Dossier : L’Écriture, entre rupture et continuité


Descriptions imaginaires et fictio critique :
la rhétorique du « tableau en parallèle »
dans le Salon de 1761 (Diderot)

Émilie Devriendt

Université du Sud Toulon-Var, Équipe ERIS

emilie.devriendt@univ-tln.fr

Résumé : Il s’agit d’étudier les séquences descriptives du Salon de 1761 à travers un procédé récurrent : celui de la mise en parallèle des tableaux exposés au Louvre et de tableaux fictionnels, imaginés par Diderot comme autres tableaux possibles : ceux que les premiers auraient pu, ou dû être, si le « sujet » en avait été traité autrement. Pour rendre compte du rôle discursif de ces descriptions imaginaires, on étudie tout d’abord les emplois des systèmes hypothétiques qui les structurent. Dans un second temps, on s’attache aux autres emplois modaux du conditionnel, ce tiroir verbo-temporel étant envisagé comme marqueur d’une fonction proprement prescriptive des descriptions étudiées. Ce faisant, on montre que la description fictionnelle peut être assimilée à un lieu, le recours à ce procédé illustrant la continuité du texte de Diderot eu égard à la fonction traditionnellement dévolue à la fictio par la rhétorique classique.

Abstract : Diderot’s Salon (1761) is studied through its use of conditionals, these linguistic markers being considered as means of constructing verbal scenes where the works actually seen at the Louvre are being compared to their imaginary counterparts, recreated by Diderot himself. In fact, the critic often confronts the two descriptions, that of the real and that of the imaginary painting, in order to adress issues related to the painters’ choices as far as their way of treating the “subject” is concerned. Our study shows that to the fictional descriptions in Diderot’s Salon can be associated a pragmatic function assigned to the use of fiction by the Classical Rhetoric tradition since Quintilian.

Exprimer une hypothèse revient nécessairement à imaginer une situation distincte de la réalité, à construire une fiction [1].

[…] faire une hypothèse au conditionnel ne consiste pas à imaginer purement et simplement p, mais à imaginer p parce qu’il y a une certaine pertinence à imaginer p maintenant. Jamais le conditionnel ne sert exclusivement à poser un contenu comme “purement pensé” [2].

Introduction :
scène imaginaire, « scène verbale » et tiroirs verbo-temporels

On a souvent souligné le style novateur de la description dans les Salons de Diderot [3]. Ainsi, B. Vouilloux a pu y voir le début d’une autonomisation conduisant aux « grandes descriptions littéraires de tableaux » :

[…] celles auxquelles nous consentons aujourd’hui une certaine autonomie (on peut les lire, dit-on, sans avoir le tableau « réel » sous les yeux) – datent approximativement du déclin de la rhétorique : Diderot passe pour en avoir inauguré avec éclat la tradition, plus tard reprise par Baudelaire. À côté de la description-tableau, se détache ce « genre » nouveau : la « description de tableau », celle qui, se suffisant à elle-même, a pu rompre avec la visée documentaire qui se trouve à son origine ; œuvre en soi, délivrée de ce qu’elle avait pour mission de suppléer, c’est elle qui rend possibles les descriptions de tableaux imaginaires, de Balzac (Frenhofer) à Proust (Elstir) en passant par Zola (Claude Lantier) [4].

La lecture du Salon de 1761 confirme d’emblée le constat d’une affinité de la description diderotienne avec les « tableaux imaginaires » [5]. Cette description frappe en effet par un fréquent recours à des systèmes hypothétiques associant les tableaux réellement vus au Salon, et des tableaux imaginés par Diderot dans son cabinet. Les séquences hypothétiques revêtent diverses formes, mais il semble bien, et c’est ce qu’on se proposera de montrer, qu’elles assurent le lien entre la finalité proprement descriptive (mimétique) et la finalité critique de l’écriture du Salon.

De fait, envisager parallèlement au tableau un autre tableau possible constitue un moyen alternatif de mettre devant les yeux un tableau absent, non plus remémoré [6] mais imaginé, comme autre réalisation possible d’un même sujet. Les possibles (réalisables ou non réalisés) sont bien toujours mesurés chez Diderot par rapport à ce critère : celui du sujet, de l’inventio. Ce n’est donc pas tant la pertinence de ce dernier qui se trouve évaluée lorsque le salonnier rend compte d’un tableau, mais celle de sa réalisation, soumise à l’effet qu’elle produit sur le spectateur. Dans cette perspective, la mise en relation du tableau réel et du tableau fictionnel signifiera l’insuffisance, ou à tout le moins mettra en perspective les choix effectifs du peintre.

Dans le cadre de la présente étude, nous nous proposerons de rendre compte des modalités de la description imaginaire, ou fictionnelle, dans le Salon de 1761, et d’en préciser la fonction pragmatique. Pour ce faire, nous nous intéresserons aux systèmes hypothétiques et aux tiroirs verbo-temporels qui y sont mobilisés, particulièrement aux formes en –r– (futur, « conditionnel ») et aux tiroirs du subjonctif susceptibles de se substituer au « conditionnel » hypothétique [7]. Une première section sera donc consacrée à l’analyse des systèmes hypothétiques dans leur dimension sémantique, textuelle et argumentative. La seconde section du présent travail s’attachera à la fonction pragmatique des descriptions fictionnelles, notamment à travers l’examen des verbes modaux au conditionnel. Nos conclusions ne nous conduiront pas seulement à faire du recours au contrefactuel chez Diderot un moyen linguistique de produire l’éloge ou le blâme : elles confirmeront que la fictio descriptive du Salon y exerce bien une fonction que la rhétorique classique lui a toujours conférée – celle d’un argument possible du docere [8]. Contrairement donc à ce que laisseraient entendre les propos de B. Vouilloux précédemment cités, la rhétorique, malgré son déclin contemporain de l’écriture des Salons, n’a pas déserté le texte de Diderot.

Les systèmes hypothétiques dans la construction sémantico-discursive des « tableaux en parallèle »

L’expression de l’hypothèse participe au premier chef à la construction de ce qu’on a appelé la « fiction » descriptive, ressortissant à une « scène imaginaire » sur laquelle Diderot se transporte fréquemment dans ses Salons, et c’est plus particulièrement par les systèmes hypothétiques, dont les réalisations sont nombreuses dans le Salon de 1761, que nous avons choisi d’aborder les « tableaux en parallèle » représentés dans ce texte.

Par système hypothétique, nous entendrons ici les structures Si P, Q à protase réalisée ou restituable, qu’on ait affaire à des cas d’ellipse ou à l’emploi dans l’apodose d’un tiroir verbal à valeur hypothétique – emploi présupposant la corrélation du procès à une proposition conditionnelle. C’est le cas du conditionnel (COND) dit hypothétique, et par là distingué des deux autres valeurs qu’on peut s’accorder à lui attribuer : le COND temporel, et le COND d’altérité énonciative [9].

Nous proposons donc ici une étude sémantique et discursive de ces systèmes tels qu’ils sont intégrés soit au commentaire critique des œuvres exposées au Louvre, soit à leur description proprement dite. Cette étude mettra en évidence, à chaque étape, le rôle argumentatif central des systèmes hypothétiques dans le Salon.

Systèmes hypothétiques et commentaire évaluatif dans les séquences d’ouverture et de clôture

Les passages d’introduction et de conclusion des séquences consacrées à chacune des œuvres exposées au Louvre sont le plus souvent des passages dialogués interpellant Grimm directement, voire un peintre convoqué par Diderot sur une scène imaginée, pour servir sa visée argumentative [10]. Ils relèvent du commentaire critique, voire de la digression d’esthétique générale : aussi leur consacrerons-nous une étude plus rapide, notre objectif restant de caractériser la fiction proprement descriptive de ce Salon.

Si P (PR), Q (FUT) : hypothèse « rhétorique » et jugement critique

Les systèmes Si P, Q signifiant une hypothèse réalisable sont sans doute les moins bien représentés dans les descriptions du Salon de 1761, par rapport aux contrefactuels. Et pour cause : les tableaux ont bel et bien été peints, et toute hypothèse les concernant appartient dès lors irrémédiablement à un monde possible non actualisé, ou non actualisable au moment de l’énonciation. Cette nécessité explique qu’on rencontre essentiellement le système si P (PR), Q (FUT) dans les séquences d’ouverture et de clôture des descriptions, séquences se confondant la plupart du temps avec l’énonciation dialogale caractéristique de la structure des Salons.

Ainsi, l’éventuel peut être intégré à l’expression d’un jugement, ouvrant la séquence descriptive :

(1) Si le roi de Prusse s’entend un peu en peinture, que fera-t-il de ce mauvais Jugement de Paris ? [11] [124]

Dans cet exemple, le système hypothétique qui ouvre la séquence consacrée au tableau de Pierre renforce la valeur axiologique négative de la description définie (mauvais), par l’interrogation rhétorique formant l’apodose. Implicitement, il n’y a donc rien à « faire » de ce tableau.

On retrouve un procédé similaire en clôture de séquence descriptive :

(2) Cependant il faut attendre que ce morceau soit décroché et mis sur le chevalet pour confirmer ou rétracter ce jugement. S’il se soutient de près, nous nous écrierons tous : Comment est-il arrivé à Challe de faire une belle chose ? [142]

Le système hypothétique s’inscrit ici dans un mouvement de restriction de la valeur positive du « jugement », développant l’alternative future formulée explicitement dans la proposition précédente (« confirmer ou rétracter »).

Dans d’autres cas, le peintre se trouve directement interpellé (et souvent, éreinté) dans le cadre d’un « dialogue imaginé », comme on l’a indiqué précédemment, par le critique. Diderot s’adresse fictivement au peintre du tableau qu’il décrit (La Mort de Milon de Crotone) :

(3) Mon ami Bachelier, retournez à vos fleurs et à vos animaux. Si vous différez, vous oublierez de faire des fleurs et des animaux, et vous n’apprendrez point à faire de l’histoire et des hommes. [147]

Dans cet exemple, le système hypothétique vient justifier l’injonction initiale (retournez), laquelle (par son caractère non assertif) ouvre un espace de possibles par rapport auxquels le critique signifie sa position [12]. De fait, la protase sélectionne ici la possibilité que le peintre ne retourne pas (de suite) à ses « fleurs », pour envisager une conséquence que les deux apodoses coordonnées présentent comme indésirable pour le peintre (signifié négatif des procès oublierez et n’apprendrez point). La portée critique implicite de cet éventuel renforce encore la valeur argumentative du propos : ce que présuppose la première apodose au FUT, c’est que le peintre ne sait pas si bien peindre fleurs et animaux, qu’il ne puisse « oublier » comment les « faire ». La seconde apodose coordonnée surenchérit dans l’implicitation de la médiocrité du peintre : non seulement le prédicat « ne-pas-apprendre » présuppose que le pauvre Bachelier ne sait pas (encore) peindre les sujets humains – alors qu’il a effectivement peint la mort de Milon de Crotone – mais la conjonction de coordination (et) revêt ici une valeur oppositive qui renforce l’orientation négative du prédicat précédent (« mais vous n’apprendrez pas pour autant »). Le système hypothétique clôturant la description du tableau asseoit donc un jugement n’ouvrant d’autre possibilité, laissée par le futur catégorique, que celle-ci : le peintre doit redevenir plus modeste en s’en tenant aux fleurs et aux animaux [13].

Emplois du FUT hors système hypothétique

Les emplois du FUT hors système hypothétique présentent des caractéristiques similaires, à la différence évidente que l’assertion au FUT n’est plus soumise à une condition suspendant sa prise en charge par le critique. Cette remarque se vérifie particulièrement dans le cas des systèmes temporels au futur :

(4) Beau, très beau. On ne saurait plus ressemblant. Quand nous aurons perdu ce vénérable vieillard, nous demanderons où est son buste, et nous l’irons revoir. [160]

On retrouve ici l’emploi du FUT en ouverture de description (« le buste de Falconet médecin »), suivant immédiatement le jugement du critique sur l’œuvre dont il va rendre compte. L’opposition entre la forme accomplie (aurons perdu) et la forme non accomplie de la périphrase (irons voir) asserte une succession des procès envisagée comme certaine (Falconet décédera bien un jour), l’inéluctabilité de ce procès entraînant celle, pourtant subjective, du procès subséquent : autre manière pour le critique d’asseoir le jugement superlatif qu’il vient d’émettre, confirmant au passage, par le prédicat de la « ressemblance », que la norme en la matière est bien affaire de mimésis.

L’exemple suivant diffère sensiblement en ce que, s’il s’insère bien dans un passage dialogué clôturant le commentaire d’un tableau (L’Amour menaçant, de Vanloo), le système temporel au FUT permet d’introduire la description d’un autre tableau, dû à un autre peintre ayant traité du même sujet – et auquel le tableau du Salon se trouve ainsi comparé dans la mesure où il a manqué la réalisation d’un élément commun (la « flèche de l’Amour ») [14]  :

(5) La première fois que vous rencontrerez sous vos yeux, la Saison de l’Albane où ce peintre a fait descendre Jupiter dans les antres de Vulcain, au milieu des Amours qui forgent des traits, et que vous verrez ce dieu blessé au milieu du corps d’un de ces traits, par un petit Amour insolent, vous me direz l’effet que vous éprouverez à l’aspect de cette flèche à demi enfoncée dans le corps et dont le bois paraît à l’extérieur. Je suis sûr que vous en frissonerez. [119]

Le fonctionnement de la relation temporelle diffère de l’exemple (4), tout d’abord, du fait du tiroir verbal en emploi dans la subordonnée (aspect non accompli de rencontrerez) : ce faisant, le passage fonctionne comme une mise en scène où les procès « rencontrer » et « voir » seraient concomitants à celui de « dire » – ce qui du reste tend à rendre compte de l’emploi du FUT dans la relative (éprouverez), quand on aurait pu attendre une forme composée. Tout se passe donc comme si l’exigence d’une configuration dialoguée réglait l’emploi des tiroirs verbaux [15]. On notera que Diderot, comme souvent, prend le prétexte de cette mise en scène impliquant Grimm comme spectateur (en somme, il le prend à témoin en anticipant son regard sur le tableau) pour décrire une œuvre de manière axiologiquement orientée, ici positivement : l’œuvre de « l’Albane » (Albani) donne le frisson. L’emploi temporel du futur catégorique se colore d’une valeur modale de prédiction, et sa force argumentative provient autant de l’implication de l’allocutaire (vous) que d’une projection spatio-temporelle relevant de l’univers de croyance du locuteur (U) [16], renforcée par l’explicitation d’une certitude (« je suis sûr »).

Si P, Q (COND) : l’évaluation modalisée

Ce système, où Si P est réalisable ou non réalisable, apparaît mieux représenté dans le commentaire évaluatif de Diderot que dans le compte rendu descriptif des œuvres, et cette répartition est inversement proportionnelle à celle des systèmes accidentellement contrefactuels (Si P non réalisés). Rappelons qu’en toute logique, cette disparité n’est pas pour surprendre, dans la mesure où les œuvres dont il est question ont bel et bien déjà été peintes ou sculptées. Toute évocation d’une autre œuvre possible, imaginaire donc, ne peut faire référence qu’à une œuvre qui n’a pas été effectivement réalisée, mais qui aurait pu l’être [17].

Comme pour les systèmes précédemment évoqués, on rencontre le COND en clôture de séquence descriptive :

(6) Comme cela est distribué, et peint ! c’est un des plus grands éventails que j’aie vus de ma vie ; j’en excepte deux figures qui sont à gauche sur le devant c’est une femme qui tient son enfant. Elle me paraît si bien peinte, si bien dessinée, de si bon goût ; l’enfant est si bien aussi, que si M. le professeur voulait être sincère, il nous dirait où il a fait cet emprunt. [129–130]

Ici, Diderot sollicite la connivence de Grimm (emploi du pronom nous) en accusant tout bonnement Hallé de plagiat – cette accusation étant modalisée par la structure hypothétique dans la mesure où la corrélation Si P, Q assure la suspension de la prise en charge de Q. Il n’en reste pas moins que le prédicat « M. le professeur-avoir-fait-cet-emprunt » est bel et bien asserté, comme l’indique le tiroir verbal de la relative (PC), seul l’« aveu » du peintre étant soumis à condition.

Diderot aime aussi à produire un jugement sur le peintre même, et non plus sur les tableaux qu’il vient de décrire. Il n’est pas inintéressant de constater, dans l’exemple qui suit, l’évocation d’un dialogue imaginaire entre Grimm et Bachelier, le peintre dont il est question, visant à renforcer et par là même justifier le jugement (négatif) dont son tableau a fait l’objet [18] :

(7) Si vous causiez un instant avec lui [Bachelier], vous croiriez [que son imagination] va s’échapper et se mettre en liberté ; mais bientôt vous reconnaîtriez que les liens sont au-dessus des efforts, et qu’il faudra que cela se remue toute la vie, sans se dresser et partir. [146]

En impliquant, Grimm, dans ce dialogue imaginaire avec le peintre, le critique construit bel et bien une « scène verbale », donnant à voir, à mettre devant les yeux de son allocutaire l’idée née de son observation du tableau [19]. Le système hypothétique se trouve en effet, dans cette fonction, renforcé par la personnification de l’imagination du peintre – figure à laquelle recourt souvent Diderot lorsqu’il prête vie aux personnages d’un tableau.

En ouverture de séquence, la co-énonciation est parfois moins marquée que dans les occurrences précédentes, mais la fonction du système hypothétique est similaire, qui consiste en la corrélation du jugement critique (ici positif) et du prédicat de la conditionnelle à l’IMP :

(8) Tout est beau dans le St Benoit […]. La distribution des figures, la couleur, les caractères des têtes, en un mot toute la composition me ferait le plus grand plaisir, si le St Benoit était comme je le souhaite, et ce me semble comme le moment l’exige. [136]

Là encore, le jugement se trouve modalisé : la protase en position finale tend à restreindre la portée positive de l’évaluation – postposition secondée dans cette fonction par l’incidente épistémique « ce me semble ». C’est donc bien une visée critique qui s’exprime, par la discordance entre, d’une part, le « souhait » du critique coïncidant avec l’« exigence » inhérente au sujet et au « moment » choisi pour le traiter et, d’autre part, le « plaisir » personnel que le critique-spectateur pourrait ressentir. En d’autres termes, c’est bien non-P (« le St Benoit n’est pas comme je le souhaite », « le St Benoit n’est pas comme il me semble que le moment l’exige ») et non-Q [20] qui sont pris en charge par le locuteur.

Systèmes hypothétiques intégrés aux séquences descriptives

Les systèmes que nous examinons à présent conservent leur fonction argumentative, mais ils apparaissent dotés, c’est là ce qui les distingue des précédents, de fonctionnalités proprement descriptives : ils donnent au lecteur à voir le tableau autrement que ce qu’il a pu être vu au Louvre.

Si P (PR), Q (FUT) : connaissance du sujet et conditions nécessaires de sa réalisation

Ces occurrences du système si P, Q méritent une attention d’autant plus grande qu’elles ressortissent à la construction de la « scène imaginaire » dont l’exemple (3) nous fournissait une première illustration. Dans l’exemple suivant, le système hypothétique s’intègre encore dans un dialogue imaginaire avec le peintre (Hallé, ironiquement nommé par Diderot « M. le Professeur »), mais porte cette fois directement sur le sujet et les détails du tableau, « un Saint Vincent de Paul qui prêche » [128]. Le jugement négatif du critique s’est développé, comme souvent, à partir du choix du moment, jugé mauvais, et de la représentation « froide » des figures qui s’ensuit [21] :

(9) Ne sentez-vous pas que si le sermon est des jugements de Dieu, votre orateur aura l’air sombre et recueilli, et que votre auditoire prendra le même caractère ; que si le sermon est de l’amour de Dieu, votre orateur aura les yeux tournés vers le ciel, et qu’il sera dans une extase que les peuples qui l’écoutent partageront ; que s’il prêche la commisération pour les pauvres, il aura le regard attendri et touché, et qu’il en sera de même de ses auditeurs. [128–129]

Ce qui paraît d’emblée frappant, c’est bien sûr que le tableau dont il est question, et donc « votre orateur », « il », « votre auditoire », « les peuples qui l’écoutent », « ses auditeurs », ont déjà été peints par Hallé. Reste que les prédicats au FUT indiquent que ces descriptions définies sont à la fois le déclencheur et la cible de la mise en relation effectuée par le système Si P, Q, le déclencheur appartenant au sujet du tableau [22], la cible appartenant au tableau présenté comme à-peindre [23]. En effet, le système ne peut être lu que comme la construction d’une scène imaginaire antérieure à la création du tableau réel [24], le FUT présentant les différents possibles envisagés tour à tour (cf. les trois systèmes juxtaposés) comme encore réalisables (chaque possible étant exclusif l’un de l’autre) au moment de l’énonciation. Or ce qui est implicité, et ce qui justifie cette re-présentation, c’est bien que le peintre n’a pas traité ce sujet, n’a pas peint ses figures comme il aurait pu, et dû le faire.

L’idée d’une modalité déontique sous-jacente est importante pour notre propos. De fait, les apodoses signifient moins la possibilité des procès soumis à une condition réalisable, qu’elles ne présentent leur réalisation comme nécessaire, et revêtant donc par-delà leur valeur temporelle de base (FUT catégorique), une valeur modale d’injonction : l’orateur devra avoir l’air sombre, l’auditoire devra prendre le même caractère, etc. Or, précisément, la lecture hypothétique de la structure Si P, Q ne relève pas de l’éventuel, mais bien du factuel [25]. Le recours au système hypothétique vaut donc pour l’expression d’une vérité générale, le FUT ajoutant semble-t-il, par rapport au PR dit « gnomique », la monstration d’un faire encore réalisable parce que devant normalement l’être. L’idée est donc bien que le peintre n’a pas même songé à ce que devait être le sujet du sermon, car il n’aurait pas pu faire autrement sans cela que de peindre ses figures en fonction de ce sujet. Un autre point important pour notre propos concerne la possibilité, dans chacun des trois systèmes réalisés en (9), d’intervertir P et Q : Si P, Q correspond en effet aussi à Si Q, P. On aurait donc ici affaire, selon les théories, à un système bicausal [26] ou à un faux-conditionnel (dit épistémique) [27] :

(9) si votre orateur a l’air sombre et recueilli, et que votre auditoire a le même caractère, (c’est que) le sermon est des jugements de Dieu

(9) si votre orateur a les yeux tournés vers le ciel, et qu’il est dans une extase que les peuples qui l’écoutent partagent, [c’est que] le sermon est de l’amour de Dieu

(9) s’il a le regard attendri et touché, et qu’il en est de même de ses auditeurs, [c’est qu’]il prêche la commisération pour les pauvres

La glose épistémique (« c’est que », « cela veut dire que ») indique assez la relation de nécessité causale établie entre P et Q. Les transformations effectuées montrent toutefois que le PR semble plus naturel que le FUT en cas de transposition, et cet effet est loin d’être anodin : avec le FUT, le locuteur adopterait le point de vue du peintre, à qui par ailleurs il s’adresse dans ce dialogue fictif. Avec le PR en revanche, dans les cas de transformations qui précèdent, le critique adopte le point de vue du spectateur à même de reconnaître, d’interpréter correctement une figure – si tant est qu’elle soit peinte en adéquation à son sujet (c’est-à-dire ici, au sujet du sermon). En définitive, c’est donc bien l’expression d’une norme qui sous-tend le recours au système hypothétique, et qui par là-même rend compte de la fonction prescriptive de ce dernier.

Évaluation critique et réfection de tableaux (Si P, Q contrefactuels)

On distinguera [28] les cas où Si P n’a pas été actualisé dans le passé (systèmes accidentellement contrefactuels), et ceux où Si P est proprement non actualisable (systèmes essentiellement contrefactuels). Dans tous les cas, puisqu’on a affaire à du contrefactuel, il s’agit bien de construire une « image d’univers » [29] : celle du critique à propos du tableau contrefactuel et, plus largement, à propos du beau ou de la vérité en art.

Si P non réalisables

Les emplois de l’irréel insérés dans la séquence descriptive à proprement parler peuvent d’autant mieux être dits fictionnels qu’ils s’appliquent non pas à des référents réels, tel tableau ou tel peintre, mais aux personnages de ces tableaux, auxquels le critique pour ainsi dire prête vie en les transportant, en les re-présentant dans un autre tableau possible :

(10) […] comme elle est, libre de la tête, des bras et de tout le haut de son corps, si elle [la Discorde] s’avisait de se secouer avec violence, elle renverserait le monarque, et mettrait les dieux, les échevins et le peuple en désordre. [115]

(11) Mais le Laocoon a saisi avec ce bras un des serpents dont il cherche à se débarrasser, et le Milon de Bachelier se laisse bêtement dévorer une jambe par un loup qu’il étranglerait avec sa main libre, s’il songeait à s’en servir. [146]

En traitant ces personnages comme s’ils étaient réels, Diderot fait doublement œuvre de fiction  : sur le mode du « comme si », il les peint doués de volition (« cherche à », « s’il songeait », « s’avisait ») et de capacités physiques, par conséquent susceptibles d’avoir un effet sur leur entourage, donc sur le tableau (« elle renverserait le monarque », « il étranglerait »). D’autre part, il fait d’un élément du tableau (la figure de la Discorde, la figure de Milon de Crotone) le déclencheur d’un espace mental dont la cible, pour reprendre la terminologie de Fauconnier, n’est autre que ces figures transférées dans un tableau contrefactuel, envisagées dans un moment immédiatement ultérieur ou dans une posture qu’elles auraient pu réaliser. Implicitement, c’est donc le choix du peintre qui, une fois encore, se trouve critiqué : c’est le peintre qui, en peignant son personnage dans telle posture, a laissé au spectateur la possibilité d’imaginer une alternative peu conforme à ce qui aurait dû être, une conséquence malvenue de la posture arrêtée [30].

Si P non réalisées

Avec l’« irréel du passé », ou contrefactuel accidentel, on aborde a priori des systèmes hypothétiques moins problématiques [31]. Si le choix du contrefactuel demeure un trait caractéristique de la description des tableaux chez Diderot, l’irréel du passé rend au moins explicite ce point important que lesdits tableaux ont déjà été peints.

Dans de nombreux cas, l’espace des possibles tend à se limiter à la protase, cadre de réfection du tableau par le critique, quand l’apodose se fait le lieu du jugement esthétique indirect, médiatisé, sur le tableau effectivement peint. Dès lors, la distinction entre aspectualisation et évaluation descriptives apparaît bien marquée, même si c’est bien leur corrélation que signifie la structure Si P, Q – corrélation renforçant de ce fait l’argumentation du critique :

(12) Peut-être l’expression eût-elle été plus terrible et plus forte, si elle [Cléopâtre] eût souri au serpent attaché à son sein. [142]

L’antéposition de l’apodose contribue ici à mettre en valeur le rhème, porteur du jugement esthétique, quitte à modaliser ce dernier doublement, par la position initiale du connecteur peut-être, et par le rejet de la protase.

On retrouve dans l’exemple suivant un système à apodose antéposée,

(13) Combien la sainte n’en serait-elle pas devenue plus intéressante et plus pathétique, si la solitude, le silence, et l’horreur du désert avaient été dans le local. [116]

avec une modalisation du jugement critique passant par l’exclamative. L’énumération des éléments absents du tableau (« la solitude, le silence, et l’horreur du désert »), auxquels s’applique un prédicat commun, contribue à décrire de manière négative le tableau réel [32]. L’apodose renforce cette orientation générale, et les prédicats évaluatifs sont explicites : les adjectifs intéressante et pathétique, modifiés par l’adverbe de degré plus, soulignent certes l’orientation positive du jugement critique, mais aussi la restriction qui lui est appliquée au nom même des possibles que le peintre n’a pas réalisés [33].

Systèmes à protases multiples

Postposée ou antéposée, la protase peut se trouver dédoublée, rendant simultanément compte de plusieurs éléments du tableau décrit, dans la logique qui vient d’être dégagée :

(14) Si on eût rendu la caverne sauvage ; si on l’eût couverte d’arbustes, vous conviendrez qu’on n’aurait pas eu besoin de ces deux mauvaises têtes de chérubin qui empêchent que la Magdelaine ne soit seule. [116]

(15) On a quelquefois demandé à quoi cette décoration somptueuse était utile […]. J’avoue que si au lieu d’ouvrir une porte de dessous, on eût construit un grand et vaste escalier à la place de cette porte ; qu’on eût décoré cet escalier comme il convenait ; le morceau d’architecture en eût été mieux entendu et plus beau. [150]

Le procédé, malgré les variations indiquées, est donc le même : la protase décrit le tableau réel de manière négative, en envisageant les éléments qui n’y ont pas été intégrés (« si on l’eût couverte d’arbustes »), ceux qui ont été mal réalisés par le peintre (« qu’on eût décoré cet escalier comme il convenait »), ou mal choisis (« si au lieu d’ouvrir une porte de dessous, on eût construit un grand et vaste escalier »), et l’apodose produit un jugement critique ou une description évaluative corrélés à cette description fictionnelle.

Mais la multiplication des Si P peut aussi conduire à ce qu’on rapprochera d’une véritable réfection du tableau peint, comme dans l’extrait suivant (« La fuite en Égypte » de Pierre), où l’apodose, antéposée, est averbale :

(16) Le beau tableau, si le peintre avait su faire des montagnes au pied desquelles la Vierge eût passé  ; s’il eût su faire ses montagnes bien droites, bien escarpées et bien majestueuses ; s’il eût su les couvrir de mousses et d’arbustes sauvages ; s’il eût su donner à sa Vierge de la simplicité, de la beauté, de la grandeur, de la noblesse ; si le chemin qu’elle eût suivi eût conduit dans les sentiers de quelque forêt bien solitaire, et bien détournée ; s’il eût pris son moment au point du jour ou à sa chute. [122]

Comme en (15), l’apodose instaure une axiologie positive (le tableau est beau), mais cette beauté conditionnelle, et la multiplication desdites conditions, aboutit à une conclusion dont l’orientation apparaît plus douteuse : le tableau n’est pas si beau. De manière intéressante, on voit en outre que la description contrefactuelle des éléments du tableau se trouve subordonnée au savoir-faire du peintre, désactualisé par sa position même dans le cadre hypothétique accidentellement contrefactuel [34].

Réfection de tableaux et systèmes à apodoses multiples

Inversement, on trouve dans le Salon de 1761 des systèmes hypothétiques à apodoses multiples. Celles-ci apparaissent alors sous la forme d’indépendantes, au COND composé ou au PQP du subjonctif, corrélées à une unique protase réalisée en début de séquence, mais non reformulée par la suite. La particularité de ces systèmes, qui les distinguent de ceux qui viennent d’être étudiés, consiste aussi dans la répartition entre l’évaluation du tableau et sa description proprement dite. Ce ne sont plus en effet les protases qui portent les prédicats descriptifs, mais (et pour cause !) les apodoses. On peut parler, pour les cas auxquels nous faisons référence, de véritables réfections de tableaux, et les séquences concernées sont manifestement celles qui méritent le mieux l’appellation de descriptions imaginaires, ou descriptions fictionnelles. Ces séquences peuvent être plus ou moins développées.

Cette ampleur est en apparence moindre dans l’exemple suivant :

(17) Si le peintre eût gardé cette proportion entre ses figures, les hommes auraient été des pygmées, et l’ouvrage aurait perdu son intérêt et son effet. C’eût été la querelle des dieux et non celle des hommes. [154]

Ici, la description du tableau contrefactuel n’est pas cantonnée à la protase : celle-ci en effet suppose le faire du peintre, concernant les « figures » du tableau de manière indirecte, lesquelles figures se trouvent décrites dans l’apodose en corrélation avec ce faire (« les hommes auraient été des pygmées »), tout comme le jugement critique subséquent (« aurait perdu son intérêt »). Le présupposé interne de cette protase indique assez que le système hypothétique donne à envisager un possible non souhaitable, à tout le moins par le critique, avec pour fonction de renforcer l’évaluation positive que celui-ci porte sur le tableau commenté. Le connecteur et non renforce de même la valeur de cette appréciation en opposant ce qui devait être (la « querelle des hommes ») à ce qui ne devait pas être (la « querelle des dieux ») le sujet du tableau. Or le choix du peintre s’avère bien conforme à ce qui devait être.

L’exemple suivant se réduit lui aussi à une séquence relativement limitée :

(18) Mais, mon ami, s’il eût donné cette expression à son St Benoit, voyez ce qui en serait rejailli sur le reste. Ce léger changement sur la principale figure aurait influé sur toutes les autres. Le célébrant au lieu d’être droit, touché de commisération, se serait incliné davantage. La peine et la douleur auraient été plus fortes dans tous les assistants. [137]

Comme en (17), on soulignera que la protase mentionne le faire du peintre, les conséquences de ce faire, grâce à la corrélation Si P, Q, se trouvant renforcées par le sémantisme des prédicats verbaux (« rejaillir », « influer »). On soulignera aussi la subordination des protases (dans la continuité du prédicat interne à la relative périphrastique) au verbe voir, explicitant ainsi la nature de scène verbale construite par l’emploi du COND. La séquence néanmoins ne s’arrête pas là, mais se clôt sur le même mode, celui de l’ellipse d’une protase que, précisément, le cotexte précédent permet de restituer, du fait de la reprise anaphorique opérée par le présentatif (voilà), le rhème subséquent, à savoir la description indéfinie prédicative (un morceau de peinture d’après lequel etc.) assurant la progression hypothétique :

(19) Voilà un morceau de peinture d’après lequel on ferait toucher à l’œil des jeunes élèves qu’en altérant une seule circonstance on altère toutes les autres, ou la vérité disparaît. On en ferait un excellent chapitre de la force de l’unité. Il faudrait conserver la même ordonnance, les mêmes figures, et proposer d’exécuter le tableau d’après différentes suppositions qu’on ferait sur le communiant. [137]

On notera néanmoins que le système n’est plus ici contrefactuel, mais très vraisemblablement potentiel : après avoir imaginé un tableau contrefactuel (18), modifié selon les vœux du critique, ce dernier signifie la justesse de sa démarche en poursuivant le dialogue sur le mode de l’hypothétique, mais dans un autre espace, celui du possible, de l’encore réalisable. Ce faisant, le critique, en envisageant cette situation où le tableau sert de support à « de jeunes élèves » de l’académie de peinture, se pose lui-même comme un maître, lequel vient précisément de faire la démonstration, pour son ami Grimm, de ce qu’il faudrait montrer aux « élèves » On se trouve donc ici dans la continuité du moment descriptif, mais c’est du mode du prescriptif et du jugement évaluatif que relève cette clôture de séquence au potentiel [35].

Les systèmes hypothétiques à apodoses multiples peuvent revêtir, comme on l’a annoncé, une ampleur remarquable. On évoquera tout d’abord la description du « Passage des âmes du purgatoire au Ciel », « d’un monsieur Briard » (p. 158-160), tableau par lequel Diderot termine son compte rendu de la peinture exposée au Salon, avant de traiter de la sculpture (et de revenir, in extremis, au « tableau de notre ami Greuze », L’Accordée de village) [36] :

(20) Pour se tirer d’un tel sujet, il eût fallu la force d’idées, de couleurs, et d’imagination de Rubens, et tenter une de ces machines que les Italiens appellent opera da stupire. Une tête féconde et hardie aurait ouvert le gouffre de feu au bas de son tableau. Il en eût occupé toute l’étendue et toute la profondeur. Là on aurait vu des hommes de tout âge, de tout sexe, de tout état, toutes les espèces de douleurs, et de passions, une infinité d’actions diverses, des âmes emportées, d’autres qui [seraient] retombées ; celles-ci se seraient élancées ; celles-là auraient tendu les mains et les bras. On eût entendu mille gémissements. Le Ciel représenté au-dessus aurait reçu les âmes délivrées. Elles auraient été présentées à la gloire éternelle par des anges qu’on aurait vus monter et descendre, et se plonger dans le gouffre dont les flammes dévorantes les auraient respectés. [159–160]

L’axiologie posée dès l’introduction de la séquence était négative, et c’est dans ce contexte que s’inscrit l’exemple (20) [37]. La structure Si P, Q n’est pas réalisée, mais le groupe infinitif prépositionnel introduit bien un espace hypothétique [38]. Or ce que présuppose cette protase, c’est que « se tirer d’un tel sujet » n’a pas été réalisé (par le peintre) factuellement, l’accompli de la principale marquant bien la désactualisation des deux procès (« se tirer etc. » et « falloir etc. »). On retrouve ici la mise en relation, explicite, du tableau réel (dans son ensemble) avec autre chose que lui : un type de « machines » possible (opera da stupire) ; réalisé par un autre peintre (Rubens). Comme dans les cas étudiés précédemment, et comme dans la plupart des descriptions fictionnelles du Salon, c’est le « sujet » qui rend compte de la possibilité d’une telle mise en relation, c’est lui qui constitue la donnée commune justifiant la comparaison entre tableau réel et tableau imaginé, du fait des possibles que lui seul détermine. De fait, ce qui pêche a bien trait à l’exécution du tableau, au traitement du sujet, c’est-à-dire au peintre. Ce qui explique l’enchaînement suivant (une tête féconde et hardie). En effet, le COND composé « aurait ouvert » oriente la lecture non spécifique de la description indéfinie « une tête féconde et hardie », laquelle est donc irrémédiablement dissociée du peintre factuel, de même que ce dernier est au préalable opposé à Rubens [39].

On conclura cet examen des systèmes hypothétiques par la description du « Combat de Diomede et d’Enée, sujet tiré du cinquième livre de l’Iliade d’Homere », de Doyen (p. 152-155). C’est probablement la plus développée des séquences descriptives du Salon du point de vue des insertions fictionnelles qui nous intéressent. L’une des caractéristiques remarquables de cette séquence vient du fait que Diderot commence son compte rendu non pas en décrivant le tableau peint, mais par la description d’un autre tableau possible, dont lui-même revendique la facture [40] :

(21) Voici, si j’avais été peintre, le tableau qu’Homere m’eût inspiré. On aurait vu Enée renversé aux pieds de Diomede. Venus serait accourue pour le secourir. Elle eût laissé tomber une gaze qui eût dérobé son fils à la fureur du héros grec. Au-dessus de la gaze qu’elle aurait tenue suspendue de ses doigts délicats, se serait montrée la tête divine de la déesse, sa gorge d’albâtre, ses beaux bras, et le reste de son corps mollement balancé dans les airs. J’aurais élevé Diomede sur un amas de cadavres. Le sang eût coulé sous ses pieds. Terrible dans son aspect et son attitude, il eût menacé la déesse de son javelot. Cependant les Grecs et les Troyens se seraient entr’égorgés autour de lui. On aurait vu le char d’Enée fracassé, et l’écuyer de Diomede saisissant ses chevaux fougueux. Pallas aurait plané sur la tête de Diomede. Apollon aurait secoué à ses yeux la terrible égide. Mars, enveloppé d’une nue obscure, se serait repu de ce spectacle terrible. On n’aurait vu que sa tête effrayante, le bout de sa pique, et le nez de ses chevaux. Iris aurait déployé l’arc-en-ciel au loin. J’aurais choisi, comme vous voyez le moment qui eût précédé la blessure de Venus ; M. Doyen au contraire a préféré le moment qui suit. [152]

L’ouverture de la séquence descriptive fait apparaître la protase dont dépendent toutes les propositions au subjonctif PQP et au COND composé. On a sans doute dans cette protase, et dans la séquence qu’elle introduit, l’une des manifestations les plus explicites du pouvoir fictionnel du critique, d’une poiesis critique construisant des scènes verbales ut pictura, sur le mode contrefactuel. De manière intéressante, le tableau imaginé par Diderot se trouve, à la fin de l’extrait cité, mis en relation avec le choix effectif du peintre (« M. Doyen au contraire a préféré le moment qui suit »), et l’on retrouve l’idée d’une comparaison entre deux faire, et entre deux tableaux possibles – ce qu’indique bien sûr l’idée de choix (« j’aurais choisi »), particulièrement de choix du « moment ». De manière intéressante, les verbes signifiant le faire du pseudo-peintre servent de support à la description : j’aurais élevé, j’aurais choisi. Celle-ci s’appuie aussi sur les verbes de perception à sujet indéfini on [41].

La structure de l’ensemble de la séquence rend bien compte du rapprochement que l’on peut effectuer entre cette pratique de la description imaginaire chez Diderot, et le portrait en parallèle de la rhétorique classique, au point que nous parlerons sans hésitation ici de « tableaux en parallèle ». En effet, (21) se trouve immédiatement suivi de la description du tableau de Doyen. Nous citons cette séquence dans son intégralité, pour mieux dégager les procédés de cette mise en parallèle :

(22) Il a élevé son Diomede sur un tas de cadavres. Il est terrible. Effacé sur un de ses côtés, il porte le fer de son javelot en arrière. Il insulte à Venus qu’on voit au loin renversée entre les bras d’Iris. Le sang coule de sa main blessée le long de son bras. Pallas plane sur la tête de Diomede. Apollon, enveloppé d’une nuée, se jette sur le héros grec et Enée qu’on voit renversé. Le dieu l’effraye de son regard et de son égide. Cependant on se massacre et le sang coule de tous côtés. À droite le Scamandre et ses nymphes se sauvent d’effroi. À gauche des chevaux sont abattus ; un guerrier renversé sur le visage a l’épaule traversée d’un javelot qui s’est rompu dans la blessure ; le sang ruisselle sur le cadavre, et sur la crinière blanche d’un cheval, et dégoutte de cette crinière dans les eaux du fleuve qui en sont ensanglantées. [152–153]

Cette séquence montre assez la similitude entre la description précédente (celle du tableau contrefactuel) et la description du tableau réel – seuls les tiroirs verbaux signifiant l’agencement d’une scène verbale distincte. La mise en parallèle des deux tableaux s’effectue de plusieurs manières que nous allons passer en revue. Elle passe tout d’abord par l’identité de propositions – identité des prédicats (à l’exception, donc, des tiroirs verbaux) – et identité des référents désignés (à l’exception du « peintre », tantôt Doyen, tantôt Diderot). On comparera ainsi les propositions suivantes, dont certaines peuvent présenter une variation lexicale (substitution de quasi-synonymes) :

(21) Pallas aurait plané sur la tête de Diomede.

(22) Pallas plane sur la tête de Diomede. (21) On aurait vu Enée renversé aux pieds de Diomede.

(22) […] Enée qu’on voit renversé. (21) J’aurais élevé Diomede sur un amas de cadavres.

(22) Il a élevé son Diomede sur un tas de cadavres. (21) Cependant les Grecs et les Troyens se seraient entr’égorgés […]

(22) Cependant on se massacre […]

Même lorsque les prédicats qui leur sont appliqués diffèrent, on retrouve d’autre part d’un tableau à l’autre des référents identiques :

(21) J’aurais élevé Diomede sur un amas de cadavres. Le sang eût coulé sous ses pieds. Terrible dans son aspect et son attitude, il eût menacé la déesse de son javelot.

(22) Il a élevé son Diomede sur un tas de cadavres. Il est terrible. Effacé sur un de ses côtés, il porte le fer de son javelot en arrière. (21) Apollon aurait secoué à ses yeux la terrible égide.

(22) Apollon, enveloppé d’une nuée, se jette sur le héros grec et Enée qu’on voit renversé. Le dieu l’effraye de son regard et de son égide. (21) Venus serait accourue pour le secourir […] Iris aurait déployé l’arc-en-ciel au loin.

(22) Il insulte à Venus qu’on voit au loin renversée entre les bras d’Iris.

Diderot peut aussi utiliser des expressions référentielles similaires, le référent différant d’un tableau à l’autre, les prédicats pouvant être identiques,

(21) J’aurais élevé Diomede sur un amas de cadavres. Le sang eût coulé sous ses pieds.

(22) Il a élevé son Diomede sur un tas de cadavres. Le sang coule de sa main blessée le long de son bras […] le sang coule de tous côtés […] le sang ruissèle sur le cadavre.

ou différents :

(21) On aurait vu le char d’Enée fracassé, et l’écuyer de Diomede saisissant ses chevaux fougueux.

(22) À gauche des chevaux sont abattus… (21) J’aurais choisi, comme vous voyez le moment qui eût précédé la blessure de Venus…

(22) […] un guerrier renversé sur le visage a l’épaule traversée d’un javelot qui s’est rompu dans la blessure.

Ce que montrent les correspondances qui précèdent, c’est que les expressions référentielles assurent la mise en relation entre tableau réel et tableau imaginé. Lorsque référents et prédicats sont identiques, à l’évidence, les tableaux ne diffèrent que par l’espace auquel ils appartiennent. Lorsque l’un des deux diffère, les deux tableaux se trouvent doublement dissociés, malgré les éléments communs qui permettent leur mise en parallèle. Si, par exemple, le prédicat « terrible », appliqué à plusieurs référents des deux tableaux, est récurrent et contribue à rendre (au moins partiellement) la tonalité ou « couleur » du sujet, a contrario, les prédicats appliqués à Vénus sont certainement ceux qui permettent le plus (étant liés au « choix du moment ») de différencier le tableau de Doyen de celui de Diderot. Tout le début de la séquence fictionnelle est en effet consacré à la description de Vénus, quand le tableau de Doyen la représente « au loin », la description n’appliquant à cette figure qu’un seul prédicat (« renversée entre les bras d’Iris »), signifiant dès lors qu’il ne s’agit pas d’une figure centrale. Et en effet, c’est bien là une différence importante, en ce qu’elle confère deux « couleurs » distinctes à chacun des deux tableaux.

Le commentaire qui suit cette mise en parallèle résume de manière significative, à cet égard, les différences entre les deux tableaux, et une note de l’édition Chouillet nous rappelle toute l’importance de cette différence du point de vue de la théorie esthétique défendue par Diderot, et dont seule est à même de rendre compte la description du tableau contrefactuel :

(23) Cette composition est toute d’effroi. Le moment qui précédait la blessure eût offert le contraste du terrible et du délicat ; Venus, la déesse de la volupté, toute nue, au milieu du sang et des armes, secourant son fils contre un homme terrible qui l’eût menacée de sa lance. [153]

Or, comme on l’a vu, seul le « terrible » est représenté dans le tableau de Doyen. « L’art de porter dans l’âme des sensations extrêmes et opposées » voilà donc ce que défend Diderot ici, de même que dans son essai De la poésie dramatique, comme étant « un des caractères les plus marqués du génie ». Voilà donc ce que dit la mise en relation hypothétique et comparative : c’est que tout réussi qu’il est, le tableau de Doyen manque encore de génie et ne répond que partiellement au goût du salonnier [42]. Dès lors, la place inattendue de la description contrefactuelle, précédant celle du tableau réel à l’initiale de la séquence, trouve son explication. C’est qu’en choisissant de décrire en premier lieu le possible qu’il imagine, rappelons-le, directement à partir de la lecture d’Homère, Diderot ne sous-entend pas seulement la plus grande fidélité de ce tableau au « sujet », il suit mimétiquement l’ordre de la narration homérique, en en représentant deux moments successifs – la succession des descriptions étant à même d’illustrer l’importance du choix du « moment ». Ce faisant, le tableau imaginaire se trouve aussi posé comme le point de référence obligé du tableau réel dont la description va suivre.

On a donc pu voir dans quelle mesure les systèmes hypothétiques réalisés dans le Salon de 1761 s’inscrivaient dans l’économie descriptive et évaluative des comptes rendus relatifs aux œuvres exposées au Louvre. La dimension argumentative des descriptions (et, particulièrement, des descriptions fictionnelles), ne semble donc pas pouvoir être remise en question. Reste à présent, pour éclairer bon nombre de remarques faites précédemment, à envisager la fiction descriptive du point de vue de la norme qui la sous-tend, et qui rend compte, en grande partie, de la modalisation des énoncés critiques tels qu’ils re-présentent le tableau idéal, notamment grâce à la scène verbale construite par le COND.

De la description modalisée à la prescription d’un faire : l’idéal (conditionnel) et la différence

Les systèmes hypothétiques, comme on a tenté de le montrer dans la section précédente, assurent une mise en relation entre espaces mentaux, ces espaces constituant des propositions portant sur des possibles : mise en relation avec ce que pourrait être, ce qu’aurait pu être le tableau décrit, la description du possible venant se mesurer à la description du réel. Cette confrontation, à bien des égards, n’est pas sans rappeler le lieu du parallèle défini par la rhétorique classique – et la description du tableau de Doyen, examiné dans la partie précédente, constitue à cet égard un exemple saisissant. Or ce qui sous-tend les pratiques descriptives du Salon de 1761, ce qui sous-tend la construction de ces scènes verbales chez Diderot, repose au moins en partie sur le principe d’une mesure de la littérature à l’aune de la peinture (ut pictura poesis), et réciproquement. Cette rivalité semble propre à expliquer que les descriptions diderotiennes aient pour horizon un faire : ré-fection d’un tableau ou d’une figure de ce tableau, comme re-présentation du tableau peint, sont bien affaire de mimesis [43]. Mais la description fictionnelle appelle aussi à un faire proprement pictural, et l’étude de cette fonction pragmatique, comme nous tâcherons de le montrer, apparaît largement construite par les marqueurs fictionnels, au premier rang desquels les formes en –rais, auxquelles nous nous attacherons, ainsi qu’à leur cotexte.

Fiction, condition, comparaison : la question de la norme

La mise en relation d’un tableau, ou des éléments d’un tableau, avec autre chose que lui-même, pose la question de la norme qui se trouve au principe de la structuration des descriptions diderotiennes. De fait, la position d’une différence présuppose la prise en compte d’un canon esthétique. L’objectif de la présente section se limitera nécessairement à analyser les rapports entre description et prescription caractérisant l’écriture critique dans les cotextes d’emploi des formes en –rais.

Mise en relation hypothétique, marqueurs de degré et de comparaison

Outre les systèmes hypothétiques étudiés dans la section précédente, d’autres marqueurs « fictionnels » sont susceptibles de s’adjoindre aux tiroirs verbaux et aux structures étudiés précédemment, notamment les marqueurs de degré et de comparaison. Ainsi, dans les descriptions fictionnelles qui nous intéressent, les introducteurs d’espaces mentaux, pour reprendre la terminologie de Fauconnier, peuvent être multiples.

Très souvent, un parallèle imaginaire se trouve renforcé par la présence cotextuelle de marques de degrés qui peuvent ou non être mises en rapport avec un comparant explicite. La mise en relation comparative peut s’effectuer sur le mode de la substitution, et l’on trouvera ainsi dans le cotexte l’emploi de la locution au lieu de :

(24) Ce léger changement sur la principale figure aurait influé sur toutes les autres. Le célébrant au lieu d’être droit, touché de commisération, se serait incliné davantage. La peine et la douleur auraient été plus fortes dans tous les assistants. [137]

(25) On a quelquefois demandé à quoi cette décoration somptueuse était utile […]. J’avoue que si au lieu d’ouvrir une porte de dessous, on eût construit un grand et vaste escalier à la place de cette porte ; qu’on eût décoré cet escalier comme il convenait ; le morceau d’architecture en eût été mieux entendu et plus beau. [150]

Dans ces deux exemples, ce sont bien les prédicats appliqués aux personnages (droit, touché, incliné, fortes) ou au décor (entendu, beau) qui font l’objet d’un marquage comparatif effectué à la fois par l’emploi de tiroirs verbaux déréalisants, et par les adverbes de degré (davantage, plus, mieux). On soulignera enfin le marquage explicite par la proposition comparative, en (25) : comme il convenait. Il est intéressant de constater que cette « convenance » exprimée correspond à l’idée de norme manifestement à l’origine des procédés de mise en relation qui intéressent la présente étude.

Cette « convenance » peut se faire plus explicite. Ainsi, à propos de la Cléopâtre expirante de Challe :

(26) Que fait là ce serpent ? mais s’il eût été bien loin, comme le choix du moment l’exigeait, qui est-ce qui aurait reconnu Cléopatre. C’est que le choix du moment est vicieux ; il fallait prendre celui où cette femme altière déterminée à tromper l’orgueil romain qui la destinait à orner un triomphe, se découvre la gorge […]. Peut-être l’expression eût-elle été plus terrible et plus forte, si elle eût souri au serpent attaché à son sein. Celle de la douleur serait misérable ; celle du désespoir commune. [142]

L’extrait présente les caractéristiques soulignées à propos de (25) : marqueur de degré plus, appliqué à la qualification du personnage de Cléopâtre aspectualisé par son expression (terrible, forte), subordonnée comparative exprimant l’idée d’une norme (comme le choix du moment l’exigeait). À quoi s’ajoute l’expression d’une alternative envisagée par le critique au nom même de cette mise en relation imaginaire (cf. la double reprise anaphorique celle de la douleur, celle du désespoir).

Ce qui transparaît la plupart du temps dans ces contextes d’emploi des tiroirs verbaux hypothétiques, c’est que le critère déclencheur des mises en relation entre tableau réel et tableau imaginaire est le sujet que s’est proposé le peintre, dont fait partie le « choix du moment » mentionné, entre autres, en (26) [44].

Dans les contextes les plus marqués axiologiquement, l’expression de la norme esthétique qui préside à ces comparaisons évaluatives peut être relativement explicite :

(27) C’est un magnifique tableau dans un petit espace. Mais le Licurgue est manqué ; c’est une figure campée, une jambe en avant et l’autre en arrière. Cette action de montrer du doigt son œil crevé, fût-elle de l’histoire, n’en serait ni moins petite ni moins puérile. Un homme comme Licurgue, qui sait se posséder dans un pareil instant, s’arrête tout court, laisse tomber ses bras, a les deux jambes parallèles, et se laisse voir plutôt qu’il ne se montre. Toute action plus marquée serait fausse et mesquine. [162]

Ce n’est pas seulement l’histoire ici, mais le type humain représenté idéalement par Licurgue, qui tient lieu de critère définitif à la réussite du tableau. C’est de la sorte qu’il convient d’analyser en effet l’emploi du PR de vérité générale, soutenant la prédication comparative interne au GN indéfini (un homme comme Licurgue). La comparaison explicitée entre la position de la figure dans le tableau réel (montrer du doigt son œil crevé, se montre) et la position idéale (se laisse voir) est là encore marquée par le recours à une corrélation comparative (plutôt que), l’ensemble du développement déterminant l’enchaînement au COND.

En ce qui concerne les tiroirs verbaux, le subjonctif IMP (« fût-elle de l’histoire ») constitue un marqueur de concession-hypothèse contrefactuelle permettant de restituer sans mal une protase de type Même si P : Même si cette action de montrer du doigt son œil crevé était de l’histoire. La possibilité d’une paraphrase de l’apodose au PR indique que le locuteur prend non seulement en charge la corrélation hypothétique, mais aussi la proposition P (c’est ce que montre la commutation avec le PR) [45] : cette action, fût-elle de l’histoire, n’en est ni moins petite ni moins puérile. Du fait de l’insertion à valeur concessive, il y a à la fois assertion d’une vérité (cette action est de l’histoire) et négation des conséquences qui en seraient normalement attendues (l’histoire justifie tout). Dès lors, on peut déduire que le jugement émis par le critique est le même : cette action est bel et bien puérile, mais le fait d’envisager la possibilité (non réalisable) qu’elle ait sa source dans l’histoire modalise l’évaluation tout en la rendant plus définitive encore : qu’elle trouve ou non sa source dans l’histoire (et, au passage, elle ne l’y trouve pas), cette action que le peintre a réalisée est petite.

La seconde occurrence du COND réalisée en (27) oriente elle aussi la lecture du GN indéfini toute action plus marquée à la fois comme déclencheur et cible de la relation entre espace factuel et espace contrefactuel. Le prédicat interne de la description indéfinie joint à la non-présupposition d’existence constitutive de la valeur du déterminant assurent la fonction d’une hypothétique en Si P  : Si l’action, quelle qu’elle soit, était plus marquée. Ici, la paraphrase au PR semble moins satisfaisante (? Toute action plus marquée est fausse et mesquine), ce qu’il faut sans doute associer non pas tant à la valeur virtualisante du déterminant indéfini (comparer avec : Toute action de cette sorte est fausse et mesquine), qu’au prédicat interne à la description indéfinie car, en définitive, c’est sur lui que porte l’hypothèse (Toute action, si elle était plus marquée). Cette limitation provient de l’effacement du terme comparant, que le contexte permet certes de restituer : plus marquée que celle que je viens de décrire – ce qui revient à dire : que celle qui devrait être [46]. On peut considérer que Q est prise en charge par le locuteur qui, là encore, modalise son jugement : à la fois par la généralisation (toute action) et par le contrefactuel, il mesure la qualité du tableau réel à l’aune d’autres tableaux possibles, en suspendant explicitement la prise en charge du dit, manière détournée d’asserter un jugement qui, contextuellement, ne peut de fait s’appliquer qu’au tableau décrit : l’action du Licurgue de Cochin est bel et bien « plus marquée » que celle que vient de décrire le critique, d’où la reprise anaphorique et le commentaire évaluatif clôturant la séquence : « Je suis fâché de ce défaut qui gâte un très beau dessin » [162].

Ailleurs (à propos du Jugement de Pâris, de Pierre), c’est la référence à la vérité de l’histoire qui se trouve modalisée par le COND hypothétique :

(28) Point de Grâces. Les Grâces étaient à la toilette de Vénus, mais elles n’ont point accompagné la déesse. D’ailleurs le secours de l’Amour et des Grâces en affaiblirait d’autant la victoire de Vénus. C’est la pauvreté d’idées qui fait employer ces faux accessoires. [125]

Ici, c’est le GN défini (le secours de l’Amour et des Grâces) qui permet de restituer une protase en Si P, du fait de la nature déverbale du noyau ; et c’est là encore le choix du COND qui commande cette lecture hypothétique : « si l’Amour et les Grâces lui portaient secours ». Le contrefactuel est explicitement orienté par la proposition négative qui précède l’emploi du COND (elles n’ont point accompagné) [47]. C’est précisément cette négation, autre manière d’envisager un possible non réalisé, qui déclenche l’hypothétique, prenant la forme d’une surenchère argumentative (connecteur d’ailleurs). Une fois encore, le critique s’appuie sur le contrefactuel pour confirmer son jugement sur le tableau réel. La différence remarquable à propos des deux séquences que nous venons d’étudier, consiste seulement dans le choix de la source et de la cible des espaces mis en relation : c’est de l’histoire, et non du tableau qu’il est question ici. Et si c’est bien le tableau réel qui, par contiguïté, se trouve évalué à cette aune, du fait de l’axiologie négative qui sous-tend le parallèle fictionnel, il est impossible au lecteur de savoir si « ces faux accessoires » se trouvent effectivement dans le tableau de Pierre [48].

Pour conclure sur ce point, on devra souligner que l’idée de « convenance » qui sous-tend les mises en relation hypothétiques, et comparatives, entre tableau réel et tableau imaginaire, a pour étalon ultime non pas un critère inhérent au sujet du tableau, mais externe : celui de son interprétation par le spectateur. Si le critique évalue bien aussi le tableau à l’aune des exigences de son sujet, il fait dépendre ces exigences, en dernière analyse, de la reconnaissance de celui-ci au premier coup d’œil – ce qui n’était pas le cas pour le tableau précédent (cf. note 45). Ainsi, à propos de « la Publication de la Paix en 1749 », du Romain :

(29) Le contraste de ces figures antiques et modernes ferait croire que le tableau est un composé de pièces rapportées, l’une d’aujourd’hui et l’autre qui fut peinte il y a quelque mille ans ; et l’abbé Galliani vous séparerait cela avec des ciseaux qui [laisseraient] d’un côté tout le plat et tout le ridicule, et de l’autre tout l’antique qui serait supportable et que chacun interpréterait à sa fantaisie. On trouverait cent traits de l’histoire grecque ou romaine auxquels cela reviendrait. [114-115]

Le prédicat épistémique appliqué aux figures, c’est-à-dire aux parties du tableau, rend compte de l’enchaînement au COND comme d’une conséquence liée au possible envisagé (que le tableau soit un « composé de pièces rapportées »). La référence à un censeur (l’abbé Galliani), les prédicats axiologiques forts (plat, ridicule, supportable), achèvent de sceller l’orientation négative du jugement du critique. La proposition finale, elle-même dépendante d’une protase restituable grâce à l’hypothèse précédente (celle de la censure exercée par l’abbé Galliani), achève d’assimiler le tableau du Romain, ainsi amputé, à autre chose que ce qu’il est : à divers modèles antiques possibles, l’impossibilité d’en sélectionner un seul rendant le sujet du tableau effectivement méconnaissable et contradictoire avec son titre, pourtant supposé constituer une limitation des interprétations possibles.

« On ne sait ce que c’est » : conditionnel et modaux épistémiques

Les modaux épistémiques apparaissent d’autant plus intéressants pour notre propos qu’ils constituent souvent des marqueurs explicites de comparaison, de mise en relation analogique des éléments du tableau réel avec d’autres éléments, réels ou imaginaires. Tous sont au COND de forme simple. À travers la perception, l’interprétation modalisée du spectateur, c’est bien encore une description imaginaire qui est proposée parallèlement à celle du tableau réel. Les contextes concernés ici sont assimilables, à plusieurs égards, à l’opération descriptive de reformulation, marquant l’inadéquation du tableau peint au sujet que le peintre s’était proposé [49]

Dès lors, quand la seule mention du sujet (effectuée par le titre) devrait permettre au critique de concentrer sa description sur les actions représentées dans le tableau, lesquelles dépendent du moment choisi [50], il arrive que la re-présentation des figures peintes débouche sur une description imaginaire mettant en parallèle le tableau peint et autre chose que ce qu’il prétend être au vu du traitement qui a été réservé au sujet. Dans cette perspective, on s’attachera aux occurrences de la locution prendre pour (COND) :

(30) On prendrait au premier coup d’œil, le monarque pour un Thésée qui revient victorieux du [Minotaure]. [114]

(31) Le jeune homme qui lit a l’air un peu benêt. Avec son visage long, son air indolent et fade, on le prendrait pour un robin déguisé. [116] (32) Ce Berger […] ne signifie pas grand chose. À l’élégance du vêtement, à l’éclat des couleurs, on le prendrait presque pour un morceau de Boucher ; et puis si on ne savait pas le sujet, on ne le devinerait jamais. [157]

Dans les trois exemples cités, il s’agit bien pour le spectateur de « croire » en une identité attribuable au personnage, de (croire) reconnaître, en vertu des indices fournis par le tableau, une figure (c’est ce qu’indiquent bien les GN indéfinis exemplaires : un Thésée qui etc., un robin déguisé, un morceau de Boucher). Dans les trois cas, la protase restituable, en Si P, est la suivante :

(30’) Si on se fiait au premier coup d’œil, on prendrait le monarque pour un Thésée qui revient victorieux du Minotaure.

(31’) Si on se fiait à son visage long, son air indolent et fade, on le prendrait pour un robin déguisé.

(32’) Si on se fiait à l’élégance du vêtement, à l’éclat des couleurs, on le prendrait presque pour un morceau de Boucher.

Ce que marquent ces paraphrases, c’est bien la non prise en charge, par le critique-spectateur, de la « confiance » à accorder aux indices picturaux forgés par le peintre, c’est-à-dire la non prise en charge de P. En revanche, la possibilité d’une paraphrase, au PR, de Q envisagé en dehors de ce cadre hypothétique, indique que le contenu de Q est bel et bien pris en charge par le locuteur (on prend X pour Y). Cette prise en charge de Q tend à s’expliquer par la nature épistémique du jugement sous-jacent aux énoncés étudiés. On comparera ainsi les réalisations citées plus haut avec :

(30") Si un personnage a un visage long, un air indolent et fade, (j’en conclus que) c’est une figure de robin déguisé.

(31") Si un personnage porte un vêtement élégant, si ses couleurs sont éclatantes, (j’en conclus que) c’est un morceau de Boucher.

Dans ces deux énoncés, l’enchaînement argumentatif implicite est le suivant : « or, ce n’est pas le cas (comme l’indique le titre du tableau) ». En d’autres termes, le lien causal constitutif de l’épistémique attesté (par la tradition picturale) se trouve rompu. Seul l’exemple (32) rend cette transformation difficile dans la mesure où le cotexte ne fournit pas d’autre caractérisation du « monarque » que, précisément, la comparaison avec la figure du Thésée victorieux. Le monarque est bien désigné en amont dans la séquence [51], mais aucun prédicat, pas même celui de la « branche d’olivier » ne suffit à justifier la comparaison étudiée :

(32"a) ? ? ? Si on présente à un personnage une branche d’olivier, (j’en conclus que) c’est une figure de Thésée revenant victorieux du [Minotaure]

En revanche, l’apparat critique de l’édition de référence fournit quelques indications, notamment l’addition suivante intercalée par Grimm : « ou plutôt pour Bacchus qui revient de la conquête de l’Inde » ; puis « car il a l’air un peu ivre ». Tout laisse donc à penser que la comparaison initiale de Diderot n’était pas assez justifiée, la relation causale sous-jacente de type Si P, Q non hypothétique (épistémique attesté) n’étant pas aisément restituable. Rien de tel en revanche avec l’ajout de Grimm, comme l’indique la transformation suivante :

(32"b) Si un personnage à qui on présente une branche d’olivier a l’air ivre, (j’en conclus que) c’est une figure de Bacchus revenant de la conquête de l’Inde.

Ces manipulations illustrent un point important touchant à cet emploi du COND. Les modalités aléthique et épistémique manifestent en effet, dans les exemples étudiés, leur point de contact : si je crois, ou si je doute de quelque chose, c’est bien dans la mesure où cette chose est plus ou moins probable [52] – et c’est bien sur la fluctuation des possibles délimités par le sujet que se construisent l’interprétation des figures du tableau et, en dernière analyse, son évaluation critique [53].

Le travail descriptif, de la fiction au faire

Le critique d’art est bifrons, même si Diderot l’évoque plutôt comme un Vertumne [54] : à la fois « celui qui regarde » le tableau exposé au Louvre, et celui qui re-présente ce tableau peint une fois dans son « cabinet », cette représentation coïncidant souvent avec une véritable réfection imaginaire du tableau vu. Cette problématique ne concerne pas seulement la représentation, et l’on a déjà pu voir à quel point description et évaluation s’accordaient avec l’idée d’une prescription critique. En d’autres termes, il y a bien un horizon pragmatique des tableaux imaginés, et leur dimension argumentative, ouvrant sur un faire, a beaucoup à voir avec les outils grammaticaux et lexicaux mis en œuvre pour les construire, en tant que scènes verbales.

Vouloir critique et pertinence énonciative du COND

Les séquences descriptives du Salon de 1761 présentent quelques occurrences de modaux volitifs au COND (verbes aimer et vouloir). Si le tiroir du verbe principal est toujours le COND, la subordonnée apparaît sous des formes différentes :

(33) Quant à la gouvernante qui examine l’impression de la lecture sur ses jeunes élèves, elle est à merveille. Seulement j’aimerais mieux que son attention n’eût pas suspendu son travail. Ces femmes ont tant d’habitude d’épier et de coudre en même temps que l’un n’empêche pas l’autre. [117]

Du fait du tiroir employé, on constate que le verbe aimer relève bien de la modalité volitive, modalité mixte où le locuteur prend parti au sujet de la réalité objective. Au COND composé (j’aurais mieux aimé que), la modalité serait appréciative, portant sur un irréel révolu. Or dans notre exemple, cet irréel est marqué par le tiroir employé dans la subordonnée, ce qui permet bien de maintenir un « complexe » entre la réalité objective, celle du tableau réel, et la prise de parti du critique à son sujet. En d’autres termes, l’aspect non accompli du COND contribue à rendre valable dans la situation d’énonciation actuelle la volonté du locuteur, s’appliquât-elle à une possibilité de choix bel et bien révolue au moment de l’énonciation [55]. Il s’agit donc d’une volition portant sur ce qui aurait pu être, voire sur ce qui pourrait être (en pensée, en imagination) si on envisageait les choses autrement que ce qu’elles ont été – et cette liberté est précisément celle du salonnier. Dans l’exemple (33), cette actualité est figurée cotextuellement par le PR à valeur générique qui suit immédiatement l’énoncé au COND (l’un n’empêche pas l’autre). C’est donc au nom d’une norme ou d’une vérité générale que le vouloir critique est justifié, présenté comme toujours d’actualité au moment de l’énonciation, celui-ci fût-il postérieur à la réalisation effective du tableau. Dans la mesure où c’est le prédicat de la subordonnée qui porte l’aspect accompli, le contrefactuel ne concerne pas le verbe modal (il est encore pertinent d’indiquer une préférence au moment de l’énonciation critique) mais la possibilité effective du choix au moment où il a été fait [56].

L’exemple suivant relève d’une lecture similaire, à une différence près : le tiroir réalisé dans la subordonnée n’est pas le PQP du subjonctif, mais l’IMP, et éventuellement le PR :

(34) Venus ne redoute pas la lumière. Après Vénus, Junon est la moins pudique des trois déesses. J’aimerais assez qu’on ne vît Minerve que par le dos, et qu’elle fût moins éclairée. Que tout particulièrement annonce un grand silence, une profonde solitude, et la chute du jour. Voilà, mes amis, ce qu’il faut savoir imaginer et exécuter, quand on se propose un pareil sujet. [126]

On retrouve un modificateur adverbial portant sur le modal, ici non pas comparatif, mais intensif (assez). Dans la première subordonnée, il s’agit encore une fois d’un prédicat nié (négation restrictive vs. négation totale dans l’exemple 33). Dans la subordonnée coordonnée, le prédicat est comparatif et positif. Il s’agit donc à chaque fois de présenter deux images d’univers, distinctes du tableau réel. L’emploi de l’IMP, par opposition au PQP dans l’exemple précédent, s’explique par la médiation opérée par le verbe voir : le spectateur ne fait pas partie, lui, d’un monde possible ne s’étant pas réalisé, mais d’un possible toujours réalisable. C’est bien en revanche le spectacle du tableau peint qui est fixé une fois pour toutes, et c’est donc lui qui oriente la lecture vers un contrefactuel (irréel du présent). Dans la proposition coordonnée, c’est semble-t-il le participe passé passif qui, du fait de son aspect résultatif, exprime l’accompli dans le passé. La suite de la séquence est d’autant plus intéressante qu’elle est susceptible de deux analyses : les PR du subjonctif peuvent être envisagés comme des emplois en indépendante, auquel cas leur valeur est injonctive. Mais il peut s’agir de complétives, régies par le modal j’aimerais comme les deux précédentes, la proposition enchâssante ayant seulement subi une ellipse. Quoi qu’il en soit, la lecture est à peu près équivalente : avec le PR plutôt que l’IMP ou le PQP, le contenu de la proposition n’est plus une image d’univers révolu, mais se trouve bien présenté comme un possible réalisable et préactualisé. Ce que marque bien la conclusion de l’extrait cité, avec le modal déontique au PR (il faut savoir), le prédicat de la subordonnée temporelle rendant compte une nouvelle fois de ce fait important : la scène imaginaire que construit Diderot correspond à un point de vue porté au présent sur un intervalle de temps antérieur à la réalisation du tableau. L’« imagination » précédant l’« exécution », l’injonction au PR se présente en (34) comme dans un continuum avec la volition au COND de forme simple.

Description, prescription et devoir du peintre

La modalité d’énoncé déontique est bien représentée dans le Salon de 1761. Ce n’est pas toutefois le COND, forme simple et forme composée confondues, qui se trouve principalement employé dans les contextes où elle apparaît réalisée, et nous aurons ainsi à envisager les valeurs de l’IMP modal. Les cas d’emploi du COND sont plus rares dans ce cas en effet :

(35) Psyche n’est point cette femme qui vient en tremblant sur la pointe des pieds ; je n’aperçois point sur son visage ce mélange de crainte, de surprise et d’amour, de désir et d’admiration qui devrait y être. Elle devrait avoir la bouche entrouverte, et craindre de respirer. […] O que nos peintres ont peu d’esprit ! qu’ils connaissent peu la nature ! la tête de Psyche devrait être penchée vers l’Amour ; le reste de son corps porté en arrière, comme il l’est lorsqu’on s’avance vers un lieu où l’on craint d’entrer et dont on est prêt à s’enfuir, un pied posé et l’autre effleurant la terre ; et cette lampe, en doit-elle laisser tomber la lumière sur les yeux de l’Amour ? ne doit-elle pas la tenir écartée, et interposer sa main, pour en amortir la clarté. [130-131]

Quelle que soit l’occurrence envisagée, le COND revêt bien une valeur hypothétique, étant susceptible d’être mis en corrélation avec une Si P que le contexte, comme le sémantisme du verbe devoir, permet aisément de restituer. Devoir, au COND, appelle systématiquement en effet la protase « Si on appliquait la norme esthétique en la matière », ce qui revient à dire « si on peignait comme la nature / le sujet l’ordonne ». Comme on l’a vu pour le FUT à propos de l’exemple (9), ce n’est donc pas un contrefactuel (ou irréel du passé) que construisent les modaux déontiques dans cet extrait, mais semble-t-il, un factuel, passant par l’expression d’une norme atemporelle, par rapport à laquelle le tableau réel se trouve évalué par le critique. En d’autres termes, tout se passe comme si devoir, au COND comme au FUT (du fait de l’effet de sens « gnomique »), équivalait à devoir ou à falloir au PR [57]. L’exemple (35) réalise de fait, contextuellement, cette substitution, où le modal se trouve être le pivot d’une interrogation rhétorique (doit-elle, ne doit-elle pas). Si la modalité interrogative peut contribuer à suspendre la prise en charge de l’énoncé, à suspendre sa valeur de vérité, ce n’est là qu’un stratagème argumentatif : ce sont bel et bien les réponses impliquées (non dans un cas, si dans l’autre) qui sont prises en charge du simple fait que le contexte de l’interrogation élimine les autres réponses possibles. La pertinence énonciative du COND dont il a été question supra se trouve donc doublement vérifiée : par rapport au repère présent de l’énonciation, et par rapport à la vérité omnitemporelle à laquelle il renvoie.

Ce qui vient d’être montré sur la valeur « réalisante » / « réalisable » des procès modaux exprimés au COND dans les sections qui précèdent, éclaire de manière intéressante les emplois de l’IMP modal dans le texte de Diderot. Le verbe principalement concerné par ces emplois, outre devoir (assez peu représenté), et exiger, est l’impersonnel falloir, sur lequel nous allons centrer nos analyses.

Dans ces emplois en effet, l’IMP entre a priori en concurrence avec le COND (forme simple ou forme composée). De fait, les emplois des modaux étudiés supra ne permettent pas d’éliminer le COND simple des paraphrase possibles :

(36) Et puis il a la mâchoire trop épaisse. Il me fallait là une de ces têtes plus rondes qu’ovales, de ces mines vives, et animées. [116-117]

(36’) Il me faudrait là une de ces têtes…

(36") Il m’aurait fallu là une de ces têtes… (37) Voici le discours qu’il fallait que je lusse sur le visage d’Hérodiade. Prêche à présent. Appelle-moi adultère à présent. [124]

(37’) Voici le discours qu’il faudrait que je lusse sur le visage d’Hérodiade.

(37") Voici le discours qu’il aurait fallu que je lusse sur le visage d’Hérodiade.

Rappelons tout d’abord que l’IMP du subjonctif en 37’ serait tout-à-fait conforme à la règle de concordance classique. Ensuite, on constate que la paraphrase de l’IMP modal par la forme simple ou la forme composée, toute différence sémantique liée à la valeur de l’irréel mise à part, semble bel et bien dépendre de l’implication du locuteur, bénéficiaire ici du procès comme l’indique la présence du pronom personnel de P1 (datif me) en (36), ou, en (37), le pronom sujet de P1 (que je lusse). On retrouve les cas de figure commentés plus haut à propos de la modalité volitive : en bref, le COND construirait une scène verbale où le fait de dire P est pertinent au moment de l’énonciation [58]. Dans le cas suivant, la paraphrase au COND de forme simple semble peut-être moins immédiatement acceptable que les exemples précédents, l’implication du locuteur ne se trouvant pas explicitée par le cotexte :

(38) Si c’est un enfant de la maison, pourquoi cet air ignoble, pourquoi ce négligé ? Contente ou mécontente, il fallait la vêtir comme elle doit l’être aux fiançailles de sa sœur. [169]

(38’) Contente ou mécontente, il faudrait la vêtir comme elle doit l’être aux fiançailles de sa sœur.

(38") Contente ou mécontente, il aurait fallu la vêtir comme elle doit l’être aux fiançailles de sa sœur.

De fait, les deux GN démonstratifs assurant la référence aux deux aspects du tableau réel mis en cause par le critique, l’enchaînement le plus approprié semble d’emblée être (38"), marquant l’irréel du passé : l’air ignoble et le négligé sont bel et bien réalisés dans le tableau, même s’il aurait dû en être autrement (possible révolu qu’explicite le prédicat modal). Or le point de vue change (assurément) si on fait varier la situation de communication – mais la réalisation textuelle de l’IMP modal ne permet pas de trancher entre l’une ou l’autre paraphrase. Ainsi, au COND de forme simple, le locuteur s’adresserait à de futurs peintres [59], voire se mettrait lui-même dans la situation d’un peintre (le COND serait tourné vers une action à venir) ; à la forme composée, le locuteur rendrait compte de son jugement au peintre et à ses lecteurs, en n’envisageant que la possibilité d’un faire bel et bien révolu au moment de l’énonciation, sans prise sur [60] :

(39) C’est que le choix du moment est vicieux ; il fallait prendre celui où cette femme altière déterminée à tromper l’orgueil romain qui la destinait à orner un triomphe, se découvre la gorge […]. [142]

(39’) il faudrait prendre celui où cette femme altière…

(39") il aurait fallu prendre celui où cette femme altière… (40) Ce n’est pas l’idée qui a péché. C’est l’exécution. Il fallait racheter la légèreté, la transparence et la fluidité de ces figures, par une énergie, une étrangeté, et une vie toute extraordinaire. En un mot, c’étaient des démons qu’il fallait faire. [154]

(40’) Il faudrait racheter la légèreté, la transparence et la fluidité de ces figures, par une énergie, une étrangeté, et une vie toute extraordinaire. En un mot, c’est des démons qu’il faudrait faire.

(40") Il aurait fallu racheter la légèreté, la transparence et la fluidité de ces figures, par une énergie, une étrangeté, et une vie toute extraordinaire. En un mot, c’étaient des démons qu’il aurait fallu faire.

En (39), c’est le GN le choix du moment et, plus précisément, la nature déverbale du N qui confère à l’expression référentielle un aspect accompli, dès lors plus compatible avec l’enchaînement b. En (40), les deux occurrences de l’IMP modal appellent des remarques distinctes. La première d’entre elles favorise l’enchaînement b pour les mêmes raisons que (39) : le N exécution, dans la continuité du prédicat précédent au PC, véhicule un aspect accompli qu’on associe aux caractéristiques du tableau réel. On comprend ainsi que l’irréel du passé soit spontanément privilégié. Dans la seconde occurrence, la commutation avec le COND simple n’est pas possible, du fait de la forme du présentatif : à l’IMP [61]. Avec le présentatif au PR, on retrouverait la possibilité d’une commutation : En un mot, c’est des démons qu’il faudrait faire.

Il faut sans doute voir là une marque importante du « branchement » du COND de forme simple (à tout le moins dans ses emplois hypothétiques, ce ne serait évidemment pas le cas pour le COND dit « temporel ») non pas tant sur l’IMP, que sur le PR – et ce « branchement », à l’évidence, apparaît intimement lié à la situation d’énonciation. Les paraphrases qui précèdent peuvent toutes, au COND de forme simple, être elles-mêmes paraphrasées selon un même schéma : Si on avait le choix (maintenant), c’est X qu’il faudrait faire. Toute la question est donc se savoir si ce choix est encore possible au moment de l’énonciation, ou non. Dans le premier cas, la lecture sera potentielle, dans le second, on aura un « irréel du présent ». Or la scène énonciative du Salon annule, précisément, cette distinction, du fait que ce qu’il n’est plus possible de faire maintenant dans le tableau réel (et pour cause) pourra toujours l’être maintenant en imagination, et par l’écriture. C’est bien là ce qu’illustrent avec maestria les descriptions fictionnelles que nous étudions, et c’est leur fonctionnement, tel que nous avons pu en rendre compte, qui confirmera ce point : cette imagination (re)créatrice prend sa source dans un sujet, et c’est bien toujours ce sujet qui forme le déclencheur des mises en relation construites par le COND – et l’on a vu que pour un déclencheur donné, tableau imaginé et tableau réel font tous deux office de cibles. Dès lors, rien n’empêche le salonnier d’envisager d’autres cibles possibles, dans l’avenir, issues d’un même sujet, et c’est du reste ainsi, comme on a pu le voir, que la scène imaginaire se construit bien souvent.

On pourra dès lors rendre compte, pour conclure sur ce point, de l’usage du PR du subjonctif en modalité injonctive dans la description fictionnelle intégrée au compte rendu critique du tableau de Pierre, le Jugement de Pâris (nous le citons partiellement) :

(41) C’est, mon ami […], que tout l’effet d’un pareil tableau, dépend du paysage, du moment du jour, et de la solitude ; si des déesses viennent déposer leurs vêtements et exposer leurs charmes les plus secrets aux yeux d’un mortel, c’est sans doute dans un endroit de la terre écarté. Que la scène se passe donc au bout de l’univers ; que l’horizon soit caché de tous côtés par de hautes montagnes […], que tout ressente la présence de Vénus, et m’inspire la corruption du juge ; tout, excepté le chien, que je ferais dormir à ses pieds. Que Paris me paraisse un pâtre important […], que les trois déesses […] soient toutes les trois si belles, que je ne sache moi-même à qui accorder la pomme […]. Point de vêtement que ce qui sert à désigner. Point d’Amour qui décoche un trait ; ou qui écarte adroitement un voile. Ces idées sont trop petites […] [124]

On remarquera d’abord la présence d’un système Si P, Q non conditionnel, où protase et apodose sont toutes deux au PR (que l’on tienne compte du présentatif comme d’une forme verbale ou qu’on restitue le groupe sujet-verbe effacé). Dans ce système, il n’y a donc pas suspension de la prise en charge des propositions, mais relation de type causal entre protase et apodose relevant de l’épistémique attesté [62]. Ce système remplit ici une fonction d’explicitation de la norme de convenance relative au sujet traité, à savoir, la nature des déesses – et c’est bien lui qui déclenche le parallèle fictionnel (sur le mode de l’injonction). Le GN indéfini des déesses, à valeur non spécifique, indique bien que le critique rend compte d’un exercice de pensée et non du tableau réel lequel, de fait, représente bien des déesses, mais dans un décor impropre à la situation qu’exigerait le sujet. L’intérêt pour notre propos est de voir que le critique s’appuie sur cette déduction (si P, c’est que Q) pour asseoir et justifier la description fictionnelle qu’il propose du même tableau – c’est-à-dire du même sujet.

La description fictionnelle se fait donc ici sur le mode de l’injonction explicite, quand l’emploi du COND (forme simple et forme composée) aurait présenté de manière dérivée, perlocutoire, la prescription esthétique (à moins d’un verbe modal de type devoir) [63]. Cette description se présente comme une réfection littéraire effective [64], et comme une réfection picturale imposée. La modalité déontique correspondant « à ce que je crois nécessaire en sachant que ce n’est pas » [65], l’emploi du subjonctif PR, notamment, trouve ici son explication. Par conséquent le procès, du fait de la modalité injonctive, tout comme dans le cas des systèmes hypothétiques, n’est pas asserté, et laisse ouverte la possibilité d’un faire subséquent. À propos du même Pierre, mais d’un autre tableau, Diderot n’hésitera pas à conclure une description par cette assertion sans appel : « C’est un sujet à refaire » [123]. S’il n’est pas sûr que le peintre obtempère, le critique lui, vient de prouver la nécessité de cette réfection, par une réfection parmi d’autres possibles. Car d’autres peintres feront d’autres Salons, en traitant des mêmes sujets.

Conclusion : imagination, hypothèse et co-construction du jugement esthétique

La scène énonciative épistolaire du Salon, loin d’être une donnée secondaire que la lecture des séquences descriptives consacrées aux tableaux ferait aisément oublier, apparaît constitutive de leur écriture. Cette co-énonciation, si elle est montrée dans les séquences effectivement dialoguées – Diderot prenant tantôt Grimm à témoin, tantôt convoquant le peintre, ou un personnage du tableau, sur une scène imaginaire où le dialogue illustrera ses propos – , n’en apparaît pas moins dans les séquences proprement descriptives du texte, marquée par des formes linguistiques dont font partie les tiroirs verbaux impliqués dans les systèmes hypothétiques, en particulier les formes en –rais. L’examen de ces formes dans le Salon de 1761 a permis de dégager en effet non seulement leur fonction argumentative, servant à étayer les évaluations critiques portées sur les œuvres exposées au Louvre, mais par là même, leur dimension fondamentalement adressée : les tableaux en parallèle dont elles orientent la représentation doivent avoir un effet sur le lecteur, qu’il soit peintre ou spectateur.

On a ainsi pu mettre en évidence que ces mises en parallèles s’inscrivaient le plus souvent dans un cotexte axiologiquement négatif, où les manques du tableau se trouvaient dès lors illustrés par l’opération de leur représentation fictive : envisager le tableau peint autrement, c’est toujours en effet indiquer une différence, plus ou moins grande, entre une norme imposée par le sujet (lui immuable) et la réalisation effective de ce sujet par le peintre. Ce faisant, le salonnier ne transcrit pas seulement le tableau de manière mimétique : il le recrée, dans la construction d’une « scène verbale » (Victorri) qui s’apparente à ce que R. Martin a appelé une « image d’univers » (un contrefactuel envisagé comme tel au moment de l’énonciation), dont on a pu voir que l’évocation n’en était pas moins en prise directe sur la réalité au présent – « jamais le COND ne sert exclusivement à poser un contenu comme “purement pensé” » (Confais). Or cette « pertinence à imaginer P maintenant » se manifeste essentiellement, dans le Salon, à travers la dimension argumentative et prescriptive des descriptions fictionnelles que Diderot confronte à celles des tableaux exposés au Louvre.

Les descriptions imaginaires du Salon et, de ce fait, les emplois du COND qui en construisent la scène verbale, relèvent donc de trois niveaux : celui de ce qu’on a appelé la fictio, le faire critique et sa capacité à re-faire en imagination (et en écriture) un tableau tel qu’il aurait pu, ou dû l’être ; celui de l’incitation à l’action dirigée vers les peintres, très souvent explicitée par le recours au dialogue ; celui enfin de l’émotion ou du plaisir provoqués chez le lecteur-spectateur du tableau imaginaire et, plus largement, de son adhésion aux critiques formulées par le recours à la fictio. En dernière analyse, et l’association des descriptions imaginaires à la technique du portrait en parallèle revêt ici tout son sens, la fictio, véritable lieu descriptif du Salon de Diderot, relève d’une rhétorique classique que l’avènement d’une esthétique moderne ne semble pas, à tout le moins en 1761, remettre fondamentalement en question.


1

P.-P. Haillet, Le Conditionnel en français : une approche polyphonique, Paris, Ophrys, 2002, p. 46.

2

J.-P. Confais, Temps, mode, aspect, 3e édition, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2002, p. 420.

3

Voir notamment É. Bordas « Le geste déictique averbal de Diderot dans le Salon de 1761 », L’Information grammaticale, n° 115, oct. 2007, p. 37-41 ; F. Calas, « Le dialogue imaginé. L’autre scène des Salons de Diderot », in Styles, genres, auteurs, C. Reggiani et C. Stolz (éds.), Paris, PUPS, 2007, vol. VII, p. 79–91 ; B. Vouilloux, La Peinture dans le texte, Paris, Éd. du CNRS, 1994.

4

B. Vouilloux, La peinture dans le texte..., p. 53.

5

F. Calas (« Le dialogue imaginé. L'autre scène des Salons de Diderot »...) a notamment étudié la construction, dans les Salons, d’une « scène imaginaire », à travers l’examen des « dialogues imaginés ». Il présente ceux-ci comme caractéristiques d’une hybridité énonciative dont il fait l’un des traits stylistiques marquants du texte de Diderot. Nous abordons pour notre part un autre aspect de la dimension imaginaire des descriptions, celle-ci ne se limitant pas aux dialogues fictifs où le critique interpelle le peintre ou tel personnage de son tableau exposé au Louvre.

6

Cf. Salon de 1763, p. 212 : « Et puis encore une petite digression, s’il vous plaît. Je suis dans mon cabinet, d’où il faut que je voie tous ces tableaux. Cette contention me fatigue, et la digression me repose. »

7

Dans notre approche de la description imaginaire par l’analyse des tiroirs verbo-temporels, nous rejoignons la perspective théorique des travaux de Laurent Gosselin (Temporalité et modalité, Bruxelles, Duculot, 2005) et, plus largement, celle de Bernard Victorri, cité par cet auteur (cf. « Le sens grammatical », Langages, n° 136, 1999, p. 85-105). L. Gosselin montre notamment en quoi le modèle linguistique des « scènes verbales » (Victorri) « renoue […] – par-delà d’évidentes différences – avec l’analyse de la représentation comme simulation de la perception telle qu’elle apparaît dans la rhétorique classique, et plus précisément dans la théorie et la pratique de l’éloquence sacrée au e siècle, sous la forme de la “rhétorique des peintures” ». L’applicabilité de ce modèle au texte de Diderot dépasse, comme on le verra, la simple analogie. La modalisation des descriptions dans le Salon, effectuée notamment par les emplois du « conditionnel », se prête en effet aisément à une analyse en terme de point de vue sur la scène verbale construite. D’autre part, l’intersubjectivité étant par définition constitutive de la « scène verbale », on retrouvera cette dimension d’autant plus facilement au cœur de nos analyses que le Salon est un dialogue épistolaire – la dimension dialogale étant présente à plusieurs niveaux du texte, comme l’a montré F. Calas (« Le dialogue imaginé. L'autre scène des Salons de Diderot »…).

8

Sur ce point, voir notamment F. Goyet, Le Sublime du lieu commun. L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Genève, Slatkine, 1996, p. 366-368.

9

La littérature sur le sujet est vaste. On citera notamment P.-P. Haillet, Le Conditionnel en français : une approche polyphonique … On retrouve aussi cette tripartition chez L. Gosselin, Temporalité et modalité….

10

Pour plus de détails sur ce point, voir F. Calas, « Le dialogue imaginé. L'autre scène des Salons de Diderot »…

11

Nous citons d’après l’édition de Jacques Chouillet, Paris, Hermann, 2007. La référence paginée figure après chaque citation, entre crochets carrés.

12

Cf. P. Laurendeau, « Modalité, opération de modalisation, et mode médiatif », in Les Médiations langagières, R. Delamotte-Legrand (dir.), Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2004, Vol. I, p. 83-95 : « Le déontique correspond à ce que je crois être nécessaire en sachant que ce n’est pas, et que ce n’est même peut-être pas désirable ». De fait, le tableau critiqué ne peint ni fleurs ni animaux (ce n’est pas) et, d’autre part, il n’est pas sûr que le critique juge si désirable le « retour » aux fleurs et aux animaux qu’il conseille à Bachelier, peintre qu’il estime peu.

13

Cf. l’énoncé introduisant le compte rendu du tableau : « Avez-vous jamais rien vu de si mauvais avec tant de prétention que ce Milon de Crotone » [146].

14

Cf. « Quiconque veut décocher une flèche, prend son arc de la main gauche, étend ce bras, place sa flèche, saisit la corde […]. Alors tout s’aperçoit. Tout prend sa juste mesure. La figure a un air d’activité, de force et de menace, et la flèche est une flèche, et non un morceau de fer de quelques lignes. » [118].

15

Reste que la subordination du FUT à « vous me direz » vaut peut-être surtout pour modaliser l’assurance (« je suis sûr ») signifiée par le critique qui, ce faisant, donne déjà la réponse à sa question factice.

16

Pour reprendre la notation et la terminologie de R. Martin, Langage et croyance, Bruxelles, Mardaga, 1987.

17

À moins de construire une scène imaginaire où le repère fictif de l’énonciation coïncide à un moment antérieur à la réalisation du tableau, comme on le verra infra, notamment à propos de l’exemple (9). On notera par ailleurs que les séquences d’ouverture ou de clôture comptent quelques rares occurrences d’irréel du passé (Si P non réalisé). Elles relèvent toujours du dialogue avec Grimm, notamment en clôture de séquence : « Voilà bien du bavardage. Tirez de là ce qui vous conviendra. Si vous m’eussiez accordé un peu plus de temps, j’aurais été meilleur et plus court. » [164] ou « Si vous m’eussiez accordé un jour de plus, j’aurais mis la moitié plus de choses, dans la moitié moins d’espace. » [148].

18

« Vous n’imagineriez jamais que les Amusements de l’enfance de Bachelier, c’est cet énorme tableau qui a dix pieds de hauteur, sur vingt pieds de long. Il y a des enfants qui grimpent à des arbres […]  ; mais point de vérité. » [146].

19

Pour rappel, cf. B. Victorri, « Le sens grammatical »…, p. 88  : « Nous appellerons “scènes verbales” les structures de base du champ intersubjectif créé par la parole. En effet, les entités et les procès évoqués par la parole s’organisent en scènes, dotées d’une dimension temporelle qui permet d’évoquer de manière très directe le déroulement des procès ».

20

Comme l’atteste l’impossibilité de paraphraser l’apodose, dissociée de son cadre hypothétique, au PR (*toute la composition me fait le plus grand plaisir), et comme l’atteste aussi l’acceptabilité douteuse de la paraphrase négative, toujours au PR (? ? ? toute la composition ne me fait pas le plus grand plaisir). Selon P.-P.  Haillet (Le conditionnel en francais : une approche polyphonique…, p. 60-63), c’est le superlatif qui bloque, en quelque sorte, cette acceptabilité, confirmant ainsi la non prise en charge de Q par le locuteur.

21

Voir notamment : « Quand un artiste introduit dans une composition un saint embrasé de l’amour de Dieu et prêchant sa loi à des peuples et qu’il lui met un bonnet carré à la main, comme à un homme qui entre dans une compagnie et qui la salue poliment, je lui dirais volontiers, Vous vous mêlez d’un métier de génie et vous n’êtes qu’un butor. Faites autre chose. » [128].

22

Espace R, selon la notation proposée par G. Fauconnier, Espaces mentaux. Aspects de la construction du sens dans les langues naturelles, Paris, Minuit, 1984.

23

Espace H, toujours selon la notation de G. Fauconnier, Espaces mentaux…

24

Le passage qui précède immédiatement les systèmes hypothétiques étudiés en (9) confirme que la description fictionnelle envisage le moment qui précède la réalisation du tableau : « Et puis croyez-vous qu’il fût indifférent de savoir, avant de prendre le crayon ou le pinceau, quel était le sujet du sermon ; si c’était ou l’effroi des jugements de Dieu, ou la confiance dans la miséricorde de Dieu, ou le respect pour les choses saintes, ou la vérité de la religion, ou la commisération pour les pauvres […]. Ignorez-vous ce que votre orateur dit ? Comment saurez-vous le visage qu’il doit avoir, et l’impression qui se doit mêler dans les visages de vos auditeurs, avec l’attention ? » [128]. Outre la présence des modaux (« il doit avoir », « qui se doit mêler »), on soulignera la modalité interrogative du passage excluant, du fait de son fonctionnement « rhétorique », la possibilité de suspendre la prise en charge de la proposition par le critique (non, il n’était pas indifférent de savoir etc., oui, vous ignorez ce qu’il vous dit, etc.). Car si ce dernier se projette fictivement dans un moment antérieur à la création du tableau, cette projection est bien perçue comme telle par le lecteur du Salon.

25

Nous reprenons ici le classement proposé par G. Achard-Bayle, « Connexité(s), Cadrages co(n)textuels, Portée(s) », Corela, Numéros spéciaux, Organisation des textes et cohérence des discours (accessible en ligne à l’URL : http://edel.univ-poitiers.fr/corela/document.php?id=1278). L’auteur distingue en effet, à la suite de Corblin et, ponctuellement, de Goodman, quatre types de systèmes hypothétiques  : factuel, éventuel, accidentellement contrefactuel, essentiellement contrefactuel. L’exemple cité pour illustrer le factuel est le suivant : « Si on porte l’eau à cent degrés, elle bout ». On constate en effet que le FUT peut se substituer dans ce cas au PR, l’effet de sens « gnomique » étant le même.

26

Notamment, selon B. Comrie (« Conditionals : A Typology », in On Conditionals, E. Traugott et al. (éds), Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 77-99.), cité par G. Achard-Bayle, « Connexité(s), Cadrages co(n)textuels, Portée(s) »…

27

Notamment, selon E. Sweetser (From Etymology to Pragmatics, Cambridge , Cambridge University Press, 1990), citée par G. Achard-Bayle, « Connexité(s), Cadrages co(n)textuels, Portée(s) »… Ce dernier a bien montré en quoi les deux types de structures (système bicausal selon Comrie, conditionnel épistémique selon Sweetser) pouvaient être très directement rapprochés.

28

À la suite de N. Goodman (Faits, fictions et prédictions, Paris, Minuit, 1984), cité par G. Achard-Bayle, « Connexité(s), Cadrages co(n)textuels, Portée(s) »…

29

Cf. R. Martin, Langage et croyance…, p. 19 : « Au lieu de conférer lui-même à une proposition une valeur de vérité, le locuteur peut aussi la situer dans quelque univers qu’il évoque. On appellera image la représentation d’un univers dans le discours. Il y a image d’univers dès lors que, épistémiquement, le locuteur renvoie, dans son discours, à un univers de croyance. » La notion d’image « couvre toutes les modalités épistémiques », et peut s’étendre « à certains cas de contrefactuel ». Et (p. 21) « Les mondes contrefactuels (du moins quand ils ne sont pas “essentiellement contrefactuels”) sont donc des mondes qui étaient possibles mais que je ne considère plus comme tels. Au fil du temps, ce qui est possible soit se réalise, soit devient contrefactuel et tombe, épistémiquement, dans une image d’univers. »

30

Dans l’exemple (11), l’axiologie négative du système hypothétique intégré au prédicat caractérisant le personnage se trouve explicitée par un élément du contexte porteur d’une modalité appréciative intrinsèque : l’adverbe bêtement.

31

Les systèmes hypothétiques contrefactuels sont réalisés par différents tiroirs, une de leurs particularités étant que le subjonctif PQP et le COND composé sont susceptibles d’être substitués dans l’apodose, le subjonctif PQP pouvant aussi se substituer, dans la protase, à l’indicatif. À travers les exemples cités, on pourra remarquer l’alternance (terme entendu dans une acception non technique), dans la protase, du subjonctif et de l’indicatif PQP ; dans l’apodose, celle du subjonctif PQP et du COND composé. Sur ce point, voir notamment N. Fournier, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998, p. 336. Les limites de la présente étude nous imposent de considérer par défaut que ces tiroirs sont substitutifs.

32

C’est bien non-P qui est présupposé par Si P. On lira dans cette perspective l’exemple suivant, où la protase (interrogative) est bien négative, sa paraphrase en Si P étant positive : « Pourquoi n’avoir placé tous ces infortunés sur les débris incendiés de leur chaumière ? J’aurais vu les ravages du feu  ; des murs renversés ; des poutres à demi consumées ; et une foule d’autres objets touchants et pittoresques. » [158]. Paraphrase : « Si le peintre avait placé tous ces infortunés sur les débris incendiés de leur chaumière, j’aurais vu les ravages du feu etc. » Les rapports entre négation et contrefactuel ont bien été soulignés, notamment, par R. Martin (Langage et croyance…, p. 20 ; Pour une logique du sens, Paris, PUF, 1983, p. 48-49), ainsi que par G. Fauconnier (Espaces mentaux…, p 52).

33

La présence cotextuelle de ces marques de degrés est particulièrement importante pour notre propos, en ce qu’elle est caractéristique de la majorité des emplois de systèmes hypothétiques dans le Salon.

34

Dans cet exemple, les PQP du subjonctif contribuent à une désactualisation plus grande des procès dénotant ce savoir-faire, que celle opérée par le PQP modal (s’il avait su faire).

35

Ce point fera l’objet d’un approfondissement dans la partie suivante.

36

La structure qui se dégage de la séquence est la suivante : (1) un premier mouvement décrit le tableau de Briard (opérations d’ancrage, aspectualisation). Elle est suivie (2) d’un commentaire critique où le tableau est mis en relation, sur le mode hypothétique (contrefactuel), avec autre chose que lui-même : un autre peintre, un autre type de peinture. (3) Le système hypothétique est suivi d’une nouvelle séquence descriptive, mais fictionnelle (aspectualisation sous la forme d’une description d’action). C’est enfin (4) un commentaire prescriptif qui conclut l’ensemble, en confirmant implicitement les lacunes relevées, et le jugement négatif porté sur le tableau et sur le peintre. L’extrait (20) regroupe les mouvements 2 et 3.

37

Cf. « Enfin, mon ami, il y a d’un monsieur Briard un Passage des âmes du purgatoire au Ciel. Ce peintre a relégué son purgatoire dans un coin de son tableau. Il ne s’en échappe que quelques figures perdues sur une toile d’une étendue immense, rari nantes in gurgite vasto. » [158]. Nous passons sur la désignation du peintre comme l’absence de caractérisation initiale du tableau, pour souligner la « relégation », première marque d’un décalage entre le sujet du tableau, indiqué par le titre, et sa réalisation effective : le sujet n’occupe qu’un « coin » du tableau. Cette caractérisation négative ne trouve renforcée par la négation restrictive dans la phrase suivante, à laquelle s’adjoignent le signifié du déterminant indéfini quelques (orientant la quantification vers le moins), et celui de l’adjectif rari (sans oublier le rapport d’opposition entre les sèmes /immensité/ et /rareté/).

38

Paraphrasable par « si on avait voulu se tirer d’un tel sujet ».

39

La séquence descriptive, essentiellement constituée de ce passage fictionnel, se clôt sur un commentaire prescriptif : « Avant que de prendre son pinceau, il faut avoir frissonné vingt fois de son sujet ; avoir perdu le sommeil ; s’être levé pendant la nuit, et couru en chemise et pied nu jeter sur le papier ses esquisses, à la lueur d’une lampe de nuit. » [160]. Là encore, la critique implicite formulée pour le peintre se laisse aisément traduire au vu des présupposés portés par les séquences de l’impersonnel modal il faut, dont l’aspect accompli signifie bien le décalage avec la réalité du peintre : celui-ci n’a pas frissonné vingt fois, etc., quand le critique, en refaisant le tableau à partir de sa conception du sujet, s’est appliqué à rendre l’émotion que ce sujet porte en lui intrinsèquement. Si donc la fiction sert à émouvoir, elle sert aussi à montrer la capacité émouvante portée par le sujet lui-même. Dès lors, un tableau devant lequel on ne perçoit pas d’émotion (celle du sujet, ni celle du peintre), est un tableau manqué.

40

Ce faisant, la description imaginaire s’inscrit dans la continuité logique de sa relecture des vers d’Homère dont le sujet du tableau est tiré : « J’ai relu à l’occasion du tableau de Doyen cet endroit du poète. Ah, mon ami, il y a là soixante vers à décourager l’homme le mieux appelé à la poésie. C’est un enchaînement de situations terribles et délicates, et toujours la couleur et l’harmonie qui conviennent. » [152].

41

L’emploi du pronom indéfini permet de fait au critique, peintre imaginaire, de s’inclure lui-même parmi les spectateurs possibles du tableau imaginé : on aurait vu (2 occurrences), on n’aurait vu que, comme vous le voyez. Catherine Détrie a bien montré la valeur de ces formules où on fonctionne comme un « embrayeur de point de vue, posant l’existence d’un sujet, tout en présentant à l’énonciataire l’espace fictif posé comme fiable, puisque vu », « Du spectateur à l’énonciateur : voici, voilà, voir dans Le Spectateur français de Marivaux », L’Information grammaticale, n° 91, oct. 2001, p. 29-33.

42

Ce qui n’empêche que son jugement du tableau de Doyen soit positif, du fait qu’il répond entre autres critères, à celui de l’« effet » provoqué sur le spectateur : « Quoi qu’il en soit, le tableau de M. Doyen produit un grand effet » [ibid.]. Sur ce point, cf. note 36 supra.

43

Sur ce point, voir B. Vouilloux, La peinture dans le texte…, p. 48 : « La mimèsis, c’est, en l’occurrence, sous la forme que très tôt la rhétorique confère au parallèle des deux arts, l’analogie du tableau et de la description : l’imitation du réel par l’un et par l’autre comme l’imitation de l’un par l’autre. Les effets de ce concept, les modulations qu’il reçoit du travail des figures et de la discipline qui en traite en déterminent en profondeur la rhétorique dans son projet, dans son histoire et jusque dans son déclin. La description apparaît, à ce titre, comme la pierre d’angle de l’édifice. »

44

Les objectifs limités du présent travail rendent ces remarques nécessairement incomplètes, la question de la norme esthétique des Salons ne pouvant à l’évidence être circonscrite, fût-ce dans le cadre d’une étude plus développée, par la seule approche linguistique et stylistique. Nous ne l’évoquons donc que pour éclairer notre propos, et notamment les valeurs des formes en –rais qui nous occupent dans la présente section.

45

Sur ce point, cf. P.-P. Haillet, Le conditionnel en français : une approche polyphonique…, p. 13-14, 31-35 et 54-58.

46

Sur les problèmes posés par la paraphrase des formes en –rais modifiées par des marqueurs de degré, voir P.-P. Haillet, Le conditionnel en français : une approche polyphonique…, p. 62 : « Les causes de la bizarrerie de ces paraphrases sont à rechercher dans la nature même de l’opération de comparaison. Globalement, l’emploi de marqueurs de ce type implique une relation entre deux termes, le second – l’étalon – étant bien souvent implicite. En corrélation avec l’emploi du conditionnel d’hypothèse, l’étalon correspond ici à ce qui est – ou a été – le cas […]. D’où le caractère pour le moins “curieux” des gloses où […] la réalité du locuteur devient le premier terme de la relation de comparaison et se trouve du coup mise en rapport avec… elle-même. »

47

Et aussi par l’expression anaphorique finale « ces faux accessoires ».

48

La description du tableau réel est en effet limitée : « Qu’est-ce que ce Paris ? Est-ce un pâtre ? est-ce un galant ? Donne-t-il, refuse-t-il la pomme ? Le moment est mal choisi. Paris a jugé. Déjà une des déesses perdue dans les nues est hors de la scène ; l’autre retirée dans un coin est en mauvaise humeur. Venus est à son triomphe, et oublie ce qui se passe à côté d’elle. Paris n’y pense pas davantage. » [124]. Nous complétons l’examen de la description fictionnelle infra, exemple (41).

49

D’autres procédés, dans le Salon de 1761, rendent compte de la même démarche critique. Voir, notamment, à propos de la Première offrande à l’Amour de Vanloo : « On ne sait ce que c’est. Il faut convenir que rendre l’idée […] n’était pas chose facile. Falconet ou Boucher s’en serait peut-être tiré » [118]. Voir aussi : « J’ai bien un autre petit chagrin. C’est que son action est équivoque. Et qu’on ne sait s’il suspend ou s’il détache. » [161] ; « Mais tous ces objets me paraissent peints d’une touche trop douce et trop uniforme. On ne sait si les rochers sont de la vapeur ou de la pierre couverte de mousse. » [116]. Voir encore : «  Autre défaut. Cette sœur aînée, est-ce une sœur, ou une servante ? » [169]. Et cf. note 45.

50

Cf. B. Vouilloux, La peinture dans le texte…, p. 81 : « En écrivant que le tableau représente Mars […] ou les Grâces […], le salonnier a pratiquement la possibilité de faire l’économie d’une description, ou du moins de s’y montrer économe : celui-ci, en tout état de cause, ne saurait s’écarter de manière significative de son référent, c’est-à-dire, en fin de compte, du modèle pictural fixé par la tradition dont le tableau qui en propose en avatar n’a pas licence de trop s’éloigner, dans une mesure véritablement significative. Il en résulte, du point de vue du destinataire de la description, l’effet suivant : la nomination, en rendant prévisibles les principaux traits distinctifs du personnage référentiel, limite considérablement les expectatives du lecteur et […] lui fait accomplir une part du travail dont le produit n’est autre que la représentation mentale du tableau. »

51

« À gauche de celui qui regarde, la Paix qui descend du ciel et qui présente au monarque une branche d’olivier qu’il reçoit et qu’il remet à la femme symbolique de la ville de Paris » [ibid.].

52

Sur l’idée que la modalité épistémique (modalité subjective) se construit sur de l’aléthique (modalité objective), voir P. Laurendeau, « Modalité, opération de modalisation, et mode médiatif »

53

Les emplois du modal croire au COND dans le Salon de 1761 confirment les analyses qui précèdent, confirmation dont nous ne pouvons rendre compte faute de place.

54

Cf. l’incipit du Salon de 1763 (p. 181) : « Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous, mon ami, ce qu’il faudrait avoir ? Toutes les sortes de goût, un cœur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d’une infinité d’enthousiasmes différents, une variété de style qui répondît à la variété des pinceaux ; pouvoir être grand ou volupteux avec Deshays, simple et vrai avec Chardin […], produire toutes les illusions possibles avec Vernet. Et dites-moi où est ce Vertumne-là ? Il faudrait aller jusque sur les bords du lac Leman pour le trouver peut-être ».

55

Ex. « J’aimerais que tu sois venu ; je pourrais (maintenant) te demander ce que tu as pensé de cette soirée, etc. Mais tu n’es pas venu. » Ce n’est pas ici la conséquence, c’est-à-dire le prédicat de l’apodose (« je pourrais te demander »), qui n’est plus réalisable au moment de l’énonciation : je peux toujours te demander ce que tu as pensé de cette soirée. Mais c’est la certitude de son échec pratique qui oriente la lecture vers un irréel du présent (« me dire ce que tu as pensé » n’est plus réalisable). En d’autres termes, on a bien ici une modalité volitive puisque aimerais exprime « une aspiration présente », non pas certes « pour ce qui sera » (P. Laurendeau, « Modalité, opération de modalisation, et mode médiatif »…), mais pour ce qui aurait pu être (même si cela n’a pas été), cette possibilité ne dépendant (malheureusement) pas du locuteur.

56

Sur ce point, cf. J.-P. Confais, Temps, mode, aspect…, p. 420 (épigraphe de la présente étude) : « C’est la dimension de l’engagement subjectif du locuteur et de l’orientation vers l’agir […] qui domine largement les emplois du COND, y compris les emplois hypothétiques  : faire une hypothèse au COND ne consiste pas à imaginer purement et simplement p, mais à imaginer p parce qu’il y a une certaine pertinence à imaginer p maintenant. Jamais le COND ne sert exclusivement à poser un contenu comme “purement pensé” ».

57

Sur ce point, cf. P. Laurendeau, « Modalité, opération de modalisation, et mode médiatif »… : « Le déontique tend vers l’achronie (je dois et je devrais tendent à se rejoindre. J’aurais dû ne vaut plus comme une modalité déontique mais comme un fait, et comme jugement appréciatif sur le non-réalisé). »

58

Cf. J.-P. Confais, Temps, mode, aspect…, p. 418  : « […] le COND insiste à la fois sur le “non vérifiable”, qui se réalise en liaison avec l’IMP par l’interprétation [-factuel], et sur la légitimité de dire maintenant p  : il y a des conséquences de p dans la situation ».

59

Situation bel et bien évoquée par Diderot dans le Salon de 1761, comme nous l’avons vu supra, avec l’exemple (19).

60

Dès lors, le choix de la paraphrase correspond à deux lectures distinctes : avec le COND simple, la modalité est bien déontique ; avec le COND composé, la modalité est appréciative, puisque portant sur du non-réalisé.

61

Dans la paraphrase C’était des démons qu’il faudrait faire, le COND a bien une lecture possible, mais ne correspondant pas à la valeur de l’énoncé d’origine, c’est la lecture temporelle, comme l’indique la paraphrase avec aller + INF : C’était des démons qu’il allait falloir faire.

62

Comparer avec « Si le ciel est gris, (j’en conclus qu’)il va pleuvoir ». Voir notamment les analyses proposées supra.

63

La séquence se poursuit, après les injonctions positives, par des injonctions négatives, prenant la forme elliptique de segments autonomes sans verbe (Point de vêtement, etc.).

64

De nouveaux prédicats (au subjonctif) sont appliqués aux même figures. D’autre part, comme souvent dans le Salon, il sont quantitativement plus nombreux que les prédicats qui construisent la description du tableau effectif (cf. description citée à la note 45).

65

Cf. P. Laurendeau, « Modalité, opération de modalisation, et mode médiatif »…