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Un balcon au-dessus de la Meuse
Stéphane Gallon
Université de Rennes
stephanegallon@club-internet.fr
Résumé : Pendant les quatre cinquièmes d’Un
balcon en forêt, comme l’indique le titre, les protagonistes sont isolés au fin fond d’un bois. Et pourtant, paradoxalement, alors que la Meuse est à plus d’une dizaine de kilomètres, sans cesse cette dernière est mentionnée. Comment expliquer cette omniprésence ? Fait-elle de Gracq un écrivain de la rupture ou de la continuité ? Trois faisceaux stylistiques amènent à découvrir que, du point de vue temporel, Un
balcon en forêt est généré en structure profonde par une analogie et une gradation architectoniques mettant insidieusement en place une Meuse de plus en plus ergative et mortifère, une Meuse qui s’avère être métaphore du Temps, métaphore de la Mort, métaphore de la Guerre. Plus que dans ces phores, c’est dans l’art qu’il a de les mêler harmonieusement, de les narrativiser, de fusionner temps météorologique et temps chronologique que Gracq se révèle un écrivain de la rupture. C’est aussi dans le fait que la Meuse, loin d’être uniquement dysphorique et Opposante, devient peu à peu l’Objet du parcours narratif de Grange. Pour comprendre la signification profonde de ce parcours, qui par bien des aspects semble suicidaire, Un balcon en forêt doit être lu comme une réponse surréaliste à La Nausée. En effet, dans ce récit « c’est de l’affranchissement de l’homme de sa condition humaine tout entière qu’il est question », de l’affranchissement des « limites millénaires et logiquement intangibles : celles qui désespèrent, depuis que le monde est monde, l’homme », c’est-à-dire : « la mort », et l’impossibilité « de communiquer par-delà la cellule étanche de la conscience individuelle, avec (…) le monde (…) » (Gracq, André Breton). Pour atteindre cet affranchissement, cette liberté, que les surréalistes révéraient « à l’état pur » (André Breton), Grange réalise une à une les quatre conditions élémentaires de félicité énumérées par Poe dans Le Domaine d’Arnheim et devient ainsi ce que Gracq appelle dans Préférences un « être (…) replongé ».
Abstract : For four fifths of Un balcon en forêt, as the title indicates, the protagonists are alone in the middle of a wood. And yet, paradoxically, although the river Meuse is more than ten kilometres away, it is constantly mentioned. How can this omnipresence be explained? Does it make Gracq an author who breaks away from or continues the previous literary path? Three stylistic bundles lead us to discover that temporally speaking, Un balcon en forêt is generated in deep structure by an analogy and a gradation, which insidiously installs an increasingly ergative and deadly Meuse, which turns out to be a metaphor for Time, for Death, for War. Going further, it is in his art of harmoniously blending, narrativising and merging weather and time that Gracq reveals himself as a writer breaking from tradition. It is also in the fact that far from being merely a dysphoric Opponent, the Meuse gradually becomes the euphoric Object of Grange’s narrative progress. To understand the deep significance of this progress, which seems suicidal in many aspects, Un balcon en forêt must be read as a surrealist response to La Nausée. In this tale, “it is a question of freeing man from his entire human condition”, freeing him “from the age-old and logically intangible limits which have been the despair of man since the world first was”, in other words “death”, and “the impossibility of communicating beyond the impervious cell of individual conscience, with the world” (adapted from Gracq, André Breton). To attain this freedom that the surrealists revered in its purest state (André Breton), Grange goes one by one through the four elementary conditions of felicity listed by Poe in The Domain of Arnheim, and thereby becomes what Gracq in his Préférences calls a “replunged being”.
Psychanalyse littéraire – critique thématique – métaphores obsédantes, etc. Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure [1] ?
Que ce soit au début de l’œuvre de Gracq, dans Un beau ténébreux
[2], ou à la fin de sa carrière, dans Carnets du grand chemin
[3], à chaque fois qu’un narrateur sort sur un balcon, c’est pour observer un « remue-ménage profus de grandes eaux
[4] ». Malgré le titre et le lieu de l’intrigue, on peut se demander s’il n’en est pas de même dans Un balcon en forêt. Sans cesse, la Meuse y est effectivement mentionnée. Dès la cinquième ligne du récit, elle est évoquée et elle est ensuite nommée explicitement dix fois en quatre pages. Il est d’autant plus difficile de ne pas y voir un surmarquage que certes, elle est décrite quand Grange arrive et se promène dans la ville de Moriarmé mais aussi, plus étonnamment, quand il pénètre à l’intérieur du poste de commandement ou quand il est enfermé dans le grenier qui lui sert de chambre. Tout aussi symptomatiquement, la première séquence du récit s’achève… « au-dessus de la Meuse » (p. 7).
Lorsque Grange quitte la ville, il contemple encore une fois la rivière (p. 8) et elle est de nouveau décrite lorsque, le dimanche, il va manger chez Varin (p. 21-22). Mais surtout, bien que pendant les quatre cinquièmes du récit les protagonistes soient perdus au fin fond de la forêt, à plusieurs kilomètres de Moriarmé, on trouve tout au long de l’œuvre plus de soixante-dix occurrences du toponyme « Meuse », soit en moyenne une toutes les deux pages. Sur les vingt-et-une séquences du texte, seule une ne contient pas une fois cette lexie (p. 81-89). Constamment, comme une menace sourde, la Meuse est là, illuminant l’horizon d’une fausse aurore (p. 19, p. 31, p. 40, p. 55, p. 57, p. 65, etc.) et, au milieu exact du récit, elle trône encore : « derrière la Meuse. La Meuse ? songeait Grange […] – la Meuse ? Ceci les regardait un peu » (p. 67).
Même lorsque le protagoniste s’en éloigne physiquement, elle réapparaît sous la forme de la Vienne. Pour caractériser cette dernière, Gracq reprend en effet presque mot pour mot les lexies qu’il avait utilisées dans la première séquence : « une crue de la rivière » (p. 4) / « La Vienne était en crue » (p. 76) ; « passait la Meuse sur des ponts faits d’une seule travée » (p. 3) / « Il passait le pont » (p. 77) ; « La chambre était un grenier assez étroit dont les fenêtres donnaient sur la Meuse » (p. 6) / « chambre gaie et claire qui donnait sur les peupliers de la Vienne » (p. 78). Quant à « la petite ville de livre d’heures » complètement « décrochée du temps » (p. 77), elle n’est pas sans rappeler, avec son minuscule café ombreux dans lequel le héros sirote un verre, le village des Falizes. En un mot : « Il n’y avait rien de changé ici » (p. 78). La typographie le confirme : Gracq juge inutile de commencer une nouvelle séquence quand Grange est de retour à la maison forte (p. 80).
Bien sûr, on peut expliquer ce surmarquage par un certain souci de réalisme, par un désir de revendiquer une rupture avec Le Rivage des Syrtes où lieux et temps étaient indéterminés. On peut même peut-être voir dans la Meuse « l’épanchement tranquille de [l’]’essence liquide » des Ardennes
[5] mais que toute l’œuvre de Gracq soit truffée de cours d’eau (la rivière d’Argol, l’Escaut, la Loire, le Rhône, la Seine, le Rhin, le Mississippi, l’Ume Älv, l’Odet, la Chézine, le Loiret, le Tibre, la Loue, la Somme, le Tarn, la Semois, la Tamise, etc.) et qu’il ait même consacré à l’un d’eux un ouvrage entier, Les Eaux étroites, incitent à aller plus loin. Qui plus est, dans la première séquence, le champ associatif de la vue et la synecdoque de l’œil
[6] ne pourraient-ils pas être lus comme une invitation à s’interroger sur le regard que le narrateur porte sur cette rivière ? Et cela d’autant plus que Gracq affirme lui-même dans un entretien avec Jean-Louis Tissier : « Il y a un point de vue que je n’accepte pas du tout, c’est que le paysage sert de décor à un livre. Les paysages sont « dans le roman » comme les personnages, et au même titre » (t. 2, p. 1207). Au sein même de son récit, ne semble-t-il pas aussi implicitement nous inciter à décrypter les panoramas qu’il décrit : « le paysage tout entier lisible » (p. 8) et à associer à La Meuse d’autres signifiés qu’elle-même : « La Meuse ? songeait Grange – et c’était comme si un long pinceau sournois […]» (p. 67) ?
En analysant stylistiquement les évocations liminaires de la rivière et en nous demandant ensuite si l’ensemble d’Un balcon en forêt confirme ces premières observations, plongeons donc à notre tour notre regard dans la Meuse et essayons de déterminer si l’écriture de Gracq quand il traite de cette rivière est en rupture ou en continuité avec celle de ses prédécesseurs. En un mot, posons nous la question que se pose Grange à la fin du récit : « La Meuse ! pensa-t-il tout à coup. Qu’est-ce qui se passe sur la Meuse ? » (p. 121).
« Qu'est-ce qui se passe sur la Meuse ? » La Presqu’Temps
À sa première apparition, la Meuse n’est pas nommée directement. Gracq a recours à l’hyperonyme «la rivière » (p. 3). L’article défini renforce la valeur actualisatrice du déterminant possessif qui précède (« son train ») et par cela, immerge directement le lecteur dans le référent en lui donnant l’impression que l’action a débuté bien avant son arrivée ; mais on peut aussi voir dans l’utilisation de cet hyperonyme un appel à ne pas limiter l’évocation à la Meuse et cela d’autant plus que, juste auparavant, Gracq a commencé à généraliser : « la laideur du monde ».
Cet hyperonyme est suivi de l’adjectif « lente » qui est lui-même redoublé un peu plus loin par un comparatif « semblait plus lente » (p. 3). Autrement dit, dès son entrée en matière, la Meuse est caractérisée par son écoulement. Si l’on en croit G. Molinié, la lenteur revendiquée est en adéquation avec le tiroir verbal dominant, l’imparfait : « l’effet de ralenti […] est assurément dû à la seule et très forte valeur caractérisante de la sémiologie en ais
[7] ». Mais l’adéquation entre l’imparfait et la Meuse est en fait beaucoup plus profonde. L’un et l’autre sont tensifs : les eaux de la rivière sont en quelque sorte en cours de déroulement, en train de couler : « la Meuse semblait plus lente » (p. 3). L’un et l’autre sont sécants : les extrémités de la Meuse, sa source, son embouchure, sont invisibles
[8] ; la rivière n’est ni enfermée dans des limites ni saisie globalement. Alors que Grange et le passé simple sont comme en saillance, la Meuse et l’imparfait sont à l’arrière plan (Weinrich). On pourrait enfin attribuer à la Meuse une des caractéristiques de l’imparfait que souligne Ducrot : « Lorsqu’un événement est rapporté à l’imparfait, il semble donc qu’on ne le voie pas apparaître, se produire : on le voit, pour ainsi dire, déjà là »
[9].
Récapitulons : début bien antérieur au texte, appel à ne pas limiter l’évocation à la seule Meuse, insistance sur l’écoulement, effet de ralenti, flux tensif, en cours de déroulement, sans limites visibles, situation en arrière plan, élément qu’on ne voit pas apparaître, qui est pour ainsi dire déjà là. Toutes ces caractéristiques de la Meuse ne pourraient-elles pas être attribuées à un concept beaucoup plus large, beaucoup plus universel ? Derrière la Meuse, ne pourrait-on pas déceler le bon vieux lieu commun du fleuve symbole de Temps ?
Dans le cotexte, de nombreux indices viennent corroborer cette première hypothèse. Tout d’abord la multiplicité des comparaisons et métaphores (« comme si elle eût coulé sur un lit de feuilles pourries », p. 3 ; « comme le bordage d’une barque », p. 7, etc.) révèle une pensée plus analogique que logique, pensée que, dans « Les Yeux bien ouverts », Gracq revendique : « Il s’agit surtout d’avoir la faculté d’accrocher, à quelques images capables d’électriser toutes les autres, un énorme coefficient émotif ; c’est à partir de là que toute la masse de matériaux empruntés au donné pourra s’échauffer, se colorer de proche en proche, par contact » (t. 1, p. 855). Mais surtout, la séquence est très fortement marquée temporellement. Elle commence et termine par des connecteurs de temps : « Depuis que » (p. 3), « demain était déjà très loin » (p. 7). Elle mêle ouvertement les époques : le moment où Grange arrive à Moriarmé mais aussi des périodes passées et futures par rapport à ce point d’ancrage : « il se souvint que », « Ici, ce sera le contraire, pensa-t-il » (p. 4). Deux compléments du nom, placés emphatiquement en fin de paragraphe, nous amènent même à balayer diachroniquement l’histoire de France : « canton encore intact de la Gaule chevelue » (p. 4), « les armures de la guerre de Cent Ans » (p. 5). Enfin, le dernier mot de la première séquence est en lui-même symptomatique puisque, comme la Meuse, il peut être lu spatialement ou temporellement : « demain était déjà très loin » (p. 7).
Les rives étroites
Un premier faisceau stylistique nous a donc amené à détecter derrière la Meuse une métaphore du Temps, ce qui tendrait à prouver que l’écriture d’Un balcon en forêt est en totale continuité avec la longue tradition littéraire qui, de Héraclite au « Pont Mirabeau » d’Apollinaire, a précédé ce roman. Ne pourrait-on pas cependant déceler, toujours dans la séquence liminaire, un deuxième faisceau de signification ?
Par la multiplication des parasynonymes (« s’était creusée », p. 3 ; « s’était approfondie » p. 3), par les dénominations qui amènent « la vallée » à devenir « gorge » (p. 3), par la caractérisation du paysage attenant (les « médiocres épaulements » se métamorphosent en « falaises », p. 3), la Meuse est décrite comme de plus en plus profonde. L’adjectif qui évolue en comparatif puis en superlatif absolu fait qu’elle devient aussi de plus en plus lente, de plus en plus obscure : « la rivière lente » (p. 3), « plus lente et plus sombre » (p. 3), « maintenant très sombre » (p. 5). Indéniablement, nous avons donc ici plusieurs occurrences de gradation.
Il semble légitime de se demander si cette figure de rhétorique, loin de n’être qu’un simple élément caractérisant, ne serait pas en fait un véritable composant architectonique. On peut en effet noter que, tout au long de la séquence, la séparation entre les hommes et la Meuse ne cesse de se réduire. Dès le début, les berges sont caractérisées par l’isotopie de la petitesse : « le long de la rivière, les arbres dégageaient seulement un étroit ruban de prairie, aussi nette qu’une pelouse anglaise » (p. 3). Non seulement, le sème /petit/ est inhérent aux sémèmes ‘étroit’, ‘ruban’, ‘pelouse’ mais il est aussi actualisé par l’adverbe modalisateur subjectif évaluatif « seulement » et par le cotexte qui précède. En effet, la multiplication des pluriels (« ses deux rideaux », « les versants », etc.), l’utilisation d’une synecdoque d’abstraction (« ces solitudes »), le recours à l’adjectif « haut », la locution adverbiale augmentative de haut degré « de plus en plus » propagent le taxème //taille// et par allotopie antonymique rendent plus sensible la petitesse des berges. À la page suivante, l’adjectif « petites » et l’utilisation du verbe « s’accrocher » confirment cette isotopie et, très vite, le rétrécissement s’accentue : le « ruban de prairie » devient « réseau de barbelés » (p. 4). Autrement dit, à un terme concret (« ruban ») succède un terme abstrait (« réseau »), à un complément de nom se référant à une large surface (« prairie »), un complément de nom se référant à une surface bien plus réduite (« barbelés »). Une demi-page plus loin, quand le poste de commandement est décrit, l’obstacle offensif (« barbelés ») se meut en obstacle défensif (« une grille »), le nom pluriel en nom singulier. Quant à « la pelouse anglaise bien nette », elle se métamorphose en « une plate-bande famélique, déjà talée » (p. 5). Les caractérisations, là encore, vont toutes dans le même sens : « plate-bande » connotativement est fortement dysphorique et évoque l’expression « marcher sur les plates-bandes » ; « déjà talé » et « piétinement », par leur signification redondante et leur sème inhérent d’itérativité, actualisent eux aussi l’isotopie du passage et signifient donc implicitement que la lisière est étroite ; l’adjectif « famélique » ajoute à ce constat les sèmes /fragilité/, /maigreur/, /morbidité/ mais aussi la dimension //animé// qui peut nous amener à déceler une connexion symbolique entre la berge et ses habitants. Peu après, lorsque Grange pénètre dans le poste de commandement, la séparation n’est plus ni « étroit ruban de prairie » ni « plate-bande famélique », ni « barbelés » ni « grille » mais un simple mur d’arbres (p. 5). La dimension //humaine// disparaît, la frontière n’est plus que naturelle et moins offensive et défensive que jamais. Enfin, à la toute extrémité du texte, plus de frontière, plus de rive, plus de berge, juste un rebord : « sa main pendant de son lit, au-dessus de la Meuse comme du bordage d’une barque » (p. 7). Suivant la même gradation, le paysage redevient alors, par un jeu de parallélismes, l’immensité naturelle et forestière qu’il était au début : « étroit ruban » (p. 3) / « étroites routes » (p. 7) ; « le soleil bas » (p. 4) / « sous la lune » (p. 7) ; « cette forêt drue et noueuse » (p. 4) / « dans les bois pleins de bêtes et de surprises » (p. 7). Ce mouvement cyclique naturel n’est pas sans rappeler la conflagration finale et l’éternel retour de Nietzsche ou des Stoïciens. Là encore, l’écriture de Gracq semble donc plus sous le signe de la continuité que de la rupture.
Une autre gradation parcourt la séquence. Le syntagme « rivière lente » semble en être l’embrayeur d’isotopie. En effet, peu après cette expression, le vent est, par propagation, porteur d’un sème macrogénérique afférent qui appartient plus à la rivière qu’à lui-même, le sème //liquide// : « lavait le visage » (p. 3). Cependant, ce sème est virtualisé car la formule est proche du stéréotype et est neutralisé par l’adjectif « coupant » qui ne semble avoir aucun point commun avec la Meuse. En revanche, à la page suivante, l’allitération des occlusives sonores [p] [t] [q], la synesthésie qui mêle l’ouïe au toucher et surtout la référence évoquée, qui est à la fois concrète et caractérisée, nous font passer du palier microsémantique au palier mésosémantique et rendent, comme dirait Ricœur, la métaphore beaucoup plus « vive » : « une sirène lui plaqua une seconde entre les épaules un chiffon mouillé » (p. 4). Cependant, les éléments métaphorisés, le vent, une sirène, restent encore relativement immatériels et sont, tactiquement parlant, à une distance textuelle importante qui dilue l’effet. Un rappel très léger de la dimension //liquide// ne tarde cependant guère : « sirène d’usine qui fit seulement couler sur la placette un morne troupeau » (p. 4). Même s’ils sont déshumanisés par l’adjectif péjoratif, la métaphore animale et leur position syntaxique d’objet, cette fois, ce ne sont plus le vent et la sirène qui sont concernés mais bel et bien les hommes. De plus, il est intéressant de remarquer qu’à la page précédente, ce même verbe « couler » caractérisait la Meuse, « comme si elle eût coulé sur un lit de feuilles pourries » (p. 3), et que le trait //humain// est de plus en plus étroitement associé aux comparés (« vent » = //non humain// ; « sirène » = trait inhérent //non humain// mais trait afférent //humain// ; les passants, les gens = trait inhérent //humain//). Le phénomène prend ensuite de l’ampleur. Par le jeu de la dérivation lexicale, c’est d’abord une partie de la ville qui devient littéralement « courant » de la Meuse : « une rue pauvre et grise qui courait à la Meuse » (p. 4). Puis, comme l’indique la topicalisation de l’adverbe initial, toute la cité est concernée par le sème « liquide » : « partout, des façades jaunes, suintait la rumeur soldatesque » (p. 5). À noter aussi, que pour la première fois dans le texte, cette isotopie se densifie. Trois occurrences en trois lignes : « courait », « vidait », « suintait ». Nous passons insensiblement du palier mésosémantique au palier macrosémantique. Cependant, seuls des suintements sont évoqués et à chaque fois, la dimension //liquide// est à peine actualisée. Certes, quelques lignes plus loin, le suintement devient « mer » mais, encore une fois, la métaphore reste très stéréotypée et est en quelque sorte virtualisée. Pourtant, ce n’est plus une entité vague ou dévalorisée qui est désignée mais une personnalité forte, un être humain digne de ce nom, Varin avec ses « yeux gris de mer
[10] » (p. 5). Autrement dit, le trait inhérent //humain// et cette fois totalement assumé, il n’est plus neutralisé comme précédemment par la métaphore animale, « morne troupeau » (p. 4). Comme pour confirmer cette gradation, bientôt, c’est même au tour du héros en personne d’être contaminé par le milieu ambiant : « son regard plongeait sur la Meuse » (p. 6). La suite est comme inéluctable. Non seulement est mentionné un « barrage » (p. 6) mais toute la petite ville se retrouve submergée, «noy[ée] jusqu’au fond de ses ruelles d’usines » (p. 7) et même « dissoute » (p. 7). Par la lexicalisation, l’isotopie /liquide/ est cette fois totalement réactivée.
Cette gradation métaphorique par glissement métonymique, savamment préparée par l'évocation référentielle de la crue (p. 4), est évidemment en parfaite correspondance avec la gradation précédente. Gracq met insensiblement et insidieusement en place une Meuse de plus en plus ergative, de plus en plus inquiétante, une Meuse qui grignote sans cesse davantage le territoire humain et finit par tout liquéfier et tout dissoudre.
Le rivage des myrtes
Cette constatation nous amène à découvrir un troisième et dernier faisceau de signification : la Meuse est étroitement liée à la mort. Plusieurs isotopies sémantiques le prouvent : celles déjà mentionnées de la profondeur
[11] et de l’obscurité
[12] mais aussi celle de la décomposition : « comme si elle eût coulé sur un lit de feuilles pourries » (p. 3), « fanes d’herbe pourrie » (p. 4). Les connotations onomastiques (« Mori-armé ») et lexicales confirment cette lecture : dans les quatre premières pages se côtoient, entre autres, l’adjectif « lugubres » (p. 4), les substantifs « poussière » (p. 4), « os » (p. 5) et les verbes « pendu » (p. 4) et « noyer ». Ce dernier est d’ailleurs répété deux fois en quatre lignes (p. 6 et 7). Gracq joue aussi sur les sèmes afférents socialement normés en mettant en place des éléments référentiels qui dans notre culture sont traditionnellement associés à la mort : le « crépuscule » (p. 4), « il faisait froid » (p. 4). La propagation de cette isotopie transforme la chambre de Grange en une sorte de tombe et cela d’autant plus que l’on dirait que le point de vue proposé est celui de l’enterré : « entre les chevrons du toit, on apercevait les lourdes dalles de schiste » (p. 6). On pourrait paraphraser : entre les planches du cercueil, on entrapercevait la pierre tombale. Même les sons évoquent connotativement la mort. Dans l’imaginaire collectif, le bruit de la sirène annonce les catastrophes. Quant au rapprochement tactique, lexical, syntaxique et phonologique « cris d’enfants », « cris de lapin » (p. 5), il fait frémir : le civet ne semble plus très loin ! Gracq a enfin recours à plusieurs topoï : la flamme qui vacille, la bougie que l’on souffle, le hululement des chevêches (p. 6) et le mythe de Charon. En utilisant l’expression « l’autre rive » (p. 6), il joue du glissement connotatif entre sens propre et sens figuré. Par connexion métaphorique, la Meuse lente et sombre devient Styx et cela d’autant plus que, là encore, les sèmes afférents socialement normés abondent : Grange s’enfonce « dans un bref tunnel » (p. 3) et à la fin, on découvre sa main « au-dessus de la Meuse comme du bordage d’une barque » (p. 7).
Évidemment, l’on retrouve ici l’influence de Bachelard, influence que Gracq ne cache aucunement : « Tout cela commence d’ailleurs à être assez généralement admis. M. Gaston Bachelard a écrit là-dessus de remarquables ouvrages »
[13] ; « M. Gaston Bachelard paraît bien avoir introduit dans le domaine de la critique littéraire un principe d’une fécondité extrême. On ne peut guère douter après lui (son livre sur L’Eau et les Rêves en particulier apparaît en ce sens puissamment démonstratif) que des affinités étroites, dont le caractère organisateur s’affirme chez les natures esthétiquement les plus évoluées, lient certains types d’association imaginative prédominants à une «rêverie matérielle primitive» »
[14]. C’est dans Les Eaux étroites que l’on sent cependant le mieux tout ce que la Meuse doit à ce critique : « L’eau noire, l’eau lourde, l’eau mangeuse d’ombres qu’a décrite Gaston Bachelard » (t. 2, p. 530). Un deuxième hypotexte permet peut-être d’expliquer la tonalité morbide du passage : Le Domaine d’Arnheim d’Edgar Allan Poe. Ellison y explique que « Si nous regardons du haut d’une montagne, nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir hors du monde, étrangers au monde. Celui qui a la mort dans le cœur évite les perspectives lointaines comme une peste »
[15].
Par la molécule sémique /eau/ + /mort/, par les influences revendiquées de Bachelard et de Poe, l’écriture de Gracq semble donc définitivement plus du côté de la continuité que de la rupture. Pourtant, paradoxalement, le paysage décrit est loin d’être dysphorique. Grange et toute la petite cité de Moriarmé paraissent même comme attirés, comme subjugués par la Meuse. À un tel point que celle-ci devient un véritable actant, non pas un adjuvant ou un opposant mais bel et bien l’« objet » d’au moins un des programmes narratifs des acteurs présents : «l'œil désenchanté revenait vers la Meuse » (p. 4), « une rue, pauvre et grise qui courait à la Meuse » (p. 4), « son regard plongeait sur la Meuse » (p. 6). D’ailleurs, le premier réflexe de Grange consiste précisément à « pass[er] la tête par la portière » (p. 3) du train. La dynamique dialectique des processus est donc plus symétrique qu’il n’y paraît à première lecture : ce n’est pas seulement l’élément liquide qui va à l’homme mais aussi l’homme qui va à l’élément liquide. À l’image de cette réversibilité, toute la première séquence est, en fait, sous le signe d’une ambivalence, ambivalence matérialisée et symbolisée par la position spatiale de Grange par rapport à la Meuse. Au début, la parataxe et le sémantisme des verbes révèlent qu’il joue comme à cache-cache avec le cours d’eau : « changeait de rive capricieusement, passait la Meuse sur des ponts […], s’enfonçait par instant dans un bref tunnel » (p. 3). Topographiquement, la rivière est donc tantôt à sa droite, à sa gauche, au-dessus, au-dessous. Ensuite, après un temps où l’un et l’autre semblent à peu près au même niveau (« rue qui courait à la Meuse », p. 4 ; « en bordure de la Meuse », p. 5), Grange paraît s’en éloigner, prendre de plus en plus de hauteur : « au-dessus de la Meuse » (p. 5), « sur la Meuse » (p. 6), « la chambre était un grenier » (p. 6). Mais à la fin, pourtant, il retourne symboliquement à elle : « au-dessus de la Meuse comme du bordage d’une barque » (p. 7). On retrouve le même jeu avec les fenêtres. Elles se ferment une à une : « volets à demi rabattus » (p. 5), « Derrière l’entrebâillement des volets » (p. 5), « fermait déjà ses volets » (p. 6) mais au dernier moment : « Il ouvrit les fenêtres toutes grandes » (p. 6). Plus étonnant, c’est à l’instant où la Meuse semble la plus proche, à l’instant où la mort semble le plus évoquée que le texte devient le plus euphorique : « tout changea » (p. 6). La laideur du paysage s’estompe, la tonalité devient lyrique, les pommes « sûres », « agressives », « pourrie[s] » (p. 6), en un mouvement antithétique, se métamorphosent en « pommiers ronds » (p. 7). Comme après le déluge, la terre semble lavée des infamies humaines et le substantif « enchantement », mis en valeur par une phrase très courte qui contraste de ce point de vue totalement avec le cotexte, est soudain proféré : « L’enchantement de l’après-midi revenait » (p. 7).
La Meuse, métaphore du Temps qui grignote le monde, le submerge de plus en plus et le recouvre du voile noire de la mort. La Meuse, rivière sombre et terrifiante s’ancrant dans la tradition littéraire en réactivant des stéréotypes et topoï bien connus du lecteur cultivé. Et pourtant, paradoxalement, en rupture avec les schèmes qui précèdent, La Meuse, rivière attirante, apaisante, presque rédemptrice. Telles semblent les conclusions de cette première analyse. Le reste de l’œuvre confirme-t-il ces hypothèses de lecture ? Permet-il de mieux comprendre l’ambivalence observée et d’ainsi déterminer si l’écriture de Gracq est vraiment plus une écriture de la continuité que de la rupture ?
La Meuse muse Du temps au temps
Il est indéniable que l’isotopie du /temps/ est récurrente dans Un balcon en forêt. Le récit est parcouru de connecteurs temporels, une grande place est donnée au taxème //saison// et, plusieurs fois, Grange lexicalise explicitement le concept de temps : « Peu de temps, se disait-il avec une espèce de stupeur - j’ai peu de temps » (p. 47), « il aimait avoir du temps devant lui » (p. 118). Il est aussi indéniable que les sèmes /temps/ et /Meuse/ forment une véritable molécule sémique. Page 81, la rivière a par exemple une incontestable dimension héraclitéenne
[16] : « Il lui semblait que tout ce qu’il avait sous les yeux […] au fil de la rivière louche et huileuse, et désespérément, intarissablement, s’en allait – s’en allait ». L’isotopie de l’écoulement (« fil », « intarissablement », répétition de « s’en allait », imparfait itératif, polysyndète « et […] et », rythme final régulier, etc.) s’y entrelace étroitement avec celle de la mort (« louche », « désespérant », « s’en allait » en fin de phrase) et amène donc à une lecture existentielle. De même page 110, Temps et Meuse sont tactiquement associés : après l’évocation de la rivière (« Le tout courait à la Meuse, au creux de son tunnel de poussière, d’une seule glissade lourde, pris dans la coulée terreuse »), Grange regarde sa montre : « Quelle heure est-il ? se dit-il stupidement ». Déjà, comme le montrent la répétition du verbe « couler », le comparé « sang », le recours au registre des cours d’eau et la gradation rythmique mimétique de la puissance grandissante, le Temps, dans Le Rivage des Syrtes, était lié à l’élément liquide : « le temps même coulait, coulait comme un sang, coulait maintenant en torrent à travers les rues » (t. 1, p. 815). Il le sera encore dans La Presqu’île : « Le temps perdait sa coulée unie et réglée » (t. 2, p. 482).
Ce topos vient bien sûr d’une longue tradition littéraire sociolectale mais la molécule sémique /espace/ + /temps/ est trop récurrente chez Gracq pour n’y voir qu’un cliché. Pour lui, par exemple, « un grand panorama, […] c’est une sorte de chemin de la vie […]. Je pense qu’il y a là projection dans l’espace du temps »
[17]. De même, reprenant la terminologie kantienne, il confie avoir vu très tôt dans le couple Histoire/Géographie les « formes a priori de la sensibilité »
[18] et il considère ces formes comme « le vrai contenu émouvant » de l’espace et du temps, « le seul qui, inépuisablement, [l]’apprêt[e] à rêver »
[19]
. Mais surtout, à plusieurs reprises, il cite les Ardennes, et donc la Meuse, comme exemple prototypique de ce qu’il appelle un paysage-histoire
[20]. En d’autres termes, dans sa vision idiolectale, même si le sème /temps/ n’est pas toujours lexicalisé, il est comme intrinsèquement associé à la Meuse. La lecture des textes théoriques de Gracq permet de confirmer et d’affiner cette affirmation. Comme Malraux, Gracq revendique en effet souvent « le sentiment poétique de l’Histoire »
[21] et explique que l’espace géographique, contrairement à ce que semblait penser un André Breton, n’est pas « une arche de Noé inépuisable en prodiges naturels, pour qui l’histoire « tomb[e] au-dehors comme la neige » »
[22]. L’utilisation du sémème ‘neige’ dans lequel la dimension //liquide// est virtualisée est d’autant plus révélatrice que lorsque qu’il évoque l’Histoire, il actualise au contraire presque systématiquement cette dimension : « engagé dans cet écoulement sans retour, cet énorme courant aveugle qui fascine notre temps depuis un siècle et demi et qu’on appelle l’histoire. Ce sentiment tragique de l’histoire, du temps coulant à pleins bords avec toute sa charge orageuse de destin »
[23], « celle de Chateaubriand, entièrement, dramatiquement, consciemment replongée dans le lit de l’histoire, une vie allongée de tout son long dans le fil du fleuve qui jamais ne remontera vers sa source »
[24]. Autrement dit, la molécule /espace/ + /temps/ se dédouble chez Gracq en une molécule /fleuve/ + /histoire/. Autrement dit encore, la Meuse symbolise certes le temps qui coule mais aussi et surtout le flux de l’Histoire.
On peut également détecter derrière le toponyme « la Meuse » des sèmes nous ramenant à un autre type de Temps, le Temps de l’écriture. Nous avons effectivement déjà vu qu’à au moins deux reprises, quand Gracq évoque cette rivière, surgit une connexion métaphorique inattendue : « La Meuse ? songeait Grange – et c’était comme si un long pinceau sournois fût venu toucher dans le noir la maison forte au creux de sa forêt » (p. 67), « Le paysage tout entier lisible » (p. 8). De plus, ce dernier syntagme est précédé par la lexie « stylet » (p. 8). Dans ces extraits, les sémèmes ‘pinceau’, ‘noir’, ‘lisible’ et ‘stylet’ associent explicitement à l’isotopie géographique l’isotopie mésogénérique de //l’écriture//. Mais, surtout, inversement, lorsque Gracq, dans ses écrits théoriques, aborde la notion d’écriture, affleure constamment la métaphore du cours d’eau : « toute description est chemin […] qu’on descend, mais qu’on ne remonte jamais ; toute description vraie est une dérive qui ne renvoie à son point initial qu’à la manière dont un ruisseau renvoie à sa source : en lui tournant le dos et en se fiant – les yeux presque fermés – à sa seule vérité intime qui est l’éveil d’une dynamique naturellement excentrée »
[25] ; « la coulée unie et sans rupture, le sentiment qu’on mène le lecteur en bateau, et non en chemin de fer, m’a fasciné, lorsque je commençais à écrire »
[26]. Certains des sèmes afférents qu’il attribue à l’écriture sont des sèmes inhérents du sémème ‘rivière’. Tel est par exemple le cas des sèmes /linéarité/ et /fluidité/. L’écriture de Gracq n’a effectivement recours que très rarement à de véritables analepses ou prolepses. De même, comme l’affirme la deuxième citation, son écriture s’avère très cohésive et anaphorique, plus hypotaxique que parataxique, souvent télescopique, peu parenthétique. Comparable à un long fleuve, elle avance inexorablement, avec plus ou moins de méandres mais sans barrages, ni à-coups. Autre sème commun, le sème /ayant une direction/. Pour lui, l’écriture, comme l’eau d’un fleuve, est orientée vers la situation finale : « Un vrai sujet a une pente secrète […] il ne vous laisse pas plus dans l’embarras qu’un relief vigoureux ne laisse dans le doute la goutte d’eau de pluie qui tombe sur lui »
[27], « Point de « monde », quel qu’il soit, […] sans un point de fuite, même infiniment éloigné, vers lequel convergent les lignes de sa perspective »
[28]). Dans Un balcon en forêt, Gracq respecte effectivement l’ordre chronologique et tout, y compris la première séquence, tend vers le dénouement. On n’en comprend que mieux l’omniprésence des gradations et leur valeur architectonique. On pourrait aussi rajouter à cette liste de points communs le sème /simultanéité/ : « Le plan d’un roman ne lui préexiste pas, le plan d’un roman se fait en même temps que le roman »
[29]. Les quelques occurrences où la connexion métaphorique est explicite, la constance à associer dans les textes théoriques l’isotopie du fleuve à celle de l’écriture et surtout la forte récurrence des sèmes communs dont le sème /simultanéité/ nous amènent donc à conclure que dans l’imaginaire de Gracq, rivière et écriture sont soumis au même Temps, le temps linéaire.
Si l’on se situe non plus au palier macrosémantique mais au palier mésosémantique, on arrive exactement aux mêmes conclusions. On retrouve par exemple le sème /linéarité/ : « Je travaille chaque phrase, à mesure qu’elle est venue, avant de passer outre »
[30]. On retrouve également le sème /ayant une direction/. Comme si son écriture tendait toujours vers la suite, il arrive en effet fréquemment à Gracq de copier dans la marge des passages qui lui serviront quelques pages plus loin : « Presque toujours, pendant que je travaille à une phrase, je jette dans la marge une amorce ou un fragment qui concernent la phrase suivante : une espèce d’appât »
[31]. Et là encore, l’isotopie //liquide// et la métaphore de l’eau reviennent puisqu’il utilise, par exemple, le concept de « phrase déferlante » pour décrire le style de Breton : « Son utilisation consiste – à la manière de ces « surf-riders » qui se maintiennent portés en équilibre vertigineux sur une planche à la crête d’une vague jusqu’à l’écroulement final – à se confier les yeux fermés à l’élan de vague soulevée qui emporte la phrase, à se maintenir coûte que coûte « dans le fil », à se cramponner à la crinière d’écume avec un sentiment miraculeux de liberté, à la suivre partout où la mène un dernier sursaut de vie, un influx privilégié de propulsion en s’en remettant d’avance et sans plus y penser, à sa propre souplesse et à son instinct de bon nageur pour émerger, le moment venu, au moindre dommage de la catastrophe finale »
[32]. Inutile de préciser qu’en nous décrivant la poétique de Breton, c’est bel et bien sa propre poétique que nous expose Gracq.
Cependant, au-delà de ces interprétations qui renvoient elles aussi plus à une écriture de la continuité que de la rupture et qui verraient donc des connexions tantôt métaphoriques, tantôt symboliques, entre d’une part la Meuse et d’autre part le Temps inexorable qui coule, l’Histoire en marche voire le Temps de l’Écriture, il est intéressant de remarquer que, dans Un balcon en forêt, la dimension //liquide// ne se limite pas au seul domaine //géographie// et au seul taxème /cours d’eau/, elle semble également étroitement associée au domaine //météorologie// comme le prouve par exemple, dans le récit, la récurrence indéniable des lexies « brumes », « brouillard » « neige », « gouttes » et « pluie ». Si l’on estime, comme nous l’avons montré avec le sémème ‘La Meuse’, que certaines occurrences contenant le sème /liquide/ sont en fait des molécules sémiques associant les sèmes /espace/ + /temps/, il est tentant de se demander si une métamorphose d’ordre météorologique du référent liquide n’aurait pas une incidence temporelle et cela d’autant plus que dans les lexies récurrentes citées ci-dessus le sème macrogénérique //liquide// est tantôt actualisé, tantôt virtualisé. Autrement dit, les différentes manifestations physiques de l’eau ne correspondraient-elles pas à des aspects différents du temps, ce qui évidemment cette fois serait en rupture totale avec la tradition littéraire qui, avant cette œuvre, à notre connaissance, n’avait jamais encore joué de cette potentialité créative.
L’analyse des sèmes afférents de la lexie « brume » nous révèle que cette dernière ne saurait effectivement se limiter à un simple phénomène météorologique physique. À peine est-elle évoquée qu’une hésitation entre sens propre et sens figuré est possible : « une brume cotonneuse les murait à vingt pas […] le monde devenait obscur, les perspectives bouchées » (p. 26, 27). La généralisation « le monde », la métaphore du « mur », l’intertexte « filer un mauvais coton », « être dans le coton » et la polysémie de la lexie « perspectives » invitent à ne pas s’arrêter au sens uniquement spatial. Si l’on ajoute à cela le fait que la dimension //liquide// dans la lexie « brume » n’est ni totalement actualisée puisque la brume n’est pas comparable à la pluie, ni totalement virtualisée puisque la brume n’est pas un élément solide, on pourrait être tenté d’y rechercher une nouvelle fois la molécule /espace/ + /temps/ et de lire derrière la confusion spatiale une confusion temporelle et cela d’autant plus que le sème /confusion/ est justement lexicalisé dans le texte : « Certains jours, les arrières de la maison forte fondaient pour lui complètement dans la brume […] il ne venait à Grange que des images confuses » (p. 70). Le pluriel d’« images » confirme que cette confusion n’est pas que spatiale, elle se loge aussi sans doute dans la succession des images, donc dans la temporalité. De plus, on peut noter que la brume n’est pas uniquement connectée à des paysages et espaces intemporels comme par exemple la vallée de la Meuse ou la forêt. Par propagation sémique, elle en vient à caractériser des êtres fondamentalement temporels, les personnages. Elle est ainsi quasi-systématiquement associée à Grange : « la buée légère que faisait son haleine » (p. 11), « Ce rescapé un peu inquiétant des brouillards n’était pas pour déplaire à Grange » (p. 115), « la fin de son aventure mûrissait rapidement derrière le rideau de brouillard » (p. 121). À un tel point d’ailleurs qu’il en arrive à voir dans ce halo qui ne cesse de le poursuivre « l’image de sa vie » (p. 26), cette dernière lexie nous ramenant bien sûr au temps humain. Dans ses rares moments de doute, Mona est, elle aussi, comme contaminée par le brouillard : « Lorsqu’ils revenaient à la cabane […] l’horizon des bois se fonçait d’un cerne mauve. Le froid tombait […] elle s’embrumait tout à coup » (p. 64). Et là encore, les notations temporelles affluent. À noter qu’Amfortas ou Aldo dans Le Rivage des Syrtes étaient déjà sous le signe de cette brume, déjà sous le signe de la confusion temporelle : « le brouillard de Montsalvage » (t. 1, p. 349), « Toi, je te vois toujours sur fond de brume, avec une auréole » (t. 1, p. 589).
L’eau peut s’évaporer mais elle peut aussi geler. Dans ce cas, le sème spatial /liquide/ est virtualisé mais étant donné que, comme nous l’avons vu, nous avons une molécule sémique /espace/ + /temps/, la virtualisation du sème /espace/ entraîne la virtualisation du sème /temps/. La conséquence ne se fait pas attendre : comme dans le royaume du Roi pêcheur, comme dans le conte de « La Belle au bois dormant », l’isotopie de l’écoulement du Temps est totalement neutralisée : l’eau s’arrête de couler, le Temps s’arrête de couler : « Ce fut vers la fin de décembre que la première neige tomba sur l’Ardenne. […] sa première impression fut […] un suspens anormal du temps : il crut d’abord que son réveil s’était arrêté ; […] Le temps faisait halte » (p. 55), « les travaux, les convois, les exercices, les charrois, les appels, les tirs, tous les grincements quotidiens de la machine cessèrent comme par enchantement » (p. 56). Tactiquement parlant, ce n’est évidemment pas un hasard si, pendant cette période où « Il ne se pass[e] rien » (p. 67) et où « Tout le monde dort » (p. 72), Grange médite sur une horloge arrêtée (p. 61) et comprend que la question « Quel âge as-tu ? » n’a pas de sens (p. 62). Quand le dégel devient si sérieux qu’il en arrive même à contaminer les personnages (« Il regardait Grange avec une curiosité moqueuse qui le dégelait un peu », p. 73), le sème /liquide/ est aussitôt réactualisé. Molécule sémique oblige, il en est alors de même du sème /temps/. Preuve en est, l’aiguille de la montre de Grange, bien qu’encore un peu ankylosée, se remet à tourner : « «Je suis sûr que vous savez l’heure» […] «À peu près…» fit le capitaine » (p. 74). Et quand enfin le printemps pointe le bout de son nez, quand enfin tout est redevenu pleinement liquide, le sème /temps/ retrouve alors son actualisation pleine et le temps quotidien se métamorphose en Temps de l’Histoire : « les Allemands envahissaient la Norvège : cette fois-ci, c’était bien le dégel » (p. 80).
La dimension //liquide// peut donc être virtualisée en partie (en devenant brume) ou totalement (en gelant) mais elle peut aussi, bien sûr, être actualisée. Dans Un balcon en forêt, le morphème « goutte » est ainsi à plusieurs reprises lexicalisé. Plusieurs fois, il est précédé par la même structure : pronom indéfini, verbe de perception, indication de lieu : « on entendait autour de la maison les branches s’égoutter » (p. 18), « on entendait la forêt s’égoutter » (p. 34), « on apercevait au ras du sol les fils luisants tout perlés de gouttes » (p. 52). Si l’on ajoute à cela la récurrence de l’imparfait, on s’aperçoit que ce morphème est entièrement sous le sème de l’itérativité : une itérativité lexicale, syntaxique et aspectuelle, mais aussi narrative (une occurrence de la structure standard toutes les quinze-vingt pages) et référentielle (les gouttes par définition se répètent). Ce surmarquage de la répétition et de la régularité confirme une nouvelle fois la connexion symbolique /liquide/temps/. Les gouttes d’eau qui, dans la première moitié du récit, tombent une à une, à un rythme très régulier, sont à interpréter comme une matérialisation du temps monotone et routinier qui englue le quotidien des protagonistes. Certes, on retrouve là, du point de vue sociolectal, un interprétant socionormé, un topos, mais Gracq en systématisant le procédé et en le poussant jusqu’à ses conséquences les plus ultimes le réactive totalement et nous propose une véritable écriture de la rupture. En fait, une analogie, au sens rhétorique du terme, sous-tend et génère le texte : les gouttes d’eau sont au fleuve ce que les instants sont au temps. Preuve en est, dans la deuxième partie du récit, la régularité et l’itérativité des gouttes d’eau mais aussi du lexique, de la syntaxe et de la narration sont totalement mises à mal : « Dehors, on n’entendait que les grosses gouttes du dégel qui tambourinaient au bord de tous les toits » (p. 62), «Le soleil montait et commençait à faire pleuvoir des gouttes de chaque branche » (p. 62-63), « ils entendaient seulement à perte de vue dans la forêt le léger gargouillis du dégel » (p. 64). Avec le dégel, le rythme des gouttes se précipite car le rythme narratif, le rythme dramatique s’accélère, car au temps morne et régulier du quotidien succède le temps perturbé et accéléré de la guerre. Gracq, jouant sur la polysémie du signifiant « temps », file d’ailleurs le procédé. Le temps météorologique devient orage, le temps narratif devient de plus en plus tendu : « un ou deux coups de tonnerre roulèrent faiblement derrière l’horizon de la Belgique, avec le grondement pacifié d’une queue d’orage » (p. 86), « Le temps pesait » (p. 101). La contamination est même telle que bientôt les deux registres se fondent et fusionnent en un véritable hypallage. La déflagration finale mêle explosion guerrière et explosion climatique, temps dramatique et temps météorologique : « croulement de falaise attaquée par les vagues » (p. 123), « paquet de déflagration sèche, brisante », « cascades de tintements liquides » (p. 128).
La brume, la neige, les gouttes, trois manifestations du temps météorologique, trois manifestations du temps chronologique. Mais alors qu’en est-il de la pluie ? Si l’on systématise la démarche interprétative qui précède et que l’on estime que chaque goutte représente un instant, les grosses ondées devraient normalement symboliser une multiplication des instants, une accélération du temps et l’on devrait logiquement retrouver dans le cotexte les sèmes /rapidité/ ou /vivacité/. Ceux-ci sont effectivement présents mais c’est à Mona qu’ils semblent avant tout associés : « elle sautait », « repartait à cloche-pied », « courait », « se mettait à courir » (p. 27), « Quelle densité, se disait-il, prend le moment présent, à son ombre. […] avec quelle énergie elle est là ! » (p. 31). Comment expliquer cette caractérisation ? Serait-elle en contradiction avec ce qui précède ? Absolument pas, car, que ce soit par des périphrases métaphoriques (« fille de la pluie », p. 27, « pluie de baisers jamais lasse » p. 46) ou par des comparaisons ( « comme le jet d’eau », p. 35), Mona a justement pour sème afférent contextuel le sème /pluie/. L’afférence de ce sème est d’ailleurs telle que, même lorsqu’il devrait être virtualisé, à cause du contexte référentiel, il reste, contre toute cohérence, actualisé. Preuve en est, son nez, alors que le soleil du matin est « cru » et qu’il ne pleut plus depuis longtemps, est décrit comme « mouillé » (p. 35). On comprend d’autant mieux que Gracq la présente explicitement comme météorologiquement allotopique à Grange : « elle était tout ce qu’il y a de plus éloigné du vaporeux » (p. 31). Pourtant, peu à peu, par un phénomène de contagion, elle transmet à ce dernier sa dimension //liquide//. Elle le fait d’abord physiquement, spatialement, en « s’ébrou[ant] avec le sans-gêne d’un jeune chien » (p. 28) mais pas seulement... En effet, à partir de cette page, le sème /brume/, qui, comme nous l’avons vu, caractérisait jusqu’alors Grange, est peu à peu neutralisé : « les idées de Grange commen[cent] à flotter un peu moins » (p. 30), « la brume s’en[lève] au-dessus du jardin et lais[se] glisser jusque sur les draps une grande tombée de soleil » (p. 46). En revanche, la dimension /liquide/, elle, lui est de plus en plus associée. Ainsi, page quarante-cinq, au contact de Mona, il se sent « comme sous la douche d’une cascade d’avril ». Autrement dit, une nouvelle fois, on retrouve la molécule sémique /espace/ + /temps/ : spatialement parlant, en rencontrant Grange un jour de pluie et en s’ébrouant, Mona l’arrose mais temporellement parlant, elle électrise, elle anime, elle réveille la vie assoupie et brumeuse de l’aspirant. Quand Grange est seul, le temps passe lentement, goutte à goutte, mais quand Mona est là il passe beaucoup plus vite. La pluie est donc une intensification des gouttes mais aussi et surtout une accélération du temps dramatique.
Mais Mona n’a pas pour seuls sèmes afférents les sèmes /rapidité/ ou /vivacité/, on peut aussi lui adjoindre le sème /jeunesse/ : « une petite fille », « une gamine en chemin », « mouvements du cou, extraordinairement juvéniles » (p. 27), « comme ces enfants-fées » (p. 64), « il sentait qu’une jeunesse ivre triomphait dans ces larmes » (p. 89). Et l’on retrouve là évidemment la dimension temporelle. Mais ce sème est-il encore relié à l’isotopie de la pluie ? Si l’on retourne à l’analogie génératrice, on découvre que oui. En effet, si le fleuve est, par le jeu de la molécule /espace/ + /temps/, une image du flux temporel reliant passé, présent et futur, chaque goutte est, au contraire, un présent coupé de son passé et de son futur, chaque goutte est un nouveau commencement, un nouveau départ, un instant « un », séparé du passé et du futur, indépendant du fleuve Temps et non emporté dans son flux tragique. C’est la raison pour laquelle, Mona, qui étymologiquement désigne justement le « un », « l’unique », est associée à la jeunesse, à la vie nouvelle. Elle ne s’encombre pas de son passé douloureux puisqu’elle en rit : « Sur quoi, plantés au milieu de la route sous l’averse, ils éclatèrent tous les deux d’un rire fou » (p. 30). Elle n’est pas non plus prisonnière du futur et l’on peut d’ailleurs sans doute voir un symbole dans le fait qu’elle cherche à éloigner le narrateur de la Meuse en l’emmenant d’abord faire de la luge, en lui proposant ensuite de fuir en Belgique. Tourner le dos à la Meuse, n’est-ce pas refuser le flux du Temps, n’est-ce pas refuser d’être aspiré par l’embouchure fatale ? Pour elle, avec elle, la vie n’est que présent, un présent riche d’un futur naturel cyclique et éternel que pour une fois le passé n’obscurcit pas, un présent riche de tous les possibles parce qu’oublieux de ce qui est arrivé, oublieux de ce qui ne peut qu’arriver. On comprend alors pourquoi sont associées à Mona les isotopies du printemps et de la fertilité, pourquoi elle est sans cesse comparée à « un jeune arbre […] poisseux de sa sève » (p. 89), à une « plante sur laquelle finit de s’égoutter l’orage » (p. 89) à « une plante au soleil » qui « pouss[e] si droit, si dru dans le fil de la vie » (p. 79). Elle ne vit pas dans la même temporalité que Grange. Pour elle, le temps n’est pas linéaire mais cyclique et par cela beaucoup moins tragique. La transposition du temps chronologique en temps météorologique prend alors tout son sens.
En toute logique, bien qu’à l’opposé du topos attendu et donc de la tradition, lorsque la pluie s’annonce ou lorsqu’il pleut, l’état psychologique de Grange passe du dysphorique à l’euphorique : « Quand la pluie s’établissait sur le Toit, Grange se sentait dispos et allègre » (p. 26), « Malgré le bruit de l’averse qui battait la route, la trouée plus claire du chemin paraissait à Grange celle même de l’embellie » (p. 28). Mais dès que la pluie cesse, dès que la Meuse est de nouveau évoquée, ne tardent alors pas à surgir à la fois le dysphorique et le lexique du Temps : « la nuit sembla s’abattre d’un coup avec l’ombre des arbres. La pluie avait cessé pour un moment : dans la perspective du chemin, du côté de la Meuse que gagnait l’éclaircie, on voyait, quand on se retournait, mourir sur l’horizon une bande étroite d’un rouge terne » (p. 31). Le futur, annoncé symboliquement par « la bande étroite d’un rouge terne », redevient inévitable : Grange ne peut plus vivre uniquement dans le présent, le monde retrouve sa tonalité tragique.
Les eaux larges
Cette « bande étroite d’un rouge terne » que mentionne Gracq a bien sûr une valeur à la fois anaphorique et cataphorique. Elle est un rappel de « la plate-bande famélique » de la première séquence mais aussi une annonce de la submersion sanglante finale. Nous retrouvons au niveau macrosémantique ce que nous avions découvert au niveau micro-sémantique : le récit n’est pas généré que par une analogie, il l’est aussi, comme nous l’avions soupçonné en analysant le début du texte, par une gradation architectonique qui au fur et à mesure du récit actualise de plus en plus la dénomination métaphorique utilisée par Vignaud dès la page huit : « J’appelle ça une ligne mange-tout ». La Meuse a donc tout de ces « lieux sous tension »
[33] qu’affectionne tant Gracq et qui finit toujours par court-circuiter.
Pourtant quand Grange arrive sur le Haut-Toit, il semble d’autant moins en danger qu’il s’est éloigné de la rivière et que la dimension //liquide//, bien qu’encore présente (« une auge de pierre […] d’où s’égouttait un mince filet d’eau », p. 9), est explicitement virtualisée : « rivière qui s’asséchait […] comme l’eau d’un bain qui se vide » (p. 7), « on n’entendait de ruisseau nulle part » (p. 9). De même quand il décrit le chemin qui mène à la maison forte, Gracq a recours à l’isotopie de la sécheresse : « c’était une sorte de reg saharien, un fleuve de pierres sans fossé ni banquette entre les deux murs des taillis » (p. 7). Cependant, dès la première description du blockhaus, la dimension //liquide// réapparaît : « vert olive délavé qui sentait la moisissure […] taches humides, comme si on y avait étendu tous les jours des draps mouillés » (p. 9). Que ce soit au niveau intraphrastique, par exemple par le jeu des gradations (« Un suintement de caverne ruisselait sur les murs en larges plaques luisantes » p. 41) ou au niveau interphrastique, par le jeu des hypallages, par l’isotopie de la pluie, cette dimension, comme dans la première séquence, ne tarde pas à être de plus en plus actualisée : « Grange avançait dans le silence mouillé qui se refermait sur lui » (p. 26), « elle tourna décidément à l’averse » (p. 26). D’ailleurs le haut plateau est sans cesse comparé à une île, une île qui se réduit de plus en plus, et cela à un tel point que Gracq finit par se référer explicitement à « cette île flottante de Jules Verne que le dégel, un jour après l’autre rapetissait » (p. 68). Suivant le même schème, dès que la guerre se concrétise, le fleuve de pierre devient, par le moyen d’une comparaison, fleuve liquide : « Le tout coulait le long de la chaussée comme une rivière en crue, très sale, très grise, avec des engorgements et des remous, des raclements de pierre et des fouettements de branches, mais presque à la manière d’un spectacle naturel » (p. 37). Cette comparaison étant filée, l’enclosure s’estompe peu à peu de la mémoire discursive du lecteur et, insensiblement, la figure se meut en métaphore, ce qui bien sûr actualise encore un peu plus la dimension //liquide//. Autre détail révélateur, alors que dans la première séquence la Meuse était référentiellement basse, Gracq, au milieu du récit, nous souligne que, « après le dégel brusque », la Vienne, elle, est en crue. Cette allotopie macrosémantique met en lumière, par le jeu du contraste, la gradation du sème /intensité/ et cela d’autant plus que Gracq adjoint à la rivière des dimensions afférentes inquiétantes, les dimensions /animé/ et /animal/ qui font d’elle non plus un simple élément du décor mais un actant inquiétant : « une eau saliveuse, acide, mordait sur les prairies basses » (p. 76).
À partir de la page 80, l’actualisation du sème /liquide/ est telle que ce dernier finit par être lexicalisé : « Il lui semblait que tout ce qu’il avait sous les yeux se liquéfiait, s’absentait, évacuait cauteleusement son apparence encore intacte au fil de la rivière louche et huileuse, et désespérément, intarissablement, s’en allait – s’en allait » (p. 81). Les allées sont, cette fois, non plus métaphoriquement mais physiquement, gorgées d’eau : « Au long des ornières du chemin emplies par les dernières pluies d’orage, la lumière oblique enfonçait deux rails d’eau louche » (p. 83). Par synesthésie, même ce qui n’est pas lié au tactile devient liquide : « une odeur de moisissure froide s’égouttait maintenant du long hiver » (p. 98). Progressivement, tous les domaines sémantiques sont concernés. Même la dimension //abstraite//, normalement incompatible avec la dimension //liquide//, se liquéfie. Preuve en est, les sentiments commencent à suinter : « une tristesse recluse, sans âge, coulait des meubles » (p. 97). Peu à peu, l’univers semble se transformer. D’un monde rationnel et moderne, l’on glisse vers un monde ancien et mythique à la cosmologie de plus en plus sémitique. Comme dans l’hypotexte biblique où « les eaux qui sont sous le firmament » sont séparés des « eaux qui sont au-dessus du firmament
[34] », l’eau est à la fois en bas, dans la Meuse, et en haut, dans le ciel ; et cela de plus en plus : les toits des maisons « se mouille[nt] de lune » (p. 100) et « des flottaisons d’avions assez clairsemées, hautes et étrangement lentes, […] semblaient nager presque immobiles comme si elles remontaient un courant » (p. 108).
Gradation oblige, l’élément liquide se rapproche de plus en plus des acteurs et se met à les enserrer aussi bien physiquement que moralement. Parallèlement, la dimension //solide// de leur ultime protection devient de plus en plus virtuelle : « le fortin » jusqu’alors massif et hermétique (« bloc étanche, soudé autour de nous », p. 16) est soudain associé à la lexie « cloître », dont le sémème contient par définition le sème /aéré/, /troué/, /poreux/ qui bien sûr amène au sème /eau/ dont la lexicalisation en fin de syntagme est comme un premier signe de la submersion à venir : « Le fortin baignait dans un silence de mort, un peu oppressant, un silence de cloître et d’eau croupie » (p. 107). La connexion symbolique est telle que même lorsque le sème /liquide/ n’est pas lexicalisé, il est actualisé par le comportement des protagonistes. Le chat noir de Grange ne s’y trompe pas puisqu’il pose « la pointe des pattes, dégoûté, sur le béton froid, avant de se réfugier d’un saut sur une caisse » (p. 109). Non seulement l’eau se rapproche du blockhaus mais de « croupie » qu’elle était, elle devient de plus en plus //animée//. Conformément à la logique paroxystique de l’ensemble du récit, une nouvelle isotopie générique apparaît alors : celle de la tempête. En un premier temps, ne sont décrits que ses effets collatéraux : « Une table de bois blanc devenue boiteuse et deux ou trois chaises avaient survécu au naufrage de la maisonnette : ils les repêchèrent dans le fourré » (p. 117). Puis, l’acmé à venir est annoncée : « Il savait bien qu’une lame de fond venait de balayer la terre loin au-delà d’eux » (p. 118). Plus le moment crucial approche, plus les occurrences reliées au domaine /maritime/ se multiplient, plus l’isotopie devient dense : « Il se sentit pris dans un coup de roulis qui le démâtait » (p. 119), « le tas brillant des cartouches ruisselait en vrac comme si on venait de le basculer » (p. 120), « un paquet de déflagration sèche brisante, s’écrasa contre le blockhaus, suivi des cascades de tintements liquides » (p. 128). La tempête est alors tellement actualisée que, par le jeu de la polysémie et surtout par le biais du discours direct, le lecteur en devient littéralement témoin : « C’est dedans ! pensa Grange. Non c’est dehors… Non c’est dedans » (p. 128). Un sentiment « de fraîcheur aux tempes » (p. 128) et une description du référent confirment aux protagonistes comme aux lecteurs, qui ont, dans cette tempête, les uns et les autres totalement perdu leurs repères, l’engloutissement général : « les jardins bousculés par l’écume de mai poussaient contre les maisons noires une marée douce et respirante qui soulevait la nuit, et semblait gonfler immobile sous le ciel d’étoiles » (p. 134).
En fait, comme le laissait déjà entrevoir la cosmologie sémitique relevée plus haut, la gradation que nous venons de décrire est étroitement sous-tendue par une gradation en structure plus profonde, une gradation que l’on pourrait qualifier d’intertextuelle. En effet, Gracq procède à une opération de transposition de l’hypotexte biblique du Déluge, et cette transposition, conformément au schème déjà plusieurs fois observé, est sans cesse un peu plus actualisée. Dans le premier quart du récit, l’hypotexte est fort ténu. Seuls les surmarquages du domaine /maritime/ et de la dimension //liquide// pourraient éventuellement aiguiller le lecteur vers une lecture intertextuelle : « On dormait là comme les passagers dans l’embellie des nuits chaudes, sur le pont tendu de ses plages de toile » (p. 12), « leur chambre […] que Grange appelait le carré de l’équipage » (p. 19), « un peu de vent du large passait sur la route » (p. 37). Cependant, la comparaison blockhaus/bateau, de plus en plus filée, se métamorphose bientôt en métaphore, métaphore qui insensiblement est narrativisée. Au début, comme dans une situation initiale, les phores sont statiques : « équipage en escale » (p. 36), « Le fortin couvait la mauvaise humeur aigre d’un équipage encalminé » (p. 70). Dans la deuxième moitié du récit, les phores deviennent au contraire dynamiques : « l’énorme vague nocturne qui se gonflait et montait derrière l’horizon vous dépouillait brutalement, comme le déferlement des vagues derrière la dune donne soudain l’envie d’être nu » (p. 87). Le processus actantiel amplifie cette actualisation. Comme face à une catastrophe naturelle, la population se met à fuir et cette fuite obéit encore et toujours à une gradation : d’abord « les anciens de la tribu » (p. 59), les « hommes valides » (p. 59), puis les derniers habitants des Falizes (p. 95) puis la cavalerie (p. 110). Tel Noé et les siens, Grange et ses hommes se retrouvent alors seuls : « Peut-être qu’il n’y a plus un seul Français à l’est de la Meuse […] Peut-être qu’il n’y a plus rien ? » (p 113). Comme on le voit, les sèmes afférents, qu’ils soient socialement normés ou contextuels, rendent peu à peu l’hypotexte de plus en plus explicite. Dans les dernières pages, l’actualisation devient de plus en plus totale puisque le mythe biblique, à plusieurs reprises, est lexicalisé sans aucune ambiguïté possible : « La terre lui paraissait belle et pure comme après le déluge ; deux pies se posèrent ensemble devant lui sur l’accotement » (p. 114), « Je ramène bien quelque chose, songeait-il, mais ce n’est ni la colombe ni le corbeau » (p. 116) ; « il éprouvait quelque chose de ce que durent ressentir les passagers de l’arche, lorsque les eaux commencèrent à se soulever » (p. 118).
Bien sûr, pour rendre le procédé moins mécanique, moins systématique, plus subtil, Gracq insère çà et là quelques perturbations à ces différentes gradations mais il est indéniable qu’un fil rouge conduit le récit vers une submersion finale. En fait, Gracq exploite, surtout un récit, une idée qu’il avait esquissée dans Au château d’Argol
[35]
, puis développée dans deux pages d’Un beau ténébreux : « Il me semblait que l’eau dissolvait de la nuit – qu’elle montait, montait, assiégeait ma chambre, ce balcon où je m’accoudais comme à une passerelle dans un naufrage. J’avais presque peur. Ensuite, j’ai sombré dans un rêve étrange […] J’étais dans une avant-scène d’un théâtre envahi jusqu’à mi-hauteur par des vagues furieuses. Les loges ruisselaient, giclaient comme des nacelles, avec ce même imprévu folâtre dans l’aspersion que ménagent les côtes percées de grottes, et trempée, glacée, j’avais le même plaisir que les enfants qui courent au-devant de l’écume – et j’étais là en extase, accoudée seule au bord du parapet rouge, à regarder les vagues accourir du fond de la scène, dans une attente extraordinaire. Enfin une vague se forma, s’enfla, monta vers les cintres : une splendide montagne liquide. Devant elle, la salle se vidait sous une succion formidable : on voyait émerger du fond, solidement amarrés au sol les fauteuils du parterre, de l’orchestre, au milieu d’un sifflement d’eaux aspirées. Et la vague s’enflait à mesure, le théâtre grandissait, montait dans les nuées, et seule à bord de la salle qui sombrait, comme un capitaine de navire, j’avais maintenant, encore suspendue l’espace d’une seconde en face de moi, une muraille verticale, lisse et noire, crevée de bouillonnements d’argent. Ma peur se fondait dans une joie délirante, un espoir sans bornes. […] Et au moment où je m’engloutissais, où je m’enlevais pour jamais, défaillante, comme une douce plume, je compris que cette vague était la même chose que la nuit » (t. 1, p. 158-159). Au-delà de l’indéniable intertexte proustien, les parallélismes entre cet extrait et le récit que nous analysons sont multiples. La scène est focalisée d’un balcon. La dimension //liquide// est omniprésente. Une gradation sous-tend le texte. Comme Grange, la narratrice est plus accusative qu’ergative : c’est une rêveuse, elle observe et attend la catastrophe. Enfin, toujours comme dans Un balcon en forêt, la scène se termine par une terrible déflagration. L’héroïne, qui a des sentiments très mêlés (dysphoriques et euphoriques), se retrouve seule et sombre dans le grand sommeil de la nuit où /eau/ et /mort/ forment une étroite et inséparable molécule sémique.
Mais alors, si Gracq, en faisant correspondre les différentes manifestations physiques de l’eau à des aspects différents du temps et en systématisant au niveau d’un macrotexte ce qu’il avait seulement jusqu’alors esquissé au niveau microtextuel, semble plutôt du côté de l’innovation et de la rupture, cette dernière molécule, mille fois usitée dans l’histoire mondiale de la littérature et si bien décryptée par Bachelard, ne le ramènerait-elle pas plutôt du côté de la continuité ?
La belle ténébreuse
Tout au long d’Un balcon en forêt, conformément à ce que nous avions découvert dans la première séquence, la Meuse, par les adjectifs, les figures, les sèmes afférents, etc., en un mot par les caractérisations, est effectivement constamment associée à l’isotopie de la mort : « La Meuse ? songeait Grange – et c’était comme si un long pinceau sournois fût venu toucher dans le noir la maison forte au creux de sa forêt et le faire reluire d’une dangereuse phosphorescence » (p. 67). Gracq ne cesse de systématiser ce topos. Au niveau métaphorique, par exemple, il file sur l’ensemble du texte le phore du menu fretin qui va se faire avaler et, reprenant le procédé vu précédemment, il va même jusqu’à narrativiser ce phore. Il le fait ainsi passer, par étapes, d’une situation initiale fortunée à une situation finale funeste : au début du récit, Grange se dit heureux « [c]omme un poisson dans l’eau » (p. 35) mais les mâchoires de la Meuse le guettent telle « une carpe au fond d’un vivier » (p. 81) et, dans les dernières pages, au-dessus de lui, flottent en bancs de bien dangereux prédateurs (p. 108). En fait, bien avant le déclenchement des hostilités, il donne à l’eau une forte dimension proleptique : le fortin-arche est par exemple comparé à une « épave couchée sur les grands fonds » (p. 71) et, quand Grange consulte la carte d’état-major, la référence au lit, le parcours décrit et surtout la couleur mentionnée nous révèlent que c’est sa propre fuite sanglante vers la Meuse qu’il contemple : « il pouvait apercevoir de son lit l’itinéraire de repli défilé que le capitaine Vignaud avait tracé au crayon rouge » (p. 11). De même, dans la première séquence, peuvent être interprétées proleptiquement les variations de focalisation que nous avions relevées. Topographiquement parlant, si Grange semblait jouer comme à cache-cache avec la rivière, c’est parce qu’en tant que soldat, c’est avec la mort qu’il joue à cache-cache. L’on retrouve ce même jeu dans le récit. Les quelques mois dans les Ardennes, l’influence de Mona semblent l’éloigner de la Meuse mais en fait, comme dans son rêve initial, cette dernière est là, à portée de main. Même s’il n’en a qu’à demi-conscience, il est déjà dans la barque funeste. De ce point de vue, comme le montrent les multiples parallélismes lexicaux et la récurrence des mêmes sèmes afférents, le début du récit est en écho total avec la fin. Le «lit de feuilles pourries » (p. 3) annonce le lit « vaste et ténébreux » (p. 45) de Mona dans lequel lui-même pourrira bientôt. Les cris de chevêches préparent « le cri de la hulotte » (p. 137). Même l’intertexte se répond. Au début comme à la fin du récit, Gracq met en place une connexion symbolique entre la situation de Grange et le royaume d’Hadès. L’isotopie de l’Enfer devient de plus en plus dense, de plus en plus explicite, de plus en plus lexicalisée, de plus en plus actualisée : la barque évoquée nous rappelle à nouveau celle de Charon, le héros glisse « sur une lisière crépusculaire, indécise » (p. 136) ; un monde d’ombres l’entoure ; la lexie « limbes » est utilisée ; l’association du substantif singulier « chien » et du déterminant numéral « trois » fait penser à Cerbère, etc. Dans la dernière page, Grange, en une sorte d’examen de conscience, pèse sa vie, glisse dans la bouche du passeur la « monnaie funèbre » puis s’endort du grand sommeil. Le « Je suis veuve » (p. 136) de Mona était plus prémonitoire qu’elle ne le pensait.
En fait, nous assistons, comme en direct, sur l’ensemble du récit, à une véritable noyade. Celle-ci semble dans la première moitié d’Un balcon en forêt uniquement métaphorique mais, comme précédemment, Gracq ne tarde pas à la caractériser et à la narrativiser de plus en plus. Dès la première séquence, Grange a symboliquement les épaules mouillées et il ressent un « haut-le-cœur » (p. 6). Page soixante-cinq, il commence à couler et «sen[t] […] une eau grise, froide, monter en lui dont il remuait le goût fade dans sa bouche ». Plus le texte progresse, plus le phore s’allonge, plus les adjectifs sont nombreux : « ce même goût d’eau fade tiédie, écœurante, qu’il connaissait bien lui remont[e] à la bouche » (p. 81), « il plissa les yeux et la bouche avec le mouvement commençant de la nausée ; le cœur lui tournait, il sentait clapoter en lui une lie douceâtre » (p. 119). La métaphore devient bientôt si vive qu’elle semble influer sur le comportement et les pensées de Grange : « «L’essentiel est de respirer à fond, deux ou trois fois » se dit-il » (p. 119), « grelottant comme s’il était nu » (p. 119), « il avait envie de pleurer et de s’en aller » (p. 119). La gradation architectonique est toujours là. L’eau envahit d’abord la bouche puis les yeux puis le cœur ; les organes, à l’origine seulement plissés, se tordent ; le liquide fade et douceâtre prend un goût de plus en plus morbide : une « nausée instantanée lui tor[d] le ventre, comme s’il avait avalé de la sciure de bois » (p. 130). Comme dit le dicton : « Cela sent le sapin » et cela d’autant plus que Grange, d’agent qu’il était, devient patient : « Il écout[e] […] les craquements du taillis qui s’éloign[ent], de plus en plus faibles, engloutis » (p. 132). Tous les sèmes afférents à la lexie « mort » sont un à un actualisés : « le froid commen[ce] à le saisir » (p. 132), « une quiétude inexprimable l’envahi[t] » (p. 132). Un grand vide se « fait autour de lui, un vide fantomatique, béant, fade, qui l’aspir[e] » (p. 135). À ce moment, le texte devient même polysémique et peut se lire au sens propre comme au sens figuré : Grange « touche le fond » (p. 136).
La Meuse qui ne cesse de se rapprocher de Grange jusqu’à le submerger, jusqu’à le noyer, est donc indéniablement la Mort mais ne pourrait-on pas aussi y voir une métaphore de la Guerre ? Dès 1938, Gracq associe guerre et cours d’eau : « déjà pourtant l’ombre portée de la guerre tombait avec la sienne sur la rivière »
[36]
. Dans Un balcon en forêt, le jeu tactique de la juxtaposition des phrases semble aller dans le même sens : « une seconde on voyait l’eau noire, et une odeur pourrie, entêtante, y venait crever qui ne se laissait plus oublier. La guerre ? se disait-il en secouant les épaules » (p. 25). On peut aussi remarquer que dans ce passage, où la guerre est explicitement évoquée, la Meuse est nommée deux fois. Cela n’était plus arrivé depuis la page 9. De même, les lueurs qui éclairent le ciel au-dessus de la Meuse sont décrites avec un lexique très proche de celui du bombardement final : « trouées », « palpitations », « éclairs », « grosses bulles de lumières qui crèvent par intervalles au-dessus des vallées », « sunlights » (p. 19). Mais, surtout, quand Gracq parle de la guerre, il reprend la métaphore de l’eau : « Le flot de la guerre s’était retiré ; pourtant il laissait accrochée aux buissons son écume grise » (p. 96), « Le flot [de la cavalerie] tarit d’un seul coup » (p. 110), « Le fleuve de ferraille glissait de tout son long » (p. 124). La Meuse, toujours présente en arrière plan, est en fait, par connexion symbolique, une sorte de double du blockhaus qui est sous le chalet. L’une et l’autre ont en commun les sèmes /proximité/, /humidité/, /calme apparent/, /noir/, /inquiétude/, /risque/. D’ailleurs, lorsqu’il décrit la pièce du haut, Gracq utilise l’image du pont : « comme si on avait marché sur une route neuve ou sur une culée de pont. On se sentait soudé à ce frais creux noir au-dessous de soi » (p. 12). Meuse et cave représentent la guerre qui semble dormir mais qui est là, toute proche, sous leurs pieds, prête à exploser et à tout submerger. On pourrait reprendre in extenso pour la Meuse, ce que Gracq dit du blockhaus : « il y avait pour moi dans cette image un symbole très simple, un condensé significatif qui me parlait beaucoup : la guerre au sous-sol, la paix au premier étage »
[37]. Avec cette lecture, on comprend mieux la gradation observée dans la première séquence : la diminution progressive de la berge. Le poste de commandement de Moriarmé, comme le blockhaus de Grange, semble bien protégé par la Meuse. Mais quand on y regarde de plus près, les alliés ne sont séparés des Allemands que par un étroit ruban de prairie, que par quelques barbelés, que par une grille, que par une plate-bande déjà talée par les piétinements militaires (en 1870, en 1914). Finalement, seuls quelques arbres protègent le poste de commandement, comme seule la forêt, d’ailleurs plusieurs fois caractérisée par la petitesse de sa végétation, protège le blockhaus, comme seules les Ardennes protégeaient la France. On comprend aussi pourquoi Gracq, comme le souligne les notes de La Pléiade, a fait une entorse à la réalité historique en plaçant le poste de commandement au bord de la Meuse alors qu’il aurait dû normalement être à plusieurs kilomètres en arrière. La fragilité du pays et l’imminence du danger sont ainsi mieux mises en valeur.
La Meuse symbole du Temps et de l’Histoire ; la Meuse, symbole de la Mort qui va noyer Grange ; la Meuse, symbole de la Guerre qui va détruire le pays. Plus que dans ces thèmes qui sont finalement assez traditionnels, c’est dans leur fusion, c’est dans l’art qu’il a de les mêler et de les faire coexister sans se neutraliser les uns les autres, c’est dans cette « totale liberté d’association qui remet sans trêve dans le jeu les significations et les images »
[38] que Gracq se révèle un écrivain de la rupture.
Cependant, se contenter des interprétations ci-dessus ne reviendrait-il pas à ne voir dans Gracq qu’un auteur de roman à thèse, ne reviendrait-il pas à réduire Un balcon en forêt à un simple texte allégorique et oublier qu’à la fin de ce récit, Gracq dit explicitement que la guerre « glissait très loin déjà, avec le bruit alangui des dernières gouttes d’un grain qui s’essuient à la vitre » (p. 129) ? Ne serait-ce pas enfin omettre un élément crucial relevé dans l’analyse de la première séquence : l’attitude ambivalente des habitants de Moriarmé ?
Liberté grande En subjuguant en submergeant
Dans cette première séquence, alors que la Meuse était indéniablement associée à la mort, les villageois, et surtout Grange, semblaient paradoxalement attirés par elle. De plus, loin d’être un simple élément décoratif, nous avions vu qu’elle était un véritable actant, pas seulement un adjuvant ou un opposant, mais bel et bien un objet : « œil désenchanté revenait vers la Meuse » (p. 4), « une rue, pauvre et grise qui courait à la Meuse » (p. 4) « son regard plongeait sur la Meuse » (p. 6). Force est d’étendre ce constat à l’ensemble du récit. La Meuse est l’objet d’un programme narratif qui s’étend de la première à la dernière page d’Un balcon en forêt. Dans la phase de manipulation, qui symptomatiquement couvre plus des trois-quarts du récit, est transmis aux différents sujets un /vouloir-faire/ qui confine de plus en plus à de la fascination : « le regard glissait sur une longue plongée de forêt qui descendait vers les ravins affluents de la Meuse » (p. 53), « Le tout courait à la Meuse, au creux de son tunnel de poussière, d’une seule glissade lourde, pris dans la coulée terreuse » (p. 110), « toute la vie de ce coin de terre fuyait, on eût dit, s’écoulait vers cette seule zone éveillée. […] l’allée entière n’était plus qu’une coulée printanière et douce, tiède déjà sous sa brume dorée, qui fuyait merveilleusement vers les lointains bleus » (p. 113). Grange n’échappe pas à cette attraction. Chez lui aussi, la modalité du « vouloir » l’emporte sur celles du « pouvoir », du « savoir » ou du « devoir » : « le poudroiement de la lumière rasante sur la forêt du soir était si riche, si insolite, qu’une envie brusque irrésistible lui venait de s’y baigner, de s’y retremper. «Qui m’empêche ?» se dit-il avec un mouvement de jubilation encore inconnu » (p. 113),« rien ne lui semblait plus importer que d’être assis sur le bord de ce torrent, au cœur du profond remue-ménage de la terre » (p. 118). On retrouve dans ces lignes une exaltation comparable à celle décrite dans La Presqu’île lorsque le narrateur approche de la mer : « que ce fût par le train ou en voiture, jamais il n’était arrivé à la mer autrement que comme un cycliste dévale une côte, le cœur battant du sentiment de l’espace qui se creuse, de tous les freins lâchés, de ce vent soudain dans les oreilles si impatient, si pur, qu’il semble n’être né nulle part » (t. 2, p. 441). De même dans l’extrait précédemment cité d’Un beau ténébreux, texte fondamental puisque sans doute producteur matriciel de la structure graduelle d’Un balcon en forêt, malgré le contexte terrifiant, les notations euphoriques abondent. Christel éprouve une profonde fascination pour l’eau qui va la submerger, on pourrait même dire qu’elle ressent un plaisir de type jouissif à l’idée d’être engloutie par la nature. C’est donc très logiquement, qu’à la fin d’Un balcon en forêt, bien qu’un des principaux rôles thématiques psychologiques de Grange soit la passivité, nous avons enfin droit à la phase narrative tant attendue de la performance, Grange et Gourcuff finissent par céder à l’attrait : « Ils marchaient vers la Meuse » (p. 130).
Cette irrésistible attirance peut amener à se demander si ce qu’aimait Grange chez Mona n’était pas justement la part de Meuse qu’elle avait en elle. Plus d’une fois, le jeu des métaphores et de la polysémie lexicale les rapproche l’une et l’autre : « Elle était spontanée, mais elle n’était pas limpide : c’était les eaux printanières, toutes pleines de terre et de feuilles » (p. 31) ; « plongeant la main dans la crinière longue qui coulait comme de l’eau » (p. 47) ; « accoudée de ses deux bras au bord du lit, le menton plongé dans les mains, et ces mots brusquement le séparaient d’elle, le décollaient de sa berge » (p. 47-48). L’une et l’autre ont une dimension //liquide//, des caractérisations communes, jouent le rôle actantiel d’objet, sont liées à la modalité du « vouloir », l’attirent, le fascinent, le bercent mais finalement, comme nous l’avons vu, c’est du lit de Mona au lit de la Meuse que Grange passe, c’est avec cette dernière qu’il finit par s’unir. Il pensait être séduit par la jeunesse, par la vitalité de Mona, par cet art qu’elle avait de vivre pleinement le présent mais ne finit-il pas par découvrir que ce qu’il aimait retrouver entre ses bras, c’était plutôt l’oubli, la fuite, l’abandon, l’engloutissement, la fusion au monde, autrement dit tout ce que représente la Meuse ? On retrouve exactement les mêmes sèmes afférents, les mêmes isotopies, les mêmes métaphores, en un mot, le même rapport amoureux entre Aldo et Vanessa, dans Le Rivage des Syrtes : « Je ne me sentais jamais tout à fait seul avec Vanessa ; au contraire, couché contre elle, il me semblait parfois de mes doigts pendant au bord du lit dans ma fatigue défaite sentir glisser avec nous l’épanchement ininterrompu d’un courant rapide : elle m’emportait comme à Vezzano, elle mettait doucement en mouvement sur les eaux mortes ce palais lourd – ces après-midi de tendresse rapide et fiévreuse passaient comme emportés au fil d’un fleuve, plus silencieux et plus égal de ce qu’on perçoit déjà dans le lointain l’écroulement empanaché et final d’une cataracte. Parfois, à mon côté, je la regardais s’endormir, décollée insensiblement de moi comme d’une berge, et d’une respiration plus ample soudain prenant le large, et comme roulée par un flot de fatigue heureuse ; […] ces yeux m’engluaient, me halaient comme un plongeur vers leurs reflets visqueux d’eaux profondes ; ses bras se dépliaient, se nouaient à moi en tâtonnant dans le noir ; je sombrais avec elle dans l’eau plombée d’un étang triste, une pierre au cou » (t. 1, p. 696-697).
« Qui aurait pensé qu’il fallait si peu de choses pour qu’un homme reprenne la mer ? » [39]
L’isotopie de la mort de plus en plus actualisée dans les lexies ou syntagmes « silencieux », « écroulement », « final », « eaux profondes », « l’eau plombée », « étang triste », « pierre au cou » et le fait que Vanessa soit le destinateur qui provoquera la chute d’Orsenna ne peuvent que nous amener à nous demander si derrière l’attirance de Grange pour la Meuse ne se cacherait pas une dimension suicidaire. Plusieurs fois, à travers des euphémismes et des périphrases, son attrait pour le néant est évoqué : « Grange s’assit un instant sur le lit, songeur ; […] une envie brusque le prit de s’étendre là, la face contre le mur, vidé pour jamais des pensées et des songes » (p. 98). Mais, de même que nous l’avions vu physiquement tantôt s’approcher, tantôt s’éloigner de la Meuse, au moment de faire le pas, il hésite. Face à cette grande tentation, il est constamment entre le « vouloir » et le « non-vouloir », entre l’euphorique et le dysphorique, constamment, encore une fois, comme le montrent bien les oxymores qui pullulent, sous le signe de l’ambivalence : « Il sentait bien au creux du ventre une révulsion désagréable, comme quand on court à la mer sur une grève que les pieds nus jugent excessivement fraîche : il comprenait que c’était la peur d’être tué ; mais une part en lui se détachait et flottait au fil de la nuit légère » (p. 118), « J’avais peur et envie, se dit-il » (p. 135). Cette ambivalence, on la trouvait déjà dans Au château d’Argol : « Une seconde il ferma les yeux sous le charme de la terreur et du plaisir intense de la tentation » (t. 1, p. 52). Elle nous était même en quelque sorte expliquée : « Il lui fut à cet instant seulement peut-être perceptible que dans chaque être l’instinct de sa propre destruction, de sa propre et dévastante consomption, luttait, et sans doute à armes inégales, avec le souci de sa personnelle sauvegarde » (p. 35).
Cependant, Grange, insensiblement, choisit. Alors que le lieutenant de la cavalerie qui a visité la maison forte lui a fait comprendre en termes d’autant plus explicites que crus et réitérés que celle-ci n’est qu’ « un piège à cons » et qu’il risque d’être « fait là-dedans comme un rat » (p. 43), il n’accepte pas la proposition de Varin de rejoindre un poste plus sûr. Comme sous le signe de la négation actantielle, il n’accepte pas non plus de fuir avec Mona en Belgique. Et, quand la catastrophe devient imminente, alors qu’il sait qu’il devrait partir, le connecteur argumentatif d’opposition placé emphatiquement en début de phrase révèle bien le conflit entre d’une part les modalités du « savoir », du « devoir » et d’autre part celle du « vouloir » : « On devrait se replier, pensa Grange dans un vertige d’indécision […] Mais il n’avait pas envie de s’en aller » (p. 112). Il semble donc, à première lecture, être un acteur bien peu actif, un sujet plus accusatif qu’ergatif. D’ailleurs, comme nous venons de le voir, dans son programme narratif, la séquence « performance » est quasi-inexistante. Ce n’est que lorsque son objet est l’eau que le « vouloir » s’actualise. Grange, à l’opposé des soldats de la cavalerie qui « n’ont pas soif » mais « saluent le fétiche » (p. 38), est semblable à l’Allan du Beau ténébreux dont le narrateur dit : « J’ai senti que l’eau l’appelait » (t. 1, p. 130). Il a trop soif pour s’en aller. Il rêve trop d’une fusion avec l’objet « eau » pour l’abandonner. Sémantiquement, la molécule /Grange/ + /eau/, préfigurée par la relation avec Mona, est devenue si indissociable qu’actantiellement, elle doit se réaliser : « Il se sentit soudain grand’soif » (p. 99), « Il s’imaginait avec désir […] le frais puits noir […] ; il lui semblait que quelque chose en lui désespérément s’y étancherait » (p. 98), « «Arrête», murmura-t-il à Gourcuff, […] «J’ai soif» » (p. 130), « de nouveau, il avait soif » (p. 132). L’eau étant associée à la mort, cette soif (qui d’ailleurs, au-delà de l’eau, est sans doute le véritable objet actantiel du sujet Grange) va le pousser vers le lit fatal : « Il y avait un puits d’eau fraîche, un puits profond, tout près de la maison de Mona » (p. 132). Elle va l’amener à la phase de performance jusqu’alors sans cesse repoussée : il va boire l’eau noire. Les molécules sémiques /eau/ + /mort/ et /eau/ + /Grange/ se fondent alors l’une dans l’autre et forment la macro-molécule /Grange/ + /eau/ + /mort/ : « il […] trouva le pot à eau posé au milieu de la cuvette, et but longuement ; […] Le liquide froid le brûlait, […] : il se remit debout et but encore un peu d’eau. Une faible ombre grise semblait venir à lui du fond de la pièce et lui faire signe » (p. 136). Les connotations et les sèmes afférents sont tels que Gracq n’aurait pas écrit autrement s’il avait voulu nous raconter un suicide par empoisonnement. D’ailleurs, cette scène n’est pas sans évoquer celle où, dans Au château d’Argol, Heide est retrouvée expirante avec à ses côtés une fiole « encore à demi remplie d’un liquide sombre » (t. 1, p. 92).
Comme le montrent les isotopies présentes, les répétitions lexicales et les connotations euphoriques, ce que Grange recherche dans cette eau noire, c’est ce que recherchait Christel dans la noyade de son rêve : la paix, la volupté de l’oubli, en un mot, la félicité : « Il ressentait au bord des tempes une nausée presque voluptueuse » (p. 118), « le léger frisson velouté de la fièvre, encore presque voluptueux » (p. 130), « un sentiment de tranquillité, de bonheur stupide l’envahissait » (p. 134), « ce moment lui paraissait délicieux » (p. 134). On retrouve les mêmes mots et la même sensation de plénitude que dans Au château d’Argol quand les protagonistes entament une nage suicidaire « vers le large – plus avant – vers des espaces inconnus – vers un gouffre d’où nul retour ne serait plus possible […]. Ils nageaient maintenant […] avec le froid enthousiasmant de la mort, […]. Et, avec un transport voluptueux […], ils plongeaient plus avant dans les lames avec un enthousiasme sacré, et chaque mètre nouveau arraché dans le plaisir de l’absolue découverte […] redoublait leur inconcevable félicité » (t. 1, p. 47).
On pourrait interpréter allégoriquement ce suicide. On pourrait y voir une image de la France qui se laisse envahir par une certaine torpeur et qui, comme subjuguée, plutôt que de réagir aux signes prémonitoires, attend passivement d’être submergée par la vague nazie. Pas une fois l’expression « drôle de guerre » n’est citée mais l’adjectif « drôle », lui, ne cesse de revenir : « «Vous êtes drôle !» fit-il » (p. 74), « Pas pressés du tout. Seulement ici, à la fin, ça fait drôle… » (p. 84), « Drôle de printemps » (p. 85), « «C’est drôle… » pensa-t-il perplexe » (p. 107), « Drôle de turne ! » (p. 119). De plus, Gracq, pour peindre cette période, écrit que « jamais la France, un goût de nausée dans la bouche, n’avait tiré le drap sur sa tête avec cette main rageuse » (p. 49). La personnification, le thème de la nausée, les sèmes /mal-être/, /passivité/, /enfouissement/, /mort/ ne seraient-ils pas autant d’indices qui font de Grange un personnage prototypique de cette drôle de guerre ?
Mais, pour Gracq, ce comportement morbide de la France remonte à bien plus loin. C’est au moins depuis la première guerre que pour lui, comme le soulignent les isotopies du froid, de la monotonie, du sommeil, de l’immobilité et du passé, le pays s’est laissé mourir et est devenu « un monde qui de jour en jour sous nos yeux s’est pris comme une glace »
[40], un monde comparable en quelque sorte à l’empire d’Auguste : « Il n’y a plus d’avenir : plus rien que la récurrence chinoise du cycle des saisons et des années ; tous les événements sont désormais au passé ; plus rien devant soi que la monotonie d’un vide blanc, rythmé seulement par […] les travaux de la terre ; plus rien que le progressif assoupissement »
[41]. Pour lui, la France est comme Orsenna, comme le royaume d’Amfortas dans Le Roi pêcheur : « rien n’aura marqué davantage la génération qui est la mienne que l’incroyable figement du paysage rural et urbain pendant beaucoup plus d’un tiers de siècle, entre 1914 et 1950. […] cet entre-deux paralysé, ce palier rigide au milieu de la courbe de croissance, ce ne bougeons plus singulier au milieu duquel nous avons poussé et grandi, et vécu jusqu’à quarante ans, sans que rien pousse ou grandisse autour de nous. […] une génération de la stagnation pure »
[42]. Dans un entretien avec Jean-Louis Tissier, Gracq complète le tableau : « La France a connu une époque de stagnation incroyable. Entre 1914 et 1945, rien n’a bougé, pratiquement, dans le paysage. Pas d’industrialisation, pas de constructions neuves, les villes ne grandissaient pas, ne changeaient pas. La production n’a pratiquement pas augmenté pendant vingt-cinq ans. Il y a peu de périodes dans l’histoire de France qui aient été aussi bloquées »
[43]. Or pour Gracq, « une époque qui dans son ensemble se contente toujours approximativement d’être » est en fait, selon le mot d’Hegel, en train « de mériter de périr »
[44].
Les traits de caractère qui caractérisent Grange n’en deviennent que plus compréhensibles, il est finalement, par cet aspect, assez proche du Bajazet que nous décrit Gracq dans Préférences : « C’est bien clairement une proie, mais c’est la proie de la mort. Dès le début, un début pourtant avantageux, il donne l’impression étrange d’un être qui a perdu le goût de lutter, qui s’abandonne. Une familiarité trop constante depuis l’enfance avec la mort, passivement attendue, a brisé ses ressorts […]. Impossible de saisir et de justifier, le personnage, sans bien se rappeler qu[e] […] [la] mort fait partie, depuis des années, de l’air qu’il respire […] C’est le joueur fatigué, dégoûté d’une mise de plus en plus inutile, et fasciné à la fin par ce numéro perdant qui ne peut manquer de sortir tôt ou tard. C’est le condamné à mort qui voit par un hasard inexplicable les jours de sursis s’ajouter les uns aux autres, et se jette à la fin à la tête du gardien en disant : “Finissons-en !” »
[45].
En vivant en mourant
Mais Grange n’est pas Bajazet. Mais Grange n’est pas Roquentin. Et même s’il a sur lui le poids de son siècle mortifère, le découragement ou le nihilisme ne suffisent pas expliquer son attirance vers la mort. Bien au contraire… S’il la choisit, c’est avant tout parce qu’elle a une valeur rédemptrice, parce qu’elle est antithétique à cette société qu’il abhorre, parce qu’elle est allotopique aux isotopies relevées plus haut, elle est le seul moyen de réchauffer ce monde gelé, de balayer toute la poussière évoquée dans la première séquence (« la poussière des carrières à plâtre » p. 4, « une pièce poussiéreuse », p. 5). Elle est le seul moyen de lutter contre « la laideur du monde » (p. 3), le seul moyen de ramener la vie : « Je sais que la vue du Graal se paie. Je sais que lorsqu’il brillera ici, je n’y vivrai plus […] Mais même à ce prix, entends-tu, je le désire ! Même au prix de la souffrance – même au prix de la mort ! Qu’il me détruise, mais que je le voie – mais que ma soif s’apaise ! Qu’il brûle la terre comme une lave – qu’il lave les cœurs comme un ruisseau de feu ! et même si le monde en gémit d’épouvante, même si c’est pour un seul – qu’une fois au moins les voiles tombent, la bouche se désaltère, le rêve se fasse pain solide, et que le cœur soit rassasié »
[46]. Ce n’est donc pas un hasard si dès la première page « le vent cru, déjà coupant […], lui lavait le visage » (p. 3). Ce n’est certainement pas non plus un hasard si constamment le verbe « laver » ou ses équivalents reviennent dans le récit : « il entrait dans un monde racheté, lavé de l’homme » (p. 52), « ce chemin lavé par la nuit » (p. 44), « dans ce coup de balai brutal qui lissait la terre de son déchet » (p. 59), « la fraîcheur de l’air lavé par le vent d’ouest était délicieuse » (p. 80), « un étrange jour de limbes, lavé de la crainte et du désir » (p. 83). Le thème du déluge n’en est également que plus compréhensible.
Les mêmes sèmes étaient d’ailleurs déjà associés à l’eau et au suicide dans Un beau ténébreux : « Puis c’est la succion brutale, corrosive, impitoyable du sable par la langue salée – le bruit de la terre lessivée, raclée, rédimée de toute mollesse, de tout ce qui n’est pas pureté absolue de la roche probe, jusqu’à l’aplatissement, jusqu’à la prostration de gisant de cette blonde chaussée d’ossements. » (t. 1, p. 122). Et finalement, ne retrouve-t-on pas là le thème fondamental du Rivage des Syrtes ?
– Personne à Orsenna n’a le goût du suicide, je vous assure. Personne que je sache. Tout cela est extravagant. – Tu ne penses pas tout à fait ce que tu dis Aldo. « Suicide » est vite dit. Un État ne meurt pas, ce n’est qu’une forme qui se défait. Un faisceau qui se dénoue. Et il vient un moment où ce qui a été lié aspire à se délier, et la forme trop précise à rentrer dans l’indistinction. Et quand l’heure est venue, j’appelle cela une chose désirable et bonne. Cela s’appelle mourir de sa bonne mort. – Orsenna se défaire ? Qui pourrait l’y pousser ? – La solitude, reprit Danielo pensif. L’ennui de soi, qui vient à ce qui s’est senti trop longtemps, trop exclusivement rassemblé. […] Voici des années, Aldo, que je vis l’oreille collée entre son cœur : il ne guette plus rien que le galop funèbre, la vague noire qui le recouvrira. Il y a trop longtemps qu’Orsenna n’a été remise dans les hasards. Il y a trop longtemps qu’Orsenna n’a été remise dans le jeu. Autour d’un corps vivant, il y a la peau qui est tact et respiration ; mais quand un État a connu trop de siècles, la peau épaissie devient un mur, une grande muraille : alors les temps sont venus, alors il est temps que les trompettes sonnent, que les murs s’écroulent, que les siècles se consomment et que les cavaliers entrent par la brèche, les beaux cavaliers qui sentent l’herbe sauvage et la nuit fraîche, avec leurs yeux d’ailleurs et leurs manteaux soulevés par le vent [47].
Autrement dit, Orsenna, comme le monde d’après 1914 « est raidie dans son sépulcre et murée dans ses pierres inertes – et de quoi peut encore se réjouir une pierre inerte, si ce n’est de redevenir le lit d’un torrent ? »
[48].
Alors, Un balcon en forêt, écriture de la continuité ou écriture de la rupture ? Écriture de la continuité par l’association eau/mort. Écriture de la rupture par la systématisation de cette association. Écriture de la continuité par sa dimension allégorique et par ses multiples points communs avec les premières œuvres de Gracq. Écriture de la rupture par la fusion des métaphores, par ses ambivalences, ses ambiguïtés et par la remise en cause de son siècle. Mais surtout, écriture de la rupture et de la continuité par ses fondements surréalistes. On peut effectivement légitimement se demander si Un balcon en forêt ne serait pas la réponse surréaliste de Gracq à La Nausée. On se rappelle que la « liberté est, dans le surréalisme, révérée à l’état pur, prônée sous toutes ses formes »
[49]. Or dans Un balcon en forêt, cette valeur forme une véritable molécule sémique avec Grange. Étouffé par ce monde sclérosé des lugubres maisons poussiéreuses et des stupides états-majors que Breton honnissait tant, il ressent le « besoin de faire sauter une à une les amarres » et appelle de tous ses vœux « ce sentiment de délestage et de légèreté profonde qui lui fai[t] bondir le cœur et qui [est] celui du lâchez tout ». « J’ai toujours été rattaché par un fil pourri » (p. 114), conclut-il. La métaphore prend toute sa force quand l’on se rappelle qu’au début du récit, comme nous l’avons vu, Gracq le compare à un poisson et qu’un peu plus loin, il écrit : « le capitaine tenait maintenant ses chefs de poste au bout de sa ligne comme un poisson qu’on vient de ferrer et qu’on promène – quelquefois même il leur donnait du fil » (p. 81) ou encore « on se sentait maintenant dans les pièces closes comme un poisson tiré sur la grève » (p. 103). De ferré qu’il était, le poisson veut, quitte à se noyer, devenir soluble. Grange mérite son titre d’ « aspirant », il « aspire » à la liberté. Dans ce récit, « c’est de l’affranchissement de l’homme de sa condition humaine tout entière qu’il est question et seulement question »
[50], de l’affranchissement des « limites millénaires et logiquement intangibles : celles qui désespèrent, depuis que « le monde est monde », l’homme »
[51], c’est-à-dire : « la mort », « la dégradation fatale de l’amour », « l’impossibilité de faire coïncider le rêve et la vie », l’impossibilité « de communiquer par-delà la cellule étanche de la conscience individuelle, avec les autres consciences […] ou avec le monde […] »
[52].
Or en choisissant de ne pas accepter un poste plus sûr, en ne partant pas pour la Belgique, en restant près de la Meuse, Grange n’est pas, comme on aurait pu le croire à première lecture, du côté de l’accusatif et de l’individualité mais tout au contraire du côté de l’ergatif et de la totalité. Il s’affranchit des limites millénaires énumérées plus haut et, « par-delà la cellule étanche de sa conscience », en arrive peu à peu à communiquer « avec le monde ». À l’opposé de la « Philosophie occidentale » où l’homme « est systématiquement envisagé, par rapport au monde, dans son écart maximum »
[53] , à l’opposé des protagonistes de Malraux, de Sartre, de Robbe-Grillet, peu à peu, il se rapproche, comme le prouve la dimension //animale// de plus en plus actualisée, de la nature : « l’envie brusque, presque animale, qu’il avait eue tout à coup de rester » (p. 74), « il lui montait au creux du ventre un doute obscur, animal » (p. 82), « Si je restais ici, j’aurais envie de parler aux bêtes » (p. 99). D’ailleurs, à la fin du roman, le chat se laisse caresser par lui (p. 100) et l’accompagne jusque dans la maison forte. Et aux Falizes, alors qu’on pouvait lire au début du récit « Grange était frappé par le silence de ces bois sans oiseaux » (p. 7), il est sans cesse entouré de volatiles : « L’appel isolé d’un coucou s’élevait par intervalle » (p. 83), « une buse qui tournoyait lentement » (p. 83), « un froissement de feuilles fouettées par un merle » (p. 84), « on entendait les piaillements d’oiseaux dans le taillis » (p. 96), « une demi-douzaine de poules blanches » (p. 97). Sujet et objet en arrivent peu à peu à se confondre. Grange sent qu’il vient au monde et « [I]l sen[t] le monde venir à lui » (p. 64) : « Dans une heure, la nuit de la forêt entrerait par la porte ouverte, avec son odeur sauvage, ses bruits de bêtes, absolvant ce monde qui sentait la fièvre » (p. 98), « les bruits paresseux de la forêt qui se glissaient par la porte, aussi plaisants à l’oreille qu’au visage un courant d’air frais» (p. 111). « [B]aigné qu’il est dans un monde entièrement magique, c’est-à-dire où s’établit une résonance, un unisson continuel entre l’homme et les choses, où sautent les barrières de la conscience individuelle »
[54], il devient semblable au primitif rêvé par Breton. Comme le souligne le lexique, il se métamorphose en voyant, au sens rimbaldien du terme, : « «Des fougères-aigle, pensa Grange – ce sont des fougères aigles». Il lui semblait qu’il les voyait pour la première fois » (p. 111-112). En un mot, il trouve le Graal : « ses yeux s’ouvrent et ses oreilles entendent, il comprend le chœur du monde et le langage des oiseaux »
[55].
Le déluge était donc, comme dans l’hypotexte biblique, un signe non pas de mort mais de Nouvelle Alliance, une alliance entre l’homme et la terre qui le porte. En se plongeant dans la Meuse, en s’y noyant, Grange réussit à faire disparaître cette « opposition entre le sentiment du moi et l’existence du monde sensible » qui paraît à Gracq « la seule chose qui vaille d’être recherchée » (t. 1, p. 1222) et dont La Forme d’une ville est en quelque sorte l’accomplissement. On peut d’ailleurs noter que dans l’œuvre de Gracq, après Un balcon en forêt, les intrigues individuelles sont de plus en plus « submergées » et qu’en revanche ses textes deviennent pure communion aux paysages. À l’image de cette évolution, Grange, lui aussi, peu à peu mute et finit par devenir, et à la lumière de ce qui précède le participe passé en italique prend tout son sens, un être « replongé : si vous voulez, l’aigrette terminale, la plus fine et la plus sensitive, des filets nerveux de la planète »
[56]. Comme les trois nageurs d’Au château d’Argol, qui « se sent[ent] fondre tous les trois, tandis qu’ils gliss[ent] aux abîmes » (t. 1, p. 47), il ne fait bientôt plus qu’UN avec ce monde. Le monde est alors enfin « une totalité sans fissure où la conscience pénètr[e] librement les choses, et s’y baign[e] »
[57] et par là, Grange atteint la liberté tant chérie par les surréalistes : « Une sensation de bien être qu’il reconnaissait envahissait l’esprit de Grange ; il se glissait chaque fois dans la nuit de la forêt comme dans une espèce de liberté » (p. 85).
Certes, mais pourquoi choisir la mort, pourquoi se noyer ? Parce qu’« Il faut que l’un se sépare de lui-même, se repousse, se condamne à lui-même, qu’il s’abolisse au profit des autres, pour se reconstituer dans leur unité avec lui… L’animation immense s’obtient au prix de cette répulsion engendrante d’attraction »
[58]. Parce qu’en ne fuyant pas les eaux qui montent, en délaissant tout pour la Meuse, en se précipitant en elle, Grange atteint ce point de l’esprit, si souvent évoqué par Gracq « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement »
[59]. Parce qu’ « En face de l’homme à terre, qui est le thème préféré de la littérature d’aujourd’hui, le surréalisme, dresse la figure de l’homme en expansion, triomphant un jour de la mort, triomphant du temps, faisant enfin de l’action la sœur même du rêve »
[60]. Reprenons une à une ces trois pistes.
Dans Un balcon en forêt, Grange, qui était dans le Temps, vainc le Temps et ainsi réalise le programme énoncé dans Les Vases communicants. Par sa noyade, il abolit « le passé et le futur », il abolit « l’irréversibilité du temps »
[61]. La structure cyclique de la première séquence, qui partie de la nature finissait par y retourner, était la préfiguration de cette abolition. Le retour à un monde de l’après déluge, voire à un monde de la Création, en est la confirmation. La fuite en avant du temps est stoppée, le présent nous ramène au passé, le passé redevient présent : « La terre s’ensauvageait, toute rajeunie d’un parfum d’herbe haute […] on eût dit que le ciel était plein d’étoiles neuves » (p. 100), « le monde semblait se rendormir après s’être secoué de l’homme d’un tour d’épaules paresseux. » (p. 114), « derrière cette vague, on échouait un peu étourdi dans un silence de jardin défendu » (p. 118). Ainsi devient possible le retour à ce paradis originaire rêvé par Breton, à ce « pouvoir primitif de communiquer» que nous avons perdu « sous l’effet rongeur du développement de l’intelligence logicienne »
[62]. Mona, qui, comme nous l’avons déjà vu, signifie étymologiquement « l’une », aurait pu être le moyen de vaincre le Temps et d’atteindre l’Unité car « Il y a pour les surréalistes un au-delà de la présence féminine qui nous apporte le monde, qui le dénoue pour nous »
[63] mais « À condition que, comme à l’imagination, on lui sacrifie tout, qu’on se donne à lui sans arrière-pensée et sans calcul, qu’il soit vraiment « l’amour fou » »
[64]. Tel ne fut pas le cas.
Grange qui était dans le Temps a donc vaincu le Temps. Mais surtout, lui qui était mort vainc la Mort. C’est d’ailleurs pour vaincre cette « limit[e] millénair[e] et logiquement intangibl[e] […] qui désespèr[e], depuis que « le monde est monde », l’homme »
[65] qu’il devait mourir. En renouant avec le monde de la Création, Grange pénètre dans un monde satisfaisant « en tout point le sentiment humain de la perfection dans le beau, le sublime ou le pittoresque »
[66], un monde où, selon l’Ellison du Domaine d’Arnheim, « l’immortalité terrestre de l’homme [était] l’intention première ». Toutes les perturbations qui ont suivi la Création et ont enlaidi la terre étaient « des pronostics de mort », des « préparatifs pour [notre] condition mortelle conçue postérieurement»
[67]. En abolissant ces perturbations, en retournant au temps de la Création, Grange abolit la « laideur du monde », abolit la Mort. Il atteint, il réalise « cet état bienheureux de l’homme, […] qui [jusqu’alors] n’a pas été réalisé, mais […] a été [seulement] préconçu »
[68]. Mais c’est aussi en prenant conscience qu’il est cette « aigrette terminale, la plus fine et la plus sensitive, des filets nerveux de la planète » dont nous avons déjà parlé que Grange vainc la mort car « La promesse d’immortalité faite à l’homme, dans la très faible mesure où il m’est possible d’y ajouter foi, tient moins, en ce qui me concerne, à la croyance qu’il ne retournera pas tout entier à la terre qu’à la persuasion instinctive où je suis qu’il n’en est jamais tout à fait sorti »
[69].
On retrouve là« ce sentiment éperdu, panique – « désorientant », « bouleversant », « pétrifiant », « vertigineux », « déracinant » – d’absorption, de ravissement, d’appartenance, qui nous renvoie à la source même du sentiment religieux et qu’on ne peut se refuser plus longtemps - que cela plaise ou non – à qualifier de mystique »
[70]. Et par cette mystique, Grange réalise la dernière des quatre conditions élémentaires de félicité énumérées par Ellison dans Le Domaine d’Arnheim : « Celle qu’il considérait comme la principale était […] la simple condition, purement physique, du libre exercice en plein air. […] Il citait les voluptés du chasseur de renards […] La seconde condition était l’amour de la femme. La troisième, la plus difficile à réaliser, était le mépris de toute ambition. La quatrième était l’objet d’une poursuite incessante ; et il affirmait que, les autres choses étant égales, l’étendue du bonheur auquel on peut atteindre était en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet »
[71]. Par le personnage de Grange qui accomplit dans le récit une à une ces quatre conditions, Gracq donne donc raison à Poe : « nous avons en notre possession, en tant qu’espèce, des éléments de contentement non encore mis en œuvre, – et […] même maintenant, dans les présentes ténèbres […], il ne serait pas impossible que l’homme, en tant qu’individu, pût être heureux dans de certaines circonstances insolites et remarquablement fortuites »
[72].
À la lumière de ces dernières observations, que conclure ? Tout d’abord que l’Écriture de Gracq, sans doute d’ailleurs comme toute Écriture, est à la fois Écriture de rupture et de continuité. Écriture de rupture parce qu’écriture fondamentalement et philosophiquement surréaliste, écriture de continuité parce qu’au moment où Gracq rédige Un balcon en forêt, le surréalisme n’est déjà plus qu’un mouvement du passé.
Et la Meuse ? « Qu’est-ce qui passe sur la Meuse ? » La Meuse, mot féminin par excellence, source et fusion de multiples images et rêveries ; la Meuse, cours d’eau qui passe à Verdun, à Sedan et traverse l’Ardenne au fond d’une vallée encaissée ; la Meuse, lieu historique où succédèrent aux légions de César et d’Arminius, les troupes allemandes en 1870, en 1914, en 1940 : « C’est pour moi au voisinage de tels carrefours de la poésie, de la géographie et de l’histoire, que gîtent pour une bonne partie les sujets qui méritent ce nom. De tels sujets ne s’éveillent sous les doigts qu’à la manière des grandes orgues : grâce à la superposition de multiples claviers »
[73]. La Meuse métaphore de l’écriture et du Temps. La Meuse, Styx effrayant laissant sur son passage Mort et Guerre. La Meuse, Léthé fascinant dans lequel Grange se fond pour être totalement libre et connaître enfin Plénitude et Félicité. Avant de laisser les derniers mots à Baudelaire, il ne nous reste plus qu’à espérer que ces quelques claviers, que ces quelques clés n’aient pas été serrures mais portes.
Tu Réclamais le Soir ; il descend ; le voici Une atmosphère obscure enveloppe la ville […]
[…] Vois se pencher les défuntes Années Sur les balcons du ciel, en robes surannées ; Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;
Le soleil moribond s’endormir sous une arche […] Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche [74]
1 | J. Gracq, Œuvres complètes, Lettrines, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1995, t. 2, p. 161. Toutes les citations du présent article sont extraites des deux volumes de La Pléiade consacrés à Julien Gracq (t. 1, 1989 ; t. 2, 1995). | 2 | Œuvres complètes…, Un beau ténébreux, t. 1, p. 131-132, 158. | 3 | Œuvres complètes…, Carnets du grand chemin, t. 2, p. 1007-1010. | 4 | Ibid. | 5 | Œuvres complètes…, La Forme d’une ville, t. 2, p. 843. | 6 | « Il s'aperçut qu'il n'y avait plus en vue » (p. 3), « pour suivre du regard » (p. 4), « les échappées de vue » (p. 4), « quand l'œil désenchanté revenait vers la Meuse » (p. 6), etc. | 7 | G. Molinié, Eléments de stylistique française, Paris, PUF, 1997, p. 39. | 8 | C’est précisément cet aspect qui fascine Gracq quand il évoque l’Evre : « Ce qui constituait d'abord pour moi, il me semble, sa singularité, c'était que l'Evre, comme certains fleuves fabuleux de l'ancienne Afrique, n'avait ni source ni embouchure qu'on pût visiter », dans Les Eaux étroites, Œuvres complètes…, p. 528. | 9 | « L'imparfait en français », Linguistische Berichte, n° 60, p. 10. | 10 | À noter que dans Le Rivage des Syrtes (Œuvres complètes…, t. 1, p. 567), le capitaine Marino a des yeux comparables : « Les yeux […] étaient d'un gris de mer froid ». | 11 | « s'était enfoncé » (p. 3), « s'était creusé » (p. 3), « il descendit » (p. 4). | 12 | « plus sombre » (p. 3), « rue pauvre et grise » (p. 4), « la pénombre des volets » (p. 5), « très sombre » (p. 5), « berge de mâchefer » (p. 5), « ruelles couleurs de houille » (p. 6), « flaques noires » (p. 7). | 13 | Œuvres complètes…, Préférences, t. 1, p. 856. | 14 | Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 427. | 15 | E. A. Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard (La Pléiade), p. 951. | 16 | Héraclite figure à la première place dans la liste des auteurs recommandés par les Surréalistes (voir à ce propos J. Gracq, Œuvres complètes…, Le Surréalisme et la littérature contemporaine, t. 1, p. 1014. | 17 | Œuvres complètes…, Entretien avec Jean-Louis Tissier, t. 2, p. 1205. | 18 | Œuvres complètes…, En lisant en écrivant, t. 2, p. 730. | 19 | Ibid. | 20 | « Ce que je veux dire en parlant de paysage-histoire, c'est qu'il s'agit de pays dont les traits expressifs ne sont apparus vraiment qu'à la faveur d'un événement historique […]. Pour l'Ardenne, […] c'est le pays de la catastrophe militaire : trois fois de suite, cela a été un lieu de désastres : en 1870 à Sedan, en 1914 où le Plan 17 s'est effondré dans les Ardennes, et en 40, où la percée de la Meuse à Sedan, Monthermé, Dinant a décidé de la campagne », dans J. Gracq, Œuvres complètes…, Entretiens avec Jean-Louis Tissier, t. 2, p. 1202. | 21 | Œuvres complètes…, Entretiens avec J. Carrière, t. 2, p. 1267. | 22 | Œuvres complètes…, En lisant en écrivant, t. 2, p. 730. | 23 | Œuvres complètes…, Préférences, t. 2, p. 875. | 24 | Ibid., p. 876. | 25 | Œuvres complètes…, En lisant en écrivant, t. 2, p. 564. | 26 | Œuvres complètes…, Lettrines, t. 2, p. 181. | 27 | Œuvres complètes…, En lisant en écrivant, t. 2, p. 650. | 28 | Œuvres complètes…, En lisant en écrivant, t. 2, p. 661. | 29 | Œuvres complètes…, Entretien radiodiffusé avec Jean Paget, t. 2, p. 1485. | 30 | Œuvres complètes…, Entretien avec Jean Roudaut, t. 2, p. 1213. | 31 | Œuvres complètes…, Entretien avec Jean-Louis de Rambures, t. 2, p. 1190. | 32 | Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 485. | 33 | Œuvres complètes…, Entretien avec J. Carrière, t. 2, p. 1262. | 34 | Genèse, I, 6-8. | 35 | « Le bruit du ruisseau lui paraissait peu à peu s'enfler sur son lit de cailloux et, parvenu jusqu'à la mesure d'un fracas retentissant, remplir la forêt entière de ses harmonies cristallines. », t. 1, p. 64. | 36 | Œuvres complètes…, Les Eaux étroites, t. 2, p. 536. | 37 | Œuvres complètes…, Entretien avec Jean-Louis de Rambures, t. 2, p. 1191. | 38 | Œuvres complètes…, Les Eaux étroites, t. 2, p. 540. | 39 | Œuvres complètes…, Un balcon en forêt, t. 2, p. 120-121. | 40 | Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 455. | 41 | Œuvres complètes…, En lisant en écrivant, t. 2, p. 762. | 42 | Œuvres complètes…, Lettrines 2, t. 2, p. 347. | 43 | Œuvres complètes…, Entretien avec Jean-Louis Tissier, t. 2, p. 1197. | 44 | Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 421. | 45 | Œuvres complètes…, Préférences, t. 1, p. 938. | 46 | Œuvres complètes…, LeRoi pêcheur, t. 1, p. 379. | 47 | Œuvres complètes…, Le Rivage des Syrtes, t. 1, p. 835-836. | 48 | Ibid.,p. 829. | 49 | Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 407. | 50 | Ibid.,p. 456. | 51 | Ibid., p. 457. | 52 | Ibid. | 53 | Œuvres complètes…, En lisant en écrivant, t. 2, p. 621. | 54 | Œuvres complètes…, Le Surréalisme et la littérature contemporaine, t. 1,p. 1016. | 55 | Œuvres complètes…, Le Roi pêcheur, t. 1,p. 355. | 56 | Œuvres complètes…, Préférences, t. 1, p. 844. | 57 | Œuvres complètes…, Le Surréalisme et la littérature contemporaine, t. 1, p. 1015. | 58 | « Les Vases communicants », Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 438-439. | 59 | « Avant Propos », Œuvres complètes…, Le Roi pêcheur, t. 1, p. 331 ; André Breton, Œuvres complètes…, t. 1,p. 441 ; Œuvres complètes…, Le Surréalisme et la Littérature Contemporaine, t. 1, p. 1015. | 60 | Œuvres complètes…, Le Surréalisme et la littérature contemporaine, t. 1,p. 1030. | 61 | Ibid., p. 1015. | 62 | Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 458. | 63 | Œuvres complètes…, Le Surréalisme et la littérature contemporaine, t. 1, p. 1019. | 64 | Ibid. | 65 | Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 457. | 66 | E. A. Poe, Œuvres en prose…, p. 946. | 67 | Ibid. | 68 | Ibid. | 69 | Œuvres complètes…, Lettrines 2, t. 2, p. 293. | 70 | Œuvres complètes…, André Breton, t. 1, p. 416. | 71 | E. A. Poe, Œuvres en prose…, p. 941. | 72 | Ibid., p. 940. | 73 | Œuvres complètes…, Carnets de grand chemin, t. 2, p. 989. | 74 | Baudelaire, « Recueillement », Fleurs du mal, Paris, Flammarion (GF), 1964, p. 200. |
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