Dossier : Ethos et Pathos


Michel Leiris L’Âge d’homme

Rhétorique de l’aveu :
atténuation, négation, ironie

Catherine Boré

Maître de conférences IUFM de Versailles
MoDyCo UMR 7114 Université Paris X

catherine.bore@noos.fr

L’article développe l’idée que l’écriture autobiographique de l’aveu chez M. Leiris repose sur une contradiction qui consiste à avouer sans avouer, le contraignant à adopter simultanément un ethos humilié et provocateur. À l’appui de cette thèse, l’auteur repère trois types de modalisation organisateurs de l’aveu : l’atténuation par emploi de mots de sens contraire ou indirect, la négation et l’ironie. Ils ont en commun de présenter un ethos divisé et polyphonique, selon la théorie d’Oswald Ducrot, en lequel se marque toujours la trace de l’«autre». Le pathos, exclu d’emblée par l’auteur, est peut-être pourtant le moyen de surmonter une dialectique des contraires.

This paper develops the view that the autobiographical treatment of confession in Michel Leiris rests upon a contradiction which comes to confessing without confessing, thus imposing an ethos both aggressive and humiliated. Three categories of this process of disclosure are analysed as illustrations of this view : denial, irony, or toning down the acknowledgment. All have in common, according to the theory of Oswald Ducrot, a divided, polyphonic ethos which always reflects the imprint of otherness. Pathos, even though straight away barred by the author, might nevertheless pave the way to transcending such a dialectical opposition of contraries.

Et si je pense également à l’influence déprimante qu’a eue sur toute ma formation ce que j’ai reçu d’éducation catholique – principalement la notion de fruit défendu et, plus encore, celle du péché originel (par laquelle si certain que je sois d’avoir intellectuellement rompu avec ce genre de préjugés, je sais fort bien que je reste obsédé) – j’en viens à m’expliquer assez clairement par suite de quel sentiment de culpabilité (non plus caché, comme celui qui repose sur les représentations infantiles relatives aux conséquences possibles de la masturbation et des désirs d’inceste, mais en quelque sorte effectif) en même temps que la «confession» exerce sur mon esprit un attrait impérieux – par son côté humiliant, joint à ce qu’elle comporte simultanément de scandaleux et d’exhibitionniste , je me conduis toujours comme une espèce de «maudit» que poursuit éternellement sa punition, qui en souffre mais qui ne souhaite rien tant que pousser à son comble cette malédiction, attitude dont j’ai tiré longtemps une joie aiguë bien que sévère, l’érotisme étant nécessairement placé pour moi sous le signe du tourment et, plus encore, de la terreur,- vraisemblablement mes plus violents facteurs d’excitation parce qu’eux seuls, en raison de ce qu’ils contiennent de pénible, m’autorisent à regarder ma dîme comme payée et me dispensent le droit de jouir librement, ayant supprimé en acquittant ma dette la stupide hantise du péché originel .

En parlant d’une rhétorique de l’aveu, on voudrait ici placer d’emblée le texte autobiographique de Michel Leiris dans les termes du pacte qu’il s’est lui-même imposé : on sait que le premier projet du texte est en effet une «confession érotique», suggérée par une commande de Georges Bataille. On sait aussi que, quelles que soient les modifications apportées à ce premier projet, Leiris insiste à plusieurs reprises, dans le «prière d’insérer» de 1939 et, différemment, dans la préface de 1946 «De la littérature considérée comme une tauromachie», sur le risque, nécessaire et constitutif du texte, qui consiste à «confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui [lui] font le plus honte» (p. 10-11 prière d’insérer), à «tout avouer pour partir sur de nouvelles bases («De la littérature…» p. 15). Chemin faisant, il découvre cependant l’ambivalence des aveux, comme le montre le texte liminaire cité.

Le double aspect – humiliant et simultanément scandaleux/exhibitionniste – de l’aveu, mis en avant dans le texte cité, constitue le mécanisme fondamental de cette écriture autobiographique. Elle paraît en effet travaillée par les contraires, sous des formes que cette présentation ne pourra explorer que partiellement.

La poétique développée dans la préface de 1946 en montre quelques aspects. En retraçant le chemin théorique qui conduit l’écrivain à l’engagement d’une confession qui soit un «acte», par la description, dépouillée de tout artifice de «style», d’un individu en qui d’autres pourraient se reconnaître, Leiris achoppe pourtant sur une vérité qu’il lui faudra dépasser :

Ce que je méconnaissais, c’est qu’à la base de toute introspection, il y a goût de se contempler et qu’au fond de toute confession il y a désir d’être absous. Me regarder sans complaisance, c’était encore me regarder, maintenir mes yeux fixés sur moi au lieu de les porter au-delà pour me dépasser vers quelque chose de plus largement humain. Me dévoiler devant les autres mais le faire dans un écrit dont je souhaitais qu’il fût bien rédigé et architecturé, riche d’aperçus et émouvant, c’était tenter de les séduire pour qu’ils me soient indulgents, limiter – de toute façon – le scandale en lui donnant forme esthétique (p. 13).

Ce projet esthétique sera donc abandonné, tout comme semblera écarté tout recours au pathos (cf. «émouvant»), senti comme artifice dénaturant l’entreprise d’écriture. Naît alors, a posteriori, une conception éthique du risque encouru par le fait de «dire toute la vérité, et rien que la vérité» (p. 17), risque vital, risque mortel qui aurait son analogue dans la partie jouée entre le torero et la corne du taureau ; il s’agirait en somme de porter «le couteau dans la plaie» : l’absence de «style» concerté, mais plutôt la rigueur «classique» et sans fard, jusqu’à la crudité, en assureraient l’authenticité et signeraient par là l’«engagement» d’un homme parmi les autres hommes.

Mais Leiris préfacier n’est pas Leiris écrivain ; il y a ce que l’œuvre dit et ce qu’elle montre, en une dualité inévitable.

Ainsi, contrairement à ce qui est dit, l’atténuation semble le procédé de modalisation le plus représentatif de l’œuvre et la première ressource utilisée pour résoudre les tensions contradictoires de l’entreprise.

Elle donne à voir – tant au niveau de l’emploi du lexique que dans les formes syntaxiques – une complexité très grande dans le discours. La dénégation y occupe une place importante : l’emploi de mots de sens contraire, la négation dans les formules exceptives ou litotiques, et les formes diverses de l’ironie construisent un ethos du locuteur se débattant dans l’impossible de l’aveu, cherchant à échapper au tourniquet du couple complaisance/déplaisance et imaginant pour cela des postures successives.

Atténuation : un ethos conscient, préconscient, inconscient ?

Périphrases, métaphores, euphémismes

Dans son ouvrage Michel Leiris, des premiers écrits à L’Âge d’homme, Annie Pibarot révèle les modifications qu’effectue Leiris entre son premier manuscrit Lucrèce Judith et Holopherne et L’Âge d’homme : ce sont systématiquement des formes d’atténuation, qui conduisent Leiris à substituer à la violence des mots crus «se branler», «foutre», «masturbation», des euphémismes tels que : «se pâmer» (p. 54), ou des périphrases «offrande intime» (p. 57), «une libation d’un certain ordre» (p. 57), auxquelles on peut ajouter «la fête nocturne égoïste» (p. 144), «litigieux manèges» (p. 89),«un manège plus précis» (p. 169), «se débaucher hypocritement» (p. 63), «je stimulaimon imagination» (p. 93), et, pour la fellation, qu’elle soit hétéro- ou homosexuelle, elle est indirectement désignée par métonymie : «bouche souillée» (p. 60) ou «d’humilier [sa] bouche» (p. 146).

Ces formes d’atténuation du lexique révèlent, comme toute modalisation, l’existence d’un point de vue sur un objet, mais aussi la manière dont le locuteur prend position par rapport à cet objet, à savoir les termes directs employés dans le premier manuscrit. Même sans une étude détaillée, il n’est pas difficile de voir que presque systématiquement, en dépit d’affirmations contraires dans le texte même et de tentatives pour assimiler sexe et sacré («libation», «offrande»), beaucoup des termes de substitution choisis comportent un jugement moral négatif : «égoïste», «se débaucher», «hypocritement», «souillé».

Ainsi la faute qui justifie une confession est-elle désignée par une voie indirecte : elle révèle dans le texte une image de soi profondément coupable du locuteur.

Cette forme de négativité, axiologique et non syntaxique, est doublée cependant par des formes beaucoup plus complexes d’emploi du lexique.

Elles agissent souvent comme un «révélateur» pour le locuteur, qui trouve dans sa propre énonciation un énonciateur inconnu, qui n’est autre que lui-même. On aura reconnu dans ce dédoublement une allusion à la théorie – ici très simplifiée – de la polyphonie selon Ducrot : le locuteur en tant que tel (L) se démarque ou se distingue d’un discours du locuteur en tant qu’être du monde (l) qui est «dit» dans l’énoncé. Cette distinction permet notamment d’expliquer certaines formes d’ironie, qui n’est plus seulement l’ «antiphrase» de la définition rhétorique, mais qui mentionne dans son dire les paroles d’un énonciateur dont il se démarque. On y revient plus loin. On peut déjà dire que cette distinction est à la base de la notion d’«ethos», si l’on entend par là la division qu’il faut établir entre ce que le locuteur dit et ce qu’il montre de lui par le langage :

Dans ma terminologie, je dirai que l’ethos est attaché à L, le locuteur en tant que tel : c’est en tant qu’il est source de l’énonciation qu’il se voit affublé de certains traits de caractère qui, par contrecoup, rendent cette affirmation acceptable ou rebutante. Ce que l’orateur pourrait dire de lui, en tant qu’objet de l’énonciation, concerne en revanche l, l’être du monde et ce n’est pas celui-ci qui est en jeu dans la partie de la rhétorique dont je parle (la distance entre ces deux aspects du locuteur est particulièrement sensible lorsque L gagne la faveur de son public par la manière dont il humilie l : vertu de l’autocritique).

Sens contraire, sens indirect

On signalera donc ici la manière dont un même mot est employé par le locuteur d’une manière parfois contraire pour le sens, sans qu’il en soit toujours conscient.

Il faut ici établir une différence, dans le texte, entre les parties de récits véritablement narrés (sans commentaire rétrospectif) et les parties du récit qui ressortissent de l’essai, dans lesquelles le locuteur revient sur son dire et commente, interprète, explique certains processus qui l’ont amené à découvrir ses erreurs et à accéder à ce qu’il pense être la vérité.

Deux types d’emploi des mots dérivent de ces attitudes opposées :

– l’emploi non conscient de mots de sens contraire et donc, finalement, l’indistinction linguistique du sens de ces mots pour le locuteur.

– la désignation antiphrastique : le nom d’un objet est désigné par son contraire. C’est notamment le cas lorsque le locuteur rapporte ses rêves et qu’il les commente. Il arrive cependant qu’il ne commente pas spécialement le terme employé, mais que le lecteur distingue, dans la dénégation elle-même, quel est le terme réellement visé.

Le premier phénomène concerne un cas extrême de polysémie : le même mot désigne deux concepts opposés : ex «l’hôte», qui est à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu.

Bien entendu, dans le texte de Leiris, on ne trouve pas d’exemple aussi clair, et c’est bien normal puisqu’il s’agit d’emplois en discours et non en langue.

Cependant le locuteur insiste longuement sur le verbe «passer», qu’il emploie pour désigner le lieu d’une double interrogation de lui-même enfant : «comment peuvent passer les jouets [par la cheminée] ? comment peuvent sortir les enfants ?» (p. 34), à laquelle fait écho un troisième exemple : celui de l’hostie pour laquelle, ne sachant comment l’avaler en raison de sa largeur, il attend «un prodige analogue à celui des jouets de Noël qui, quelles que soient leur dimension, arrivent au bas des cheminées.» (p. 83)

On remarque d’abord que le locuteur représenté situe son corps dans un espace imaginaire différent selon les cas considérés :

– Il est au point d’aboutissement de la descente pour les jouets, alors qu’il est au contraire au point de départ pour l’hostie ; et si, dans le cas de l’hostie il n’emploie pasle mot «passer» mais «avaler», on retrouve la même connotation que celle de la naissance, à savoir le corps : cela ne «passe pas»

;

– Par ailleurs, le locuteur ne semble pas se douter que le verbe «passer» connaît un emploi antagoniste de celui de la naissance (les enfants passent par le sexe de leur mère, mais on peut aussi les faire «passer», c’est-à-dire avorter). L’analogie de structure syntaxique qu’il note entre les deux phrases dans la question enfantine posée plus haut : «comment peuvent passer les jouets [par la cheminée] ? comment peuvent sortirles enfants ?» rend équivalents les deux verbes sortir/passer et, inconsciemment peut-être, interchangeables. Ainsi naissance et mort sont-elles indirectement évoquées par le même verbe.

L’écriture dévoile ainsi, à l’insu du locuteur et en dépit de sa conscience affirmée, une autre forme d’angoisse de mort, présentée rétrospectivement avec le savoir de l’adulte.

– Un exemple d’une autre nature se trouve dans le récit d’un rêve où la négation s’exprime de façon explicite :

Je me trouve en présence de femmes qui sont là, non pour faire l’amour, mais pour prédire l’avenir. (p. 53)

Cet exemple peut être analysé à deux niveaux : par sa structure syntaxique, il appartient à une série dont nous verrons un peu plus loin qu’elle consiste à écarter un premierterme au profit d’un second, jugé plus juste. On reconnaît la figure rhétorique de l’épanorthose, qui prend ici la forme de la dénégation : le locuteur répond par la négative à une figure possible du désir.

Mais on peut aussi remarquer que les deux syntagmes présentés comme antagonistes par l’énonciateur du rêve («faire l’amour» vs «prédire l’avenir»), reposent sur le double sens possible du mot «aventure» («avoir une aventure»/« dire la bonne aventure») qui est repris quelques lignes plus loin :

Je me laisse entraîner par quelques-unes d’entre elles qui veulent me dire la bonne «aventure». (p. 53)

Ainsi le locuteur, en voulant éclairer les propos de l’énonciateur (l’enfant ou le rêveur qu’il fut) donne-t-il à voir au lecteur quelque chose de lui qui, de fait, lui échappe.

– Il n’en est pas tout-à-fait de même avec les deux autres exemples. Dans ceux-ci, le locuteur se fait analyste de ses propres mots et remarque à deux reprises au moins dans le texte que le rêveur qu’il fut, fait équivaloir par antiphrase, des termes contraires parce qu’y sont amalgamés deux points de vue opposés :

[…] je n’ai plus droit à aucun ménagement et ne puis plus être qu’un objet de plaisir (en fait un «souffre-douleur») pour mes amis. (p. 203)

La contradiction se poursuit hors du rêve par le cri qu’il pousse, dont le locuteur dit ne pas savoir s’il s’agissait d’un cri d’angoisse ou d’un cri de plaisir.

Un second exemple montre la conjonction faite par le rêveur entre les termes «guérir» et «mourir» :

Tantôt je rêvais que […] pour m’empêcher d’étouffer – c’est-à-dire me guérir – on venait me faire boire un poison violent qui allait me faire mourir dans d’horribles souffrances. (p. 193)

La nature polyphonique de ces exemples tient au dialogue plus ou moins conscient montré entre locuteur et énonciateur, qui se marque dans l’équivalence explicitement posée entre les contraires mis en italiques.

Négation, dénégation, révélation

Dans son article célèbre «Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne» Benveniste insiste sur une caractéristique essentielle de la négation en linguistique qui est de ne pouvoir annuler que ce qui est énoncé. C’est ce qui lui permet de noter la ressemblance avec le concept freudien de la dénégation, en ce que celle-ci est l’admission d’un contenu refoulé : le nier, c’est présupposer son admission (ou son existence). La pragmatique de Ducrot infléchit l’analyse dans le sens de la polyphonie : la modalité de la négation est considérée comme polyphonique quand elle provient de la réponse à une assertion antérieure. C’est le cas, exemplairement, de la négation polémique mais aussi de la négation métalinguistique, qui reprend les mots de l’autre pour les nier.

La négation prend des formes complexes chez Leiris ; elle peut en effet être analysée comme une dénégation de l’aveu, dans des formes que nous avons vues plus haut, selon lesquelles c’est le jugement moral porté sur ses actes qui est nié :

Je ne me considérais pas comme sexuellement perverti ; (p. 196)

Les histoires de débauches même les moins reluisantes dont est émaillée une partie de ce récit ne représentent jamais pour moi quelque chose de vil à proprement parler ; (p. 196)

ou encore :

D’une manière générale, sadisme, masochisme etc., ne constituent pas pour moi des «vices» mais seulement des moyens d’atteindre une plus intense réalité. (p. 196-197)

Négation métalinguistique dans les derniers exemples, dans la mesure où, justement, ce sont les mots des autres mis à distance par l’italique ou les guillemets (vil, «vices») qui constituent le jugement que l’écriture veut métamorphoser, renverser en «plus intense réalité». Le travail de l’écriture démiurge s’effectue donc par le moyen d’une négation qui donne à voir une autre interprétation. Le lecteur est conduit vers «autre chose» que l’écriture se charge de révéler.

Ces remarques conduisent à une description de l’ethos en lequel existent l’une par l’autre dénégation et révélation. Deux types de constructions polyphoniques et/ou dénégatives en sont les figures principales : les tours exceptifs et litotiques.

Formules exceptives

Des premiers on sait que seul le constituant posé après la formule exceptive est validé, la négation portant en fait sur le reste. Du même coup, c’est le terme excepté qui est mis en valeur. Dans les très nombreux exemples qui existent dans le texte, le forclusif est variable : «guère», «pas», «rien», parfois il s’agit de la forme négative de l’adjectif.

Les variations d’emploi du forclusif et les modalisations intermédiaires font varier la force du terme excepté. Mais, de façon classique, c’est en comparant ces exemples avec le tour assertif correspondant qu’on s’aperçoit que c’est le point de vue apporté à l’atténuation qui fait la force de la formule, en la présentant comme une sorte de révélation :

(1) […] il m’était impossible de concevoir une vraie passion autrement que comme quelque chose qui engage pour la vie et la mort, […] (p. 46)

(2) Je ne conçois guère l’amour autrement que dans le tourment et dans les larmes ; (p. 75)

(3) […] et je ne pouvais l’ [l’amour] envisager autrement que comme une sorte de déchéance. (p. 187)

(4) […] il ne m’est pas possible d’aimer une femme sans me demander, par exemple, dans quel drame je serais capable de me lancer pour elle, […] (p. 49)

En fait, la formulation assertive n’est souvent pas possible ou bien elle reçoit de nombreuses modifications comme dans l’exemple ci-dessous où l’on peut comparer les deux formes :

1a) «il m’était impossible de concevoir une vraie passion autrement que comme quelque chose qui engage pour la vie et la mort» (p. 46)

1b) je conçois une vraie passion comme quelque chose qui engage pour la vie et la mort.

La formulation (1b) devient une définition. Du même coup, ce qu’elle sélectionne positivement («quelque chose qui engage pour la vie et la mort») évince totalement le contenu de la partie niée («il m’était impossible de concevoir»), laquelle est en fait une réponse violente à l’assertion contraire qui serait : il est possible de concevoir une passion sans engagement vital.

On voit tout de suite, à l’inverse, ce que le tour exceptif dénote d’un sursaut de l’être qui, en s’affranchissant d’une affirmation banale, se donne soudain à voir de façon unique : révélation de l à L, pourrait-on dire.

On aura remarqué que cet engagement de la passion «à la vie, à la mort», contre toutes les tentations de la vie simple, est aussi celui de l’écriture autobiographique dangereuse.

Formules litotiques

Contrairement à ce qui se passe avec les formes précédentes, on peut facilement apporter à ces formules une forme assertive correspondante.

Le bénéfice de ces formes atténuatives est-il, comme l’indique la tradition, de dire moins pour faire entendre plus ?

Les exemples présentés indiquent plutôt qu’il s’agit, là encore, d’un procédé de retardement, appuyant une révélation, (cf. 7) ou un terme fort (cf. 5 où la litote est au service de l’ironie), et parfois au prix de reformulations et de modalisations successives (cf. 6) quand il s’agit d’une maladie jugée honteuse, parfois simple cheville destinée à introduire un nom (cf. 8).

(5) […] je constate, – non sans un certain étonnement amusé – que cette belle et bonne fille si paisible, de caractère si bourgeois et si rangé, apparut à mes yeux d’enfant guère autrement que comme une mangeuse d’hommes. (p. 99)
= comme une mangeuse d’hommes

(6) […] je fus atteint d’une affection qui n’était autre, je crois, que la maladie connue sous le nom de balanite […] (p. 104)
= qui était la maladie…

(7) […] il me sembla brusquement que la bouée solitaire dont s’agitait la cloche n’était autre que la petite prostituée avec qui nous avions parlé […] (p. 126)
= était la petite prostituée…

(8) […] une lettre qui n’était autre qu’une de ces «chaînes», formule qu’il était alors d’usage de se transmettre […] (p. 170)
= qui était une de ces chaînes

(9) Je ne puis songer à ce cousin – qui fut depuis tué à la guerre – sans me le remémorer tel qu’il était […] (p. 107)
= en songeant à ce cousin, je me le remémore

(10) […] mon dégoût était si grand que, même aujourd’hui, je ne puis voir un bouton de chemise ou de caleçon sans l’imaginer dans ma bouche et frôler la nausée. (p. 115)
= en voyant un bouton de chemise, j’imagine.

Au total, ces exemples semblent dessiner une théâtralisation de l’aveu, compris comme un dévoilement progressif de la vérité, après que, présents dans l’énoncé mais soigneusement écartés, se sont tus les objections et les scrupules de la doxa, de l’illusion et de l’erreur.

Cette voix sous-jacente de l’autre, combattue ou niée par l’écriture, se trouve particulièrement bien illustrée par les différentes formes d’ironie présentes dans le texte.

L’aveu ironique, la dialectique impossible

Figure de pensée dans la rhétorique classique, l’ironie apparaît dans le texte de Leiris de façon paradoxale. Elle prend en effet des visages opposés selon qu’elle est destinée à dévoiler ou à atténuer le contenu du discours du locuteur. Dans le second cas, se pose la question de la visée de cet aveu (tromper ou apitoyer le lecteur ?) et il sera apprécié par rapport à la figure du chleuasme.

Ethos ironique

Elle concerne la figure textuelle du locuteur (l) présenté par L, dont nous avons déjà parlé et s’identifie au discours du locuteur enfant ou jeune homme, généralement victime d’une illusion, que L présente rétrospectivement, en même temps qu’il le dénonce.

L’un de ses signaux déclencheurs est l’emploi du verbe «croire», employé au passé dans son sens plein d’adhésion positive, et non dans le sens d’incertitude propre à la modalité épistémique que le locuteur adulte emploie ailleurs. Le discours de croyance, présenté sous une forme hyperbolique, est ainsi mis à distance. Le discours indirect libre (DIL) s’y substitue parfois.

On rappelle ici, à nouveau, les analyses de Ducrot:

Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité, et bien plus, qu’il la tient pour absurde.

Or ici l’énonciateur E n’est autre que l, le locuteur en tant qu’être du monde, c’est-à-dire, le locuteur enfant (exemples 1, 4, 5, 7) pourvu de croyances terrifiantes ou extraordinaires, à l’image du monde qu’il s’est construit, ou bien le jeune homme exalté, victime de mirages et de mensonges que l’écriture met au jour (exemples 2, 3, 6, 8).

(1) Je croyais donc que, chaque fois qu’on jouait Paillasse, le principal protagoniste poignardait effectivement sa partenaire et, sans mettre le moins du monde en doute l’authenticité d’un tel usage, je me demandais comment il se faisait qu’une chose aussi énorme fût possible. (p. 44)

(2) Pendant huit jours je triomphai : le monde n’était plus à sa place, j’avais trouvé la Fée par qui tout était transformé, j’éprouvais la sensation d’une ivresse spirituelle inouïe. (p. 174). [DIL + hyperbole]

(3) Je me croyais désespéré. J’étais furieux que l’on m’eût mis au monde, m’insurgeais contre les lois de l’univers matériel, pestais contre la pesanteur, la résistance de la matière, le mouvement des saisons. (p. 182). [DIL]

(4) À cette époque, ce qui me paraissait à peine croyable dans une telle institution, c’était qu’il y eût location : louer une femme comme on loue une chambre d’hôtel. (p. 61)

(à propos du bordel, dont son frère lui a dit qu’il s’agissait d’un lieu où l’on pouvait «louer une femme et lui faire tout ce qu’il [nous] plaît»).

(5) […] la vapeur siffla et maints charbons incandescents, projetés violemment hors de la gueule de la «Radieuse», allèrent brûler le plancher. Nous fûmes ravis et apeurés. A dater de ce moment je crus comprendre mieux la vie, si mystérieuse jusqu’alors, des volcans ; (p. 65)

(6) J’imaginais cet ouvrier rentrant chez lui, les réflexions de ses voisins, l’air interdit de ses enfants, les gestes et exclamations affolées de sa femme ; une journée qui peut-être s’annonçait si bien, et cet accident lamentable ! Ainsi va la vie : un jour ma femme à moi aussi me regardera de ses yeux consternés ; je souffrirai d’un cancer ou bien je serai estropié. (p. 112) [DIL + hyperbole]

(7) [croyant que son frère a rapporté à leur père ses pratiques solitaires] […] et qu’à chaque regard qu’il me lança ensuite dans le courant de la soirée, je crus qu’il m’examinait avec suspicion, cherchant à découvrir sur mon visage des stigmates confirmateurs de la dénonciation. (p. 115)

(8) Je croyais donc, comme tant de garçons de mon âge, être incompris entre les incompris, et je rêvais soit d’amantes entièrement éthérées sur lesquelles je pleurais, sachant que jamais je ne les découvrirais, soit de femmes maternelles en qui je m’enfuirais, […] (p. 150)

L présente ainsi un l constamment crédule et le dévalue ipso facto ;mais ce discours de dévaluation n’est pas réellement honteux car l’image de l, énonciateur de bévues ou de pensées fumeuses, n’en est pas finalement altérée.

Le discoursd’ironie précédent concernait les croyances de l. On peut le caractériser comme un discours du dévoilement, ou du désenchantement, selon le point de vue auquel se place L.

C’est l’ironie qui consacre ou qui signe l’aveu, de façon perlocutoire : en disant/montrant indirectement qu’on s’est trompé.

Mais l’aveu emprunte des voies qui pour être plus directes, n’en sont pas moins complexes.

Du chleuasme à la preuve pathétique

C’est à l’aide de la figure rhétorique du chleuasme ou «ironie tournée vers soi» qu’on cherchera, pour finir, à discerner ce qui constitue l’impossible de l’aveu.

Le chleuasme existe sous deux formes antagonistes : il peut s’agir de dévaluer sa personne, ou de rabaisser des louanges prononcées à son endroit, pour faire se récrier l’allocutaire.

C’est le cas des deux exemples suivants, tous deux marqués, on le vérifie à nouveau, par des figures d’atténuation aboutissant paradoxalement à la mise en valeur du terme marqué :

– l’une exceptive :

(1) […] et il n’y a guère que moi qu’on puisse, si l’on y tient, considérer comme un «artiste». (p. 89)

La «prétention» à devenir ou être un artiste, qui est bien la finalité du texte, est ici figurée comme un simple hasard issu des prédictions paternelles (le père de M. Leiris espérait que ses fils seraient peintres ou musiciens).

– l’autre focalisée :

(2) Un jour – vers le début de juillet 1925 – il m’arriva d’accomplir ce que mon entourage considéra généralement comme un acte de bravoure […] (p. 191)

Mais on continuera, sous cette apparente modestie et en particulier dans le second cas, à déceler à nouveau une ironie.

Inversement, il s’agit de reconnaître des actes blâmables ou peu glorieux, généralement pour en attendre le pardon ou l’incrédulité de l’allocutaire.

L’exemple canonique est celui de Tartuffe qui s’accuse de vices réels, mais de telle sorte qu’on ne puisse le croire, si bien qu’on arrive à ce paradoxe qu’il ment sciemment en déclarant pourtant la vérité. En termes pragmatiques, on dirait qu’il effectue illocutoirement un aveu qui est performativement un acte de mensonge.

Est-ce le cas de Leiris locuteur ? En dépit de ressemblances apparentes, c’est l’inverse qui se produit.

Voyons tout d’abord comment s’effectue l’aveu. Il prend deux formes contra-dictoires :

– dire que ce que l’on a fait n’est pas digne de honte, ce qui a pour conséquence de se prévaloir de sa médiocrité attestée ou d’actes infâmants :

Les histoires de débauches même les moins reluisantes dont est émaillée une partie de ce récit ne représentent jamais pour moi quelque chose de vil à proprement parler ; simplement elles correspondent à des ratages, c’est-à-dire à des tentatives d’affranchissement tout compte fait piètres et maladroites, […] (p. 196)

Je ne me considérais pas comme sexuellement perverti ; mais j’en étais arrivé à ne plus pouvoir rien faire, […] (p. 196)

Ces exemples représentent un jugement que le Locuteur attribue à ses actes ou aux actes de l en revendiquant ce qui est généralement considéré comme répréhensible. Contrairement à ce que fait Tartuffe qui déclare hyperboliquement être méchant, hypocrite, menteur, etc., pour tromper son auditoire, Leiris locuteur inverse l’aveu en revendication assumée.

Nous avons vu plus haut qu’il s’agissait d’exemples de dénégation : le locuteur dénie la perversion ou la bassesse de ses actes, en réponse à une accusation implicite venue de lui ou des autres ; ainsi dit-il finalement à travers sa dénégation, la vérité du jugement porté sur lui-même, tandis que Tartuffe se contente de déclarer formellement ses vices.

– dire que l’on a honte

Pas de verbe typiquement performatif ici, du type : «j’avoue» mais la forme «j’ai honte». Elle ne constitue pas un acte, mais l’expression métalinguistique d’un sentiment : dire que l’on a honte, c’est en même temps exprimer sa honte et la commenter. Ajoutons que dans le cas de l’exemple ci-dessous ce n’est pas (ou pas seulement) d’exposer (= de dire) que le locuteur déclare avoir honte, mais du contenu de ce qu’il va exposer. Le dire et son contenu s’opposent-ils réellement ? Il y a tout lieu de penser que dire une honte a forcément pour corrélat un objet. Dans cette longue phrase, c’est la forme indirecte, incidente et entourée de signes dénégateurs qui signale pourtant que la honte peut être en soi un objet difficile à dire :

Je suis incapable ici de m’exprimer clairement, non par simple pusillanimité au moment d’exposer l’une des choses dont j’ai le plus honte , mais parce qu’en fin de compte, ces deux notions – terreur et pitié – restent confuses pour moi. (p. 151)

On pourrait faire un rapprochement avec le passage suivant qui est un commentaire métalinguistique de l’objet de honte, tout autant qu’un commentaire de l’assertion de honte, ultime précaution avant de «dire».

Dans ma mémoire gisent […] un certain nombre d’événements dont beaucoup peuvent être regardés comme ridicules ou ignobles ; mais la «bassesse» même qui se trouve attachée à presque tous ces événements et la peur, la répugnance extrêmes que j’éprouve à les évoquer ont pour résultat, même quand ils n’ont pas pour héroïne une femme immédiatement terrifiante, de faire de celles qui y ont été mêlées des Judith […] (p. 143-144)

Dans l’émiettement de cette liaison intervinrent divers éléments que je ne saurais passer sous silence, bien que pour certains d’entre eux au moins il m’en coûte de les révéler. (p. 174)

Aussi l’aveu qui touche le lecteur est-il le plus dépouillé, le plus nu, le moins «déclaratif» : c’est la litanie des Judith évoquées sous la forme d’une liste (comme dans les confessions catholiques de naguère) dans laquelle la négation, non plus dénégative, est simplement descriptive :

celle en combinaison de dentelle […] mais que je ne pus pas toucher parce que je me mis à dégurgiter sur les draps une nappe de vin rouge ; (p. 145)

celle que je rencontrai dans une maison close […] mais que je ne parvins pas à posséder parce que, […] (p. 145)

l’amie aux yeux bleutés […] avec qui le même fait se reproduisit […] (p. 145)

[…] la fille soumise […] femme avec qui je ne «montai» pas, […] (p. 146)

La répétition bouleversante de ces «ratages» successifs, ici mise à distance par le locuteur narrant, fondée sur une structure syntaxique répétitive et unique, est aussi marquée par la concentration pathétique du sentiment de honte, qui s’exprime à chaque page. Sur la scène où il s’offre, de toutes les postures impossibles de l’ethos, c’est finalement peut-être la preuve pathétique qui délivre le scripteur de sa culpabilité insurmontable.

Conclusion

Nous avons parcouru, à l’aide d’un petit nombre de figures, quelques-unes des formes scripturales possibles de l’aveu – de l’atténuation à l’exhibition du corps impuissant, souffrant ou blessé. En prenant un autre nom – le masque, le sacrifice – ces figures peuvent être dites images thématiques, symboliques, organisatrices de l’imaginaire de l’écrivain. Reprenant la qualification de «maudit» de la citation liminaire, (pourtant repoussée par lui-même dès les premières lignes du livre), ne pourrait-on dire de Leiris, secrètement placé sous le patronage de Baudelaire dans L’Âge d’homme, que l’aveu impossible fait de lui «l’Héautontimoroumenos» ? Il est, non celui qui porte le couteau dans la plaie pour y voir plus clair, comme il le croit, mais «la plaie et le couteau», «et la victime et le bourreau» selon une dialectique dont seul l’appel à autrui peut le libérer.


1

Je souligne.

2

Michel Leiris, L’Âge d’homme, Folio, 1998 [© Gallimard, 1939], p. 202-203. Toutes les citations seront issues de cette édition.

3

Voir le segment souligné de la citation liminaire.

4

«Car dire la vérité, rien que la vérité n’est pas tout : encore faut-il l’aborder carrément et la dire sans artifices tels que grands airs destinés à en imposer, trémolos ou sanglots dans la voix, ainsi que fioritures, dorures, qui n’auraient d’autre résultat que de la déguiser plus ou moins, ne fût-ce qu’en atténuant sa crudité, en rendant moins sensible ce qu’elle peut avoir de choquant.» p. 17-18; ou encore «dire tout et le dire en faisant fi de toute emphase, sans rien laisser au bon plaisir et comme obéissant à une nécessité» (p. 19).

5

Annie Pibarot, Michel Leiris, des premiers écrits à L’Âge d’homme, Nîmes, Théétète, Les Belles Lettres, 2004, p. 169.

6

Par exemple: «Les histoires de débauches même les moins reluisantes dont est émaillée une partie de ce récit ne représentent jamais pour moi quelque chose de vil à proprement parler ;» (p. 196), ou : «Je ne me considérais pas comme sexuellement perverti ;» (p. 196).

7

Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984, p. 199-200 sqq : «Une fois que le locuteur (être de discours) a été distingué du sujet parlant (être empirique), je proposerai encore de distinguer, à l’intérieur même de la notion de locuteur, le «locuteur en tant que tel» (par abréviation «L») et le locuteur en tant qu’être du monde» («l»). L est le responsable de l’énonciation, considéré uniquement en tant qu’il a cette propriété. l est une personne «complète», qui possède, entre autres propriétés, celle d’être l’origine de l’énoncé – ce qui n’empêche pas que L et l soient des êtres de discours, constitués dans le sens de l’énoncé, et dont le statut méthodologique est donc tout à fait différent de celui du «sujet parlant» (ce dernier relève d’une représentation externe de la parole, étrangère à celle qui est véhiculée par l’énoncé.»)

8

Ibid., p. 201.

9

Pour les distinctions qui suivent, je suis redevable de la lecture d’un article sur «La négation en français classique», fort éloigné de ce sujet, mais dans lequel se trouvent exposés de manière suggestive différents cas de rapport des mots à leur contraire. Il s’agit de l’article de Hélène Merlin-Kajman: «Sens contraire,ironie et négation» dans Le Dictionnaire universel de Furetière, dans Langue Française, 1994, 143, p. 111-126.

10

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, T.1, Paris, Gallimard, 1966, p. 75-87.

11

Oswald Ducrot, Le dire…, p. 216 sqq.

12

Pour tous les exemples, je souligne.

13

Oswald Ducrot, Le Dire…, p. 211.

14

Pour chaque exemple, je souligne.

15

L’ironie est ici décrite dans sa version pragmatique ; elle ne dit rien de toutes les nuances de «ton» qui la composent : ironie tendre, amusée, féroce, désespérée, etc. Il y a, on s’en doute, plus de tendresse que de cruauté dans ces récits de croyance démystifiée.