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Figures de la concession dans
Le Mariage de Figaro
Philippe Oualid
Université de Provence
philoualid@yahoo.fr
Cet article propose une analyse globale des outils concessifs utilisés par Beaumarchais dans la Préface et le texte même du Mariage de Figaro, et étudie la syntaxe des propositions subordonnées concessives à partir de leurs marques de subordination, puis des corrélations à base relative et des modes qui formulent le rapport concessif. Sans chercher à distinguer de relation entre concession pure et opposition, il permet de comprendre ce qui motive la place d’une concessive dans la gestion du discours, à travers des phénomènes de reprise ou d’anticipation du propos, mais aussi de s’interroger sur l’originalité d’outils concessifs qui combinent des éléments variés oscillant entre identité, conformité, temporalité, spatialité ou propriété définitoire, et qui ne peuvent être appréciés qu’en prenant en considération les exigences d’une parole théâtrale surdéterminée par cette esthétique de la mobilité incohérente, à la veille de la Révolution Française.
This article proposes a total analysis of the concessive tools used by Beaumarchais in the foreword and the text even of the Mariage de Figaro, and studies the syntax of the concessive subordinate clauses starting from their marks of subordination, then correlations to relative base and modes which formulate the concessive relation. Without seeking to distinguish from relation between pure concession and opposition, it makes it possible to understand what justifies the place of concessive in the management of the speech through phenomena of resumption or anticipation of the matter, but also to wonder about the originality of concessive tools which combine elements varied oscillating between identity, conformity, temporality, spatiality or defining property, and which can be appreciated only by taking into account the requirements of a theatrical word determined by the esthetics of incoherent mobility to the day before of the French Revolution.
La notion de concession, issue du verbe latin concedere (se retirer, admettre une opinion, convenir de), appartient au vocabulaire de la rhétorique avant d’appartenir à celui de la grammaire [2]. Non répertoriée chez Aristote, elle reçoit sa première définition dans le De institutione oratoria(9, 1, 51): «aveu qui ne peut porter aucun préjudice […] concession lorsque, forts de la bonté de notre cause, nous avons l’air d’admettre même des faits qui nous sont contraires».
Cette définition, la rhétorique classique ne cessera de la reprendre et de la préciser, en en dégageant les trois caractéristiques majeures qui en font une figure de l’interlocution, une figure de l’esquive, et une figure du retournement. Chaïm Perelman, dans son traité de l’argumentation, résume ainsi les deux premières : «Chaque fois que l’on suit l’interlocuteur sur son propre terrain, on lui fait une concession […]. La concession s’oppose aux dangers de la démesure ; elle exprime le fait que l’on réserve un accueil favorable à certains arguments réels ou présumés de l’adversaire. […]. Les effets de la concession sont à rapprocher de ceux que l’on obtient en n’éliminant pas systématiquement d’un exposé toutes les circonstances défavorables». Il y aurait d’ailleurs, sous ce point de vue, selon Olivier Soutet, une certaine parenté entre concession et ironie, puisqu’à partir du moment où le locuteur accorde un avantage à son interlocuteur, ne serait-ce qu’à titre provisoire, il assume, au moins apparemment, un énoncé qui ne correspond pas à ses convictions.
La force expressive du retournement est enfin l’objectif réel de toute concession rhétorique, au point que le plus souvent, l’adversaire auquel réplique le locuteur n’estrien d’autre que lui-même, artificiellement dissocié : deux voix pour une seule parole [5]. La traduction syntaxique de la concession se trouve, dans ce cas, contrainte dans la protase, qui constitue l’élément concédé, tandis que l’apodose contient le retournement argumentatif.
S’émancipant du champ de la rhétorique, la concession n’est répertoriée dans le champ de la syntaxe qu’à partir du XVIIIe siècle, par des grammairiens comme Régnier-Desmarais, Restaut ou Féraud, qui s’attachent bien plus à répertorier les morphèmes servant à l’exprimer qu’à analyser le mécanisme sémantico-logique ou dialogique mis en œuvre. Cette tendance ne se modifiera que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,avec Nicolas Beauzée qui instituera implicitement la subordonnée concessive comme une proche parente de la subordonnée hypothétique.
Analyse linguistique de la notion de concession
Partant d’une définition puisée dans les traités de rhétorique du XVIIIe siècle, Mary-Annick Morel définit d’emblée la concession comme un mouvement argumentatif en deux temps : 1. L’orateur commence par reconnaître la validité d’un argument ; 2. Il énonce à la suite, un contre-argument qui vient en restreindre la portée ou le détruire. Ainsi, le rapport sémantique qui unit la principale à la subordonnée est décrit comme l’expression d’une cause inefficace ou inopérante:
1. Quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s’offensera. (p. 357)
La concession s’explique alors comme une cause qui n’a pas produit l’effet attendu.
Dans les grammaires contemporaines, les définitions de la proposition de concession mettent en lumière trois valeurs : celles d’opposition, derestriction, et enfin de cause
inefficace. Ainsi, pour Robert-Léon Wagner et Jacqueline Pinchon : «Quand une action ou un état semblent devoir entraîner une certaine conséquence, l’opposition naît de ce qu’une conséquence contraire, inattendue, se produit. C’est ce qu’on nomme la concession ou la cause contraire». De même pour Knud Togeby, une concessive est en quelque sorte «le contraire d’une causale». Alors que cette dernière marque une corrélation, la concessive en accentue l’absence. Il ne s’agit donc pas, contrairement à ce qui a lieu avec les adversatives, d’une opposition entre deux faits considérés comme simultanés, mais de l’absence d’une relation logique de cause à effet.
Cette définition pourrait encore être élargie dans la mesure où le mécanisme de la concession se rapproche de celui de l’hypothèse. Les deux se fondent sur un rapport d’implication. Mais tandis que ce rapport d’implication est affirmé dans l’hypothétique :
2. Et si je n’ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous (p. 355)
il est nié en tant que tel dans la concession. Ce que déclare la concession, c’est donc précisément que l’implication attendue est fausse. L’intérêt de cette définition du mécanisme de la concession doit encore nous permettre de justifier le rapprochement effectué entre concession et opposition. Ainsi l’adversative suivante par laquelle Beaumarchais évoque le comportement vertueux de la Comtesse qui ne pourrait user de ruse pour aveugler la jalousie du Comte, sans le dégrader aux yeux du public :
3. Loin qu’elle ait ce vil projet, ce qu’il y a de mieux établi […] est que nul ne veut faireune tromperie au comte, mais seulement l’empêcher d’en faire à tout le monde. (p. 362)
s’interprète comme la négation de la phrase suivante : «si elle n’a pas ce vil projet, il n’est pas établi que quiconque ne veuille tromper le Comte.»
C’est cependant au niveau de l’assertion que la prise en compte des différentes propriétés morphosyntaxiques de la phrase conduit à différencier trois types de systèmes concessifs correspondant à trois valeurs distinctes de la construction du discours : la concession logique, la concession rectificative, la concession argumentative auxquelles se prêtent trois marqueurs spécifiques couramment employés : bien que, encore que, quoique.
La concession logique
1. Quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s’offensera
(Bien que p. 357)
La relation concessive marquée par la conjonction de subordination, est établie entre deux propositions : «chacun est prêt de penser comme lui», et «personne ne s’offensera». Ces deux propositions jouissent d’une relative mobilité l’une par rapport à l’autre. La conjonction bien que ou quoique n’a la possibilité de s’insérer qu’en tête d’une des deux propositions. L’emploi du subjonctif est obligatoire dans la subordonnée ouverte par la conjonction. Du point de vue de la valeur énonciative, les deux propositions sont le fruit d’une seule énonciation. Mais la concessive est présentée commeayant fait l’objet d’une assertion préalable par un autre énonciateur, à laquelle l’énonciateur de l’ensemble de la phrase souscrit.
La concession rectificative
4. Figaro : Me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié. (V, 3, p. 469)
(encore que)
La concessive, ici postposée, vient introduire une rectification du terme «mari», portant sur l’assertion, du point de vue du locuteur. La concession rectificative se caractérise par la présence obligatoire d’une conjonction comme encore que, pour l’introduire, mais quoique est également spécialisé dans cet emploi. Intonation spécifique et ponctuation de type virgule ou point-virgule, dissocient nettement la principale de la concessive qui la suit immédiatement. Du point de vue de la valeur énonciative, la concessive postposée se présente comme une glose du substantif complément de détermination de la principale qui précède. Stylistiquement, cette concessive dénonce la perfidie de Suzanne et l’amertume d’une situation douloureuse et ridicule, de façon plus imagée qu’un syntagme apposé comme : «à peine fiancé». Elle marque également une pause importante dans le monologue de Figaro, avant la parabase sur les étapes d’une carrière qui ressemble à celle de Beaumarchais.
La concession argumentative
5. La comtesse : je rougissais… du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicats pour distinguer l’indignation d’une âme honnête outragée, d’avec la confusion qui naît d’une accusation méritée ? (II, 19, p. 419-420)
Ce type de concession forme un système de deux propositions coordonnées qui se suivent dans un ordre fixe, la première marquée par des éléments lexicaux relevant d’une modalité épistémique, la seconde introduite par une conjonction adversative, introduisant la restriction. Un schème intonatif spécifique affecte le contre-argument qui suit le thème d’une forte valeur prédicative. Ce système de la concession argumentative est, par ailleurs, du point de vue de la valeur énonciative, en relation avec les coordonnées de la situation d’énonciation. Il met en cause l’opinion de celui auquel le discours est adressé, en lui faisant endosser la validation de la proposition concédée. C’est le cas dans cette réplique amère de la Comtesse au Comte.
Fonctionnement des marqueurs concessifs dans l’expression des trois types de concession
Un certain nombre de conjonctions de subordination ou de locutions conjonctives introduisent différents types de concessives : les concessives pures, les négatives, les hypothétiques, les causales et les oppositives.
Concessives pures
La concession porte sur l’ensemble du procès. Elle est introduite par quoique dans toutes les occurrences relevées. Le plus souvent, la subordonnée concessive, postposée à la principale, explicite une propriété différentielle associée au prédicat précédent et en restreint ou rectifie le champ interprétatif. L’argument introduit par quoique permet à l’énonciateur de redéfinir sa position face aux conclusions que celui auquel il s’adresse pourrait en tirer, comme le fait par exemple Beaumarchais à l’endroit des censeurs, sur la question de la moralité de sa pièce, ou de celle de Rochon de Chabannes, ou encore Figaro, répondant à sa mère, à la fin d’une longue comparative qui explicite une métaphore :
6. Accueillez-en une [moralité] plus sévère qui blesse vos yeux dans l’ouvrage, quoique vous ne l’y cherchiez pas. (p. 362)
7. Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l’officier n’y parut blâmable à personne, quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d’autre manière, si l’époux ne fût pas rentré, comme dit l’auteur, «heureusement». (p. 364)
8. Figaro : Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves qui ne reposent pas, même quand il s’arrêtent, et qui tirent toujours quoiqu’ils cessent de marcher. (III, 16, p. 447)
Lorsque la subordonnée concessive est antéposée (cf. exemple 1), la conjonction quoique marque une opération de parcours sur les propriétés associables au prédicat de la principale qui va suivre. Ce parcours se stabilise logiquement sur une propriété différentielle explicitée par la concessive elle-même. Comme la concessive est en première position dans la phrase, et que son support énonciatif est différent de celui de la principale qui suit, la validation de cette dernière par l’énonciateur n’est pas entraînée. Ainsi dans l’exemple 1, avec une concession qui concerne le point de vue de l’homme juste (auquel chacun peut ressembler) proclamant, aigri par l’abus des bienfaits, que «tous les hommes sont des ingrats». (p. 357)
Concessives négatives
9. Ne pouvant y avoir un ingrat sans qu’il existe un bienfaiteur, ce reproche même établit une balance entre les bons et les mauvais cœurs. (p. 357)
Le rapport négatif à la concession se construit avec sans que qui marque égalementl’absence de conséquence. La conjonction exprime, dans ce cas, l’exclusion ou la négation du procès concomitant. La grammaire méthodique du Français classe ces concessives négatives parmi les circonstancielles décrivant une perspective par élimination, du type non que
.
Quand les sujets sont coréférentiels, on trouve «sans» suivi de l’infinitif :
10. Figaro : de grosses vérités, on en a de mille espèces ! Et celles qu’on sait, sans oser les divulguer ; et celles qu’on vante sans y ajouter foi. (IV, 1, p. 452)
11. La comtesse : c’est toujours sans le vouloir si je vous cause des inquiétudes. (IV, 5, p. 456)
Enfin, lorsqu’il entre en relation concessive avec une proposition à laquelle il est associé, le constituant nominal derrièresans est doté d’un déterminant défini qui souligne l’aspect qualitatif du processus :
12. Bartholo : Vous l’épouserez. Figaro : Sans l’aveu de mes nobles parents ? (III, 16, p. 445)
13. Figaro : Je lui dirais […] que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; (V, 3, p. 470)
Concessives hypothétiques
Avec subordination morphologique
Jouant de la proximité des rapports de concession et d’hypothèse, Beaumarchais construit des concessives potentielles ou irréelles introduites explicitement par si (exemple 2),pourvu que, ou quand (au sens de quand même) :
14. Figaro : pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l’autorité, ni du culte, ni dela politique, ni de la morale […] je puis tout imprimer librement sous l’inspection de deux ou trois censeurs. (V, 3, p. 470)
15. Figaro : […] quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d’or trouvés sur moi par les brigands n’indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu’on avait prise de me faire des marques distinctives témoignerait assez combien j’étais un fils précieux […] (III, 16, p. 445)
Ces conjonctions définissent dans l’énoncé où elles figurent, un repère fictif dont les conditions de validation sont en rupture avec le moment de l’énonciation. De plus,l’énonciateur impose à l’allocutaire de prendre en considération la subordonnée comme base interprétative pour la proposition qui lui est associée. Dans les exemples 14 et 15, les conjonctions servent aussi à l’expression d’une concession argumentative sur les sujets défendus ou les éléments de reconnaissance.
Avec dépendance modo-syntaxique
16. Figaro : Voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse ? Elles sont de joie, au moins (III, 18, p. 449)
Dans ce cas, la marque morphologique du conditionnel traduit le fait que le procèsest présenté dans une actualité décalée par rapport au présent de l’énonciation : un moment d’attendrissement de Figaro dans le rire en pleurs de la comédie larmoyante. Le mode, par sa valeur spécifique, crée une situation imaginaire donnée comme faisant partie de l’actualité vécue par l’énonciateur. Et la modalité interrogative qui entraîne l’inversion du sujet, exprime une absence de validation du jugement.
Concessives causales
Les différences analysées sur le plan pragmatique et sémantique entre concession logique et concession rectificative nous permettent de préciser les rapports que les concessives entretiennent parfois avec les causales. La conjonction parce que, constituée de la préposition par, du marqueur de nominalisation ce (au sens de ce fait), et de que, permet d’introduire une cause factuelle ou le motif d’un processus. L’information étant supposée nouvelle et non partagée par le destinataire, la subordonnée causale a souvent une valeur rhématique qui se colore d’une valeur concessive. Dans ce cas, l’incidence d’une interrogation oratoire s’impose à la proposition principale.
17. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité ? (p. 355)
18. Mais parce que les personnages d’une pièce s’y montrent sous des mœurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène ? (p. 356)
Concessives à valeur d’opposition
La coexistence de deux faits ou de deux phénomènes dans le temps, présentés dans une opposition simple, se marque par des locutions conjonctives qui servent à introduire des valeurs temporelles (exemple 15) ou spatiales (loin que, exemple 3), ces dernières inscrivant l’opposition dans un espace métaphorique. Loin que opère ainsi un cadrage sur une classe de circonstances dont la propriété définitoire (la localisation temporelle du procès) est mise au premier plan. «Loin qu’elle ait ce vil projet…» renvoie dans cette optique, à d’éventuelles intentions vicieuses concédées à la Comtesse pour briser les liens de son propre mariage.
Concessives paratactiques
Sans recourir à une locution verbale du type avoir beau + infinitif, dans une construction en parataxe, Beaumarchais construit des structures grammaticalement non subordonnées à l’indicatif ou au conditionnel qui ont rhétoriquement valeur de concessives.
19. […] Turcaret n’a plus de modèle. On l’offrirait sous d’autres traits, l’obstacle resterait le même. (p. 354)
20. Tous ces gens-là sont loin d’être vertueux ; l’auteur ne les donne pas pour tels. (p. 355)
21. Marceline : […] Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe. (III, 16, p. 446)
Une ponctuation précise (virgule, point-virgule, deux-points) sépare ces constructions où le thème de la principale est repris dans la concessive par un pronom anaphorique. Y, peu clair, renvoie à la parure, c’est-à-dire aux ouvrages de couture ou de broderie qui auraient dû, selon Marceline, être réservés aux filles dans le besoin.
Tours corrélatifs à base relative
Ces tours constituent la catégorie des concessives extensionnelles scalaires qui décrivent des propriétés conceptuelles dans leur extension. La concession s’exprime au moyen de tours corrélatifs dont le second élément est le relatif que qui rattache la subordonnée à des constituants adjectivaux ou nominaux.
22. Suzanne : Madame, il est charmant votre projet… Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout ; et quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. (II, 26, p. 429)
23. La comtesse : Ah ! J’avais raison de le dire : en quelque endroit qu’ils soient, croyez qu’ils sont ensemble. (IV, 2, p. 453)
Quelque a le statut de déterminant du nom. Si le substantif dénote une qualité ou une propriété susceptible de variation et de degré, l’indétermination véhiculée par la concessive porte sur le degré maximal de la qualité. Dans l’exemple 22, on peut rapprocher la catégorie d’une périphrase comme «quelque chose qui arrive» de «quoi qu’ il en soit» qui signifie «quelquechose qui soit de cela», avec idée d’intensité portée à son plus haut degré par le relatif indéfini non-animé. Mais ces propositions introduites par quoi que (non soudés) assument une fonction de complément circonstanciel de concession, relèvent formellement des relatives, et fonctionnellement des circonstancielles concessives. Dans l’exemple 23, il s’agit d’un syntagme prépositionnel : quelque suivi d’un substantif, est perçu comme un adjectif, et donc s’accorde. Le terme introducteur de la subordonnée est nettement senti comme un pronom relatif.
Le syntagme prépositionnel concessif introduit par malgré
La préposition malgré, spécifiquement réservée à l’expression de la concession logique, introduit un syntagme nominal dont le constituant principal est le plus souvent un substantif doté d’expressions de nature variée. Le syntagme prépositionnel introduit par malgré présente aussi deux valeurs principales : une valeur anaphorique quand le nom est doté d’un déterminant démonstratif ou possessif, une valeur prédicative quand il introduit un fait dont il n’a pas été question, avec un nom doté d’un déterminant possessif à valeur cataphorique.
25. Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins le plus moral des drames. (p. 357)
26. La comtesse : Si l’amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison je les excuserais ; (II, 16, p. 415)
27. Figaro : Malgré sa répugnance, il l’épouse, et ton bourru d’oncle est bridé ; (IV, 1, p. 451)
L’autre rôle important de la préposition concessive malgré est de permettre la nominalisation de la proposition verbale. Il est d’ailleurs toujours possible de paraphraser le groupe prépositionnel par une subordonnée ouverte par bien que :
Ces fureurs, bien qu’elles soient déraisonnables, je les excuserais.
Bien qu’il y répugne, il l’épouse.
Valeur anaphorique, valeur prédicative : dans les deux cas, la fonction du groupe prépositionnel par rapport à la construction du discours, reste la même. Il s’agit le plus souvent d’un recentrage thématique réalisé à partir du contexte antérieur ou donné comme nouveau dans le contexte où il s’inscrit. Cette fonction permet de comprendre pourquoi le syntagme prépositionnel concessif se trouve placé de préférence à l’initiale de la phrase, ou immédiatement derrière le sujet. Cette particularité est à rapprocher des concessives à indétermination en si… que, mais alors que ces dernières privilégient la qualité exprimée par un adjectif :
Ces fureurs, si déraisonnables qu’elles soient, je les excuserais…
dans le cas des syntagmes prépositionnels, les qualités ou les faits introduits sous formenominalisée, sont présentés comme déjà actualisés dans le contexte et ne sont pas susceptibles de variation. Ils permettent de mettre d’emblée l’accent sur la base thématique indispensable pour l’établissement de la relation concessive avec la proposition qui suit.
L’adverbe pourtant
Cité généralement par les grammaires dans la liste des adverbes coordonnants marquant l’opposition ou la restriction, pourtant, placé à l’intérieur de l’énoncé entre l’auxiliaire et le verbe ou entre le verbe et ses compléments, se classe parmi les adverbes de phrase à valeur de connecteur anaphorique. Il peut ainsi rappeler une relation concessive déjà marquée dans la proposition qui précède.
28. Le comte : Un billet qu’on m’a remis, mais auquel je n’ajoute aucune foi, m’a… pourtant agité (II, 12, p. 412)
29. Suzanne : Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n’est pourtant arrivée! (IV, 1, p. 452)
Pourtant se présente dans l’exemple 29, comme un marqueur détenant un pouvoir de relateur entre les deux relatives qui précèdent le groupe verbal principal et exerce une fonction cataphorique. L’adverbe tant qui entre dans sa composition indique d’ailleurs une opération de repérage entre deux procès, et implique une limite au-delà de laquelle il y a un changement qualitatif. On bascule vers l’extérieur du cadre de référence délimitépar pour. Et les conclusions normalement exclues à l’intérieur de la classe choses disposées
, choses attendues, sont alors validées.
Modes des concessives
Le subjonctif
Pour reprendre l’expression de Damourette et Pichon, le subjonctif est le mode dunon-jugement. En utilisant le subjonctif, l’énonciateur souligne qu’il ne prend pas en charge l’assertion du jugement énoncé dans la proposition, sans pour autant en remettre en cause la validité.
Les concessives pures
La relation d’implication est niée, rejetée hors de l’univers de croyance de l’énonciateur, le rapport concessif est toujours formulé au subjonctif; subjonctif présent lorsque le procès n’est pas posé, mais envisagé :
Figaro : Me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié.
Ce qui est exclu, ce n’est pas le contenu propositionnel de la concessive (n’être mari qu’à moitié), mais l’implication attendue (faire le sot métier de mari).
Subjonctif imparfait pour traduire une pure éventualité [14] ou indiquer un procès simultané ou postérieur au fait exprimé par le verbe principal :
Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l’officier n’y parut blâmable à personne, quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d’autre manière.
Subjonctif plus-que-parfait pour marquer l’antériorité par rapport au verbe principal ou dénoter l’aspect accompli:
Marceline : Je la supposais d’accord avec le comte, quoique j’eusse appris de Bazile qu’elle l’avait toujours rebuté.
Les concessives extensionnelles
Elles sont introduites par une corrélation à base relative (quelque… que). Le subjonctif s’impose encore parce que la concessive présente un univers de possibles parcouru dans toute son extension, et dont on extrait l’élément adjectival ou nominal au moyen de la corrélation :
La comtesse : En quelque endroit qu’ils soient, croyez qu’ils sont ensemble.
L’indicatif
L’indicatif étant, au contraire, le mode au moyen duquel on pose ou actualise un procès, convient aux concessives hypothétiques et aux concessives causales. Dans les propositions subordonnées qui se trouvent alors antéposées, l’énonciateur utilise l’indicatif quand il veut mettre l’accent sur la prise en charge effective de la rectification qu’il propose, ou la prise en compte d’une discontinuité entre sa représentation préalable et celle qui lui est imposée actuellement.
Et si je n’ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous.
Et parce que les personnages […] s’y montrent sous des moeurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène ?
Le conditionnel
La valeur spécifique du conditionnel étant de créer une situation irréelle ou imaginaire à laquelle l’énonciateur traduit fortement son adhésion, et qu’il donne comme faisant partie de son actualité vécue, le repère du procès se présente dans une actualité décalée par rapport au moment de l’énonciation. Les concessives à valeur d’opposition introduites par des valeurs temporelles présentent ainsi une concordance modale au conditionnel avec la seconde proposition qui a statut de principale.
Figaro : Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d’or trouvés sur moi par les brigands, n’indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu’onavait prise de me faire des marques distinctives témoignerait assez combien j’étais un fils précieux.
L’infinitif
L’infinitif entrant dans la catégorie des modes non-personnels et non-temporels du verbe, permet de ne présenter du procès qu’une image virtuelle sans l’actualiser. Il se retrouve donc dans les concessions négatives à sujets coréférentiels, compléments circonstanciels à valeur oppositive qui peuvent être paraphrasés en subordonnées au subjonctif.
Figaro : de grosses vérités […] qu’on sait, sans oser les divulguer ; et celles qu’on vante, sans y ajouter foi.
Place des éléments concessifs
Constituant un véritable complément circonstanciel adjoint, la concessive est mobile dans la phrase de Beaumarchais. Quelques remarques s’imposent donc pour comprendre ce qui motive la place de la subordonnée par rapport à la principale. On constate en général que l’ordre des propositions est loin d’être indifférent.
L’antéposition de la subordonnée constitue en effet un cadre thématique délimitant le domaine sémantique à partir duquel s’effectuera l’interprétation de la principale :
Et si je n’ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous.
La subordonnée antéposée, introduite par si, permet de construire une situation fictive qui ouvre un ensemble paradigmatique de prédicats pouvant lui être associés, parmi lesquels figure la proposition principale assertée à la suite. Sa portée extra-prédicative sur l’énoncé en constitue le cadre, le focalise, et permet au verbe principal d’être interprété de façon absolue. Le circonstant en position initiale prend alors facilement une valeur argumentative ou modale, et marque une opposition implicite ou polémique.
Le champ d’incidence ouvert à la concessive en position finale est plus large : c’est tout ce qui précède jusqu’à la limite syntaxique qui se trouve lié à cette latitude :
Figaro : Monsieur, je m’en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice.
De même, lorsque la subordonnée concessive a une valeur rectificative :
Figaro : […] des chevaux qui tirent toujours quoiqu’ils cessent de marcher.
elle est nécessairement postposée à la principale, ce qui a pour effet d’infléchir la nature de la relation sous-jacente. Le résultat pragmatique de l’assertion de la concessive est alors d’ordre disjonctif.
On remarque enfin que l’adverbe de phrase à valeur de connecteur anaphorique pourtant conserve une position fixe entre l’auxiliaire et le verbe dans ses deux occurrences. En tant que circonstant traduisant une relation concessive logique, il caractérise une forme de dire effectif à fonction métalinguistique, et n’affecte le contenu de l’énoncé qu’en dénonçant ses aspects contradictoires. Véritable disjonctif de style, il caractérise le dire par incidence syntaxique sur le constituant qui suit (exemples 28, 29).
Pour conclure
Cette étude des concessives dans le discours de l’auteur et des personnages du Mariage de Figaro, se limite au cadre strict de la phrase et identifie le mécanisme rhétorique des figures de concession produite par le locuteur donateur de sens. Menée systématiquement à partir de périodes ou de sollicitations contextuelles plus étendues, ellepermettrait de dégager des effets de sens possibles, un ordre implicite, un fond de cohérence probable dans la pratique de l’esquive verbale. Elle permettrait aussi de comprendre ce qui motive la place de la concessive dans la gestion monologique du discours, àtravers les phénomènes de reprise ou d’anticipation du propos. On l’a vu rapidement dans les remarques sur l’ordre des propositions qui est loin d’être indifférent.
Resterait à s’interroger encore sur l’originalité des outils concessifs qui combinent des éléments variés dont la valeur oscille entre l’identité, la conformité, la temporalité,la spatialité ou la propriété définitoire, et qui ne pourraient être analysés qu’en prenant en compte les données contextuelles d’un discours déterminé par l’esthétique et l’idéologie prérévolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle. En effet, l’usage que Beaumarchais fait de la concession apparaît, en définitive, particulièrement malicieux puisqu’elle lui permet de mettre en rapport de l’argumentaire, des jugements contradictoires, et les données d’une expérience personnelle issues d’une relation au discours juridique, avec toute l’efficacité de l’insolence ironique dans sa dimension interlocutoire.
1 | Toutes nos références renvoient au texte de La folle journée, Beaumarchais, Œuvres, Larthomas (ed.), Gallimard (La Pléiade), 1988. | 2 | Voir Olivier Soutet, La concession en français des origines au XVI
e
siècle. Problèmes généraux, Droz, 1990. | 3 | «concessio, cum aliquid etiam iniquum videmur causae fiducia pati». | 4 | Chaïm Perelman et Lucie Olbretchs-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1976, p. 646. | 5 | Olivier Soutet, La concession…, p. 5. | 6 | Nicolas Beauzée, Grammaire générale, ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, pour servir de fondement à l’étude de toutes les langues, fac-similé de l’édition de 1767, Verlag, 1974,livre II, vol. 1, p. 584 «Des conjonctions adversatives mais et quoique», livre III, vol. 2, p. 418 «Éléments de la syntaxe. Fondements de l’ellipse». | 7 | Marie-Annick Morel, La concession en français, Gap, Ophrys, 1996, p. 5. | 8 | Robert Léon Wagner et Jacqueline Pinchon, Grammaire du français classique et moderne, Hachette, 1991, p. 648. | 9 | Knud Togeby, Grammaire française, tome V, «La structure de la proposition», Université de Copenhague, 1985, p. 116. | 10 | cf infra, Modes des concessives. | 11 | Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique du français, 1ère édition, PUF, 1994, p. 512. | 12 | On en trouve une occurrence dans la Préface : «Quoi qu’il en soit, La folle journée resta cinq ans au portefeuille», p. 359. La forme figée en emploi adverbial «quoi qu’il en soit» est usitée pour marquer qu’on ne veut pas discuter du bien fondé de ce qui vient d’être dit, et que cela n’interfère pas sur ce qui va être dit ensuite. | 13 | Voir La Bruyère : «Dans quelque prévention où l’on puisse être», exemple cité par Haase, Syntaxe française du XVII
e
siècle, Delagrave, 7e édition, 1969, p. 73. | 14 | Robert Léon Wagner, Jacqueline Pinchon, Grammaire…, p. 347. | 15 | Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique…, p. 329. |
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