Réflexions sur l’Anti-Machiavel de 1740 suivies de l’Énigme politique
Introduction, établissement, présentation et annotation du texte par Carole Dornier
Introduction
Le contexte de rédaction et de publication
§ 1L’avènement au trône de Prusse du jeune Frédéric II, correspondant de Voltaire, le 6 juin 1740, laissait espérer à un public favorable aux idées des Lumières, une nouvelle politique en Europe. L’abbé de Saint-Pierre avait connu le prince auparavant et il se rendit à Berlin dès la fin du mois de juin 1740 ; il fut invité à Postdam, et prit conscience à cette occasion que ses relations avec Frédéric avaient changé1 . La parution en septembre et octobre de la même année de deux éditions concurrentes du texte du monarque connu sous le titre d’Anti-Machiavel, en faveur d’une politique fondée sur le droit et la morale, ne pouvait laisser indifférent l’auteur du Projet de paix perpétuelle. Voltaire avait pris part à cette édition et en souhaitait la parution, non seulement pour affirmer son rôle comme conseiller du monarque éclairé, mais pour engager celui-ci à mettre en œuvre ses principes2 . Âgé de quatre-vingt-deux ans, après trente années passées à promouvoir la paix en Europe et le progrès de la science du gouvernement en faveur du bonheur du plus grand nombre, l’abbé de Saint-Pierre, qui avait fréquenté le prince royal, se jugeait sans doute, dans ce rôle, aussi légitime que Voltaire, à qui il écrivait un an avant la parution de l’Anti-Machiavel, le 2 octobre 1739 :
Destinez le reste de votre vie non plus à divertir les dames d’esprit et d’autres enfants, songez à instruire les hommes, à instruire ceux qui nous instruisent et à gouverner ceux qui nous gouvernent, […] laissez là vos ouvrages de gloriole pour marcher ainsi vers le sublime de la gloire3 .§ 2
Comment n’aurait-il pas souhaité lui aussi encourager et conseiller le roi pour en faire l’ambassadeur de la paix et promouvoir ce catéchisme des princes écrit par un nouveau « Marc-Aurèle »4 ? Le 1er octobre 1740, il dîne avec Fontenelle chez Paul Heinrich Tilio van Camas, envoyé de Prusse, témoin de premier plan des projets d’édition du manuscrit de Frédéric II, qui avait été chargé en juillet 1740 de convaincre Voltaire d’en arrêter la publication5 . Les Réflexions de Saint-Pierre commentent un ouvrage intitulé Anti-Machiavel, avec la date de 1740, précision précautionneuse qui suggère que l’auteur a travaillé à partir de l’édition Paupie, préfacée par Voltaire, parue en octobre 1740 et datée de cette année. La précédente, qui était sortie en septembre 1740 à la Haye des presses de Van den Duren sous le titre d’Examen du Prince de Machiavel, avec des notes historiques et politiques, était postdatée de 1741 et avait été dénoncée par Voltaire comme non conforme au texte original6 . L’abbé situe l’avènement du roi de Prusse « quelques mois » avant le moment de la rédaction (Anti-Machiavel, § 48). Il fait allusion à l’invasion de la Silésie qui a eu lieu en décembre de la même année (§ 72). Le temps pressait pour intervenir dans la possible mise en œuvre d’une nouvelle politique conforme à ses vœux de paix, de justice et de bienfaisance. C’est donc vers la fin de l’année 1740 que Saint-Pierre a dû rédiger ses Réflexions. Elles font d’abord l’objet d’une publication séparée puis sont insérées dans le seizième tome, le dernier, de ses Ouvrages de politique et de morale, chez le même éditeur de Rotterdam, Jean-Daniel Beman. Enfin en août 1741, l’abbé de Saint-Pierre a révisé le texte du deuxième imprimé dans une version qui ne sera finalement pas publiée.
Un anti-machiavélisme convenu
§ 3Les Réflexions sur l’Anti-Machiavel de 1740 sont un commentaire sur le commentaire, celui que le futur Frédéric II de Prusse avait rédigé en 1738-1739 sur l’œuvre du Florentin et qu’il avait d’abord chargé Voltaire d’éditer, avant de se sentir trop engagé, devenu roi, à suivre les maximes de politique formulées dans l’ouvrage.
§ 4L’écrit portant sur les vingt-six chapitres du Prince de Machiavel, revu et corrigé par Voltaire, concernait un sujet qui, en 1740, n’avait rien de nouveau. L’anti-machiavélisme avait déjà une longue histoire en Europe depuis la publication de l’ouvrage du huguenot Innocent Gentillet en 1576, désignant les machiavélistes comme responsables de la Saint-Barthélémy, la condamnation de l’auteur du Prince par Jean Bodin, les critiques des représentants de la Contre-Réforme7 . L’autonomisation de la politique par rapport à la religion et à la morale, une histoire sécularisée congédiant la Providence constituaient des menaces pour un système de valeurs traditionnel faisant reposer ordre et pouvoir sur un fondement normatif. La réfutation de Frédéric comme les Réflexions de Saint-Pierre ne discutent pas les nouvelles interprétations de Machiavel portées par la pensée politique anglaise autour de la vertu civique8 mais renvoient à une représentation et à une lecture stéréotypées de l’auteur du Prince, auteur maléfique dont le nom renvoie à l’usage de la force et de la fraude pour gouverner et qui aurait fait l’apologie de la tyrannie9 . Pour le roi de Prusse comme pour son commentateur, Machiavel apparaît comme un repoussoir et un prétexte à l’exposé d’une conception du bon prince, qui doit régner selon des principes de justice. Toutefois si Frédéric II prend bien appui sur le texte du Prince pour le critiquer, chapitre par chapitre, et développer sa conception de la politique, Saint-Pierre semble se désintéresser de l’ouvrage du Florentin. Il mentionne dans sa Préface, non Le Prince mais les Discours politiques sur les décades de Tite-Live pour regretter que Machiavel n’ait pas comparé le bonheur d’un roi pacificateur et juste comme Numa à celui de « l’injuste et féroce Romulus » (§ 5). Il précise les intentions et les limites de son écrit : « Je n’ai eu d’autre dessein que de louer ce qui m’a paru louable dans cet ouvrage et d’exposer les raisons sur lesquelles l’auteur appuie son opinion, et d’ajouter quelquefois de nouvelles raisons ou de nouveaux motifs pour les faire encore plus goûter aux lecteurs » (§ 2). Ce n’est pas Machiavel qui intéresse l’abbé mais le tout nouveau roi de Prusse.
Un nouvel Henri IV au service de la paix perpétuelle
§ 5Depuis son Projet de paix perpétuelle, l’abbé de Saint-Pierre espère toujours trouver le monarque qu’il pourrait convaincre de soutenir son idée d’union européenne en faveur de la paix, un nouvel Henri IV mettant en œuvre le Grand Dessein10 . C’est ce qu’il affirme explicitement dans la correction qu’il apporte à son texte en août 1741 : « On peut […] espérer qu’il [l’arbitrage européen] se formera bientôt, particulièrement par le grand intérêt que les souverains moins puissants auront d’être conservés contre l’ambition souvent injuste des voisins plus puissants et c’est ce qu’on peut attendre de la supériorité de raison du roi de Prusse » (§ 79). Dès le commentaire du chapitre I qui portait sur la justice comme fondement de la puissance du souverain, Saint-Pierre infléchit l’argumentation du texte original vers la notion d’arbitrage, arbitrage naturel entre chefs de famille qui devrait être étendu à un arbitrage conventionnel entre souverains, idée développée dans son Projet de paix11 . Le commentaire du souverain prussien sur le chapitre X du Prince, qui soulignait comment peuvent se défendre les principautés, est un plaidoyer en faveur des alliances, des traités mais aussi des grands États modernes, seuls capables d’entretenir une force militaire sans se ruiner. Saint-Pierre n’aborde pas l’objet principal du chapitre, à savoir si les petits États peuvent se protéger seuls ou faire appel à autrui. Il réitère sa critique du système de l’équilibre des puissances, cible du Projet de paix perpétuelle, au profit de la signature d’un arbitrage permanent entre tous les États d’Europe, inspiré du modèle de la Paix publique perpétuelle de l’Empire, appuyée sur la crainte du ban (§ 86). Que ces Réflexions soient avant tout destinées à promouvoir le Projet de paix perpétuelle et l’union européenne est manifeste, alors que Saint-Pierre insère entre le commentaire du chapitre X et celui du chapitre XI « Les cinq articles fondamentaux de la diète européenne proposée par Henri quatrième » (§ 88 et suiv.)
§ 6Saint-Pierre use dans ses Réflexions d’une stratégie discursive qui relève du trope communicationnel12 . Ses louanges de Frédéric II adressées explicitement au public sont des encouragements destinés au jeune roi et un rappel implicite des engagements pris dans L’Anti-Machiavel. Préciser ce que souhaite et ambitionne le monarque, est une façon flatteuse de lui dire ce qu’il doit faire et être : « Il compte de rendre ses sujets plus heureux que ses voisins ne font les leurs, et pour cet effet, il n’a garde de suivre les exemples de ces deux ambitieux injustes [Charles XII et Alexandre] » (§ 71). Avec l’invasion de la Silésie, il devenait urgent de persuader le roi de reconnaître son erreur, de l’inviter à promouvoir la paix en feignant de reconnaître ses prétentions (§ 71-72). Prétendant se dissocier de ceux qui doutent des capacités du roi à rester philosophe à l’épreuve du pouvoir (§ 121), l’abbé termine son opuscule par les raisons qui l’engagent à confier au nouveau monarque le soin d’établir la paix en Europe, façon flatteuse de l’inviter à arrêter la guerre.
L’Anti-Machiavel et la promotion des projets de l’abbé de Saint-Pierre
§ 7Le texte du roi édité par Voltaire fournit aussi occasion à l’abbé de promouvoir ses projets de gouvernement et son système de pensée. Le chapitre II consacré aux États héréditaires part de la remarque que l’ancienneté inspire le respect pour développer une argumentation caractéristique des Modernes : l’accumulation de l’expérience et des connaissances, conservées et transmises grâce à l’impression et à la diffusion des livres, permet un perfectionnement infini. Se trouve ainsi confirmée l’utilité de mémoires politiques diffusés et perfectionnés13 . L’abbé suggère aussi au bon prince de mettre en œuvre des éléments de son plan de gouvernement, par la fondation d’une académie politique, l’institution de récompenses pour les bons projets, par le perfectionnement de l’éducation. Le chapitre sur les principautés ecclésiastiques (XI), qui était, dans le commentaire de Frédéric II, un réquisitoire contre le pouvoir des papes dont les sujets sont misérables mais que la religion dissuade de se révolter, devient l’occasion de rappeler des arguments en faveur du mariage des prêtres et contre la prolifération des biens de mainmorte (§ 106). L’auteur de l’Anti-Machiavel évoquait les différents caractères des nations qui les rendent plus ou moins faciles à gouverner (chap. IV) ; il rendait l’inconstance des Français responsable de l’aisance avec laquelle Richelieu et Mazarin avaient pu abaisser les Grands et le Parlement et instaurer un État absolu. Saint-Pierre, extrayant une citation du roi de Prusse de son contexte, défend le génie français qui promeut la nouveauté, facteur de lumières et de progrès et laisse complètement de côté la critique de l’absolutisme et de la neutralisation des pouvoirs intermédiaires. L’Anti-Machiavel parlait des républiques dégénérant en monarchies à cause de l’ambition des Grands (chap. IX), des menées des nations voisines, de la corruption et non par le libre consentement des citoyens, présupposant une égalité naturelle et le goût de la liberté. L’abbé de Saint-Pierre ne parle pas de la dégénérescence des républiques mais du déclin des monarchies, menacées par « l’imbécillité des princes », les injustices et les cruautés des ministres, ou par les Grands « qui aiment mieux se former en république que d’être gouvernés tyranniquement ». Là où, à propos des troupes mercenaires, Frédéric oppose la vertu civique et le courage des Romains qui défendaient leur patrie, à la soldatesque de son époque composée de « la plus vile partie du peuple »14 , Saint-Pierre élude complètement ce débat nourri du regret de la vertu des anciennes républiques, se contentant d’opposer les troupes aguerries à celles « qui n’ont rien vu » (§ 109), la valeur au combat à une question d’expérience. La critique de la parcimonie prônée par le Florentin donnait lieu dans l’Anti-Machiavel à une apologie du luxe dans les grands États modernes, argument en vogue peut-être inspiré par l’auteur du Mondain (1736) et développé auparavant par Melon Saint-Pierre, qui prône par ailleurs des lois somptuaires, ne commente pas ce passage mais se contente de louer l’esprit d’économie au bénéfice des sujets15 . Le chapitre XIX de l’ouvrage commenté prenait comme modèle la monarchie anglaise dans laquelle le roi a tout le pouvoir de faire du bien mais […] point pour faire le mal »16 . Le Parlement y est « l’arbitre du peuple et du roi ». Est suggéré ici le principe de l’équilibre des pouvoirs, dont la constitution d’Angleterre et son gouvernement fournissaient l’exemple17 . Des exemples historiques viennent illustrer l’instabilité et les malheurs des princes injustes, ce qui donne occasion à Saint-Pierre d’affirmer la « liaison naturelle » entre justice, bienfaisance et bonheur ; mais il n’aborde pas la question de la liberté, de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir en mentionnant comme certains de ses contemporains une balance des pouvoirs assurant la liberté. Sur la question des divisions qu’un prince peut entretenir dans son État (XX), l’Anti-Machiavel évoquait le rapport établi entre liberté et partis dans les républiques : « Si aucun parti ne veille sur l’autre, la forme du gouvernement se change en monarchie » (La Haye, Paupie, 1740, p. 144). Saint-Pierre condamne aussi bien les divisions qui opposent des partis politiques, que celles, religieuses, qui mettent aux prises molinistes et jansénistes au moment où il écrit (§ 148). Quelques années auparavant, Montesquieu, partisan des régimes modérés et de l’équilibre des pouvoirs, avait écrit, s’inspirant de Machiavel, que « toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas »18 . Selon l’abbé de Saint-Pierre, dans la monarchie, l’union nécessaire du corps social doit faire taire les divergences. Tout ce qui dans le commentaire de Machiavel par le roi renvoyait à la liberté dans les régimes républicains est étranger à un auteur convaincu de la nécessité de l’unicité de la souveraineté et qui prône le pouvoir absolu de la raison19 .
De l’éloge à la critique du roi de Prusse : l’Énigme politique
§ 8Les Réflexions sur l’Anti-Machiavel de 1740 paraissent dans le contexte du conflit autour de la Silésie ; elles semblent avoir suscité peu d’intérêt en France où la politique fluctuante à l’égard de l’Autriche invitait sans doute les commentateurs à la prudence. Une traduction en allemand paraît en 1741, puis une autre, en néerlandais, publiée par l’éditeur de l’abbé de Saint-Pierre, Jan Daniel Beman, de Rotterdam20 . Cependant le conflit austro-prussien discréditait l’éloge du nouvel Henri IV, qui pouvait apparaître comme un apport naïf à la propagande de Frédéric II. Dans les premiers mois de 1741, Saint-Pierre semble suivre de près la situation21 . Tandis que les Réflexions interprétaient l’agression comme une erreur et affirmaient la confiance de l’auteur dans les capacités du roi à soutenir la paix européenne, il rédigea en mars 1741 son Énigme politique, qui réfutait les arguments produits en faveur de cette invasion. Revu le 8 avril 1741, ce nouvel écrit concernant le roi de Prusse soulignait la contradiction flagrante entre les engagements de l’Anti-Machiavel et l’annexion de la Silésie qui bafouait la constitution de l’Allemagne, les traités de Westphalie et la Pragmatique Sanction. L’abbé de Saint-Pierre a-t-il espéré un retournement de politique en faveur de la paix avant de diffuser, en 1742, son Énigme politique rédigé au printemps 1741 ? C’est ce que laisse penser l’envoi de son Projet de paix au roi de Prusse qui, le 12 avril 1742, écrit malicieusement à Voltaire :
L’abbé de Saint-Pierre qui me distingue assez pour m’honorer de sa correspondance, m’a envoyé un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe et de la constater à jamais. La chose est très praticable ; il ne manque pour la faire réussir que le consentement de l’Europe, et quelques autres bagatelles semblables22 .§ 9
L’Énigme politique fut publiée dans le volume VI de L’État politique de l’Europe, revue qui paraissait à La Haye chez Moetjens, avant l’été 1742, donc avant le traité de Berlin du 28 juillet qui mettait officiellement fin au conflit sur la Silésie23 . Le recueil composé par Bruzen de La Martinière contenait différents documents sur l’affaire de Silésie, dont des pièces exposant les droits du roi de Prusse sur la région, ce qui présentait l’analyse de l’abbé contenue dans les dernières pages comme une réfutation des arguments de Frédéric II24 . L’auteur s’y exprime en pédagogue qui cherche à éclairer un jeune roi inexpérimenté. L’argumentation relève d’une casuistique peu subtile : le monarque est juste par intention mais commet une injustice par ignorance25 . Comment « retrouver sa réputation de prince très juste » ? En s’en remettant à la médiation des puissances anglaise et hollandaise.
§ 10Formey, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences de Berlin, répondit à l’Énigme politique, dont il dit avoir eu connaissance le 19 juin 1742. Il avait cherché à publier d’abord sa réfutation en Hollande. L’opuscule parut finalement à Berlin. Pour Johann Gustav Droysen, Formey ne pouvait être qu’en service commandé et aurait écrit dans la période des préliminaires de Breslau signés le 11 juin 1742, qui faisaient apparaître comme injustifiées les remarques de l’Énigme politique26 .
§ 11Le ton polémique et courtisan de Formey dans son Anti-Saint-Pierre paru le 22 juin 1742 tranche avec la franchise bienveillante de l’abbé27 . Spéculation, rêverie, incompréhension de la complexité des décisions politiques, ton pédagogique peu séant pour s’adresser à un monarque, et même caducité d’un esprit fatigué par l’âge, autant d’arguments attendus contre un auteur dont la réputation d’utopiste avait été complaisamment répandue dès les premières versions de son Projet de paix, à la fin du règne de Louis XIV. En arguant du secret nécessaire à la conduite de la politique, Formey, au service du roi de Prusse, s’appuyait probablement sur ce qu’il savait des tractations en cours. Il ne reprend pas les arguments du monarque en faveur de ses prétentions sur la Silésie, renvoie aux écrits déjà publiés à ce sujet et affirme de façon péremptoire la sûreté de jugement de Frédéric II, ce que le traité de Berlin de juillet 1742 allait pouvoir accréditer auprès des lecteurs. Il se moque de Saint-Pierre dont les conseils ont été ignorés de la Cour de France et lui oppose la sagesse de Fleury dont il reprend le bon mot sur l’« apothicaire de l’Europe » diffusé par Saint-Pierre lui-même l’année précédente (Corr. Fleury, § 21). Celui-ci, de son côté, pouvait croire, après le traité de Berlin, qu’il avait fait progresser la cause de la paix, comme le suggère ironiquement une lettre de Voltaire à Frédéric28 . L’Énigme politique de l’abbé et l’Anti-Saint-Pierre de Formey, dont la diffusion fut probablement limitée à l’Europe du Nord29 , manifestent le rôle que l’opinion publique, par l’intermédiaire de périodiques, d’imprimés et de réseaux de correspondance joue alors sur le continent : l’action des souverains y est commentée, les détenteurs du pouvoir ne sont pas indifférents à ces commentaires et utilisent aussi cet espace public pour leur justification et leur propagande. Un an avant sa mort, l’abbé de Saint-Pierre, faute d’avoir vraiment fait avancer la cause de la paix, pouvait se targuer d’avoir alimenté un débat sur les relations interétatiques en Europe et sur le modèle d’une monarchie éclairée.
Note sur l’établissement des textes
Réflexions sur l’Anti-Machiavel de 1740
Manuscrits
Réflexions sur l’Antimachiavel du roi de Prusse de 1740, BPU Neuchâtel, ms. R189, p. 1-48.
Mise au net correspondant au texte du premier imprimé (édition séparée de 64 p.).
Observations sur l’Antimachiavel [autographe : « Seconde édition corrigée par M. l’abbé de St Pierre »], BPU Neuchâtel, ms. R155, p. 1-62 (C).
Texte « revu à Chenonceaux le 18 août 1741 » (p. 59). L’auteur a procédé à quelques additions et corrections autographes du texte de l’imprimé inséré dans le seizième tome des Ouvrages de morale et de politique. Dernière version connue.
Imprimés
Réflexions sur l’Antimachiavel de 1740, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, in-8o, 64 p (A).
Édition séparée. Texte moins complet que celui qui figure dans le tome XVI des Ouvrages de morale et de politique et donc probablement antérieur. Contenu : Préface, citations et commentaires des vingt-six chapitres de l’Anti-Machiavel.
« Réflexions sur l’Anti-Machiavel de 1740 », in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XVI, in-12, p. 459-539 (B).
Texte identique à l’édition séparée, avec l’addition de six paragraphes du commentaire du chapitre XXVI (Anti-Machiavel, § 190-195) et des « Raisons en faveur du roi de Prusse ».
Le texte le plus complet est celui de l’édition du tome seize des Ouvrages de morale et de politique (B). La révision du texte à l’été 1741 (C) n’apporte pas de changement substantiel à cette version imprimée et les modifications entraînent parfois des redondances. Le texte proposé est donc celui de cet imprimé (B), avec les variantes de la dernière version manuscrite revue (C) et le signalement des additions à l’édition séparée (A).
Énigme politique
Manuscrits
Énigme politique, archives départementales du Calvados, 38 F 45 (ancienne liasse 7), p. [1-4] (A).
P. 1, autographe : « 10 mars 1741 ». Manuscrit de la même main que la copie conservée à Neuchâtel, comportant une addition autographe au dernier paragraphe. Version la plus ancienne du texte.
Réflexions sur le caractère du roi de Prusse, BPU Neuchâtel, ms. R150, p. [1-4] (B).
P. [1], autographe : « 10 mars 1741 ». Manuscrit de la même main que la copie décrite ci-dessus, intégrant l’addition du dernier paragraphe ; texte identique au précédent avec quelques corrections autographes, dont le titre.
Énigme politique, archives départementales du Calvados, 38 F 45 (ancienne liasse 7), p. [1-6].
P. 1, autographe : « Revu 8 avril 1741 ». Mise au net dont le texte est identique à celui de l’imprimé.
Imprimé
« Énigme politique par M. l’Abbé de Saint-Pierre », in L’État politique de l’Europe, La Haye, Adrian Moetjens, 1742, t. VI, p. 387-392 (C).
Ce texte, daté du 10 avril 1741, est paru au plus tard en juin 1742 dans une revue qui recueille des extraits de documents diplomatiques, publiée à La Haye par Adrian Moetjens et dirigée par Jean Rousset de Missy, avec la collaboration de Bruzen de La Martinière. Il comporte des modifications par rapport aux textes (A) et (B) ; la référence au projet d’arbitrage permanent et à ses articles fondamentaux a été supprimée.
Le texte proposé est celui de l’imprimé (C) avec les variantes du manuscrit de Caen daté du 10 mars 1741 (A), et celles du texte de Neuchâtel (B) quand elles sont différentes de celles du texte (A).