Dossier : L’Écriture, entre rupture et continuité


Les « déformations sublimes »
dans Un Balcon en forêt [1]

Fabienne Boissieras

Université Jean Moulin Lyon 3

fabienne.boissieras@orange.fr

Résumé : La notion de rupture semble à première vue inappropriée à la poétique gracquienne tant l’écriture s’applique à éviter l’accroc ou le discordant quel qu’il soit. De là, cela a été largement exploré, le « classicisme » du récit (avec un recours et une maîtrise d’ingrédients romanesques déjà éprouvés et en particulier fondés sur la spatialité et la temporalité) et une aptitude certaine du texte à fondre les emprunts, à préférer la dilution à la citation, le calque à l’innovation arrogante, l’ambiguïté générique à l’affirmation d’un genre (l’intertextualité, les allusions, les influences sont à étudier) [2] .
Tout apparaît dès lors en terre gracquienne (en Gracquie ?) et ce, malgré la menace de chaos extérieur, harmonie, mesure et cohérence.
La singularité du style tient à ce paradoxe sans doute : une tension tragique servie par d’infimes soubresauts, secousses sismiques qui n’altèrent jamais visiblement la logique interne du texte mais parviennent à inquiéter pourtant [3] .Inquiétude souterraine et questionnement véritable, inscrits dans les replis intimes de la langue.
« Il faut que l’auteur, loin d’abolir toute convention de composition, introduise de nouvelles conventions plus subtiles, plus dissimulées, plus rusées que le roman traditionnel […] » écrit Paul Ricœur au sujet du roman moderne. Mots qui sonnent si justes concernant Gracq.
Notre propos est de montrer que l’audace (la rupture ?) de Gracq réside dans une appropriation discrètement déviante de certains outils rhétoriques, syntaxiques et lexicaux convoqués, témoignant ainsi, si besoin en était, de l’intensité étonnante de l’infime [4] .
Parmi ces divers frottements de la langue, nous choisissons d’examiner plus spécifiquement quelques éléments responsables de cette épaisseur tragique et chronique que parvient à imposer le texte. Dans cette perspective, sera analysé l’emploi de la préposition (parexemple « contre » employé a contrario) et de certains marqueurs de la durée (dans une conception non bergsonienne du temps) ainsi que divers procédés aptes à contrarier sans la violenter la linéarité quiète de la phrase. Autant de lieux qui disent assez le souci d’ajustement des mots au monde et fondent la nature même d’une « langue étrangère » qui rompt in fine avec tout « déjà écrit » [5] .

Abstract : The notion of rupture seems on first thought unsuitable to the Gracq’s poetics so much the writting applies to avoid the distortion or the discordant whatever it is. From. this it has been widely investigate the “classicism” of the story (resorting to having mastered the novels’ components even at that time sized up and in particular based on spaciality and temporality) and an undoubted aptitude of the text for fusing borrowings together,for prefering the mitigation to the quotation,the exact copy to the arrogant innovation, the generic ambiguity to a genre assertion (“intertextuality”, allusions, influences have to be studied). From then every thing appears in the Gracq’s field and this in spite of the threats of external chaos, harmony, measure and coherence.
The remarkable nature of the style comes probably from. this paradox : a tragic straining coming from. tiny convulsive movements, tremors which, never change clearly the internal logic of the text but, nevertheless succeed in disturbing. Underground anxiety and real question, lying in the intimate framework of the language.
“The author must, far from. abolish all convention of writing, introduce new conventions more subtle, more conceal, than the usual novel…” written by P. Ricœur concerning the modern novel. These words are really true concerning Gracq.
Our aim is to show that the daring idea of Gracq is located in a light deviant appropriation of some rethorical tools, syntactic and lexical gathered, showing in this manner, if necessary the amazing heaviness of the smallness.
Among these elements concerning the language, we want to examine specifically some elements responsible for this tragical and chronical thickness wich is laid down by the text.
In this prospect the use of the preposition will be analysed (for example “against” used a contrario) also some markers of the duration, also some process able to impede without violence the quiet linear sentence. All this express the concern for fitting the words to the world and set up the nature of a “foreign language” wich breaks in fine with all “already written”.

Questions de méthode

La production critique de Julien Gracq a l’heur de livrer d’intéressantes prescriptions de lecture auxquelles on peut souscrire sans doute concernant Un Balcon en forêt. C’est ainsi que dans En lisant, en écrivant, l’auteur peut recommander pour certains romans l’approche microscopique, « ligne à ligne », qu’exige tout poème, mot à mot pourrions-nous dire [6]. Méthode d’investigation qui seule permet de débusquer les infimes disruptions qui informent le texte, l’air de rien, sans jamais menacer la belle harmonie d’ensemble. Car il s’agit bien, là encore conformément aux vœux formulés par l’auteur, d’éviter pour le lecteur les effets de dissonance et d’interruption que génèrent les mutations, les intentions ou les hiatus trop visibles du texte et qui rompent le charme [7] . La métaphore musicale, pour topique qu’elle soit, ne cesse d’investir le texte critique du romancier. L’incipit du Balcon en conformité avec les prérogatives classiques de la première page (avec une volonté encore perceptible chez Gracq d’imiter le réel) donne « le ton », tonalité mineure tenue d’un bout à l’autre sans variations ni de tempo ni de nuance, ni accidents inattendus dans un roman où les arrachements dramatiques sont mis à distance et les dualismes tragiques suggérés. Le refus de la rupture se donne à voir de façon explicite dans le traitement du temps auquel est dénié toute vertu ordonnatrice entre passé et futur, il y a succession d’atomes temporels dont l’unité est le « maintenant » et dont la perception est greffée sur le « brusquement ». Il n’existe dès lors ni nostalgie douloureuse ni attente inquiète, ni même possibilité de rupture (sentimentale ou existentielle : le neplus s’avère délicieux [8] ). Et la statique temporelle permet alors de se concentrer exclusivement sur le personnage, sur le flux d’une conscience sans cesse agitée par l’extrême fragilité des choses et empêchée de s’installer dans la durée. Cela consiste à décentrer l’élément dramatique de l’extérieur (la guerre improbable) vers l’intérieur.

Par ailleurs, une lecture phénoménologique du roman permet de percevoir combien l’attention à l’infime, la feuille qui glisse, le premier flocon, le petit point noir ou rouge parlent dans un univers où l’échange verbal échoue à dire. L’espace en vient à décider d’un rapport au monde pour lequel s’orchestrent des dialectiques fondamentales fondées sur le petit et le grand, l’intime et le cosmos, le vide et le plein, l’infini et l’humain… Le regard en alerte devient activité pensante mais aussi grâce et tragique, chance et drame [9] .

L’extrême tension qui agite sans le menacer le récit, ce malgré le triomphe de la halte et le recours à une écriture qui loin de violenter la langue l’inscrit dans une tradition, repose ainsi sur des audaces discrètes et incessantes, aussi imperceptibles que tous les signes lancés dans le grand monde et le petit monde (113) de Grange [10] . L’opération la plus constante consiste à travailler le texte de façon à fondre tout élément disparate, à inscrire les connivences avec d’autres textes comme des échos assourdis portés par la figure de l’allusion plutôt que par la citation : dissimulation des influences, des emprunts sous le vernis précieux d’une prose poétique inspirée et aspirée par une frénésie de figures tropiques. Le roman présente une série de traits linguistiques relevant strictement du symbolisme (en particulier la substantivation des procès) auxquels les motifs proprement nébuleux (fumée, brouillard, pluie, sommeil nourrissent une rêverie de l’indécis) prêtent renfort. Il est clair que si continuité il y a dans le roman de Gracq eu égard à la langue et à ce souci d’uniformité que nous avons évoqué, il y a aussi sceau d’une époque qui refonde le romanesque sur des bases autres. C’est ainsi dans le roman moderne, dit Paul Ricœur, que « pour que l’œuvre capte l’intérêt du lecteur, il faut que la dissolution de l’intrigue soit comprise comme un signal adressé au lecteur de coopérer à l’œuvre, de faire lui-même l’intrigue » [11].

Dissoudre, fondre, estomper, autant d’actes qui gouvernent et informent l’écriture sans cesser cependant, par un travail souterrain plus subtil, d’alerter, d’accrocher et d’interroger le lecteur [12]. Une fois mis à distance le grand événement extérieur que représente la guerre, ce sont des déviances plus ou moins discrètes imposées à la diégèse, à la logique ou à la langue qui viennent innerver et contrarier le sens.

Contrarier le sens : « on devrait coller ici les étiquettes Haut et Bas » [13]

La notion phénoménologique de direction des sens vise à rendre compte des structures ontologiques de l’expérience de la spatialité. [14]. Exister, être (59), être bien casé (113) c’est-à-dire Habiter le monde mais aussi investir une guerre habitable (92) consiste à s’inscrire dans un espace-temps d’emblée orienté, pathique dans lequel la structure fondamentale parmi toutes les dimensions antagoniques envisageables (l’avant/l’arrière, l’ici/le là, le proche/le lointain, le pesant/l’aérien, l’ample/le resserré…) reste l’horizontal et le vertical. Entre ces deux coordonnées, vecteurs dynamiques, l’homme tente de se maintenir, d’occuper un poste, dans un fragile équilibre. Si vivre, c’est aller vers – c’est aussi nécessairement être dans – (tous espaces confondus : physique, psychique, affectif, éthique…). D’une juste proportion anthropologique entre les deux directions contraires de l’existence dépend l’attitude d’un sujet face au monde. Comme inévitablement décentré, le personnage de Grange semble menacé à la fois d’enkystement (se perdre dans le hic et nunc, s’immobiliser dans l’excès du trop-près) et d’autonomisation (s’absenter de - : la construction réflexive récurrente explicite cette menace). Le mouvement impulsé aux objets du monde (le train, la luge, les saisons, les éléments : neige, pluie, vent…) délivre le personnage de toute responsabilité actancielle : les faits de topicalisation (impersonnelle, factitive, passive, pronominale) comme le style substantif en témoignent assez [15] . Pourtant, ce n’est pas faute de ventiler dans la langue les morphèmes transitifs que sont les prépositions, outils aptes à signifier le mouvement. Le texte gracquien à côté de la préposition – vers (indice idiolectal) distribue bon nombre de prépositions à sémantisme spatial (sur, dans, contre, au-dessus de…) qui méritent commentaire.

À défaut d’une dynamique événementielle, le schème spatial qui s’impose dans le roman de Gracq est celui du vertical, du haut et du bas (ce n’est sans doute pas sur l’Histoire que le personnage/l’auteur compte pour s’extraire de son enlisement). Au temps horizontal de la successivité se substitue une dimension verticale du temps [16] . Le personnage soustrait volontairement au temps des échéances s’absorbe dans le temps arrêté, lent (information apéritive dans l’incipit page 9) de la contemplation et de la pensée. Cette descente dans le temps de la sensibilité isole le personnage plus sûrement que son décentrement géographique (les rares scènes au discours direct entre camarades placent toujours Grange hors champ et dans un rôle de décrypteur des signes paraverbaux qui parasitent l’échange : « il passait dans la phrase une intention secrète car les yeux une seconde se rapetissaient » (14)). La maison forte, sa maison (109), « la maison des hommes où tout était d’un autre ordre » (114), site précieux de centralité et de concentration, figure à elle seule l’appel de la conscience à la verticalité (le motif de la cave porte une charge symbolique forte). Réinvesti affectivement, le carré sert de surface d’appui à toute échappée onirique en même temps qu’il offre une vision surplombante du monde et des êtres : de la fenêtre, Grange aperçoit loin (40). Or l’expérience ontologique du personnage se résume le plus souvent à s’égarer dans la hauteur, percée dans le sensible qui ne semble pouvoir s’abolir que dans la chute (l’expression le regard plongeait court dans l’ensemble du texte, pages 15/52…) : [17]

« C’était ce qu’il appelait, quand reprenait ce léger vertige, « descendre dans le blockhaus » (147)
« Plus bas – se disait-il – beaucoup plus bas… » (252)

Le travail des prépositions témoigne de cette inversion des directions (les directives dans le roman sont elles aussi mises à mal : l’ordre s’interprète au travers d’une lecture ironique « l’alerte numéro un » (132) ou « l’ordre ici s’était rajusté de lui-même » (113)) dès lors qu’elles s’appliquent à introduire non un objet du monde spatial mais l’opération d’intellectualisation que cet objet a déjà suscité dans la conscience du personnage. Comme si la direction horizontale ne pouvait exister seule, gratuite et jouissive, sans le soutien préalable d’une pensée analytique qui décortique l’objet, le soumet au grossissement de la lunette de pointage pour le restituer autrement, par une appréciation subjective.

L’exemplier suivant pourra servir l’analyse :

1. Comme il plongeait les yeux vers la perspective… (52)
2. Je crains qu’il ne passe plus personne, fit-il avec une grimace en se retournant vers la perspective vide. (77)
3. on découvrait la perspective du chemin (91)
4. sur ce désordre tombait une odeur (54)
5. un petit point noir qui semblait un instant dans l’éloignement (95)
6. à gauche vers la profondeur du sous-bois (99)
7. un gros soleil se levait devant lui au ras de la terre dans la longue perspective du chemin (115)

La préposition (ainsi que les prépositions analytiques et les locutions prépositionnelles nombreuses), instrument de passage d’un lieu grammatical à un autre, autorise les alliances improbables, favorise à l’envi la confusion des objets du monde (classèmes concrets et abstraits se confondent) et contrarie sans heurt véritable une logique du sens à laquelle tout lecteur se raccroche. Mais comme « l’œil […] se raccord [e] mal » (33) parfois la langue de Gracq travaille sur le désaccord :

1. le menton […] tendit le visage nu à la pluie (55)
2. on abordait à une autre terre (81)
3. une respiration longue […] soufflait sur sa fatigue (102)
4. ils tombaient [les propos du capitaine] sur la vie silencieuse (49)
5. comme si la tête se souvenait toute seule de s’être blottie sur l’épaule d’un homme (54)
6. elle vivait le long de lui (87)
7. en plissant un peu les paupières contre une poussée de joie aveugle (95)

Le poids sémantique des prépositions sélectionnées leur confère une responsabilité particulière ; le morphème grammatical nouvellement investi, devenu « joint essentiel », impose une attention particulière aux relations qu’il établit [18] . Relations au monde sans cesse interrogées par un regard aiguisé, maintenu dans un état de désir constant : « tout point de vue le magnétisait » (17). L’univers est perçu comme un réservoir de symboles, comme un ensemble de rébus visuels issus du quotidien et dont le langage peut ressaisir le sens caché. Il y a sans cesse d’ailleurs sujet à s’interroger sur le fonctionnement grammatical des circonstants prépositionnels et il semble plus juste de considérer certains groupes prépositionnels, (selon une conception maximaliste [19]) comme des compléments essentiels (locatifs essentiels) plutôt que comme des circonstants (extra-prédicatifs). L’accessoire devient lieu décisif, le dérisoire déclencheur d’une vérité [20] .

Qu’en est-il pour le lecteur ? Loin de trouver secours et stabilité dans ces données spatiales proliférantes et parfois étranges, il a sans doute conscience que s’écrit à travers des procédures microscopiques qui ne menacent jamais le sens, un grand Récit qui l’interroge, l’inquiète sans jamais le contraindre (malgré la saturation de figures, la surenchère descriptive, l’agencement phrastique singulier, au contraire de Proust que Gracq commente dans En lisant et en écrivant, la liberté du lecteur ne nous semble nullement empêchée par les directives spatiales qui paradoxalement déréalisent plus qu’elles n’informent) [21] .

« Curieux, pensait Grange […] » : la figure du paradoxe dans Un Balcon en forêt [22]

L’étonnement du lecteur double celui d’un personnage placé dans un état de découverte et de surprise comme par exemple en armature du roman page 15 : « Une maison-forte, songeait-il, qu’est-ce que cela peut être ? » ou lors de la rencontre avec Mona page 60 : « autre énigme, songea Grange, que cette nouvelle entrée en scène chiffonnait ».

Les tours oxymoriques signalent plus clairement l’incongruité de certaines réalités ; telle cette petite fille veuve qu’est Mona, figuration heureuse d’une poétique du paradoxe [23] . Inversion des valeurs bien sûr dans la promotion du geste de l’attente et non de la mobilisation pour un héros aux accents stendhaliens (l’ironie portée sur le personnage permet sans doute le rapprochement). Il y a plus encore dans l’extrême tension que parvient à maintenir le récit sans le secours d’aucun artifice événementiel et à la seule force du style. L’événement se réduit souvent à un simple changement d’attitude ou de focalisation : les pages 98 et 99 livrent ainsi de nombreux exemples de micro-événements (« Quand Grange braquait un instant devant lui sa torche quand il éteignait sa lampe […] » (98)).

S’il s’agit de « rendre le monde à sa nouveauté » (118), c’est pourtant sur le mode de l’itération que se construit toute la première partie du roman. L’épisode de la rencontre, surcodé, seule véritable concession aux lois du genre, s’abîme vite dans l’habitude et l’insignifiance (l’imparfait à valeur itérative dissipe toute la magie première : « Dès que Julia avait servi le thé, ils se dévêtaient avec une hâte anxieuse […] ils s’étreignaient sans parler. Quelquefois il se redressait à demi contre l’oreiller […] » (122) ou « De temps en temps, il écrivait à Mona des lettres brèves et puériles » (147). Ce sont davantage des noces mystérieuses avec la nature, avec le ciel qui sans cesse aiguise le regard, que le texte gracquien suggère ; la halte de l’être est compensée par le maintien d’un état de désir et de curiosité que transcrit l’ajustement des mots au monde. Le travail de l’écriture n’est pas exécution d’un projet, mise en forme d’une idée préexistante mais nécessité de convoquer le mot précis et précieux capable de révéler le sens ou de livrer un réel plus réel que celui que peut saisir l’entreprise réaliste [24] . Le mot rare ou technique, la forme archaïsante ou néologique, lieux d’opacité et de dissonance parviennent à faire jaillir le réel et à en dire plus sûrement, paradoxe là encore, la complexité [25] .

Aller contre

L’espace extérieur prend l’allure dans le roman d’un monde hostile qu’il faut tenter de ramener à des dimensions humaines et de circonscrire selon des grilles ordinales rassurantes [26] . L’autre attitude défensive consiste pour le personnage à privilégier, on le sait assez, le monde intérieur, la pensée (« c’était un de ces jours où il pensait la guerre, comme disait Grange […] ». (72)) plutôt que l’action : étrangeté soulignée par l’italique et la modalisation de l’énoncé second. Les lieux d’affrontement apparaissent alors constamment faussés voire inversés. Si l’opposition frontale entre armées est dite « improbable », des conflits incessants et discrets exacerbent le monde et le personnage. La préposition contre – sorte d’archipréposition dans la langue de Gracq – à côté de vers, signale cette dynamique secrète du conflit [27] . Rares sont les pages où la préposition n’est pas distribuée et elle l’est parfois de façon si insistante qu’elle ne peut qu’alerter le lecteur sur la signification dont est responsable le morphème. La préposition contre connaît les mêmes déviances d’emploi que d’autres prépositions auxquelles nous avons prêté attention, citons par exemple :

Quelques secondes, elle faisait contre lui ses sanglots pressés (121)

Si les éléments s’avèrent être souvent des lieux d’hostilité (marcher contre la pluie, le vent, le froid, « contre les premières lueurs de l’aube » (103)…), plus curieusement les pages qui mettent en scène Mona distribuent à l’envi la préposition (« elle poussait de nouveau contre la sienne sa bouche têtue […] » (67)) [28] . La rencontre charnelle s’interprète comme une menace (explicitement formulée dans l’énoncé « le mordillement se faisait morsure » (89)) et même lorsque la préposition semble légitimée (« […] se renversant sur le divan [il] l’attira contre elle de ses deux mains […] » (66)) elle paraît lestée d’une signification nouvelle, reflet d’une tension constamment activée et qui se joue au plus profond d’une conscience [29] .

Ainsi, ce que Bachelard nomme la dimension d’intimité occupe toute l’attention du personnage et du lecteur. L’espace soumis à une appréciation minutieuse (en témoigne nous l’avons vu, la récurrence des prépositions sémantiques) paradoxalement ne délimite aucune topographie concrète parce qu’il est constamment réinvesti par une affectivité qui contrarie avec discrétion, élégance, le rapport au monde [30] . Chez Gracq, discrétion et disruption vont de pair, l’attention intensifiée portée aux mots et aux choses oblige (il s’agit là d’une littérature qui engage sinon engagée) parfois plus fortement que les assauts spectaculaires. Cependant si l’acuité est parente de la subtilité voire de la sublimité (l’écriture sigillée de Gracq en témoigne), elle est aussi pour le personnage du roman valeur inversée, menace de déliement ou de perte de sens [31] .


1

L’expression est de C. Bailly, Traité de stylistique française, Genève – Paris, Georg – Cie Klincksieck, 2 vol., 1951, pour désigner les assauts que la langue littéraire fait subir à la langue commune.

2

La révolution initiée par Flaubert (auquel Gracq se réfère) fait que les grands événements désertent le roman au profit de crises individuelles autrement essentielles. L’héritage flaubertien est rendu sensible dans le traitement de l’événementiel ainsi qu’à travers une conception moderne des aires signifiantes et insignifiantes. Par ailleurs, la dissolution de l’intrigue au sens traditionnel du terme (« les événements [sont] improbables » dans le Balcon) impose au lecteur une contribution forte dans l’élaboration du sens. Cette sollicitation est bien sûr le propre du roman moderne.

3

On pourrait citer dans le Balcon diverses phrases révélant ces frictions discrètes : « l’œil la raccordait mal aux dimensions extérieures » p. 33 ou «  ….l’imagination ne s’accrochait pas » p. 24. Toutes les citations proviennent de J. Gracq, Un balcon en forêt, Paris, Corti, 1958.

4

Une lecture phénoménologique de l’œuvre ne cesserait de le confirmer : Voir G. Bachelard, La Poétique de l’espace, 8e édition, Paris, PUF (Quadrige), 2001. La topo-analyse de Bachelard privilégie le minuscule : «  La miniature est un des gîtes de la grandeur. » p 146.

5

C’est à l’herméneutique spitzérienne reposant sur la micro-lecture des œuvres que nous nous rattachons ici. L’expression « langue étrangère » est d’André breton pour désigner toute écriture poétique singulière.

6

J. Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, 1982, p. 121.

7

Ibid., p. 112 : « Le refus de toute séparation, l’impérialisme du sentiment global, qui font de toute lecture vraie d’un roman une totalisation indistincte, y amènent à prévaloir très généralement, sur le plaisir intellectuel de la compréhension, qui disjoint, la jouissance fondamentalement unitaire qui naît de l’écoute d’une symphonie. »

8

Voir p. 110 et p. 245.

9

Les études de Bachelard ouvrent de réelles perspectives interprétatives sur le texte. Bon nombre d’espaces d’intimité sont présents dans le texte de Gracq, cave, puits, maison, escalier, toit, et même coquille (-llage ) à la dernière page. Voir en particulier G. Bachelard, La Poétique de l’espace

10

Inutile de lister toutes les phrases du roman qui disent ce nécessaire ajustement du regard pour décrypter le sens « Dans le cercle de la lunette […] l’immobilité des plus menues branchettes devenait fascinante… » (p. 35) ni d’insister sur l’exploitation de la procédure de dérivation en – et/ette dans le texte gracquien.

11

Le « classicisme » de la prose gracquienne a fait l’objet de nombreuses études auxquelles nous ne pouvons que renvoyer. P. Ricœur, Temps et Récit 2, Paris, Seuil, 1984, p. 50.

12

Erich Auerbach commente mêmement l’abandon de l’intrigue dans le roman moderne auquel se rattache malgré des divergences fortes la production gracquienne : « On accorde une moindre importance aux grands événements extérieurs et aux coups du sort, on les estime moins capables de révéler quelque chose d’essentiel à propos de l’objet considéré : on croit en revanche que n’importe quel fragment de vie, pris au hasard, n’importe quand, contient la totalité du destin et qu’il peut servir à le représenter. » Dans E. Auerbach, Mimésis, Paris, Gallimard (Tel), 1968, p. 123. C’est bien sur le mode du fragmentaire que peut se lire le Balcon en forêt.

13

p. 34.

14

Parmi les nombreuses études phénoménologiques, citons en particulier l’essai de G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992.

15

Il n’y a pas plus désir de mouvement que de promotion : « [...] tous ces gens de l’active veulent de l’avancement. » (p. 50).

16

On peut noter la répugnance gracquienne pour le pourri, tout ce qui s’étale sur le sol. La confusion entre l’horizontal et le vertical qui se joue aussi entre l’extériorité et l’intériorité est rendue perceptible dans l’emploi figuré de l’expression récurrente « perdre de vue » : « la possibilité n’était jamais tout à fait perdue de vue. » (p. 90).

17

La distance maintenue entre le sujet et le monde débouche sur ce que G. Durand appelle une « vision monarchique » : l’homme s’isole pour « regarder d’en haut les autres se débattre » au risque de succomber à une sorte de « flottement éthéré », Les structures anthropologiques de l'imaginaire…, p. 162.

18

« Le monde s’est desserré à quelques uns de ses joints essentiels […] » (p. 144). L’importance pragmatique du groupe prépositionnel circonstant est souvent signalée par sa place atypique comme élément de dislocation du syntagme verbal : « mais de nouveau le menton tendit vers lui la bouche et les yeux qui riaient […]» p. 57 ou « il poussait contre lebaiser son front têtu… » p. 87.

19

Cf M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994 ; M. Wilmet, Grammaire critique du français, Paris – Louvain-la-Neuve, Hachette supérieur – Duculot, 1998.

20

« De temps en temps, une feuille sèche se détachait d’une branche […] on n’attendait rien, sinon, déjà vaguement pressentie, cette sensation finale de chute libre qui fauche le ventre dans les mauvais rêves […] ». Une forme dynamique discrète suffit à placer l’être entier en situation de chute. On pourrait aussi repérer les variantes de construction autour du verbe « flotter » pris dans ses diverses acceptions (voir par exemple p. 117).

21

L’analyse de la phrase du roman a fait l’objet de nombreuses études. Malgré les menaces qui pèsent parfois sur l’énoncé phrastique du fait des décrochages divers, du recours à la prédication seconde et de la distribution d’éléments périphériques, bien souvent la construction anaphorique « c’était [….] » résout heureusement la conduite de la phrase et l’énigme du monde. (voir p. 32, 40, 67, 83, 103, 144, 146, 150…)

22

p. 146. Autres formulations parasynonymiques : c’est drôle, c’est bizarre…

23

Quelques autres exemples : « la guerre inoffensive », « la brûlure douce », « un silence un peu bruyant » …

24

Les différentes instructions aspectuelles que livrent conjointement les formes verbales, les adverbes, les éléments morphologiques… participent à cette dynamique interne du récit : « […] il regardait sur le mur blanc la tache de soleil jaune qui s’abaissait déjà et allait toucher le lit. » (p. 89-90).

25

On est bien là dans le registre du poétique. Cette notion de jaillissement et de verticalité est donnée comme la définition même du style. Voir, R. Barthes, Le degré zéro de l’écriture, « Le style a toujours quelque chose de brutal, il est une forme sans destination, il est le produit d’une poussée non d’une intention : il est comme une dimension verticale et solitaire ».

26

Tel est le rôle du descriptif qui régente, organise, limite. Voir les plages descriptives plus ou moins expansées dans le texte par exemple p. 99 où les éléments de cadrage sont nombreux : au-dessus, derrière, à gauche, à droite… À noter aussi la volonté métaphysique de « cerner un vide », p. 91.

27

Il suffirait d’analyser cette phrase (73) pour en rendre compte : « Contre les nouvelles de la guerre, les bribes de renseignements qui lui parvenaient de force sur la tournure que pouvait prendre un jour la campagne, il se hérissait d’instinct, comme la peau se durcit et se rétracte au-devant d’une fine pointe qui la menace.»

28

Lire par exemple les pages 66-67.

29

On retrouverait là ce qui fait la spécificité du langage poétique et dont rend compte M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard (Tel), 1966, p. 118 : « À l’intérieur des phrases, là même où la signification paraît prendre un appui muet sur des syllabes insignifiantes, il y a toujours une signification en sommeil, une forme qui tient enclos entre ses parois sonores le reflet d’une représentation invisible et pourtant ineffaçable . Le langage n’a pas cessé de parler en deçà de lui-même parce que des valeurs inépuisables le pénètrent aussi loin qu’on peut l’atteindre, que nous pouvons parler en lui dans ce murmure infini où se noue la littérature. »

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On peut retrouver ce même effet de mise à distance dans les faits de caractérisation conduits par le complément déterminatif. La récursivité du procédé conduit à dissiper le GN tête et à brouiller paradoxalement la détermination du nom : « […] ce serait la vie sauvage […] le compagnonnage de coureurs des bois, les nuits d’embuscade pleines de passées de bêtes. » (p. 94-95). D’autres décalages sensibles peuvent être relevés comme marque d’une acuité de la perception et d’une intensification du sens ; il s’agit par exemple du déplacement de l’adjectif qui contraint à en revisiter le sens : « un rire fou » p. 58 ; « sa tête petite » p. 59 / p. 165 ; « le gras bruit » p. 107 ; « la nette petite ville » p. 143…

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Sans jamais insister le texte le suggère : « […] il la serrait contre lui et la crochait de ses ongles avec une nuance de folie où montait le goût du sang […]» (p. 89). La préposition contre s’interprète à la lumière des indices de perversité qui s’inscrivent à sa suite. Voir L. Binswanger, Trois formes marquées de la présence humaine, la présomption, la distorsion, lemaniérisme [1956], J.-M. Froissart (trad.), Paris, Le cercle Herméneutique (Phéno), 2002, p. 71.