Mémoire pour diminuer le nombre des procès
Introduction par Sylvain Bloquet
Établissement des textes par Carole Dornier
Contexte de rédaction et de parution
§ 1« Quoiqu’il n’y ait rien de durable dans le monde, écrit Dufresny, on remarque néanmoins au Palais une chose éternelle, c’est le procès : certains ministres de la chicane s’appliquent à le perpétuer, et se font entre eux une religion d’entretenir l’ardeur des Plaideurs »1 . Dès le début du XVIIIe siècle, cette critique de la justice se nourrit d’une conjonction d’arguments structurels empruntant autant à la multiplicité des juridictions, à la lenteur et au coût des procès qu’à la versatilité des décisions des juges. Pour reprendre Christian Chêne, la science des arrêts peut alors constituer, pour certains contemporains du XVIIIe siècle, « une science fort douteuse » notamment en raison de la grande difficulté à connaître avec exactitude puis à comprendre les motifs des décisions2 . Dans son constat du système judiciaire, l’abbé de Saint-Pierre ne s’écarte pas de cette opinion critique de ses contemporains. Au moment où il édite son Mémoire pour diminuer le nombre des procès (1725), la France a pourtant connu des évolutions juridiques majeures visant à faire progresser les domaines essentiels que constituent la législation royale et l’enseignement du droit, ainsi que les nombreux efforts de simplification développés par la doctrine juridique.
§ 2Au sein de ce premier thème portant sur la législation royale, l’« Ordonnance sur la réformation de la justice civile » d’avril 1667, tout en constituant l’une des codifications majeures sous le règne de Louis XIV, sert de modèle au projet de réforme de l’abbé de Saint-Pierre. L’objet de cette ordonnance est de rendre la justice plus promptement en simplifiant les styles des différentes juridictions royales et, dans ce sens, elle apparaît comme un véritable code de procédure civile. Cette unification des formes de procédure participe à la mission royale, dont la justice représente la première dette de la souveraineté. Le redressement de l’autorité royale se lie ainsi intimement au renouveau d’une administration judiciaire qui se place dans le prolongement de l’idée selon laquelle le monarque, grand débiteur de justice, doit assurer la dispensatio legum. Non seulement il s’agit pour lui d’appliquer et de défendre les lois qu’il élabore mais, plus généralement, il a encore pour mission de rendre à chacun son dû (suum cuique tribuere) dans la continuité des enseignements des jurisconsultes romains et des légistes du bas Moyen-Âge3 . Cette mission sacerdotale du roi n’est pas étrangère à l’abbé de Saint-Pierre qui insiste, dès l’Épître adressée au souverain, qui ouvre son Mémoire, sur la nécessité pour celui-ci de préserver non seulement la tranquillité entre les États, mais aussi et surtout « de diminuer très considérablement entre les familles […] le nombre prodigieux de procès, qui font des espèces de guerres entre les Citoyens » (Procès, § 2). Il vante encore ce devoir de justice qui conduirait à faire du roi, selon lui, un véritable « pacificateur » pour la postérité (Procès, § 10). À ce titre, son Mémoire pour diminuer le nombre des procès se place, à l’égard des simples particuliers, dans une logique comparable à celle de son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713). Il évoque d’ailleurs identiquement dans ce dernier projet la volonté de faire progresser la législation afin d’assurer une concorde durable (Paix 1, § 299). Mais, en ce qui concerne le droit interne français, l’essor des ordonnances royales, qui sembleraient pouvoir assurer une meilleure justice entre les hommes, doit faire face en pratique à de nombreuses résistances. Celles-ci reposent sur une conjonction d’explications touchant à la volonté de conservation des privilèges et des franchises, à la persistance des coutumes locales, voire, plus simplement, à une interprétation de la législation royale conforme à la tradition juridique locale.
§ 3Un second élément majeur qui participe au renouvellement de la science juridique, dont Castel de Saint-Pierre est le témoin, repose sur la réforme des études du droit de la fin du XVIIe siècle. En instituant un enseignement du « droit français » dans les facultés de droit, l’édit de Saint-Germain-en-Laye d’avril 1679 favorise ainsi le renouveau d’une science juridique s’émancipant désormais des sources purement latines. De la même manière, cette exigence du développement d’un droit spécifiquement français conduit à faire progresser l’idée d’unification juridique4 . Elle s’exprime dans l’ouvrage de l’abbé de Saint-Pierre par sa définition du « droit français », qu’il présente comme une forme de syncrétisme des sources juridiques alors contemporaines5 . Cela revient, en quelque sorte, à évoquer l’effort synthétique des professeurs royaux de cette discipline, dont les manuscrits témoignent de la volonté de résumer la substance de la science juridique en quelques centaines de pages6 . Ces professeurs préfigurent sans aucun doute les efforts continus de synthèse du droit, qui conduiront aux codifications du début du XIXe siècle.
§ 4Le contexte juridique dans lequel l’abbé de Saint-Pierre compose son Mémoire est aussi marqué par les tentatives de simplification du droit de jurisconsultes apparaissant comme des précurseurs du Code civil des Français (1804). Depuis au moins les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, une aspiration à l’unification du droit s’est non seulement développée chez des praticiens « confrontés presque quotidiennement à des affaires de conflits de coutumes », mais également parmi les plus illustres représentants de la doctrine7 . Au titre des plus illustres, avec ses Lois civiles dans leur ordre naturel (1689), Jean Domat (1625-1696) entreprend une mise en ordre déterminante des lois afin de combler les défaillances de la justice. Cette œuvre majeure, qui influencera les rédacteurs du Code de 1804, ne repose pas sur un simple classement méthodique des règles de droit les plus usuelles. Elle vise encore à les ordonner rationnellement dans une approche systémique afin de découvrir, pour chaque matière, les principes premiers du droit. Sans évoquer spécifiquement l’ami de Pascal, l’abbé de Saint-Pierre développe son œuvre réformatrice en revendiquant le modèle que constituent les écrits de Guillaume de Lamoignon (1617-1677), qui a été associé aux travaux du Conseil de réformation de la justice pour la préparation des ordonnances civile (1667) et criminelle (1670)8 .
Sources et modèles
§ 5La correspondance de l’abbé de Saint-Pierre avec Johann Peter von Ludewig (1668-1743), chancelier de l’Université de Halle, atteste que son Mémoire est rédigé dès le 5 septembre 1723. Sollicitant ainsi les avis et critiques de ce conseiller d’État du roi de Prusse, il voit aussi dans cet échange le moyen de diffuser ses projets en Europe9 . Il procède de même en France à l’égard du conseiller d’État Barbier de St Mars, qui lui adresse une série de remarques sur la Compagnie perpétuelle de législation et sur la Commission de l’écriture, et de Desfontaines, alors directeur du Journal des Savants10 . Parmi ses nombreuses remarques, ce dernier signale le danger de voir disparaître l’éloquence du barreau dans l’hypothèse d’un tarissement de la plus grande partie des procès, bien qu’il considère en réalité que les nouvelles lois seront elles-mêmes irrémédiablement sujettes à de nouvelles controverses et litiges judiciaires.
§ 6L’abbé de Saint-Pierre indique également avoir entrepris la rédaction de son Mémoire pour diminuer le nombre des procès (1725) sous la bienveillance de « plusieurs magistrats et [de] plusieurs jurisconsultes très éclairés et très expérimentés », qu’il ne mentionne pas explicitement (Procès, § 15). C’est dans ces conditions que Charles Vergé soutient en 1859, que Castel de Saint-Pierre ne faisait de toute façon que « redire ce qui avait été pensé et dit avant lui », tant l’idée d’une simplification de la législation française était loin d’être véritablement originale au XVIIIe siècle11 . L’abbé se défendait d’ailleurs lui-même d’avoir développé des considérations totalement novatrices (Procès, § 15). Ses références ne dérogent ainsi en rien au classicisme des modèles évoqués depuis l’Antiquité. Parmi ceux-ci, il n’est pas étonnant de retrouver dès l’Épitre au roi, le patronage de Justinien, en ce que l’empereur romain avait eu recours à une commission d’illustres jurisconsultes afin de recueillir les règles de droit dans un corpus complet. Si les sources précises de Castel de Saint-Pierre sont ensuite pour le moins éclectiques, sinon imprécises, plusieurs références attestent toutefois de sa connaissance de certaines œuvres juridiques majeures contemporaines.
§ 7Le Mémoire pour diminuer le nombre des procès évoque ainsi à de nombreuses reprises les dispositions de la Coutume de Paris annotées par la doctrine, ainsi que le modèle que constitue le Recueil des Arrêtés (1702) de Lamoignon (1617-1677). La rédaction de cet ouvrage collectif, publié plusieurs décennies après la mort du Premier Président du Parlement de Paris, commença avant 1669 par une commission de jurisconsultes, dans laquelle Barthélemy Auzanet (1591-1673) et Bonaventure de Fourcroy (1610-1691) ont joué un rôle actif12 . L’abbé de Saint-Pierre se montre attentif à ces travaux de Lamoignon, qui semble préfigurer, ne serait-ce qu’au regard de son plan tripartite et du style de ses 1 719 articles, le futur Code civil (2 281 articles). Sur ce point formel, il n’est pas inutile de souligner que l’abbé de Saint-Pierre estime que les sources des procès pourraient être annihilées par une législation composée précisément de 1 700 articles de lois13 . Une autre illustration de cette influence doctrinale repose sur l’idée de perfectionnement de la Coutume de Paris développée par Lamoignon, qui estimait possible de rendre les lois uniformes sur au moins vingt-quatre matières composant l’essence du droit (Procès, § 34). Il s’agit précisément, selon l’abbé de Saint-Pierre, du nombre d’ordonnances nécessaires à la réforme du droit français14 .
§ 8Mis à part les œuvres de Lamoignon et Auzanet, les références doctrinales du Mémoire pour réduire le nombre des procès illustrent aussi une connaissance des enjeux de la jurisprudence des arrêts et des règles coutumières de Normandie, région dont il est originaire. Parmi l’éclectisme de ces sources, on peut citer Josias Bérault (1563-1633), l’un des premiers grands commentateurs de la Coutume de Normandie, Louis de Froland (1656-1746), avocat au Parlement de Rouen et auteur d’une demi-douzaine d’ouvrages sur le droit normand, ainsi qu’Eusèbe-Jacob de Laurière (1659-1728), un pionnier faisant de l’histoire du droit une source essentielle de compréhension du processus d’unification du droit français15 . Pour les plus illustres, l’abbé de Saint-Pierre cite Barthélémy-Joseph Bretonnier (1656-1727), qui associait le droit romain au droit commun de la France, ainsi que Henri Basnage (1615-1695)16 . Ce classicisme des références juridiques, parmi lesquelles on compte également le processus de rédaction des coutumes entamé au XVe siècle, est associé à un renouvellement de la méthode suggérée par Castel de Saint-Pierre. En cela, sa démarche ne peut être comparée à nulle autre en raison de l’exploitation d’une approche spéculative dans la réformation du droit.
Une approche spéculative dans l’unification du droit français
§ 9Le Mémoire pour diminuer le nombre des procès (1725) affiche un double objet. Il s’agit d’abord de rappeler combien la déficience du système juridique est à la source de la lenteur et de la complexité des procès, puis de présenter les moyens de remédier à ces lacunes. L’ouvrage se divise, dans cette vue, en deux parties complémentaires. Reprenant un lieu commun de la pensée juridique moderne, la première commence par rappeler « l’utilité des lois et des juges » (Procès, § 40) et préfigure, à cette occasion, l’idée d’un légicentrisme dont l’objet est d’endiguer toute possibilité d’autonomie des magistrats. Par le biais d’un développement continu de la législation, le projet de l’abbé de Saint-Pierre escompte ainsi que les nouvelles dispositions adoptées « ne laissent à régler aux juges que ce qu’il est impossible de régler par les articles de la loi, ce qui consisterait presque uniquement dans la vérification des faits allégués par les parties » (Procès, § 55). Une telle forme de syllogisme judiciaire ne sera pas démentie par le célèbre traité Des délits et des peines (1764) du criminaliste Beccaria, faisant de l’application littérale des lois pénales la garantie de la sûreté individuelle17 . En ce qui le concerne, et dans le prolongement des jusnaturalistes, Castel de Saint-Pierre associe le respect général des lois, sans distinguer la matière concernée, à la garantie essentielle de la propriété individuelle18 .
§ 10Mais ce légalisme exacerbé, qui se développera bien plus tard dans la pensée des auteurs, présente l’originalité chez l’abbé de Saint-Pierre de se conjuguer avec une approche utilitariste qui s’est développée en France dès le XVIIe siècle, prolongé par Helvétius, qui lui-même influencera Bentham19 . Cette philosophie de l’utile s’exprime dans la méthode de Castel de Saint-Pierre visant à conjecturer un double gain financier que provoquerait sa réforme du système judiciaire. Une diminution du nombre de procès permettrait d’abord de faire épargner au roi, ainsi qu’à ses sujets, des moyens financiers considérables qui pourraient être plus utilement exploités au profit du commerce et de la prospérité nationale. Une diminution des litiges entre les particuliers entraînerait ensuite une baisse significative du « nombre des juges, des avocats, des greffiers, des procureurs, des huissiers ou sergents » (Procès, § 149-150). En prétendant désormais pouvoir s’affranchir d’une dizaine d’hommes dans chacune des juridictions du royaume, l’abbé soutient que ceux-ci, « au lieu de songer à devenir officiers de justice chercheraient dans les arts, dans les sciences, dans le commerce, une occupation plus profitable pour eux et pour l’État que celle de la Justice » (Procès, § 149-150)20 .
§ 11D’une approche prospective, la seconde partie du Mémoire développe les « moyens pour perfectionner l’Académie du droit français » (Procès, § 244), qui s’orientent vers la réforme des juridictions et des formes de procédure (Procès, § 64). En cela, elle présente une orientation plus processuelle que substantielle. Parmi les nombreuses réformes suggérées, on compte ainsi l’idée d’établir un seul degré de juridiction, une redéfinition du ressort de compétence des Cours, des modalités de délibération des juges, ou encore des solutions pour diminuer l’inconvénient de la vénalité des offices. À cette occasion, l’abbé propose classiquement de diminuer les procès en limitant les voies de recours considérées comme abusives. L’idée est plus exactement d’empêcher les recours indus en cassation en exigeant que les requêtes soient « signée de deux anciens avocats du Conseil » en supplément de celui qui a dressé la requête (Procès, § 338).
§ 12Pour mener à bien son projet, et afin de parer aux objections les plus usuelles de ses contemporains, l’abbé de Saint-Pierre propose également dans son Mémoire un système d’objections et de réponses exposées à la suite de ses propositions de réforme. Ces nouveaux développements n’apparaissent alors que comme des motifs complémentaires présentés afin d’emporter la conviction du lecteur sur l’utilité de ses solutions.
§ 13Utilitariste, réformateur, l’abbé de Saint-Pierre se fait aussi législateur lorsqu’il compose des propositions de règlements ou d’édits pouvant facilement, selon lui, être adoptés par le souverain. Il se veut également pragmatique en livrant un « projet de règlement » visant à rendre les actes publics faciles à lire, afin que leurs décisions soient mieux perçues par leurs destinataires. Son originalité repose sur la sanction pouvant être administrée aux clercs ou aux copistes publics, lorsque ces derniers n’auraient pas « suffisamment bien écrit une copie signifiée, un acte ou autre expédition ». Un commissaire de l’écriture serait alors en charge d’assurer une discipline en la matière dans l’étendue de sa juridiction et, le cas échéant, pourrait délivrer d’éventuelles amendes à ses contrevenants (Procès, § 433). Enfin, non sans un certain paradoxe, Castel de Saint-Pierre livre aussi un premier essai d’édit portant sur la liberté de substituer, alors qu’il considérait pourtant que cette matière serait la dernière à être réformée en droit français. Ce projet sera ensuite repris par des publications de 1727 et 173321 . Quelques années plus tard, le chancelier d’Aguesseau confirmera autant la nécessité que la faisabilité de l’unification de cette matière, à travers l’adoption de son ordonnance sur les substitutions (1747).
§ 14Mais au-delà des réformes et propositions parfois ponctuelles, deux spécificités de l’œuvre de l’abbé, de nature respectivement méthodologique et téléologique, en assurent toute la singularité par rapport aux projets de réforme dont il est le contemporain. Il envisage ainsi d’abord la réforme du système juridique par le biais d’un procédé mathématique novateur, puis il soutient une uniformisation des règles de droit.
L’exploitation des mathématiques au profit d’une réforme juridique
§ 15Dans une première vue, son Mémoire apparaît résolument novateur en raison d’une mise en application, au profit de la science juridique, de la méthode des calculs du chevalier Petty et de celle du maréchal de Vauban, dont Saint-Pierre s’inspire dans d’autres projets22 . Si la méthode apparaît déjà en elle-même innovante, Castel de Saint-Pierre présente encore l’originalité de l’avoir appliquée aux travaux des jurisconsultes les plus classiques. Son constat repose préalablement sur un dénombrement, par le biais de conjectures, du nombre de litiges dans l’ensemble des juridictions françaises. En prenant l’exemple de la seule matière des prescriptions dans la région normande, il soutient que deux mille procès par an dérivent immédiatement de l’insuffisance des lois. En projetant ce nombre à l’ensemble du territoire du royaume et à la totalité des matières juridiques, l’abbé estime que plusieurs lois adoptées en supplément permettraient d’éviter entre 320 000 et 365 000 procès en France23 . Concrètement, en s’appuyant sur les travaux de Lamoignon et d’Auzanet sur la Coutume de Paris24 , le nombre de lois nécessaires afin de régler ces litiges se trouve multiplié par quatre, soit un total d’environ 1 700 dispositions pour assurer une forme de complétude de la législation. En elle-même, une telle méthode repose sur le postulat selon lequel la résolution des conflits résulte simplement et suffisamment d’une application mécanique et syllogistique des lois. Elle méconnaît la réalité d’un conflit politique et idéologique opposant depuis plusieurs décennies le roi et ses parlements, et qui ne cessera de croître tout au long du XVIIIe siècle. Ce conflit est favorisé, en partie, par la vénalité des offices et il trouve l’une de ses justifications dans la défense des privilèges, que les parlementaires revendiquent de préserver. En conséquence, les magistrats sont conduits à contester l’idée d’un exclusivisme normatif auquel le souverain aurait prétendu.
§ 16Pour autant, dans la logique de la pensée de l’abbé de Saint-Pierre visant à établir mécaniquement un nombre de lois égal aux cas litigieux les plus fréquents, il apparaît nécessaire d’établir une compagnie perpétuelle pour assurer l’adéquation des règles de droit à l’évolution sociétale. Cette institution particulière est d’ailleurs explicitement mentionnée en sous-titre de son Mémoire25 . Elle naît d’un constat historique selon laquelle les plus illustres législateurs, en se privant de recourir à une telle compagnie, virent leurs œuvres législatives rapidement tomber en obsolescence. De la même manière que Justinien n’avait établi qu’une « compagnie passagère » (Procès, § 7), c’est-à-dire une commission ponctuelle de compilation du droit dissoute après son entreprise, les efforts français de simplification du droit les plus récents n’étaient pas non plus parvenus à inscrire leurs offices dans la pérennité. Ainsi, la création de cette Compagnie perpétuelle du droit lui est sans doute suggérée par l’expérience de la rédaction des coutumes en France et la nécessité ponctuelle d’effectuer leur réformation. Si l’ordonnance de Montils-les-Tours (1454) avait officialisé ce processus de rédaction, la Coutume de Paris, rédigée en 1510 et réformée en 1580, prouve selon l’abbé l’impossibilité d’une perpétuité de ces règles de droit sans une institution particulière chargée d’assurer leur concordance avec la société. Ainsi l’erreur historique majeure a encore été de se priver des connaissances acquises par l’expérience de la pratique (Procès, § 87). De la même manière, Castel de Saint-Pierre considère que depuis plus d’un demi-siècle d’application de l’Ordonnance de 1667, il y a déjà « plusieurs articles à ajouter, plusieurs autres à supprimer, plusieurs à mieux exprimer » (Procès, § 113). Pour pallier ces difficultés, la solution résiderait ainsi dans l’établissement de cette compagnie chargée, tous les dix ans, de « recueillir perpétuellement les observations des juges et des jurisconsultes les plus éclairés » pour modifier constamment le droit sur chacune des matières juridiques (Procès, § 8).
Une volonté d’uniformisation des règles de droit
§ 17Le début du XVIIIe siècle prolonge avec éclats cette volonté de simplification des règles de droit. Sous la plume du chancelier d’Aguesseau, elle prend progressivement la forme de plusieurs ordonnances prises avec la concertation des praticiens et magistrats. Ces ordonnances visent moins à réformer et à changer le droit existant qu’à consacrer, par des dispositions légales, des préceptes conformes à la tradition juridique. En revanche, adoptant un projet révolutionnaire, l’abbé de Saint-Pierre associe l’idée d’unification des différentes règles de droit à une ferme volonté de les uniformiser, en désirant une forme d’égalité de leurs dispositions et de leur application. C’est ainsi dans un second temps qu’il s’intéresse à la substance même de la science juridique, lorsqu’il développe les qualités nécessaires des lois. Celles-ci doivent désormais être « constantes pour tous les temps », autant qu’elles doivent être « égales pour tous les citoyens de professions, de fortunes et de places différentes » (Procès, § 48). Préfigurant une opinion que ne démentiront pas les rédacteurs du Code civil, l’abbé de Saint-Pierre écrit afin de défendre l’idée d’une législation commune et égale pour les Français : « Les Normands, les Bretons, les Gascons, les Provençaux, ne sont-ils pas présentement et depuis plusieurs siècles également Français ? Ne sont-ils pas présentement une même nation ? »26 . La réforme la plus symbolique serait une généralisation du principe d’un partage successoral égal dans les familles, qui contrevenait à de nombreuses solutions observées dans le royaume27 . L’isonomie peut pourtant difficilement convenir à une société tripartite marquée par les privilèges considérés comme autant de statuts dérogatoires protégés par les parlements et fractionnée par un provincialisme juridique pluriséculaire28 . La même réserve peut être portée à l’égard de l’idée de l’abbé de Saint-Pierre visant à réduire, sinon anéantir, les classifications et catégories juridiques auxquelles étaient largement acquis les praticiens du droit. Il n’est alors pas étonnant d’observer que le chancelier d’Aguesseau, ayant étudié ce mémoire29 , a émis des doutes sur sa faisabilité, sinon sur son opportunité, compte tenu de la rupture sociétale que celui-ci eût induite. En aucune manière, le chancelier d’Aguesseau ne semble ainsi vouloir souscrire à la volonté d’uniformiser le droit (Procès, § 224), telle que l’abbé de Saint-Pierre la soutient dans son Mémoire pour diminuer le nombre des procès30 .
Une forme d’anticipation des débats de la fin du XVIIIe siècle
§ 18Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, on retrouve chez les praticiens ou les philosophes une critique comparable à celle que développe bien plus tôt Castel de Saint-Pierre. Mais, de nouveau, son originalité repose moins sur un constat relativement partagé, que sur la nouveauté des correctifs proposés, repris en partie plus tard par les auteurs. À ce titre, le but poursuivi, puis la méthode choisie pour atteindre cet objectif, peuvent être respectivement envisagés. Pour ce premier point, en soutenant l’idée d’accompagner la réforme de la législation par la nécessité d’uniformiser le droit, l’abbé de Saint-Pierre semble développer un projet politique pouvant être rapproché de celui de la fin du siècle. Sous l’Ancien Régime, les ordres, corps et communautés participaient à l’essence d’une monarchie garantissant des privilèges souvent pluriséculaires. Après le célèbre article sur l’« égalité naturelle » du chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie31 , il faut attendre les événements révolutionnaires pour assister à la fin de l’unité organique et de la conception corporatiste de la société, qui ouvre désormais la voie à une uniformisation incontestable du droit. Non sans un certain réalisme, l’abbé de Saint-Pierre avait écrit en 1725 que l’uniformisation du droit ne pouvait intervenir avant cent ou deux cents ans, c’est-à-dire après le temps nécessaire afin de vaincre les nombreuses forces de résistance à l’unité (Procès, § 252).
§ 19Concernant la méthodologie, plusieurs domaines spécifiques du Mémoire trouvent aussi une forme de résonance dans les travaux doctrinaux postérieurs, sinon dans des procédés techniques employés par les législateurs. Comme l’a souligné Jean-Claude Perrot, après l’essor de la pensée des Physiocrates, le retour au calcul économique et social amène à une réévaluation des projets de l’auteur dans les années 1770, en particulier chez Condorcet qui veut recourir à la science mathématique pour faire progresser les sciences politiques et morales32 . Auteur d’un célèbre Mémoire sur le calcul des probabilités (1781-1784), Condorcet a eu l’occasion d’exploiter l’arithmétique politique afin d’étudier et de quantifier quelques phénomènes sociaux33 . Enfin, et plus récemment, l’idée de codification à droit constant, pouvant être rapprochée de la Compagnie perpétuelle de législation, puis la publication des motifs des lois, ou encore l’exigence de clarté des règles de droit participent également à la légistique moderne, considérée de nos jours comme l’art de la rédaction des textes normatifs.
Note sur l’établissement du texte
Le Mémoire pour diminuer le nombre des procès, achevé à l’automne 1723, avait obtenu une approbation à la suite du visa délivré le 6 juillet 1724 par le censeur Louis-Silvestre de Sacy34 . Selon une note autographe, l’ouvrage avait été adressé au duc de Bourbon en 1725 qui l’aurait transmis au garde des Sceaux, le chancelier d’Aguesseau, qui fit un extrait de l’ouvrage et le commenta de façon critique35 .
Manuscrits
Observations sur les substitutions, Archives départementales du Calvados, 38 F 43 (ancienne liasse 4), p. 1-10.
En haut à gauche de la page 1, autographe : « Il y a un autre mémoire beaucoup plus court et sur un autre plan ». Texte du Mémoire pour obtenir le droit de substituer publié en 1733. Contenu : Projet des articles de l’Édit (p. 1-2) ; Motifs de l’Édit (p. 3) ; 3 objections et réponses (p. 6-10). Avec corrections et additions autographes. Cette pièce est suivie de deux modèles de lettres patentes visant à déroger aux coutumes prohibant les substitutions, avec l’exposé pour l’un d’eux du cas de Bon-Hervé Castel, marquis de Saint-Pierre, neveu de l’abbé et fils de son frère aîné.
Substitutions, BPU Neuchâtel, ms. R245, p. 1-9 [10-18].
Mise au net de la version abrégée et révisée pour l’édition de 1737, avec trois copies de l’Objection 2 et de sa réponse. Contenu : introduction se référant à l’Ordonnance d’août 1735 p. [1-2] ; Mémoire sur la liberté de substituer, dont Objection et réponse, Avertissement, Objection 2 et réponse, p. 1-9 ; suivent deux copies non paginées de l’Objection 2 et de sa réponse [10-18].
Imprimés
Mémoire pour diminuer le nombre des procès, Paris, Cavelier fils, 1725, in-12, 420 p. (A).
Seule version connue complète du Mémoire pour diminuer le nombre des procès. Contenu : Préface, Première partie (« Utilité des lois et des juges, avec 3 Observations, 12 Objections et réponses) ; Deuxième partie « Moyens pour perfectionner le droit français », avec 13 moyens (le treizième correspond à ce qui deviendra Mémoire pour obtenir le droit de substituer) ; 16 Observations sur le droit des gens et sur le droit public germanique.
Liberté de substituer, pour conserver les biens dans les familles nobles, Paris, G. Cavelier, 1727, privilège royal du 4 juillet 1724, in-12, p. [1-3]-56 [i.e. 57]-[58-60] (B).
Exemplaire : Paris, BNF, Z-Fontanieu-338(5). Édition séparée de la partie sur la liberté de substituer du Mémoire pour diminuer le nombre des procès (p. 325-388), avec quelques variantes : l’addition d’une Préface, un projet d’édit qui comporte trois articles au lieu de neuf ; seule la première objection est reproduite.
Mémoire pour obtenir le droit de substituer, in OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. II, p. 184-198 (C).
Ce texte est une version abrégée du « Treizième moyen » du Mémoire pour diminuer le nombre des procès et de son édition séparée Sur la liberté de substituer. Il comporte le texte modifié de la Préface de l’édition de 1727, le « Projet des articles de l’édit », les « Motifs de l’édit », trois Objections et leurs réponses. Les parties du Mémoire de 1725 « Uniformité à désirer dans tout le royaume », « Équité du règlement », « Intérêt des familles nobles », « Intérêt de l’État » sont en partie redistribuées dans les « Motifs de l’édit».
« Addition au chapitre des compagnies poursuivantes, à la page 294 du livre intitulé Projet pour diminuer le nombre des procès », in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1734, t. VII, « Observations concernant le ministère de l’Intérieur de l’État », Observation XXIV, p. 129-132 (D).
Ce texte est destiné à être ajouté au Mémoire pour diminuer le nombre des procès, comme Objection VIII du Neuvième Moyen pour perfectionner le droit français.
« Substitutions », in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XI, p. 91-107 (E).
Ce texte est très proche de celui de 1733 paru dans le deuxième tome des OPM. A été ajoutée une introduction se référant à l’Ordonnance d’août 1735, le texte réduit de la Préface, le « Projet de l’article », les « Motifs de cet article », deux Objections et leurs Réponses et un Avertissement. Les parties du Mémoire de 1725 « Uniformité à désirer dans tout le royaume », « Équité du règlement », « Intérêt des familles nobles », « Intérêt de l’État » ne sont pas reproduites mais des parties de leur contenu sont modifiées et redistribuées.
Le texte proposé est celui de 1725, auquel nous ajoutons l’addition de 1734 (D), une sélection des variantes de l’édition séparée Sur la liberté de substituer (B), de celles de 1733 (C) et de 1737 (E).