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Poèmes saturniens : une poésie sous influence mais une musique déjà toute verlainienne
Brigitte Buffard-Moret
Université de Poitiers, FORELL
brigitte.buffard-moret@orange.fr
Résumé : On parle à juste titre de la « musique » si particulière de la poésie de Verlaine, qui tranche par rapport aux œuvres qui ont précédé. Mais ce n’est pas diminuer le génie de Verlaine que de remarquer combien d’influences diverses se mêlent dans sa « chanson grise » : Hugo, Baudelaire, Poe, la chanson populaire française et anglaise, les ariettes des vaudevilles sont autant de sources d’inspiration pour Verlaine. Cependant il ne faut pas s’y tromper : comme l’a dit un critique de l’époque, chez Verlaine, les chansons de bergères se font savantes, et c’est là tout son art…
Abstract : To speak of the distinctive music of Verlaine’s poetry is justified, as it departs widely from the beaten paths. And yet Verlaine’s genius is not lessened if one recalls the multifarious influences that went into the making of his « chanson grise » – Hugo, Baudelaire, Poe, the French or English folk songs, the arias of light comedy. But no mistake! As a critic put it at the time, the refrains of shepherds and shepherdesses in Verlaine turn out to be learned, and there lies all his art…
Jacques Borel, dans sa présentation de l’œuvre poétique de Verlaine dans la Pléiade, dit que Verlaine, contrairement à de nombreux poètes, « chante presque d’emblée avec cet accent inouï qui est le sien ; le frisson, la chanson grise, la vaporisation de l’être dans la sensation ou la rêverie, cette boiterie mélodieuse de la prosodie par laquelle le grelottement même d’une âme “en peine” et “de passage” se communique directement, et l’on ne sait si c’est à l’âme ou aux sens soudain vacants et dénoués, tout ce qui fait la magie fragile et obsédante de l’art verlainien est là, presque totalement délivré et maîtrisé dès les Poèmes saturniens, s’exprime avec une extraordinaire liberté dans les Fêtes galantes et surtout les Romances sans Paroles »
[1]
. Il ne s’agit pas ici de contester cette originalité mais de montrer que cette « musique » si particulière où « l’imprécis au précis se joint »
[2]
vient d’une assimilation d’influences variées que Verlaine a su faire siennes, et ce, dès les Poèmes Saturniens.
Les contemporains de Verlaine ne s’y sont pas trompés qui, à la publication des Poèmes saturniens, sont surtout sensibles à l’influence baudelairienne. Ainsi Jules Janin lui suggère carrément de « ne pas tant copier Beaudelaire [sic] »
[3]
. Les titres – « Résignation », « À une femme », « L’Angoisse », « Cauchemar », « Croquis parisiens », « Soleil couchant », « Crépuscule du soir mystique », « Une grande dame » – autant que les thèmes – les yeux et la chevelure de la femme (« À une femme », « Vœu »), sa dangerosité ou son impassibilité (« Femme et chatte », « Une grande Dame »), la mer (« L’angoisse »), la mort-squelette (« Cauchemar »), le Spleen (« Nervermore ») sont des marques patentes de l’influence de son illustre aîné. Il lui emprunte aussi le lexique (complice, à neuf, encens, ranci, fleurs, rajeuni, enroué, Te Deum, rides, le remords est dans l’amour pour le seul « Nervermore ») et un certain nombre de procédés de versification.
Répétitions, refrains, bouclages
Ce qui a surtout marqué Verlaine chez Baudelaire, ce sont les phénomènes de répétition omniprésents dans ses poèmes. Quand il lui rend hommage dans L’Art du 16 novembre 1865, c’est ce trait de style qu’il souligne :
Là où il est sans égal, c’est dans ce procédé si simple en apparence, mais en vérité si décevant et si difficile, qui consiste à faire revenir un vers toujours le même autour d’une idée toujours nouvelle et réciproquement ; en un mot à peindre l’obsession
[4]
.
Or, ce trait de style, Baudelaire l’a emprunté en premier lieu à ce qui a été une révélation pour lui : la poésie d’Edgar Poe, à laquelle il a consacré plusieurs pages d’analyse. Il s’y montre fasciné par « un usage heureux des répétitions du même vers ou de plusieurs vers, retours obstinés de phrases qui simulent les obsessions de la mélancolie ou de l’idée fixe, – du refrain pur et simple, mais amené en situation de plusieurs manières différentes, – du refrain-variante qui joue de l’indolence et la distraction, – des rimes redoublées et triplées » [5]
.
Les termes de Verlaine reprennent ceux de Baudelaire, et Verlaine a lu Poe, en traduction d’abord, puis « en english », comme il le confie dans une lettre à Le Pelletier du 16 mai 1873. Dès les Poèmes saturniens, les phénomènes de répétitions propres à Baudelaire et Poe sont présents. « Soleils couchants » :
Une aube affaiblie Verse par les champs La mélancolie
Des soleils couchants. La mélancolie Berce de doux chants, Mon cœur qui s’oublie
Aux soleils couchants. Et d’étranges rêves Comme des soleils Couchants
sur les grèves, Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent pareils À des grands soleils Couchants sur les grèves.
doit beaucoup à « L’invitation au voyage » :
Vois sur ces canaux Dormir ces vaisseaux Dont l’humeur est vagabonde ; C’est pour assouvir Ton moindre désir Qu’ils viennent du bout du monde. – Les soleils couchants
Revêtent les champs, Les canaux, la ville entière, D’hyacinthe et d’or ; Le monde s’endort Dans une chaude lumière.
Là tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. [6]
dont il emprunte un des mètres (le pentasyllabe), le refrain, qui chez lui devient répétitions disposées irrégulièrement et même courant sur deux vers, ainsi que le pluriel « soleils couchants » et la rime couchants / chants.
On retrouve des phénomènes de répétition parcourant irrégulièrement le poème et donnant une impression de « valse mélancolique » et de « langoureux vertige », à la manière du pantoum baudelairien d’« Harmonie du soir » dans les deux poèmes qui suivent « Soleils couchants » : « Crépuscule du soir mystique » et « Promenade sentimentale ».
Le deuxième poème intitulé « Nervermore » résonne comme un hommage à la fois à Baudelaire et à Poe. À celui-ci il emprunte le mot du titre, qui est la citation du terme qui clôt quasiment toutes les strophes du poème « Le Corbeau » (« The Raven »), à celui-là, nous l’avons vu plus haut, le lexique, ainsi que le procédé de l’antépiphore. En effet, chez Baudelaire, dans « Le Balcon », « Réversibilité », « L’Irréparable », « Moesta et errabunda », « Lesbos », « Le Monstre », un même vers ouvre et ferme chaque quintil :
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse, La honte, les remords, les sanglots, les ennuis, Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ? [7]
Verlaine recourt à la même strophe de 5 vers et au même procédé :
Allons, mon pauvre cœur, allons, mon vieux complice, Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux ; Brûle un encens ranci sur tes autels d’or faux ; Sème de fleurs les bords béants du précipice ;
Allons, mon pauvre cœur, allons, mon vieux complice.
Ce procédé du bouclage de la strophe par un vers répété n’est pas une innovation de Baudelaire : Marceline Desbordes-Valmore l’a pratiqué dans les romances « Le Bouquet », « La Reconnaissance », « Que je te plains » [8]
, parues dans les années 1820, et Leconte de Lisle, influencé par le poète populaire écossais, Burns, s’y est essayé dès les Poèmes antiques
[9]
, parus en 1852. En fait, au fil des années, les influences se cumulent et des procédés se retrouvent d’œuvre en œuvre et de poète en poète. Souvent, c’est quand un poème devient célèbre que le procédé qu’il contient reste associé au poète qui l’a écrit.
Ce bouclage revient dans les Poèmes saturniens avec des variantes. Dans « Crépuscule du soir mystique » le même vers ouvre et ferme le poème qui rappelle « Le Balcon » avec le thème du souvenir et la rime « cloison » dont le prosaïsme fut critiqué dans le poème des Fleurs du Mal. Dans « Nuit du Walpurgis classique », c’est la fin de la première strophe (« […] un jardin de Lenôtre, /Correct, ridicule et charmant ») qui se retrouve à la fin du poème. Dans « Marco », c’est simplement le premier hémistiche du premier vers (un décasyllabe césuré 5-5s) qui est repris pour le dernier vers, qui est un pentasyllabe :
Quand Marco
passait, tous les jeunes hommes Se penchaient pour voir ses yeux, des Sodomes Où les feux d’Amour brûlaient sans pitié Ta pauvre cahute, ô froide Amitié ; Tout autour dansaient des parfums mystique Où l’âme en pleurant s’anéantissait ; Sur ses cheveux roux un charme glissait ; Sa robe rendait d’étranges musiques Quand Marco passait.
Ici se dessine une autre influence importante chez Verlaine, celle de la chanson chantée, qu’elle soit populaire et anonyme ou bien romance ou ariette à la mode. Ce poème est calqué (strophe, mètre et répétition), de l’aveu de Verlaine lui-même
[10]
, sur une romance d’un certain J.-T. de Saint-Germain, en fait un commentateur des Contes de Perrault, Jules Tardieu, qui se cache sous ce pseudonyme
[11]
.
Quand Verlaine rencontre Rimbaud, celui-ci lui fait découvrir les libretti de Favart et c’est à sa « comédie en deux actes mêlée d’ariettes », Ninette à la cour que Verlaine emprunte l’épigraphe de la première des « ariettes oubliées » (« Le vent dans la plaine / Suspend son haleine »). Dans un premier temps, il avait choisi comme épigraphe : « Au clair de la lune, / Mon ami Pierrot »…
La chanson populaire étrangère n’est pas absente non plus de l’inspiration verlainienne. À Londres, Verlaine et Rimbaud apprennent l’anglais, comme l’écrit Verlaine dans une lettre, « dans Edg. Poe, dans les chansons populaires »
[12]
: le titre de Child Wife a été un moment changé pour celui de The Pretty One qui fait allusion à une chanson populaire anglaise très connue : « My little pretty one » [13]
, et « A poor Young Shepherd », dans Aquarelles, s’inspire des petits poèmes, dits « valentines », souvent chantés, qu’échangent les Anglais à la fête de Saint-Valentin. Verlaine y reprend la structure du poème à bouclage strophique (la même strophe ouvre et ferme le poème) et du quintil à bouclage avec de légères variantes :
C’est Valentin ! Je dois et je n’ose Lui dire au matin… La terrible chose Que Saint-Valentin ! Mètres et strophes
Le sonnet qui prédomine dans l’œuvre de Baudelaire avec une diversité sans précédent (il y a plus de 30 sortes de sonnets différents dans Les Fleurs du Mal : hétérométriques, élisabéthains
[14]
, avec les tercets au milieu des quatrains, en octosyllabes, en décasyllabes 5-5s, en alexandrins, avec des systèmes de rimes très variés…) se retrouve dans les Poèmes saturniens, dont le premier poème juste après le prologue est un sonnet inversé (« Résignation »).
Dès les Poèmes saturniens, Verlaine utilise des strophes originales qui référent à la chanson. Nous avons évoqué le quintil baudelairien. « Cauchemar », composé de quintils à clausule (7s 7s 7s 7s 4s de structure rimique aaabb – l’heptasyllabe, culturellement lié à la chanson, est présent également dans « La Chanson des Ingénues »), emprunte à une strophe baudelairienne mais en la revisitant : dans ce poème dont le thème du squelette à cheval rappelle « Une gravure fantastique » et le vers « Sans bride, ni mors, ni rêne », le vers du « Vin des amants » « Sans mors, sans éperons, sans bride», on retrouve en fait le quatrain à clausule de « À une mendiante rousse » :
Blanche fille aux cheveux roux, Dont la robe par ses trous Laisse voir la pauvreté, Et la beauté, [15]
qui emprunte à une ode de Ronsard, De l’Election de son sepulchre, dont la structure 6s 6s 6s 4s a été reprise par Belleau pour une ode, par Tristan l’Hermite, Voiture pour des chansons [16]
… et par Verlaine lui-même dans Fêtes galantes pour « À Clymène » :
Mystiques barcarolles, Romances sans paroles, Chère puisque tes yeux, Couleur des cieux
Sérénade, dont le titre évoque encore une fois la chanson, comme sont aussi liées à la chanson les reprises des strophes 1 et 2, la première au milieu, la seconde à la fin du poème [17]
, est composée de quatrains où alternent décasyllabes et pentasyllabes :
Comme la voix d’un mort qui chanterait Du fond de sa fosse, Maîtresse, entends monter vers ton retrait Ma voix aigre et fausse.
Baudelaire avant lui avait aussi joué à mêler mètres pairs et vers de 5 syllabes : dans « La Musique » alternent alexandrins et pentasyllabes :
La musique souvent me prend comme une mer ! Vers ma pâle étoile, Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, Je mets à la voile ; [18]
dans « L’Amour et le crâne, vieux cul-de-lampe », octosyllabes et pentasyllabes. Hugo a composé des quatrains alternant décasyllabes 5-5s et pentasyllabes dans Châtiments (« Nous nous promenions parmi les décombres… » et « Le Chasseur noir ») et dans Les Contemplations (« J’aime l’araignée et j’aime l’ortie / parce qu’on les hait »). Verlaine reprend cette alternance mais dans des quatrains dissymétriques 5-5s / 5s / 5-5s / 5-5s pour « Croquis parisien » :
La lune plaquait ses teintes de zinc Par angles obtus. Des bouts de fumée en forme de cinq Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.
Cela nous amène à parler de l’influence certaine que la poésie de Hugo a exercée sur Verlaine. « Effet de nuit » brosse un paysage aussi saisissant que celui du début de L’Homme qui rit ou des dessins à l’encre de Hugo, et « Marine », avec l’adverbe formidablement qui le clôt, a des accents hugoliens. Mais Verlaine lui emprunte aussi mètres et structures strophiques. Hugo a utilisé le pentasyllabe, mètre de la chanson la plus fameuse, « Au clair de la Lune », dès les Ballades pour les neuvains de « La Ronde du Sabbat », et pour les quatrains à rimes croisées de « Guitare » [19]
dans Les Rayons et les Ombres. Verlaine utilise ce mètre pour « Soleils couchants » et compose « Marine » en quatrains à rimes embrassées :
L’océan sonore Palpite sous l’œil De la lune en deuil Et palpite encore.
La chanson d’Elespuru de la scène 2 de l’acte IV de Cromwell (1827) a inspiré nombre de poètes du XIXe siècle :
Au soleil couchant, Toi qui va cherchant Fortune, Prends garde de choir ; La terre, le soir, Est brune. [20]
Verlaine reprend le schéma strophique tel quel (5s 5s 2s 5s 5s 2s) pour « Colombine » de Fêtes galantes mais il s’en inspire sans doute déjà pour Chanson d’automne, en réduisant l’écart entre la longueur des deux mètres, puisque le schéma de ses sizains est 5s 5s 3s 5s 5s 3s. Ici, la chanson verlainienne ne produit pas le même effet que celle de Hugo car Verlaine, contrairement à celui-là, multiplie les ruptures entre la syntaxe et le mètre, mettant à la rime une conjonction de subordination ou un déterminant, comme on peut le constater dans les deux dernières strophes du poème :
Tout suffocant Et blême, quand
Sonne l’heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure ;
Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte.
Enfin Verlaine introduit dans ses Poèmes saturniens une strophe remise à la mode non par Hugo, mais par Gautier et Leconte de Lisle, le tercet à tierce rime. Le tercet apparaît dans la poésie médiévale, chez Rutebeuf et Marguerite de Navarre pour disparaître pendant plusieurs siècles de la poésie française. En Italie en revanche, une forme particulière de tercet est à l’honneur dans la Divine Comédie de Dante, la terza rima. C’est cette forme – où le vers du milieu trouve sa rime dans le premier et dernier vers de la strophe suivante et où le vers final est isolé, permettant une chute spectaculaire – que reprennent les poètes du Parnasse. L’originalité de Verlaine est d’avoir varié les formes de tercets. Dans les Poèmes saturniens, « Sub urbe » et « La mort de Philippe II », cette dernière très théâtrale, sont des poèmes à tierce rime, comme « Les coquillages » de Fêtes galantes où le vers isolé met en relief le thème érotique ; mais on trouve aussi dans « Un dahlia » des tercets abb acc, et dans « Streets I », il utilise un tercet monorime qui est « une des plus anciennes formes de la chanson à danser » [21]
. Huysmans, par le personnage de Des Esseintes, rend hommage à cette variété des tercets verlainiens :
[…] il avait également et souvent usé d’une forme bizarre, d’une strophe de trois vers dont le médian restait privé de rime, et d’un tercet, monorime, suivi d’un unique vers, jeté en guise de refrain et se faisant écho avec lui-même tels que les streets : « Dansons la gigue »
[22]
.
***
Ainsi, les Poèmes Saturniens contiennent en germe toute la musique verlainienne qui se développe dans les recueils suivants. Seul le distique, autre forme héritée des couplets de la chanson populaire, n’apparaît que dans Fêtes galantes, pour clore le recueil avec « Colloque sentimental ». D’un recueil à l’autre et au sein d’un même recueil, les poèmes se font écho : on retrouve les mêmes sonorités, les mêmes rimes, les mêmes thèmes, les mêmes mots souvent. Ces récurrences ramènent peut-être à l’influence de Poe sur Verlaine. Dans une lettre à Lepelletier du 16 mai 1873, Verlaine évoque un nouveau projet poétique : « Les vers seront d'après un système auquel je vais arriver. Ça sera très-musical, sans puérilités à la Poë (quel naïf que ce « malin » ! Je t'en causerai un autre jour, car je l'ai tout lu en english) et aussi pittoresque que possible ». Or, selon Poe, « la mélancolie est le plus légitime de tous les tons poétiques » [23]
et pour créer celle-ci, il s’appuie sur l’effet produit par le refrain : « Tel qu’on en use communément, le refrain non seulement est limité aux vers lyriques, mais encore la vigueur de l’impression qu’il doit produire dépend de la puissance de la monotonie dans le son et dans la pensée. Le plaisir est tiré uniquement de la sensation d’identité, de répétition. Je résolus de varier l’effet, pour l’augmenter, en restant généralement fidèle à la monotonie du son, pendant que j’altérerais continuellement celle de la pensée ; c’est-à-dire que je me promis de produire une série continue d’effets nouveaux par une série d’applications variées du refrain, le refrain en lui-même restant presque toujours semblable » [24]
.
Chez Verlaine, on peut se demander si la « chanson monotone », « ni tout à fait la même, Ni tout à fait une autre » ne naît pas non seulement du rapprochement des échos sonores dans chacun des poèmes, comme nous venons de l’analyser, mais aussi des échos entre les poèmes : ainsi la rime monotone/automne se rencontre dans « Nervermore », « Chanson d’automne » et dans « Bruxelles – Simples fresques », et les termes qui créent la « fadeur verlainienne » (grêle, humble, langoureuse, brume, palpite, affaibli, blême, frisson) parcourent l’œuvre. Ce sont ces échos subtils et épars qui rendent l’art de la répétition encore plus savant encore chez Verlaine que chez Poe (cf. la critique par Verlaine des « puérilités » de Poe), et Fêtes Galantes et Romances sans Paroles seraient, finalement, de géniales variations sur un thème et un ton déjà donnés dans les Poèmes saturniens.
1 | Verlaine, Œuvres poétiques complètes, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition revue, complétée et présentée par J. Borel, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1962, p. 5. | 2 | Verlaine, « Art poétique ». | 3 | J. Janin, « compte rendu des Poèmes saturniens dans l’Almanach de la littérature du théâtre et des Beaux-Arts, Pagnerre, 1868 », in Verlaine, Mémoire de la Critique, O. Bivort (éd.), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997, p. 41. | 4 | Verlaine, Œuvres en prose complètes, J. Borel (éd.), Paris, Gallimard (La Pléiade), 1972, p. 611. | 5 | Baudelaire, Nouvelles Notes sur Edgar Poe dans Œuvres complètes, C. Pichois (éd.), Paris, Gallimard (La Pléiade), 1976, t. 2, p. 336. | 6 | Baudelaire, Œuvres complètes…, t. 1, p. 53. | 7 | Ibid., « Réversibilité », p. 44. | 8 | M. Desbordes-Valmore, Œuvres poétiques, M. Bertrand (éd.), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1973, t. 1 p. 96 et suiv. | 9 | Voir notamment « La chanson du rouet » dans Poèmes antiques et « La chute des étoiles » dans Poèmes antiques. | 10 | Note de Verlaine dans toute les éditions à propos de cette pièce : « L’auteur prévient que le rhythme et le dessin de cette ritournelle sont empruntés à un poème faisant partie du recueil de M. J.-T. de Saint Germain : Les Roses de Noël (Mignon). Il a cru intéressant d’exploiter au profit d’un tout autre ordre d’idées une forme lyrique un peu naïve peut-être mais assez harmonieuse dans sa maladresse même, et qui n’a pas trop mal réussi, ce semble, à son inventeur, poëte aimable » (cité par Y.-G. Le Dantec dans Verlaine, Œuvres poétiques complètes..., p. 1084). | 11 | Ibid., note, p. 1085. | 12 | Verlaine, Œuvres complètes, J. Borel (éd.), Paris, Le Club du meilleur livre, 1959, t. 1, p. 1025. | 13 | Chanson citée par V. P. Underwood, Verlaine et l’Angleterre, Paris, Nizet, 1956, p. 112. | 14 | Comportant trois quatrains en rimes croisées, chacun sur des rimes différentes, et un distique final (« Le Flambeau vivant », « Causerie »). | 15 | Baudelaire, Œuvres complètes..., t. 1, p. 83. | 16 | Belleau, « Que la Richesse ne peut rien contre la mort », dans Œuvres poétiques, G. Demerson (dir.), Paris, Champion, 1995-2001, t. 1, p. 29 (cf. F. Bauer, « Ronsard, Belleau, Baudelaire et la Mendiante rousse », in Actes du colloque international La Postérité de la Renaissance(Maison de la recherche de Villeneuve d’Ascq, 12-14 février 2004), V. Gély et F. Mac Intosh (dir.), (à paraître)). | 17 | Verlaine reprend une structure de ce type dans l’Ariette VIII de Romances sans paroles (Œuvres poétiques complètes, p. 196), mais cette fois-ci, la 2e strophe est reprise avant la première qui ouvre et clôt donc le poème : Dans l’interminable Ennui de la plaine La neige incertaine Luit comme du sable. Le ciel est de cuivre Sans lueur aucune. On croirait voir vivre Et mourir la lune. Comme des nuées Flottent gris les chênes Des forêts prochaines Parmi les buées Le ciel est de cuivre Sans lueur aucune. On croirait voir vivre Et mourir la lune. Corneille poussive Et vous, les loups maigres, Par ces bises aigres Quoi donc vous arrive ? Dans l’interminable Ennui de la plaine La neige incertaine Luit comme du sable. | 18 | Baudelaire, Œuvres complètes..., t. 1, p. 68. | 19 | Comment, disaient-ils, Avec nos nacelles, Fuir les alguazils ? – Ramez, disaient-elles. Comment, disaient-ils, Oublier querelles, Misères et périls ? – Dormez, disaient-elles. Comment, disaient-ils, Enchanter les belles Sans philtres subtils ? – Aimez, disaient-elles. | 20 | V. Hugo, Cromwell, IV, 1, dans Théâtre, I, Notice et notes de Anne Ubersfeld, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1985, p. 237. | 21 | H. Chatelain, Recherches sur le vers français au XVe siècle. Rimes, mètres et strophes, Paris, Champion, 1908, cité par J.-L. Aroui dans « Les tercets verlainiens », in Verlaine à la loupe (Colloque de Cerisy, 11-18 juillet 1996), J.-M. Gouvard et S. Murphy (dir.), Paris, Champion, 2000, p. 226. | 22 | J.-K. Huysmans, À rebours, Paris, Garnier-Flammarion, 1978, p. 211. | 23 | E. A. Poe, « La Genèse d’un poème », in Contes, Essais, poèmes, Claude Richard (éd.), Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1989, p. 1011. | 24 | Ibid. |
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