Dossier : L’Écriture, entre rupture et continuité


Modalisation, contra-dictum et déréalisation
dans Un Balcon en forêt de Julien Gracq

Laurence Bougault

Université Rennes 2

bougault.laurence@tele2.fr

Résumé : Cet article a pour objet l’étude des modalités dans Un Balcon en forêt de Julien Gracq, en particulier la manière dont les positionnements affectifs et logiques du texte opèrent une torsion déréalisante sur le matériau historique, tout en remettant en cause les idéologies doxales sur la guerre.

Abstract : How the modus (affectiv and logical) affects the point of vue and creates a distorsion between the historical facts and the way to rewrite them, and produce a singular and paradoxal ideology about war ? It’s the question we would like to answer, about Julien Gracq’s Un Balcon en forêt.

En tant que récit à la première personne, suspect même d’autobiographie, Un Balcon en forêt de Julien Gracq est avant tout un discours et comme tout discours, soumis au travail des modalités, modalités d’énoncé et modalités d’énonciation [1] . La notion de modalité est en général abordée par le biais de la logique, reprise et adaptée par la sémiotique et la linguistique.

Si l’utilité de clarifier des problèmes souvent subtils grâce à la rigueur logique est indéniable [2] , il me semble aujourd’hui que la logique n’est pas toujours en mesure de rendre compte de la subtilité du travail de modalisation qu’opère le discours littéraire en général et le locuteur gracquien en particulier. De fait, ce travail, s’il se manifeste à travers des procédés bien connus, comme le jeu des semi-auxiliaires modaux ou des adverbes, passe aussi de façon beaucoup plus difficile à modéliser par le biais d’un faussage isotopique des idéologies doxales et par des mécanismes de déréalisation largement étudiés par la critique gracquienne, mais peut-être insuffisamment questionnés de ce point de vue de la modalisation.

Je voudrais donc tenter, dans ce modeste article, de remettre à plat l’ensemble de ces phénomènes, pour rendre compte de la position de l’énonciateur gracquien au cœur de son discours, et pour rendre compte par là même de l’originalité de ce discours dans l’horizon d’attente qui est le sien, celui des récits de guerre. Je m’appuierai essentiellement sur l’observation d’un passage situé p. 22-25 [3] sans néanmoins m’interdire des excursions occasionnelles plus larges.

Grange : un point de vue para-doxal dans son modus affectif

Le passage que nous observons constitue du point de vue narratif, le commencement de la première journée de Grange, personnage principal du récit. Il peut se caractériser comme une description fortement subjectivisée du monde du blockhaus, fondée sur le seul Point de Vue de Grange : « Le matin était gris et couvert ; […] ».

L’ensemble de ce passage est construit sur la mise en contiguïté d’éléments de description objectifs qui devraient donner lieu à une description dysphorique et sont réorientés en une description euphorique dont le caractère a-normal — ou para-doxal au sens étymologique du terme — est encore souligné par l’italique : « grasse matinée » qui accentue l’ensemble de ce renversement modo-tonal. Ce renversement est extrêmement radical, puisque le paragraphe démarre par des éléments euphoriques qui ne seront remis dans leur véritable contexte qu’à la fin de la seconde phrase. En effet, le passage débute par la mise en place d’une tonalité positive explicite forte : « depuis son enfance, il n’avait éprouvé de sensation aussi purement agréable » (p. 22). L’adjectif « agréable » est encore renforcé par le jeu des adverbes qui le précède qui le place sur le plus haut degré.

En même temps, ce modus affectif n’est pas mis en situation de réalité mais au contraire en rupture avec celle-ci grâce à l’emploi d’une métaphore in absentia qui fait appel au registre du conte populaire : « cette maisonnette de Mère Grand » (p. 22), dont le démonstratif en emploi de notoriété renvoie cependant au blockhaus. Placé sous le signe du conte populaire, l’ensemble de l’éprouvé semble donc devoir échapper à toute forme de réalité objective. En même temps, c’est bien une description de ce qui entoure Grange qui s’amorce : « Derrière sa porte, le remue-ménage placide d’une ferme qui s’éveille ajoutait à son bonheur » (p. 23). Le choix de « placide », connoté positivement, pour qualifier « remue-ménage » puis la métaphore in absentia de la « ferme » renvoie cette fois-ci au monde de la paix. C’est seulement grâce au commentaire explicitant qui suit que l’ensemble du décor va être posé : « Grange pour la première fois songea avec un frisson de plaisir incrédule qu’il allait vivre ici – que la guerre avait peut-être ses îles désertes. » (p. 23). Pour la première fois dans le passage, les deux éléments : l’affect euphorique : « frisson de plaisir » et la réalité dysphorique « la guerre » sont mis en présence, mais encore pour faire douter de la réalité objective de cette guerre.

A partir de là, les deux éléments s’entrelacent pour construire une description paradoxale de la situation.

Dysphorique                           Euphorique

/GUERRE/                                    /LIBERTÉ/

                                             sensation aussi purement agréable

                                             maisonnette de Mère Grand

                                             remue-ménage placide d’une ferme qui s’éveille

                                             bonheur

                                             frisson de plaisir incrédule

guerre                                    île déserte

ferraillement lourd

soldat Hervouët

soldat Gourcuff

fusil

capote

froid piquant

                                             plaisamment

capote

gris et couvert                           une atmosphère de grasse matinée

Vide                                    dimanche campagnard

Vie militaire                           ronron de bête heureuse

froid                                    n’était pas inconfortable

                                             corps jeunes et bien nourris

                                             petit rire de gorge perplexe

aux avant-postes

consignes

attaque

génie

sauter

maison forte

détruire les chars

ennemi         

boyau souterrain

garnison

blockhaus

se replier à tout extrêmité

carte d’état-major

repli

capitaine Vignaud

reconnaître

                                             événements improbables

                                             coin de Belgique protecteur

                                             rideau

guerre                                    s’assoupissait

armée                                    baîllait et s’ébrouait comme une classe qui a rendu sa copie

clairon

manœuvre

                                             Il ne se passerait rien.

                                             Peut-être ne se passerait-il rien.

Pièces officielles

combat

munitions

tremblement de terre

                                             choses qui, trop minutieusement prévues, n’arrivaient pas

guerre                                    prescription

                                             inexprimablement rassuré

L’originalité de ce passage est donc fondée sur une discordance tonale entre ce qui relève de la guerre, généralement considéré comme dysphorique par la doxa, et ce qui relève de l’état d’esprit de Grange, largement euphorique. C’est un véritable réseau qui nourrit le paradoxe d’une guerre agréable… Globalement, alors que les substantifs endossent la description « objective » dysphorique de la situation de guerre : « vide », « silence », « froid », « consigne », « attaque », « ennemi », « combat », « munitions », « tremblement de terre », « guerre »…, les adjectifs, souvent du registre affectifs réaffectent une tonalité euphorique à cette situation et la renverse en /GRANDES VACANCES/ : « placide », « campagnard », « heureuse », « pas inconfortable », « protecteur », « rassuré »…

La co-présence para-doxale d’un événement inquiétant : la guerre, et d’une sensation agréable de liberté et de confort, va se résoudre dans la mise en mouvement des deux modalités logiques fondamentales, les modalités aléthiques et épistémiques que la très forte subjectivité du point de vue rend quasi-équivalentes.

Modalités logiques : état des lieux

Modalités logiques explicitées au niveau des léxèmes

Les logiciens définissent principalement quatre modalités : aléthique, véridictoire, épistémique, déontique. Les trois premières trahissent la subjectivité du locuteur par rapport à la notion de vérité. La dernière évalue l’énoncé en termes de loi [4] . Du côté des léxèmes qui renvoient à la logique des modalités, on remarque la surreprésentation des modalités aléthique et épistémique. Pour rappel, la modalité aléthique est celle par laquelle on se prononce sur la valeur de vérité du contenu de l’énoncé. Elle connaît quatre degrés qui se définissent par opposition mutuelle.

1. Le nécessaire (caractère de ce qui doit être) ;

2. Le contingent (caractère de ce qui ne doit pas nécessairement être) ;

3. L’impossible (caractère de ce qui doit nécessairement ne pas être) ;

4. Le possible (caractère de ce qui ne doit pas nécessairement ne pas être).

À cause de la polysémie du lexique des langues naturelles, cette modalité se confond ou se superpose souvent, en discours, à la modalité épistémique, voire à la modalité véridictoire. Rappelons que la modalité épistémique, appartenant elle aussi au registre du savoir, est celle par laquelle se manifeste la connaissance du locuteur. Elle met donc davantage l’accent sur la subjectivité que la modalité aléthique.

1. Le certain : le locuteur croit que quelque chose est ;

2. L’incertain : ou contestable : le locuteur ne croit pas que quelque chose soit ;

3. L’impossible ou l’exclu : le locuteur croit que quelque chose n’est pas ;

4. Le probable : le locuteur ne croit pas que quelque chose ne soit pas.

Dans notre corpus, ces deux modalités sont indissociables la plupart du temps hormis dans « il pouvait apercevoir », où la capacité-à rejoint la seule modalité aléthique et dans les adjectifs « incrédule » et « perplexe » où seule la modalité épistémique est sollicitée, dans les deux cas pour le registre du probable. La plupart du temps néanmoins, la forte subjectivité du discours est telle que la vérité du dit est indissociable de la croyance du locuteur, c’est pourquoi nous parlerons de modalité aléthique/épistémique dans la plupart des occurrences où cette modalité se manifeste de manière saillante, nous entendons par saillante, les segments où au moins un léxème porte le modus de manière explicite :

la guerre avait peut-être ses îles désertes 
un boyau souterrain /…/ devait permettre… 
événements improbables
Peut-être
ne se passerait-il rien

On remarque qu’un des sommets du carré logique est surreprésenté : celui du possible/probable : c’est le cas lorsque l’adverbe « peut-être » est employé, dans la périphrase construite avec le semi-auxilaire « devoir » : « un boyau souterrain /…/ devait permettre… ». Le probable se trouve néanmoins renversé, à la fin du passage, en improbable, grâce à l’adjectif : « Mais, à ces événements improbables, l’imagination ne s’accrochait pas. »

L’avenir apparaît donc tout entier sujet à caution, ni probable ni improbable mais seulement inimaginable et « imprévisible » (p. 25)… face à une réalité où la tonalité agréable contredit le savoir même que le locuteur possède de sa propre situation.

Finalement, tout pourrait se résumer à la modalité véridictoire : « paragraphes doctes […] qui semblaient comptabiliser d’avance un tremblement de terre ». Si elle concerne aussi le rapport à la vérité, cette modalité ne porte plus sur le dit (le contenu de l’énoncé) mais sur le dire : elle recouvre les marques par lesquelles le discours se donne comme vrai, faux, secret ou mensonger.

Selon les rapports qu’ils entretiennent sur l’axe de la manifestation (paraître/non paraître) ou sur celui de l’immanence (être/ non être), on obtient quatre aspects logiques de la modalité véridictoire : celui du vrai (coïncidence être et paraître), celui du mensonge (ce qui paraît mais n’est pas), celui du secret (ce qui est mais ne paraît pas), celui de la fausseté (ce qui n’est pas et ne paraît pas). Le semi-auxiliaire « sembler » permet de faire basculer le discours officiel du côté du mensonge en annulant la coïncidence entre le paraître et l’être. Du coup, c’est l’ensemble de l’événement qui peut lui aussi basculer dans le mensonge, laissant libre cours à une autre réalité, celle ressentie par le personnage.

La dernière modalité régulièrement observée par les logiciens est la modalité déontique :

1. L’obligatoire : ce que X doit faire ;

2. Le facultatif : ce que X n’est pas tenu de faire ;

3. Le défendu : ce que X ne doit pas faire ;

4. Le permis : ce que X ne doit pas ne pas faire.

Une occurrence de cette modalité apparaît dans notre passage : « l’itinéraire […] qu’il devait reconnaître » qui rappelle discrètement l’existence d’une hiérarchie militaire dont Grange dépend et dont il reçoit ses ordres.

Au niveau explicite des léxèmes qui renvoient à l’une des modalités logiques, on remarque donc immédiatement la sur-représentation de l’axe Probable <-> Improbable, ce que va venir confirmer l’observation des tiroirs verbaux.

Fonctionnement verbo-modal : mise en mouvement de l’axe probable/improbable

Du côté du verbe, on assiste à une double mise en mouvement modale : le certain devient improbable et l’improbable devient certain.

De manière très saillante, Gracq construit le renversement du réel en improbable grâce à plusieurs procédés convergents :

  • emploi du conditionnel : « Il ne se passerait rien. », « Peut-être ne se passerait-il rien. », renforcé encore par l’adverbe peut-être qui explicite le modus ;
  • emploi du subjonctif plus-que-parfait : « on eût dit que la guerre avait déjà eu lieu » qui place l’événement actuel dans l’irréel du passé ;
  • événements à venir reversés à l’infinitif : « sauter », « détruire », c’est-à-dire dégagés de l’actualisation et du coup de la chaîne temporelle ;

Mais le mouvement inverse, qui tend à « réaliser » l’improbable est lui aussi présent. Essentiellement :

  • par l’emploi de l’indicatif imparfait, qui, même s’il garde une légère connotation modale déréalisante, permet tout de même d’actualiser des choses qui n’ont pas lieu : « choses qui n’arrivaient pas », « la guerre /…/ avait déjà eu lieu », donc qui sont de l’ordre de l’improbable ;
  • mais aussi grâce à certains présents comme dans la métaphore « une ferme qui s’éveille » qui a pour effet d’inscrire la métaphore dans un sens non figuré en actualisant au maximum le procès.

L’ensemble du traitement modal est donc moins sous le signe de la déréalisation comme y insiste souvent la critique, que du para-doxal, voire de la contra-diction. Dans une démarche assez systématique, l’événement /GUERRE/ apparaît renversé en /TEMPS LIBRE/. Tous les éléments normalement négatifs sont reconstruits par la qualification en éléments positifs. Tout ce qui est de l’ordre de la réalité objective de la vie militaire est « déréalisé » par le passage du certain au probable et inversement, la sensation de vacances et de liberté est systématiquement « réalisée » par un renforcement de l’actualisation des tiroirs verbaux.

L’observation du fonctionnement des modalités permet donc de mettre en évidence la surreprésentation du possible/probable et la dynamique propre d’une description qui a pour fonction d’orienter fortement l’horizon de la lecture du point de vue non seulement des sensations mais aussi des valeurs. En inversant de façon aussi systématique et le modus affectif de la guerre et le modus logique aléthique, Gracq impose au lecteur une nouvelle vision de la guerre, vision non pas d’horreur comme on pourrait s’y attendre, mais au contraire de bonheur étrange, en grande partie lié au renversement du certain en improbable, et de l’improbable en certain. Ce renversement place ainsi l’événement historique dans une sorte de no man’s land de l’imagination. La discordance tonale que génèrent ces procédures d’inversion modale devrait donc nous mettre sur la voix de l’originalité profonde du personnage de Grange. Pour Grange, la guerre n’est peut-être au fond que la situation historique qui permet à la poésie de se réaliser, c’est-à-dire une situation où la logique causale de l’enchaînement est suspendue au profit de la démultiplication de tous les possibles contenus en germe dans la réalité : « Tous les possibles se bousculaient à la fois, mais paisiblement » (p. 224-225), possible auxquels la guerre donne simplement l’occasion de venir au jour…


1

Voir sur la notion, l’ouvrage de J. Cervoni, L’énonciation, Paris, PUF, 1987 ; et M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du Français, Paris, PUF, 1994.

2

Voir par exemple le travail que j’ai mené sur l’incipit du Ravissement de Lol V. Stein dans L. Bougault, « Modalisations discursives dans Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras », Champs du signe, n°21, 2006.

3

J’utilise la pagination de l’ouvrage de référence du concours : J. Gracq, Un balcon en forêt, Paris, Corti, 1958, de « Grange prolongea […] » à « […] conjuration. »

4

Pour un rappel de ces notions voir l’article suscité.