Dossier : Ethos et Pathos


Ethos et pathos
dans l’argumentaire
de la préface du Mariage de Figaro

Philippe Oualid

Université de Provence

philoualid@yahoo.fr

Lue dans l’optique des notions aristotéliciennes d’ethos et de pathos qui, dans la pragmatique contemporaine, renvoient respectivement à l’image que le sujet de l’énonciation donne de sa personne et aux moyens utilisés pour émouvoir un auditoire, la préface du Mariage de Figaro ressemble davantage à une plaidoirie mettant en scène, aux dépens d’une schématisation textuelle instable, le personnage de Beaumarchais dans son expression stylistique naturelle, mobile, énergique ou incohérente, qu’à un pamphlet-manifeste défendant la portée morale d’une comédie d’intrigue frôlant parfois le drame bourgeois. Il s’agit donc de montrer ici comment un art de persuader, inspiré de Pascal et de Voltaire, garantit la légitimité d’un discours préfaciel qui, sous la forme chère à l’auteur de la parade publicitaire, cherche à régler des comptes avec une censure royale acharnée.

Read in the optics of the aristotelicians concepts of ethos and pathos which, in the pragmatic contemporary one, respectively return to the image that the subject of the stating gives of its person and the means used to move an audience, the Mariage de Figaro foreword resembles a pleading more putting in scene, at the expense of an unstable textual schematization, thecharacter of Beaumarchais in his expression stylistic natural, mobil, energic or incoherent, that with a pamphlet-proclamation defending the moral range of a comedy of intrigue coming to the middle-class drama sometimes. It is thus a question of showing here how an art to persuade,inspired of Pascal and Voltaire, guarantees the legitimacy of a speech prefaciel which seeks to regulate accounts with a keen royal censure, in the expensive form with the author of the advertising parade.

Dans la longue lutte acharnée que Beaumarchais eut à soutenir pour faire représenter La Folle Journée, la préface du Mariage de Figaro occupe une place à part. Autant qu’une justification, elle est un pamphlet et un manifeste qui ne se limitent pas à défendre l’œuvre comme l’avait fait la Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville. Reprenant d’importants passages d’une lettre de février 1784 au Baron de Breteuil, citée dans la lettre à Louis XVI de mars 1785, et dans la lettre au Prince royal de Suède d’avril 1785, elle constitue surtout, par la relation qu’elle instaure à des interlocuteurs privilégiés, un acte illocutoire. À ce propos, Beaumarchais fera à bon droit remarquer que cette préface «a donné plus d’humeur s’il se peut, que la comédie elle-même».

En fait, l’auteur avec sa verve et son brio coutumiers, cherche à démontrer à force d’arguments qui semblent improvisés dans la chaleur de l’indignation, la portée morale de sa comédie, le rôle de l’auteur comique, l’importance qu’occupe le drame bourgeois dans sa carrière d’auteur dramatique, puis il se préoccupe d’étudier avec complaisanceles caractères, le sujet de sa pièce, avant de répondre à ses détracteurs sur quelques critiques de détail.

Peut-on dès lors, en appréciant la nature des arguments de ce discours préfaciel, se faire l’écho de la célèbre remarque de Vadius à Trissotin : «On voit partout chez vous l’ithos et le pathos», pour chercher à démontrer comment se met en place cet ethos de Beaumarchais lui-même, lorsqu’il se défend contre tant d’ennemis réels et potentiels?

On sait que l’ethos qui met en jeu le sujet de l’énonciation en tant qu’il se voit affecté d’une personnalité discursive, où l’on distingue toutefois l’être du paraître, relève dansl’ancienne rhétorique, de ce qui traite de l’impression morale que produit l’orateur sur l’auditeur par opposition au pathos qui traite des moyens propres à l’émouvoir en allant jusqu’à l’enflure verbale affectée et outrée. L’analyse contemporaine du discours, quant à elle, rattache l’ethos scriptural à l’inventio (choix des arguments) et à l’elocutio (choix de la mise en mots), et distingue le niveau extradiscursif, celui du sujet connu dans le monde, l’ethos préalable ou prédiscusif, du niveau discursif, celui du locuteur engagé dans l’interaction verbale, pourvu à la fois d’un ethos explicite, montré, et d’un ethos implicite, insinué.

C’est donc à la lumière de cette problématique que nous nous proposons de montrer comment la préface du Mariage de Figaro, avec un argumentaire qui met en valeur la portée morale de la comédie d’intrigue, construit une image généreuse de Beaumarchais, propre à émouvoir le lecteur de la fin du XVIIIe siècle, pour instituer, grâce à une écriture pamphlétaire habile à plaider dans un pathos spécifique des causes diverses, un ethos insinué qui reflète, à travers le tissu verbal, les pouvoirs de séduction du dramaturge.

D’emblée, la préface du Mariage de Figaro convoque l’ethos de l’auteur à travers une revendication d’honnêteté et de sincérité, cet areté qu’Aristote considère comme l’une des qualités essentielles que doit montrer l’orateur pour convaincre

En écrivant cette préface, mon but […] est d’examiner scrupuleusement, et je le dois toujours, si j’ai fait une œuvre blâmable. (p. 143)

Amplifiée par le syntagme coordonné, la finalité avancée ici laisse supposer que l’énonciateur cherche à garantir avec force la véracité de son énoncé. Aussi sommes-nous tenus d’entendre la voix même de Beaumarchais. C’est donc en écrivain soucieux de défendre la portée morale de sa comédie et le rôle de l’auteur comique, ou en biographe soucieux de rappeler dans sa carrière d’auteur dramatique la générosité de son attitude vis à vis de ses détracteurs, que Beaumarchais construit un ethos discursif propre à émouvoir le lecteur.

Sur la finalité première de la Préface qui consiste à débattre de choix esthétiques ayant pu susciter la réticence des critiques, Beaumarchais ne s’attarde guère : «La seule règle est d’amuser en instruisant.» (p. 143). De toute façon, il ne songe pas à réécrire La Critique de l’École des Femmes ou la préface du Tartuffe. S’il se défend d’avoir écrit une œuvre immorale et blâmable, c’est surtout pour critiquer la société de son temps hypocrite et timorée, responsable à ses yeux de la décadence du théâtre. En déclarant :

J’ai pensé, je pense encore qu’on n’obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon ni vrai comique au théâtre sans des situations fortes et qui naissent toujours d’une disconvenance sociale dans le sujet qu’on veut traiter (p. 144)

il lance la phrase capitale qui éclaire à la fois ses intentions morales et les principes essentiels de sa dramaturgie. Il y revient quelques lignes plus bas :

La comédie […] n’excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos mœurs, ses sujets de la société (p. 145).

Et au moment d’analyser le caractère de ses personnages, il indique nettement le parti qu’il a choisi de former son plan de façon à y faire entrer la critique d’une foule d’abus qui désolent la société (p. 149). Pouvait-on déployer, dans une période révolutionnaire, meilleure image de soi, en présentant par ailleurs le théâtre métaphoriquement comme «un géant» susceptible de frapper les abus que font les puissants des privilèges de leur condition ?

Mais le fait de combattre par le théâtre des excès de pouvoir ne constitue pas le seul mobile qui détermine Beaumarchais à mettre son moi en avant dans l’argumentation. Il n’a pu y songer qu’en nous renvoyant d’abord à cet ethos pré-discursif qui a déjà cultivé une image de soi apte à attirer la sympathie du public. Sa propre biographie qui évite de se confondre ici avec son premier métier d’horloger de la rue Saint-Denis, évoque avec complaisance une carrière parisienne d’auteur dramatique très attaquée. Ainsi, à propos d’Eugénie, son premier drame bourgeois où «la disconvenance sociale» est portée «au plus haut point de liberté» (p. 147), il fustige d’un calembour la cabale des «crieurs-jurés à la décence jetant des flammes dans les foyers». À une représentation de son second drame, Les Deux Amis, il prend plaisir à évoquer une scène cocasse au cours de laquelle il remet à sa place, dans une loge voisine de celle qu’il occupe, «un jeune important de la Cour» qui attribue son «drame très moral» à un garçon fripier(p. 148). Avec Le Barbier, il se présente comme victime d’un complot des censeurs de la Cour et rappelle les mille difficultés rencontrées pour faire jouer sa comédie. Pour La Folle Journée, préalablement intitulée L’Époux suborneur, qui déchaîne contre lui le Roi et sa Cour, il invoque pour sa défense l’anecdote du Prince de Conti, disparu huit ans auparavant, qui en vit la première version et «en fut content» (p. 148). Enfin quand il annonce La Mère coupable en chantier, «un des sujets les plus moraux du théâtre» où il prodiguera «les traits de la plus austère morale» (p. 157), il s’attend à de nouveaux tourments de ces Messieurs. Et malgré tout, le personnage ne se montre pas rancunier : c’est parcouru d’accents rousseauistes qu’il prend soin, à la suite du reproche qu’on lui fait d’avoir assigné comme retraite à la Comtesse le couvent des Ursulines, de souligner la noblesse et la générosité de son attitude :

Je ne suis point, comme l’on voit, l’ennemi de mes ennemis […] excusons donc l’effet de leur colère (p. 163)

Ce détour par l’écriture de soi, la biographie, contribue donc à dessiner l’ethos extradiscursif de Beaumarchais.

Grâce à des aveux de ce type, on peut dès lors détecter un ethos oratoire qui accentue l’efficacité dans la persuasion. Il devient en quelque sorte le meilleur moyen de montrer à tous ceux qui n’ont pas su apprécier son théâtre à sa juste valeur qu’ils ont tort, qu’ils l’ont mal jugé parce qu’ils ne connaissaient pas sa nature profonde. On ne sera donc pas surpris de voir Beaumarchais adopter à plusieurs reprises, à partir du moment où il nous assure que les censeurs royaux n’ont vu dansLa Folle Journée que «la plus badine des intrigues», les accents sévères d’un tribun ou l’éloquence pathétique d’un pédagogue soucieux de justifier sa démarche, en particulier dans la rubrique qui a trait aux caractères de ses personnages. Ainsi à propos de Chérubin qui a le plus scandalisé, tout un pathos inspiré de l’Émile :

Jeune adepte de la nature, tout ce qu’il voit a droit de l’agiter ; (p. 153)

Et pour justifier l’emploi d’un procédé, l’ordre de se reporter constamment au texte, dans des phrases injonctives associées à une gamme d’actes directifs où se trouve privilégié l’emploi de la seconde personne du pluriel de l’impératif :

Voyez-le à la fin de son rôle ; […] Fixez ce léger aperçu, il peut vous mettre sur la voie ; ou plutôt apprenez de lui […] (p. 153-154)

Enfin le souci d’attirer l’attention des critiques sur un point capital dont ils risquent de ne pas apprécier l’importance :

Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l’enfance, nous le faisons exprès tutoyer par Figaro (p. 153).

On voit ainsi combien cette utilisation de la fonction conative de la parole permet à Beaumarchais engagé dans une situation dialogique, de passer de l’ethos préalable à l’ethos discursif.

*

On peut donc dire paradoxalement que la Préface du Mariage de Figaro participe de la même veine que la pièce de théâtre : elle donne à l’écrivain sa vraie place, tout en légitimant l’insolence triomphante de Figaro. Voltaire l’avait d’ailleurs déjà constaté pour les factums des Mémoires contre Goëzman, dans sa lettre à d’Argental du 8 Mars 1775 : «Je conseille à Beaumarchais de faire jouer ses factums si son Barbier ne réussit pas». En revanche, si, comme le déclare Jean-Pierre de Beaumarchais, «l’un des enjeux du Mariage de Figaro, c’est l’entrée d’Aguas Frescas dans le droit commun», la Préface nous ramène au fondement même du droit dans la mesure où elle prend souvent l’allure d’un manifeste dans lequel l’auteur, chargé d’ethos, plaide des causes qui lui tiennent particulièrement à coeur, avec le pathos le plus trivial qui soit.

À cet égard, il faut reconnaître que rien n’est plus suggestif que la confrontation de l’ethos discursif de l’auteur au pathos du long passage de la scène 17 de l’acte III, supprimé par les Comédiens Français pour cause de faiblesse dramatique, qui contient la tirade très morale de Marceline écrite dans le style du drame bourgeois que Diderot n’aurait pas désavoué. Marceline s’apitoie sur le sort tragique des jeunes filles pauvres et jolies, y fustige l’hypocrisie des hommes et l’injustice avec laquelle ils traitent les femmes. Que nous dit Beaumarchais ?

J’ai bien regretté ce morceau, et maintenant que la pièce est connue, si les comédiens avaient le courage de le restituer à ma prière, je pense que le public leur en saurait beaucoup de gré (p. 157)

Cette tirade qui répond si bien à la thématique du drame (vilipender le vice, défendre la pauvre victime, faire valoir des revendications féministes) et qui abonde en phrases ampoulées d’un pathétique outré comme celle-ci par exemple :

Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes! c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse; (p. 156)

jure avec le reste d’une pièce si vive et si gaie, mais Beaumarchais y tient et n’est pas gêné par son contenu car il croit sincèrement qu’un message moral aussi fort présente par nature des qualités propres à toucher tout homme au théâtre, et qu’il n’est pas nécessaire de lui donner une forme brillante ou conflictuelle comme il le fait par ailleurs pour d’autres répliques.

Mais c’est surtout lorsque la Préface devient l’occasion d’un procès en lequel il traîne tous ses ennemis : libellistes, critiques, magistrats, censeurs et courtisans, que Beaumarchais construit cette singulière figure du pamphlétaire insolent, selon un ethos discursif schématique qui préside à la construction d’une image de dramaturge traduit en justice et présentant sa défense avec toute l’ambiguïté, la dérision et la mauvaise foi dont il est capable. Dès lors le pouvoir de séduction qui l’anime tient au ton familier qu’il adopte. L’oralité du discours qui se manifeste en somme constamment, convoque toutun pathos susceptible d’émouvoir le lecteur et lui permet de se mettre en scène comme s’il devenait le personnage principal de la comédie qu’il présente. Des libellistes honteux, que nous dit-il ?

Ils savent que je les connais ; si j’avais eu dessein de les nommer, ç'aurait été au ministère public : leur supplice est de l’avoir craint, il suffit à mon ressentiment. Mais on n’imaginera jamais jusqu’où ils ont osé élever les soupçons du public […] (p. 158)

Ailleurs, à propos d’un murmure maintes fois descendu des loges, suite à une réplique insolente de Figaro au Comte, il se lance dans une interrogation oratoire pour exprimer son indignation d’honnête plébéien révolté par l’esprit aristocratique :

[…] Et quelle maxime plus juste au théâtre peut servir de frein aux puissants, et tenir lieu de leçons à ceux qui n’en reçoivent point d’autres ? (p. 159)

Au paragraphe suivant, il fait amende honorable en citant Montesquieu à propos du respect que l’on doit aux rangs élevés, puis il se plaît à ménager à la manière d’un plaideur échauffé une alternance de questions/réponses, en évoquant son procès avec le Comte de La Blache :

Mais quel auteur parlait ainsi ? Qui faisait cette profession de foi sur la noblesse, dont on me suppose si loin ? C’était Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, plaidant par écrit au Parlement d’Aix, en 1778, une grande et sévère question qui décida bientôt de l’honneur d’un noble et du sien. (p. 159)

En fait à l’issue de ce raisonnement, on se rend compte que tout l’argumentaire de Beaumarchais consiste à épingler des réactions de spectateurs hostiles pour en tirer des conséquences inattendues sur des abus d’état devenus sacrés.

Enfin le pathos refait surface après certains passages où on l’attend le moins, par exemple lorsque le dramaturge cherche à susciter la sympathie des rieurs, en ridiculisant ses ennemis dans des saynètes caricaturales qui confèrent à son propos le ton de la conversation enjouée. Citons pour mémoire celle de la loge du beau monde agitée par le terme «Ursulines» (p. 163), sans oublier que notre aimable et sémillant Auteur n’est pas exempt non plus de cabotinage, et qu’il fait preuve de la même frivolité tapageuse quand il évoque son comportement dans un compte rendu du spectacle rédigé pour le «Courrier de l’Europe» :

On le voit aux représentations rire aux éclats avec une franchise qui ferait douter que la pièce est de lui s’il était permis de s’y méprendre.

Or, présenter ces protestations bouffonnes d’un public de qualité sur la mauvaise réputation d’un couvent transformé en maison de rendez-vous, comme «un reproche assez fort dont il n’a pu se laver» (p. 163), et dramatiser de façon inopportune une situation qui éveille les passions les plus vives, caractérise souvent l’esprit de Beaumarchais. Cette posture littéraire où le sentiment d’être offensé le dispute à la dérision, lui permet de s’assigner, dans l’univers de la communication qu’il cultive, la place problématique que dessine toute représentation partielle ou schématisée qui fait valoir à dessein le pathos dans l’ethos.

*

Considérer la Préface du Mariage de Figaro comme une schématisation textuelle instable, c’est donc envisager l’énonciation à la fois comme processus et comme résultat. Le pôle de l’ethos discursif qui se trouve rattaché au locuteur par des stratégies d’écriture spécifiques, reste ainsi implicite dans la mesure où il passe par un lexique évaluatif et une syntaxe vraiment expressive. On constate encore que cette mobilité qui se manifeste au coeur du texte et qui caractérise l’ethos spirituel de Beaumarchais, s’exprime par la concision et le dynamisme, deux vertus inhérentes au tissu verbal que l’auteur oublie dans le pathos des tirades qui se veulent discours moral.

Nous avons déjà remarqué que le dialogisme semble être la forme normale du langage pour Beaumarchais dont les mœurs oratoires ne s’accommodent pas d’une situation de parole de locuteur solitaire. Non content d’apostropher son lecteur comme un interlocuteur absent, il multiplie les tournures interrogatives ou exclamatives, les questions/réponses, les impératifs à la première ou seconde personne du pluriel, pour apporter par de brillants effets d’écriture toutes sortes de paradoxes ou de contradictions à sa pensée. En voici quelques exemples :

Mais qu’oserait-on dire au théâtre d’un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie ! N’est-ce pas là le défaut le moins contesté par eux-mêmes ? (p. 150)

Pourquoi donc ne l’a-t-il pas fait ?
Il l’a fait, censeurs raisonnables ! (p. 154)

Laissons donc les cerv eaux fumeux louer ou blâmer, au hasard, sans se rendre compte de rien […] (p. 163)

En fait, cette façon de multiplier les sources d’énonciation l’affuble de caractères et d’identités trompeuses comme celles de ses personnages, au dernier acte de La Folle Journée, à la faveur de l’obscurité de la nuit, troisième lieu métaphorique de la scène du Théâtre, il va sans dire, selon Jacques Scherer.

Quand on considère ensuite les mouvements du texte, on découvre qu’ils ne sont pas seulement sacrifiés à l’expressivité. Ils le sont aussi aux effets rythmiques comme dans le langage dramatique. Beaumarchais recourt ainsi constamment à des effets binaires, ternaires, ou encore à des accumulations qui confèrent à son écriture un dynamismeétourdissant. Le rythme binaire procède d’antithèses sémantiques tandis que la structure syntaxique se dédouble pour encadrer des formules génétiquement extérieures au texte, auxquelles elles ont été ajustées, formules qui frappent comme dans la comédie, quand Figaro se fait le porte-parole de l’auteur («fils Caron») :

[…] les travers et les ridicules ? […] Ils sont chez nous comme les modes : on ne s’en corrige point, on en change. (p. 146)

Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire ? (p. 249, Acte III, scène 5)

L’autre procédé, récurrent, est la structure ternaire qui offre de multiples possibilités rythmiques que Beaumarchais exploite de toutes les manières possibles à l’échelle du segment, du groupe de mots ou de la proposition. On le retrouve à la fois en tant qu’ethos, dans le discours préfaciel et dans le pathos de Marceline au cours de la scène citée (III, 16):

[…] examinez bien cet homme-là, sachez son rang, son état, son caractère, et vous connaîtrez sur-le-champ le mot qui l’a blessé dans l’ouvrage. (p. 158)

Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes […] (p. 156)

Enfin, dernier procédé qui caractérise implicitement le tempérament de l’auteur, tout en reflétant son brio et sa virtuosité verbale, les structures accumulatives. De même qu’il recourt, pour animer le grand monologue de Figaro (V, 3), à des énumérations parallèles qui expriment la force vitale et l’appétit de vivre de son personnage, Beaumarchais utilise dès qu’il parle en son nom, ces accumulations de propositions circonstancielles ou de participes présents qui inscrivent dans le discours, l’ethos spirituel du dramaturge. Ainsi par exemple, lorsqu’il décrit l’homme de cour :

Mais, quand j’étendrais la définition de ce dernier, quand, parcourant tous les possibles, je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois, rampant avec orgueil, ayant toutes les prétentions sans en justifier une, se donnant l’air du protégement pour se faire chef de parti, dénigrant tous les concurrents qui balanceraient son crédit, faisant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu’honorer, vendant ses maîtresses à son maître, lui faisant payer ses plaisirs, etc., etc., et quatre pages d’etc. […] (p. 165)

On retrouve ici, comme dans le texte théâtral, la multiplication des participes présents prolongée par la récurrence d’un son nasalisé qui souligne l’effet rythmique renforcé, tant s’en faut, par la citation en clausule du célèbre distique d’octosyllabes de Figaro,

Recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois mots.

proféré devant Suzanne, acte II, scène 2, et que Beaumarchais reprendra, en 1789, dans sa Requête aux représentants de la commune de Paris, pour montrer qu’il n’est pas lié aux oppresseurs.

*

En définitive, comme le reconnaissent les sémioticiens contemporains, l’inscription de l’ethos et du pathos dans un texte argumentatif, loin de faire valoir le paraître au détriment de l’être, garantit la légitimité du logos, des valeurs démonstratives du discours et conforte l’efficacité de l’art de persuader. Ce qui compte avant tout pour Beaumarchais, c’est ce que le discours parvient à manifester de son caractère, de sa sincérité, de son indignation, de sa virtuosité verbale. L’heure n’est plus pour lui à la réflexion théorique, et le plus grand succès théâtral du dix-huitième siècle ne pouvait être publié coiffé d’un essai d’esthétique dramatique se rendant «à l’école des bonnes mœurs et du bon goût», comme le réclamait le censeur Suard, à l’Académie Française,en juin 1784: «Fera-t-il une préface ou non ? S’y vengera-t-il de ses nombreux ennemis ou continuera-t-il à se taire ?», pouvait-on lire encore dans Le Courrier de l’Europe du 9 Juillet 1784, sous la plume d’un Beaumarchais qui chantait déjà ses propres louangesen menant la campagne publicitaire de sa pièce. Quand elle paraît, en avril 1785, l’auteur a déjà fait l’objet d’une campagne d’insultes et de calomnies sans précédent ; il vient d’essuyer, sur ordre arbitraire de Louis XVI, une captivité infâme à Saint-Lazare, et il exige réparation publique. On comprend que cette Préface, bien que rédigée quelquesmois auparavant, n’ait pu se limiter à défendre la moralité, la décence théâtrale, le sujet de la pièce ou les caractères des personnages. Elle a beau ressembler à une longue plaidoirie revendiquant à grand renfort d’arguments, de remontrances et d’objections, la gloire due à sa comédie, elle cherche surtout à susciter l’admiration du spectateur pour un écrivain qui paradoxalement, ne paraît pas satisfait de son statut d’auteur dramatique médiatisé, et qui s’emploie à multiplier pathétiquement les signes d’un ethos rappelant sa présence active. Expert à se mettre en scène en calculant son attitude, Beaumarchais regrettait déjà dans la Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville, l’heureuse époque où il pouvait jouir de son public sans que les acteurs ne lui dérobent les trois quarts de son triomphe. En tout cas, pour l’heure, même s’il se sent la dupe d’une société trouble et inconséquente, à la veille d’une Révolution à laquelle il contribue avec ethos et pathos, il sait donner à travers cette préface de La Folle Journée, l’image complexe, ironique et parodique d’une alliance difficile du badinage et de la raison, le dernier éclat, en somme, de la conversation des Lumières.


1

Pour la pagination, toutes nos références renvoient à l’édition du Théâtre de Beaumarchais, Jean-Pierre de Beaumarchais (ed.), Classiques Garnier, 1980. La Préface de La folle Journée occupe les pages 143 à 166.

2

Beaumarchais, Œuvres, Pierre Larthomas (ed.), Gallimard (Pléiade), 1988, p. 1157-1161.

3

Ibid., p. 1166-1171.

4

Ibid., A S.M. le Roi de Suède, lettre du 12 avril 1785, p. 1368.

5

Molière, Les femmes savantes, Acte III, scène 3, v. 972.

6

Aristote, La Rhétorique, Livre I, 2, 1356a, traduction de Ruelle, Le Livre de Poche, 1991, p. 83.

7

Sur ce point, voir Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Minuit, 1984, p. 201 ; Jean-Michel Adam, Linguistique textuelle Des genres de discours aux textes, Nathan, 1999, p. 113 ; Images de soi dans le discours. La construction de l’éthos, Ruth Amossy (ed.), Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé, 1999.

8

Aristote, Rhétorique…, Livre II, 1, 1378a, p. 182.

9

Jakobson, Essais de linguistique générale, Minuit, 1963, p. 216. L’orientation vers le destinataire sur lequel le message s’efforce d’agir, la fonction conative, trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif, l’apostrophe et l’impératif.

10

Jean-Pierre de Beaumarchais, «Beaumarchais, homme de la liberté», RHLF, 5, 1984, p. 709.

11

Article du 9 juillet 1784, cité en appendice de Gunnar Von Proschwitz, Introduction à l’étude du vocabulaire de Beaumarchais , Genève, Slatkine Reprints, 1981, p. 355.

12

Jean-Blaise Grize, Logique naturelle et communication, Paris, PUF, 1996, p. 69.

13

Jacques Scherer, La dramaturgie de Beaumarchais, Paris, Nizet, 1954, p. 172, 180.

14

Ces formules ont été éditées par Gérard Bauër dans Beaumarchais, notes et réflexions, Hachette, 1961.

15

Sur ce point, voir Henri Coulet, La notion de caractère dans l’œuvre de Beaumarchais, Revue de l’université de Moncton, II, 1978 : «Le moi selon Beaumarchais se manifeste moins par sa tension et sa volonté que par sa faculté de réaction, par sa mobilité, même si elle est anarchique, par son énergie, même si elle est incohérente».

16

Gunnar Von Proschwitz, Introduction…, p. 39.