

C’est donc sur un ethos d’humilité que semble parier Louise Labé pour convaincre son lecteur, et en particulier son lecteur masculin, de la lire.

Être femme constitue, au XVIe siècle tout au moins, une condition peu favorable à l’admission dans la République des lettres. À la locutrice, bien plus qu’au locuteur, s’impose la nécessité de légitimer sa prise de parole. Défendre son droit à la parole est pour elle un passage obligé.

Pour plaider ce droit, Louise Labé met en scène deux solutions argumentatives opposées : l’une, celle de Folie, pose d’emblée la revendication d’égalité et la légitime par un ethos discursif dominant ; l’autre, celle de l’amante et de l’écrivain féminin, assumeun ethos préalable défavorable et choisit pour l’ethos discursif une posture d’humilité.

C’est, de toute évidence, la seconde solution qui a la préférence de Louise Labé : Folie, malgré son franc-parler, malgré ses prouesses rhétoriques devant Amour, doit finalement, dans le débat public, renoncer à la parole ; l’ethos triomphant est une impasse. Au contraire, en prouvant par son exemple même la puissance supérieure del’amour, l’amante-poétesse peut proclamer l’égalité humaine devant le destin d’aimer. L’écrivaine, en acceptant la position d’infériorité qui lui est faite par les hommes de son temps, peut publier son œuvre, et espérer en l’équité de ses lecteurs futurs.


1

Ruth Amossy, «Au carrefour des disciplines», Ruth Amossy (ed.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux-Niestlé, 1999, p. 154.

2

Voir notamment Daniel Martin, «Défense de la femme», Daniel Martin et Isabelle Garnier-Mathez, Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour, Elégies, Sonnets, Neuilly, Atlande, 2004, p. 33-35.

3

Aristote, Rhétorique, livre I, chapitre II, 1356a, 3 [traduction Charles-Emile Ruelle, revue par Patricia Vanhemelryck], Paris, Le livre de poche, 1991, p. 83.

4

Ibid., 1356a, 4.

5

Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Ed. de l’université de Bruxelles, 1988 [©1958], p. 429.

6

Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991, p. 59.

7

Perelman, Traité…, p. 429.

8

Reboul, Introduction…, p. 59.

9

Dominique Maingueneau, «Ethos, scénographie, incorporation», Ruth Amossy, Images de soi…, p. 75-76.

10

Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour, Discours I, Paris, GF Flammarion, 2004 [1555], p. 54.

11

Son vocabulaire, notamment, est soutenu, comme le montre par exemple le choix des mots trofee, forfaits, transgressions (p. 50).

12

On retrouve par exemple dans ce groupe de sonnets le participe cassee, pour qualifier l’amante (sonnet V).

13

Emmanuel Buron, «Louise Labé. Débat de Folie et d’Amour, Elégies, Sonnets. Analyse littéraire», Gabriel Conesa et Franck Neveu (ed.), L’agrégation de lettres modernes 2005, Paris, Armand Colin, p. 190.

14

J’emprunte l’expression à l’auteur de l’Ode sur la poésie de Louise Labé, qui se demande à son propos «d’où vient cet écrivain nouveau et féminin» (p. 142).

15

Chantal Wionet, «Louise Labé. Débat de Folie et d’Amour, Elégies, Sonnets. Étude de la langue», L’agrégation de lettres 2005…, p. 252.