Citer cette page

 [•]PROJET POUR MIEUX METTRE EN ŒUVRE DANS LE GOUVERNEMENT DES ÉTATS LE DÉSIR [•] DE LA DISTINCTION ENTRE PAREILS

AVERTISSEMENT

§ 1

J’ai médité à plusieurs reprises sur le [•] [•] plaisir que sent l’homme à se voir distingué entre ses pareils, et sur l’usage que peuvent faire ceux qui gouvernent les États pour augmenter leur réputation et le bonheur de ceux qui sont gouvernés de l’inclination que nous avons tous dès notre naissance pour cette sorte de plaisir.

§ 2

Tout le monde convient que le goût pour l’estime et pour la distinction est un des plus ordinaires et des plus puissants motifs [•] des actions [•] et des entreprises des hommes. Ainsi il est démontré que si ce puissant ressort était, d’un côté, encore plus fortifié par l’exemple et par l’émulation, et que s’il était, de l’autre, beaucoup mieux dirigé vers la plus grande utilité publique par [•] des règlements sages et par des distributions justes, des honneurs publics et des dignités, il y aurait dans la société, d’un côté, beaucoup moins d’injustices et de malheurs, et de l’autre, beaucoup plus d’actions de bienfaisance, et par conséquent beaucoup plus de félicité pour tout le monde.

§ 3

La politique se sert de chaque science et de chaque art, à proportion de leur utilité, pour augmenter tous les jours les commodités et le bonheur des citoyens. Mais on peut dire qu’entre les sciences elle a particulièrement besoin de la connaissance de la morale, c’est-à-dire de la connaissance de la force des inclinations et des habitudes [•] naturelles des hommes, qu’ils ont acquises depuis leur naissance, puisqu’il ne s’agit, dans la politique, que de trouver les moyens de diminuer leurs maux et d’augmenter leurs biens par des habitudes à la justice et à la bienfaisance, qui les conduisent enfin par une félicité innocente de la vie présente à une félicité incomparablement plus grande et plus durable, que Dieu a promise dans la vie future à ceux qui auront causé le moins de mal aux autres, et qui [•] leur auront procuré le plus de bien, pour plaire à l’Être juste et bienfaisant et pour l’imiter selon notre pouvoir.

§ 4

Mon dessein [•], si j’achève cet ouvrage, est de le diviser en trois parties. La première contiendra les vérités et les maximes générales qui doivent guider ceux qui gouvernent, pour mettre en œuvre le ressort de la distinction [•]. Ce ne seront proprement que des spéculations morales et politiques pour faire connaître à ceux qui gouvernent la nature de ce ressort, c’est-à-dire : 1°. son étendue, 2°. sa continuité, 3°. sa force, 4°. enfin, ses bons et ses mauvais effets en général, selon qu’il est bien ou mal dirigé dans chaque nation et dans chaque citoyen [•].

§ 5

La seconde tendra davantage à la pratique [•] politique, et j’y ferai l’application de ces vérités sur les divers âges, sur les divers sexes, sur les diverses professions générales d’un État, depuis le [•] soldat et le bas peuple jusques aux grands et au souverain, et j’y ferai remarquer plus en détail ce que le goût de la distinction faible ou fort, bien ou mal dirigé, y cause de mal et y produit de bien. Je remarquerai particulièrement ce que ce goût pourrait y faire éviter de mal et y produire de bien, si, par plus de punitions et de récompenses publiques, il était rendu plus fort, et particulièrement s’il était mieux dirigé vers la plus grande utilité publique.

§ 6

Enfin je me propose de répondre avec soin, dans la troisième partie, aux objections que l’on m’aura proposées, et de donner ainsi à l’ouvrage tous les éclaircissements qui lui seront nécessaires pour devenir plus utile1.

§ 7

L’entreprise du célèbre Descartes était de développer, par des principes simples et par des suppositions vraisemblables, les ressorts les plus cachés de la nature en tant que corporelle. La mienne est non seulement d’expliquer, par des principes simples et par des expériences, que chacun peut faire sur soi-même, les effets les plus surprenants de la nature en tant que spirituelle, mais encore de montrer les moyens [•] dont les [•] lois peuvent perfectionner cette nature spirituelle2.

§ 8

 [•]En écrivant sur la nature du plaisir que les hommes sentent d’être distingués entre leurs pareils et sur les grands avantages que la société peut tirer de leur inclination naturelle pour ce plaisir, j’ai été obligé de montrer clairement, d’un côté, combien est solide et [•] estimable la grande distinction que procurent les grandes vertus et surtout les grands talents lorsqu’ils sont employés à l’utilité du prochain et de la patrie, et de l’autre, combien est frivole et méprisable la distinction que les hommes cherchent dans la cherté et la grande dépense des [•] équipages et des meubles, dans la magnificence des maisons et des tables, dans l’étalage de leur noblesse, de leurs alliances, dans leur adresse à certains jeux, dans [•] leur danse et dans d’autres bagatelles, dans la faveur des grands, toutes choses, toutes qualités qui par elles-mêmes sont inutiles aux autres et au public.

§ 9

J’ai été obligé de faire sentir autant qu’il m’a été possible la grande distance qui est entre la distinction précieuse, que l’on peut appeler gloire, et entre la distinction méprisable, que les Latins appellent gloriola et que j’appelle gloriole [•]3.

§ 10

1°. Je sais bien que nous avons le mot de vanité [•] tout établi, mais malheureusement nous en abusons souvent : par exemple, lorsque par jalousie on veut diminuer le prix des actions et des entreprises glorieuses des grands hommes, on les accuse de vanité parce que l’on n’oserait leur reprocher d’aimer la gloire. Or on ne les accusera jamais d’aimer la petite gloire, la gloriole, ce qui prouve que le mot vanité n’a pas précisément la même signification que gloriole.

§ 11

 [•]2°. On dira bien : la plupart des enfants n’ont pas une idée juste de la gloire, aussi sont-ils occupés tout le jour de beaucoup de glorioles et de bagatelles, qui ne peuvent leur rapporter que des distinctions frivoles et méprisables et jamais aucune gloire. On ne dira point que ces bagatelles ne peuvent leur rapporter que des vanités, que de la vanité.

§ 12

 [•]3°. Pour opposer au mot gloire, qui signifie honneur, qui doit par conséquent être toujours pris en bonne part et qui signifie toujours l’estime que quelque grande action ou quelque grande qualité produite, il fallait un mot qui fût toujours pris aussi en mauvaise part, qui signifiât le mépris que produit une action, une qualité qui est inutile à la société et qui est même méprisable en comparaison d’une action ou d’une qualité louable et vertueuse ; or heureusement tel est le mot gloriole.

§ 13

Je connais beaucoup de gens [•] d’esprit du monde, qui ramassent curieusement toutes les petites distinctions et qui sont fort occupés le long du jour de glorioles, ils ne songent point à acquérir de la gloire en devenant plus justes et plus bienfaisants que leurs pareils [•], ni dans leur famille, ni parmi leurs voisins, soit inférieurs, soit supérieurs, soit égaux, ils n’ont nulle émulation pour se distinguer dans aucun talent utile à l’État.

Pensées politiques sur la distinction [•] entre pareils

§ 14

L’homme est actuellement heureux par le sentiment actuel du plaisir, et c’est un plaisir pour l’homme que de se voir distingué entre ses pareils. Ce plaisir se remarque même dans les enfants : celui qui est préféré ou distingué entre dix ou douze enfants, même entre cinq ou six, sent vivement le plaisir de la préférence ou de la distinction que l’on a pour lui.

§ 15

Ils sentent de même de la peine à voir un d’entre eux distingué et préféré [•] par quelque qualité, surtout lorsqu’ils ne le croient pas préférable. Les sentiments de jalousie viennent de cette préférence, et l’on remarque des mouvements de jalousie et de préférence dans l’âge le plus tendre, et même dans les chiens que l’on caresse les uns devant les autres.

§ 16

Le désir du plaisir de la distinction suit l’homme dans tous les âges, dans toutes les professions, et l’accompagne jusqu’au tombeau. L’homme jouit même durant sa vie de la bonne opinion qu’il croit que l’on aura de lui et de la préférence que l’on donnera à son nom après sa mort sur le nom de ses pareils.

§ 17

L’homme n’a que deux genres de plaisir : les plaisirs des sens [•], qui ont des organes extérieurs, et le plaisir de la distinction, pour lequel il n’y a point d’organe corporel extérieur, mais qui peut bien, comme les autres, avoir dans le cerveau un organe qui lui soit particulier et qui lui serve à se souvenir du plaisir passé. Ce qui est certain, c’est que ce sens cause aux autres du plaisir et de la douleur, comme [•] les sens corporels.

§ 18

Ce sens pour [•] la distinction en bien et en mal naît dans l’homme presque aussitôt que les cinq autres sens [•]4.

§ 19

Tous les sens sont spirituels, car c’est l’esprit qui sent5 ; mais le sens de la distinction est le plus spirituel de tous, parce qu’il a moins besoin que les autres des organes extérieurs, quoiqu’il ait besoin des yeux et particulièrement du sens de l’oreille [•]. Le sens de la gloire ou de la distinction est très différent des autres, il procure à l’homme beaucoup plus de plaisir et lui cause aussi, le long de sa vie, beaucoup plus de peines qu’aucun des autres. Ainsi je consens [•], si l’on veut, que l’on en fasse un [•] sixième sens.

§ 20

Le sens de la distinction a comme les autres sens beaucoup plus de force dans la nouveauté des objets, et il lui arrive aussi, comme aux autres sens, que l’habitude à sentir presque continuellement les mêmes objets diminue la force du sentiment.

§ 21

Un [•] souverain qui est dans la première jeunesse ne sent presque plus à vingt ans le plaisir des distinctions ordinaires et journalières [•] de sa condition, mais il les a senties durant plusieurs années et en sent d’autres tous les jours dans les approbations, dans les louanges et dans les applaudissements qu’il reçoit, surtout [•] si les louanges sont délicates et nouvelles [•], mais elles sont d’autant moins sensibles qu’elles sont presque continuelles dans sa condition. Et voilà l’origine du goût que les hommes et surtout les rois ont pour les [•] admirateurs [•] et pour les flatteurs éternels ; ils louent plus souvent, et les plus fins donnent un encens plus délicat, plus nouveau, moins suspect d’une flatterie affectée.

§ 22

Il y a des personnes qui ont naturellement plus de disposition à goûter le plaisir de la musique ; il y en a aussi qui ont naturellement plus de disposition à goûter le plaisir de la distinction ; cette disposition favorable pourrait bien être originairement dans la différente disposition des organes. Mais où est [•], dans le cerveau, l’organe corporel de ce sens dont nous faisons un si grand usage ?

§ 23

Comme l’on rend les sens plus forts et plus délicats, à force de les exercer [•] sans excès et à force de réfléchir sur les sensations, on peut dire que le sens de la distinction peut devenir de même beaucoup plus fort et beaucoup plus délicat par les réflexions, et surtout par un grand exercice.

§ 24

Dans un concert, dix personnes peuvent être contentes sans se faire tort l’une à l’autre, mais dans une assemblée de dix personnes où l’on disputera ou de beauté, ou d’esprit, ou de savoir, etc., l’un ne peut recevoir de distinction sans faire innocemment quelque tort et même quelque déplaisir à ceux qui se croient ou égaux ou supérieurs à celui qui est distingué ; car le distingué ne saurait paraître plus grand sans que les autres paraissent plus petits que lui ; une femme ne saurait paraître la plus belle de dix prétendantes sans que les neuf autres paraissent moins belles qu’elle. Dès que l’on dispute, dès qu’il y a comparaison, l’un ne saurait obtenir sa prétention que l’autre ne perde la sienne, au lieu que dans un concert, il n’y a point de comparaison, point de disputes entre ceux qui écoutent ; chacun jouit de son plaisir sans [•] diminuer le plaisir de tous les autres.

§ 25

Quand la distinction est reconnue juste par ceux mêmes qui [•] entrent en comparaison, elle fait plaisir au distingué sans faire de déplaisir à ceux qui la reconnaissent juste ; mais ce cas est rare, parce qu’il est rare que chacun se fasse justice sur le rang qu’il doit tenir entre ses pareils [•] à l’égard de tel talent, à l’égard de telle qualité.

§ 26

Il n’y a aucune qualité tant soit peu estimable sur laquelle l’homme ne puisse sentir le plaisir de la distinction, et cela par comparaison aux autres personnes qui excellent dans ces qualités. Ce n’est pas une qualité estimable de boire beaucoup, non plus que de boire peu, ni de boire d’un coup un seau de vin comme ferait un éléphant. Cependant un buveur sera assez sot pour se piquer de boire plus qu’un autre [•], celui-ci se piquera de boire moins que personne à ses repas et sentira sottement une sorte de plaisir à être ainsi distingué par une [•] habitude qui n’a rien d’estimable.

§ 27

Il est étonnant combien sont peu estimables la plupart des choses dans lesquelles les enfants, les femmes et le commun des hommes cherchent et goûtent le plaisir de la distinction [•]. Pour une femme être mieux parée, avoir des diamants, être mieux coiffée, pour un jeune homme avoir une belle perruque, avoir un habit plus neuf, plus riche, avoir un plus beau carrosse, avoir une plus belle maison, un plus beau [•] jardin, avoir de plus beaux meubles, avoir une plus belle bibliothèque, avoir une voix plus basse, plus haute, sauter plus de femelles, être plus dur à la fatigue, être mieux à cheval, être monté sur un plus beau cheval, être accompagné de plus de valets, avoir des domestiques mieux faits, mieux habillés, avoir des chevaux mieux enharnachés, être parent d’un grand, d’un ministre, d’un favori, d’une favorite [•], sont certainement des distinctions de très petite valeur. Cependant elles se sentent le long du jour par une infinité de gens, parce qu’ils ne peuvent guère sentir le plaisir d’être distingués de leurs pareils et de leurs pareilles que par ces petites qualités extérieures [•]. Ces petites distinctions, ces petites gloires s’appelaient chez les Latins gloriolæ : des glorioles.

§ 28

 [•]Les enfants sont vifs et sensibles non à la gloire [•] qui vient d’être distingué entre ses pareils par leur justice, par leur bienfaisance, ou par des talents très utiles aux autres, mais ils sont occupés de différentes glorioles.

§ 29

 [•]Je crois que nous avons besoin de ce mot, parce que les termes de vanité et de vaine gloire n’expriment pas assez bien notre sentiment et le mépris que sentent les honnêtes gens et les gens assez sages pour la gloriole, pour les glorioles.

§ 30

 [•]Nous avons appelé le plaisir qu’apportent ces sortes de distinctions frivoles plaisir de vanité, mais il est étonnant combien ce plaisir est étendu et commun parmi les hommes, et même parmi les hommes de mérite, qui, à suivre la raison, devraient y être insensibles à cause des qualités beaucoup plus estimables dont ils sont ornés ; mais l’exemple et l’habitude l’emportent souvent sur la raison.

§ 31

Ces distinctions si peu estimables ont pourtant entre elles différents degrés de bonté par rapport à deux choses : 1° à la difficulté qu’il y a de les acquérir, et par conséquent à la rareté, 2° par rapport aux degrés d’utilité dont elles sont aux autres hommes, et surtout au plus grand nombre [•] de familles.

§ 32

Les grandes richesses donnent de la distinction. Mais si le riche ne fait aucun usage de ses richesses que pour son plaisir, cette distinction qu’il a au-dessus des [•] autres n’a rien de louable : on n’a jamais dit et l’on ne dira jamais, Lucullus a trente fois plus de revenu que Caton, donc Lucullus [•] est trente fois plus louable. Or les distinctions qui n’ont rien de vertueux et de louable font peu de valeur, et toutes les qualités dont on ne se sert point pour contribuer au bonheur des autres n’ont rien de louable et de vertueux.

§ 33

Un homme ne peut pas s’empêcher de chercher, dans toutes ses démarches, ou quelque cessation de peine, ou quelque plaisir actuel : c’est l’agréable ; et il y a de deux genres de plaisir : les plaisirs des sens et les plaisirs de la distinction. Les autres plaisirs sont des composés des deux genres comme les plaisirs de la curiosité, les plaisirs du fanatisme ou de l’imagination échauffée [•], le plaisir de l’imitation dans les spectacles, dans les peintures, etc.

§ 34

 [•]Il ne peut pas non plus s’empêcher de chercher quelque chose qui puisse lui procurer des plaisirs à l’avenir, c’est ce que l’on nomme l’utile.

§ 35

Il cherche donc nécessairement ou l’agréable [•] ou l’utile ; or tant qu’il ne cherche que son propre plaisir et sa propre utilité, qu’y a-t-il en cela de vertueux ? C’est le train commun des hommes les moins estimables. Mais l’homme peut, dans plusieurs de ses démarches, chercher encore [•] par surcroît à procurer aux autres, par ses talents, par son courage, par sa constance, ou la cessation de quelques peines, ou le sentiment de quelques plaisirs, soit pour le présent, soit pour l’avenir. Et voilà précisément ce qu’il y a de très distingué, de vertueux et de louable dans les actions des hommes, et si c’est dans un chrétien et pour plaire à Dieu, l’action est chrétienne [•] et méritoire.

§ 36

Il ne faut pas refuser la louange à une action, parce que celui qui l’a faite a prétendu en tirer [•] une grande distinction par le grand plaisir ou par la grande utilité qu’il a [•] procuré aux autres, car, tout compté6, il a fait très bon marché au public de son temps, de son argent, de ses peines, de ses veilles [•], pour mériter la distinction d’avoir fait plus qu’un de ses pareils pour le service du public. L’action vertueuse n’est donc pas une action dénuée de tout plaisir, de tout intérêt particulier ; car, à proprement parler, si l’on veut éviter les disputes de mots, il ne s’en peut faire aucune ou presque aucune [•] de pareille, mais une action dans laquelle on a du plaisir à rendre aux autres de grands services est très digne de louange. C’est [•] que de pareils bienfaiteurs du public [•] achètent à très bas prix, c’est-à-dire par l’estime, par des remerciements et par des louanges, quelque chose de très précieux pour eux, au lieu que ses pareils moins vertueux ou ne procurent pas tant de plaisir et d’utilité à la société, ou ne le procurent pas à si bon marché.

§ 37

Les hommes n’agissent donc le long des jours et des années que poussés par quelqu’un de ces motifs ou de ces ressorts. Ce sont ces motifs [•] qui les mettent en mouvement ; notre vie n’est qu’un tissu d’actions produites par l’un de ces différents ressorts, et il semble que l’on pourrait dire que l’homme est [•] un être libre qui est dans un mouvement perpétuel plus ou moins vif, plus ou moins fort, plus et moins utile, plus et moins nuisible aux autres êtres libres.

§ 38

Ne point faire de mal, ne faire aucun tort à personne, rendre ce qu’on doit [•] d’argent, de reconnaissance, d’honneurs, de respects, de différences, d’obéissance, voilà ce que l’on appelle justice, voilà le premier degré de vertu ; faire aux autres du bien qu’on ne leur doit point et surmonter pour cela des difficultés, n’attendre d’eux que de simples remerciements, c’est bonté, c’est générosité, c’est bienfaisance, et voilà le second degré de vertu.

§ 39

La bienfaisance est donc ce qu’il y a de plus louable parmi les hommes : 1° à mesure qu’il en coûte au bienfaiteur ou de peines ou d’argent, ou de travaux ou de périls pour être bienfaisant, 2° à mesure que le bien est considérable, 3° à mesure que  [•] le bienfait s’étend à plus de familles, 4° à mesure que le bienfait est durable, 5° à mesure que le bienfaiteur se passe de récompenses, et, parmi ces récompenses, on compte les revenus, les dignités, les statues, les honneurs publics et les louanges publiques, l’inscription du bienfait dans les registres publics par ordre des classes des pareils du bienfaiteur public, et cela aux deux tiers des voix.

§ 40

Entre deux hommes qui ont désir égal de procurer du bien aux autres, celui qui a le plus de talents et qui par ses talents procure beaucoup de bien, est certainement plus estimable et plus louable que celui qui, faute de talents, ne procure que peu de biens. On doit compter le désir de faire du bien pour beaucoup, mais la raison et surtout la politique et l’intérêt de l’État veulent que les hommes préfèrent de beaucoup celui qui [•] peut leur faire du bien, [et qui] joint les grands talents ou le grand pouvoir au grand désir. C’est que les talents sont estimables par eux-mêmes, la nature en donne le premier fonds [•], mais c’est l’art, c’est l’exercice, c’est le travail assidu et la forte application qui les [•] perfectionnent et qui les augmentent. Le travail assidu et constant est pénible, et par conséquent difficile. Or des difficultés surmontées pour mieux servir le public méritent des louanges [•] [•] comme le zèle pour le bien public en mérite de son côté. Il est même raisonnable de mesurer ce zèle par le nombre et la [•] nature des difficultés que l’on surmonte pour mieux réussir.

§ 41

Il est de la reconnaissance des citoyens et de la bonne politique de ceux qui gouvernent d’attribuer toujours les intentions et les désirs les plus nobles et les moins intéressés à ceux qui ont le bonheur, ou de procurer des biens considérables à leur patrie, ou de la délivrer des grands malheurs.

§ 42

Quiconque en use autrement sous le spécieux prétexte [•] de la fausseté des vertus humaines7 et [•] sous prétexte de découvrir le désir de la gloire ou de quelqu’autre intérêt particulier que le bienfaiteur peut avoir eu en vue, celui-là diminue très imprudemment et très fortement la louange, et par conséquent la récompense légitime des bonnes actions et des succès louables et heureux. Or qui ne voit que diminuer la récompense légitime des bonnes actions, des actions très utiles au public, c’est diminuer le principal motif, le principal ressort des bienfaiteurs à venir, et cela ne va-t-il pas directement contre l’utilité publique ? Et la [•] société n’a-t-elle pas beaucoup d’intérêt d’exciter par des louanges proportionnées les grands hommes à la servir ?

§ 43

Ainsi les critiques, les satires contre les bienfaiteurs publics, contre les belles actions et contre les succès heureux ne viennent que de [•] mauvais citoyens, en cela très punissables, parce que ne pouvant ou ne voulant pas montrer leur esprit par des ouvrages utiles, ils cherchent à briller parmi les sots aux dépens des bienfaiteurs de la patrie, et par conséquent aux dépens de la patrie même.

§ 44

 [•]Mais ils se font mépriser et haïr par les gens de bien et par les gens sensés, car ne vaut-il pas mieux que l’on ne dise rien de l’esprit d’un homme que si chacun en disait, c’est un [•] homme d’esprit, mais méchant et mauvais citoyen, qui ne craindrait pas de [•] troubler la tranquillité publique pour se distinguer entre ses pareils et pour acquérir quelques honneurs publics par des voies injustes, odieuses et déshonorantes ?

§ 45

Un soldat qui a autant de valeur et qui, dans une bataille, s’expose autant, et même plus que son général, peut avoir la même intention pour contribuer à sauver sa patrie ; ils ont chacun leurs pareils et leur distinction entre leurs pareils. Le général après la victoire reçoit [•] plus de louanges que le soldat, d’où vient cela ? C’est que, par son autorité et par son habileté, il a réellement cent fois, mille fois plus contribué que le soldat au gain de la bataille et au salut de l’État. Le public considère alors, non la difficulté, mais l’utilité, car ils ont tous deux surmonté ce qu’il y a de plus difficile, et tous deux ont eu la même intention et le même désir, et peut-être que le soldat a couru plus de hasard, mais la patrie doit au général de plus grandes récompenses, parce que le soldat et le général ne sont pas pareils, et que les récompenses des officiers généraux sont différentes de celles des soldats. La place du général lui donne plus de part [•] au bienfait public, c’est-à-dire à la victoire. Tel est le jugement du bon citoyen qui vise au bien de la société.

§ 46

Il y a des philosophes subtils qui mesurent le mérite d’une action ou les louanges qu’elle mérite uniquement par le degré de désir de bien faire ou de la bonne intention, sans faire attention au degré de l’utilité publique qui résulte ou qui peut résulter de cette bonne intention ; mais ils ne raisonnent pas en bons citoyens sur les degrés de louanges que mérite l’action : ainsi ils ne raisonnent pas en bons philosophes, puisque les bons philosophes doivent toujours raisonner en bons citoyens et n’avoir pas des opinions contraires au bonheur de la société. La louange doit donc embrasser non seulement la bonne intention [•], mais encore [•] le succès et l’effet de la bonne intention. Or cet effet est l’utilité qui revient au public de cette action, de cette entreprise.

§ 47

 [•]On peut même dire qu’à désir égal de plaire à l’Être bienfaisant, de deux entreprises du même homme, Dieu, qui est la vérité même et qui aime les hommes, préférera [•] celle qui a procuré aux hommes cent mille degrés d’utilité à celle qui ne leur en a procuré que dix degrés.

§ 48

De là, il s’ensuit que les grandes places et les grands talents, à bonnes intentions égales, procurent avec justice des distinctions et des préférences fort inégales : un ministre d’État, par exemple, qui fera beaucoup plus de bien à sa patrie qu’un particulier, qui avec les mêmes intentions n’aurait [•] pas ou le même pouvoir ou les mêmes talents, méritera beaucoup plus de louanges que ce particulier qui n’a ni place, ni pouvoir, ni talents. C’est que la louange du bon citoyen doit embrasser et les bonnes intentions et les effets de ces bonnes intentions ; et d’ailleurs le particulier a ses pareils entre particuliers, et le ministre a ses pareils entre ministres ; le particulier peut surpasser le ministre en vertu et en talents, mais comme ils ne sont point pareils en pouvoir et en condition, on ne les compare point, si ce n’est par des suppositions en disant : un tel particulier aurait été incomparablement meilleur ministre qu’un tel. Mais, sans être ministre, il peut être un beaucoup plus grand homme et un homme beaucoup plus estimable que le ministre [•] qui a peu de vertu.

§ 49

Le même général qui perd une bataille ne laisse pas d’avoir [•] eu une intention excellente. Or les bons citoyens diront-ils ici que, lorsqu’il en a gagné une autre, il n’ait pas mérité plus de louange ? La politique ne doit-elle pas plus louer le succès et [•] juger que le vainqueur mérite plus que le vaincu ? C’est que la louange encourage beaucoup davantage le général à travailler et à veiller avant la bataille à mieux prendre ses mesures pour le succès.

§ 50

Il serait tout à fait contre l’intérêt de l’État de traiter également le général, qui par une déroute aurait presque bouleversé l’État, et le général qui, par une victoire, l’aurait rétabli. Pour mériter la louange publique, il faut donc et succès et bonne intention ; ce n’est pas qu’il n’y ait des événements malheureux conduits avec beaucoup d’art et de valeur, et qu’il n’y ait certaines retraites qui parmi les connaisseurs sont plus estimables que certaines victoires, mais le politique ne laisse pas d’avoir raison de donner les honneurs publics aux succès, et de préférer, comme le peuple, dans ces sortes de récompenses, le plus heureux, quoique moins habile, au plus habile qui est malheureux [•]. Le peuple croit que le bonheur est la suite de la plus grande habileté ; cela n’est pas toujours vrai, mais cela est vraisemblable.

§ 51

Celui qui, avec bonne intention, cause des malheurs à sa patrie, mérite d’être excusé ; celui qui, avec bonne intention, lui procure de grands avantages, mérite seul d’en recevoir des louanges proportionnées à ces avantages. Or les louanges, même celles que donne le peuple ignorant, et à plus forte raison les gens de bien, sont très précieuses pour ceux qui sont sensibles à la bonne gloire.

§ 52

Si deux hommes naissaient avec une intelligence égale, avec une mémoire égale, on pourrait dire que si ces deux hommes n’avaient pas dans le cours de leur vie des talents égaux dans des choses également utiles, ce serait la faute de celui qui ne s’y serait pas tant appliqué, et qu’ainsi, il n’aurait pas eu réellement autant de bon esprit, autant de zèle et d’ardeur de bien faire. Mais on peut avoir beaucoup de zèle et d’ardeur pour procurer du bien à ses concitoyens et avoir cependant peu de lumières et de talents : un jeune homme, par exemple, un aveugle, un infirme, un homme de peu d’esprit peuvent avoir des désirs ardents pour rendre de grands services à l’État et demeurer très peu utiles à leur patrie : leur intention est louable, mais ils n’ont de louable que l’intention.

§ 53

Il est fort heureux pour le bien de la société que l’homme qui [•] ne chercherait naturellement dans ses desseins, dans ses entreprises, que ses [•] plaisirs et sa propre satisfaction, et le plus souvent par des vues injustes, c’est-à-dire aux dépens du bonheur des autres, soit retenu dans le penchant qu’il a pour ces vices injustes par la crainte de la honte qui accompagne ordinairement le vice et l’injustice, c’est-à-dire par la crainte d’être distingué en mal entre ses pareils.

§ 54

Il est heureux pour la société qu’il soit porté par son penchant naturel vers les actions de vertu, c’est-à-dire par le penchant qu’il a pour le plaisir que lui procure la distinction en bien qui naît des actions vertueuses [•]. Or n’est-ce pas aux législateurs, n’est-ce pas à la bonne politique à faire le plus d’usage qu’il est possible, pour le bonheur de la société, de cette crainte de la honte [•] en attachant aux vices des punitions honteuses ? N’est-il pas de leur devoir de mettre en œuvre par un plus grand nombre de récompenses honorables ce précieux penchant pour la distinction en bien entre pareils ?

§ 55

Il est donc [•] d’un gouvernement sage d’élever les enfants de manière qu’ils deviennent fort sensibles à la sorte de distinction en mal qu’attire le vice, et fort sensibles à la distinction en bien que donnent les talents et la vertu [•]. Il est de l’attention du souverain et de ses ministres d’augmenter autant qu’il est possible, durant les dix ans de collège, leur sensibilité de ce côté-là. J’ai vu avec plaisir des distinctions [•] entre écoliers dans les collèges, mais il n’y en a pas assez, et ce qui est de plus important, c’est de leur donner des idées justes de ce qui est plus ou moins honteux, plus et moins glorieux, et surtout de leur rendre le goût vif, sensible, délicat pour la gloire, et de les rendre indifférents pour les glorioles, en leur faisant remarquer plusieurs fois par jour que les glorioles n’apportent que peu ou point d’utilité aux autres. C’est ce que l’on ne fait pas assez dans nos collèges. Il est même étonnant [•] combien sur cet article nos précepteurs ont d’idées fausses et extravagantes. Mais il est facile de leur donner la règle générale, difficulté de l’action, utilité pour les autres, ils la feront bientôt sentir à leurs écoliers comme le motif de plaire à Dieu et l’espérance du Paradis.

§ 56

Nous admirons encore le courage, la constance, la frugalité, la générosité, la docilité, l’obéissance, la discipline des Lacédémoniens. Nous admirons avec raison les talents et les qualités du grand Cyrus. Mais que l’on y prenne garde, l’origine de ces grandes qualités, c’est la grande sensibilité [•] et la grande émulation que l’on avait soin d’inspirer aux enfants et aux jeunes gens [•] pour la distinction que donne le travail assidu, pour l’application constante, et surtout la justice et la bienfaisance.

§ 57

Si les hommes de ce temps [•]-ci sont si petits, si faibles en comparaison des Lacédémoniens de ce temps-là, cela vient de la grande différence qu’il y a entre leurs éducations et la nôtre. Ils exerçaient bien [•] plus fréquemment, bien plus constamment et bien plus longtemps chez eux que nous ne faisons chez nous le sens de la distinction pour les actions les plus [•] louables et les plus vertueuses.

§ 58

Ce qui est de la dernière importance, c’est d’élever les enfants des grands, et surtout des princes qui doivent régner [•] et qui veulent se distinguer entre leurs pareils, de manière qu’ils se connaissent en distinctions précieuses et en distinctions frivoles, en gloire véritable et en gloriole, comme un bon joaillier doit se connaître en pierreries fausses, et en pierreries fines, et distinguer les diamants les plus parfaits des autres qui ont des défauts.

§ 59

Un prince qui [•] préférera, par exemple, la distinction [•] qu’il peut espérer entre ses pareils, de faire de plus beaux édifices qu’eux, ou d’envahir par violence plus de provinces qu’eux sur ses voisins, à la distinction de rendre ses peuples beaucoup plus heureux, tant par les moyens qu’il met en usage pour faire durer la paix que par la sagesse de ses règlements et par la grande utilité de ses beaux établissements [•], serait aussi mal habile que celui qui préférerait un [•] diamant d’Alençon ou de Médoc taillé en brillant8 à un diamant fin d’un grand prix, mais brut et non taillé.

§ 60

Il est visible que plus les hommes ont de sensibilité et de lumière sur la [•] vraie gloire, plus ils sont disciplinables et tournés à contribuer selon leur pouvoir au bonheur de leur famille et de leur patrie. On peut dire même que la plus grande partie de l’éducation que l’on doit donner à celui qui doit gouverner doit viser à lui inspirer non seulement une grande sensibilité pour la [•] gloire [•], mais encore un discernement exquis pour ce qui est de plus ou de moins honteux, de plus ou de moins glorieux.

§ 61

Alexandre ne manqua pas de cette sensibilité [•] pour la gloire, mais il manqua de discernement pour [•] se connaître en vraie gloire : il prit souvent la gloriole pour la gloire elle-même, et voilà pourquoi il y a tant à rabattre sur sa réputation [•] et sur son mérite. Scipion [•], qui cherchait à se distinguer entre les Romains, avait beaucoup plus de discernement qu’Alexandre pour la gloire la plus précieuse, et n’avait pas moins de sensibilité pour la distinction qu’Alexandre ; il en fut occupé toute sa vie. Et voilà pourquoi les connaisseurs le placent [•] parmi les grands hommes et Alexandre seulement parmi les hommes illustres beaucoup au-dessous de Scipion.

§ 62

Celui qui donne son temps et une partie de son revenu pour soulager les pauvres ou d’autres espèces de malheureux est certainement un excellent citoyen, il n’y en saurait avoir trop de ce caractère pour l’avantage de la société ; car enfin que retire-t-il pour son temps, pour ses peines, pour ses dépenses glorieuses [•], que le plaisir de diminuer les maux de ceux qui souffrent et de faire en cela beaucoup mieux que ses [•] pareils ? Il n’en retire que le plaisir des louanges et de l’applaudissement que procurent ordinairement les bonnes actions. Or n’est-ce pas un grand bonheur qu’il y ait des hommes qui veuillent bien prendre, pour ainsi dire, en paiement de leurs bienfaits, le plaisir de la distinction qui se fait sentir par des louanges ? Et la République elle-même n’est-elle pas fort heureuse de pouvoir payer les plus longs et les plus grands services par des honneurs publics ? [•] Il est vrai qu’il est à propos que ces honneurs ne soient que personnels, qu’ils ne soient jamais héréditaires et qu’ils soient toujours distribués par justice et jamais par faveur, et c’est [•] pour cela que j’ai fait un mémoire sur la [•] manière de distribuer avec justice les honneurs publics par la voie des suffrages entre pareils de la même classe9.

§ 63

De là, il suit que si quelque spéculatif, à force de raffiner sur la pureté des motifs des actions humaines, travaillait à soutenir des opinions qui allassent à détruire le désir que l’homme a naturellement pour le plaisir de [•] la distinction et pour les louanges, suite nécessaire et récompense légitime de la bienfaisance, il travaillerait à ôter de l’esprit des hommes les plus grands ressorts qu’ils aient pour leur faire entreprendre des choses difficiles et vertueuses à l’avantage de leurs concitoyens. Or n’est-il pas certain que de pareilles opinions et de pareilles doctrines sont très pernicieuses à la société et vont directement contre la raison la plus pure et la plus sublime, et par conséquent contre la religion la plus raisonnable, qui ne vise qu’à rendre les hommes et plus vertueux et plus heureux [•] ?

§ 64

Je sais bien que parmi quelques philosophes anciens, il y a des contemplatifs qui ont tâché d’ôter à l’homme le principal et le plus grand ressort de la vertu, qui est le plaisir de la bonne gloire. Ils ont dit qu’il faut tout faire par le seul plaisir de bien faire, et qu’il ne faut faire aucun cas [•] des [•] louanges que donnent les connaisseurs bons citoyens10. Je conviens qu’ils prêchent en apparence le plus parfait, mais en effet une chimère de perfection, car [•] ils ne donnent pas de penchant suffisant, ou de plaisir suffisant, pour aller à ce plus parfait ; ainsi ils veulent ôter aux hommes leur grand ressort naturel, qui est le plaisir de la distinction entre leurs pareils, sans leur substituer un autre plaisir suffisant, comme si l’homme pouvait agir par d’autres motifs que par des motifs de crainte du mal ou de désir du plaisir.

§ 65

C’est beaucoup, quand avec la crainte salutaire de la honte et avec l’espérance légitime de la distinction [•], nous empêchons la jeunesse de se livrer aux plaisirs des sens, à [•] la vie molle et fainéante, aux jeux, aux spectacles, et ensuite à la débauche. L’auteur de la nature, par sa providence, a attaché de la douleur à la honte, c’est-à-dire à la distinction en mal. Il a attaché du plaisir à la gloire ou à la bonne distinction. Il a mis en nous ces deux ressorts pour nous faire tous travailler [•] [•] naturellement, avec courage et avec constance, au bonheur les uns des autres, et c’est avoir beaucoup fait que d’avoir rendu ces ressorts assez forts dans les grands hommes pour résister au grand ressort des hommes du commun, c’est-à-dire aux attraits de la volupté et à l’autorité des mauvaises coutumes et des mauvais exemples.

§ 66

Or ces philosophes avec leurs [•] fausses subtilités, que font-ils autre chose qu’affaiblir ces précieux ressorts que nous tenons du sage auteur de la nature, lorsqu’ils veulent jeter du mépris sur des motifs qui sont souvent assez puissants pour faire sortir l’homme de la paresse, de l’indolence, de la mollesse, de la fainéantise, et pour l’engager à des entreprises louables et vertueuses, c’est-à-dire utiles à la société ? [•] Leur motif de travailler pour la seule beauté de la vertu n’est, ni un ressort suffisant pour tous les âges, ni pour tous les hommes, et ils ont cependant la sottise de le proposer comme ressort suffisant pour toute l’espèce humaine. Ce [•] peut être un conseil de perfection, et ils sont assez injustes pour en faire un commandement de justice.

§ 67

Il faut donc que ceux qui gouvernent tâchent d’empêcher que l’on ne sème dans le public des opinions qui tendent à affaiblir le [•] grand motif de la vertu humaine sous prétexte de le rendre plus pur ; car à force de le purifier, comme veut le quiétisme, ces opinions ôteraient toute la force du ressort naturel, et diminueraient infiniment le nombre des grands hommes, le nombre de leurs précieux travaux et de leurs [•] succès si nécessaires à la félicité des États.

§ 68

 [•]Il faut que le bon gouvernement prenne bien garde à laisser blâmer les motifs ordinaires de la vertu humaine, il faut au contraire incessamment faire remarquer : 1°. que ceux qui se piquent de ne chercher que la vertu elle-même, et cela par un amour pur et désintéressé de l’ordre et de ne chercher jamais [•] la gloire et la réputation [•], se trompent très souvent eux-mêmes et trompent encore plus souvent les autres. 2°. Qu’avec ces motifs si purs, ils font le long de leur vie beaucoup moins pour le bonheur de la société que ceux qui, en travaillant pour l’utilité publique, déclarent simplement qu’ils cherchent le plaisir de faire plaisir aux autres et le plaisir de la distinction, en réussissant mieux que leurs pareils [•].

§ 69

Dieu [•] nous a donné pour grand ressort et presque pour unique ressort notre amour-propre, c’est-à-dire notre intérêt particulier bien entendu. Or cet intérêt bien entendu nous porte au plaisir de la distinction, et nous montre que la distinction la plus précieuse ne s’acquiert qu’à proportion des talents, des travaux, des peines [•] et des succès, pour procurer une grande augmentation de bonheur à nos parents, à nos amis, à nos voisins, à nos compatriotes et aux autres hommes.

§ 70

Quoique notre vertu ne soit autre chose que notre intérêt particulier bien entendu, elle ne laisse pas d’être vertu. Or avons-nous rien dans le monde de plus respectable [•] et de plus aimable dans les autres que la grande vertu ?

§ 71

Chercher à se distinguer est un penchant naturel très propre à augmenter le bonheur de celui qui aime la gloire, et très utile pour augmenter le bonheur des autres, mais il faut que ce penchant soit dirigé par la raison, autrement il fait tout le contraire [•], puisque le [•] désir de se distinguer engage des hommes comme Pompée, comme César, comme Catilina à des entreprises très nuisibles à la société. Néron, Attila cherchaient une distinction désirable. Mais quelle étrange idée avaient-ils de la distinction désirable ? L’un voulait primer, ou comme premier débauché, ou comme bon comédien, ou comme bon poète, ou comme excellent lutteur, ou comme excellent cocher, l’autre voulait se distinguer en saccageant tout, en jetant la terreur, la désolation et les pleurs dans toutes les familles de ses voisins et des nations les plus éloignées. On n’a point vu, ni de scélérats illustres, ni de fainéants illustres, qui n’aient aspiré à une sorte de distinction frivole et très mal entendue par rapport à leur état, à leur naissance, à leur métier.

§ 72

Le goût pour la paume, pour la peinture, pour la musique, etc., quand il est modéré par la raison, peut s’avouer : pourquoi le goût pour la bonne distinction ne pourrait-il pas s’avouer ? Il n’y a que le goût pour la distinction vaine ou méprisable [•], pour les glorioles que l’on fait bien de ne pas avouer, parce qu’au lieu de véritable gloire on s’attire un ridicule : et effectivement n’est-il pas ridicule d’estimer beaucoup des coquilles11 très communes et tout ce qui est très peu précieux et très peu estimable ?

§ 73

 [•]Un joueur de flûte peut avouer sans se rendre ridicule le désir qu’il a de se distinguer, d’exceller entre ses pareils, mais le désir de devenir excellent flûteur serait ridicule dans un homme [•] [•] [destiné à] des occupations glorieuses12.

§ 74

Ne serait-il pas à souhaiter pour l’avantage de la société, que chacun se piquât à l’envie d’aimer la distinction, et de se connaître mieux que les autres en distinction précieuse, et que cette noble émulation pût s’avouer parmi les hommes et surtout parmi ceux qui ont des places considérables dans la société, et qu’il fût établi [•] pour un homme de guerre de dire : « J’avoue que je cherche à faire penser et à faire dire à ceux qui me connaissent, c’est un officier distingué par sa bravoure, par sa fermeté, par son intelligence, par son application, qui aime la discipline et la subordination », [•] pour un magistrat : « J’avoue que je tâche par mes veilles et par mon assiduité au travail à faire dire, c’est un homme qui veut se distinguer par l’équité et par la capacité », comme il est établi pour un musicien comme Lully de dire : « Je cherche à me distinguer entre les musiciens mes pareils » ?

§ 75

Autant que le désir [•] d’être distingué entre ses pareils par ses talents, par ses vertus, par ses succès est utile à la société, autant le désir de la distinction, d’être distingué seulement par des emplois qui donnent du pouvoir [•], lui est désavantageux. L’homme de bien ne désire les charges que pour jouir du plaisir et de la gloire de procurer plus de biens que ses pareils à ses concitoyens, et d’en mériter les [•] justes louanges ; le scélérat au contraire ne désire ces emplois que pour la gloriole qu’il trouve à pouvoir se venger impunément, à se faire respecter extérieurement par le peuple : il se plaît à étaler [•] son pouvoir contre ceux qui le méprisent, sans se soucier de faire un excellent usage de ce pouvoir et de procurer le bien public ; il traite de sot au contraire le bon citoyen qui trouve du plaisir à sacrifier un peu de son intérêt particulier au grand intérêt public.

§ 76

Tant que le désir de la [•] distinction solide et précieuse qui vient de la vertu et des talents utiles a dominé dans le sénat de Rome et parmi les chevaliers romains, tant que le désir de la belle gloire a fait la base ou le grand ressort des mœurs de ce peuple, la République romaine a été peuplée de grands hommes [•] – je dis peuplée, parce que le peuple même se connaissait alors en bonne gloire –, elle s’est élevée et a été l’admiration des autres peuples. Mais à mesure que les Romains ont préféré la simple considération qui vient des charges publiques [•] qui donnent de l’autorité à la distinction, à la réputation qui ne vient que de la vertu des talents utiles à la société et de l’estime des gens de bien, les places publiques se sont remplies de scélérats, les citoyens ne se sont plus réunis au centre fixe du désir du plus grand bien public, leurs intérêts particuliers ont été divisés, et la République a penché vers sa ruine [•]. De là les conspirations des Gracques, de Sylla, de Marius, de Catilina, de César, de Pompée, d’Antoine et d’Auguste, qui n’avaient pour but que l’intérêt particulier et l’accroissement de leur pouvoir, et non, comme Caton l’accroissement [•] de leur vertu.

§ 77

Les gens de bien en place du temps de Caton n’étaient pas deux contre [•] deux cents, et voilà pourquoi Caton fut si fort distingué de son temps, parce qu’entre les gens de bien qui étaient sénateurs, il avait plus de talents et surtout beaucoup plus de fermeté qu’aucun des autres pour soutenir, au péril de sa vie, les intérêts [•] des élections libres et non vénales13.

§ 78

Si César se fut connu en bonne gloire, il ne se serait jamais servi de sa victoire sur Pompée, autre tyran, que pour mieux affermir le gouvernement de la République comme aurait fait Caton lui-même, s’il eût vaincu César. Il eût rendu la liberté des [•] élections par la pluralité des suffrages, il eût seulement, par un perfectionnement des lois, travaillé à empêcher les abus et les trafics honteux qui se commettaient dans les élections [•], et cela eût été facile en ordonnant à chaque vingt mille chefs de familles de choisir chaque année un électeur des magistrats parmi les plus gens de bien et les meilleurs citoyens, et ordonnant à ces électeurs d’en choisir trente qui en choisiraient un d’entre eux [•] pour chaque place vacante.

§ 79

D’où vient que nous voyons surtout dans les monarchies si peu de grands hommes, si peu d’hommes vertueux parvenir et se maintenir dans de grandes places ? C’est qu’ils ont une infinité de concurrents qui ne font nul scrupule de tromper les [•] souverains et de médire des bons citoyens, au lieu que l’homme de bien n’est ni trompeur, ni flatteur servile, ni fourbe, ni calomniateur, ni médisant. Les scélérats ont donc beaucoup plus de moyens pour parvenir aux premières places [•] que l’homme vrai, simple, juste, bienfaisant.

§ 80

Les scélérats puissants trouvent de l’obéissance, mais ils ne trouvent point d’estime ; aussi ne la cherchent-ils pas. Ils se font et craindre et haïr, ils ont pour maxime, oderint dum metuant14, pauvre maxime [•]. L’homme de bien ou ne veut point de place ou veut s’y faire aimer.

§ 81

J’ai cherché pourquoi on n’oserait avouer que non seulement on désire de mériter des louanges, mais que l’on désire encore de les recevoir, puisque c’est un goût qui est commun à tous les hommes, et que ce goût est très innocent et même, dans le fond, très utile à la société [•], pourvu que l’on connaisse communément dans le monde ce qui mérite effectivement des louanges.

§ 82

J’imagine sur cela deux raisons : la première, c’est que l’on ne peut donner de louange à un homme qu’aux dépens de ses pareils qui courent la même carrière [•] d’estime et de réputation, et entre lesquels il se distingue. Car enfin la louange est la suite d’une sorte de comparaison où l’un est placé plus haut, les autres plus bas. Or il semble qu’il n’est pas louable de chercher à être récompensé quoiqu’avec justice, quand c’est en quelque sorte aux dépens des autres : exaltatio unius est abjectio alterius15. [•] Je sais bien que la louange est une récompense bien légère de la bienfaisance, mais si légère qu’elle soit, elle se fait nécessairement, quoique justement, aux dépens des pareils [•] qui travaillent utilement pour le public. Or l’homme louable n’avoue pas volontiers qu’il désire d’être récompensé à leurs dépens, quoique réellement il le désire et qu’il soit très permis de désirer de jouir de ce que l’on a acquis légitimement aux jeux d’adresse aux dépens des autres joueurs.

§ 83

La seconde raison, c’est qu’il y a plusieurs bonnes actions que l’homme de bien peut faire sans aucun désir d’être récompensé par les louanges, mais uniquement par le plaisir que donne la [•] bonne conscience, par la justice ou la bonté même d’une action, par exemple, le grand soulagement de quelques malheureux, surtout si ce sont des hommes de mérite. On fait tout d’un coup, par quelque bienfait, cesser leurs grands chagrins et leur désespoir [•]. Or il n’est pas glorieux de dire qu’en leur faisant du bien, on n’est pas content du plaisir de leur en faire, et que l’on demande encore la récompense des louanges, quoique cette récompense soit légitimement due à la bonne action. [•]

§ 84

Il peut encore y avoir une troisième cause qui [•] vient de ce que le plus souvent ceux qui donnent des louanges les donnent sans discernement. Or il serait ridicule d’avouer que l’on souhaite de pareilles louanges qui sont données sans [•] sujet, comme celles que donnent les flatteurs et les autres âmes basses et serviles [•] de la populace.

§ 85

Je conviens que le motif le plus parfait des bonnes actions, ce n’est ni la louange, ni la grande estime des hommes, qui est un motif naturel, permis et très innocent, mais ce motif, quoique moins parfait, est [•] souvent beaucoup plus fort dans certains hommes que le motif le plus parfait, qui est de plaire à Dieu et d’obtenir le Paradis.

§ 86

 [•]Comme ce [•] motif nous est donné en naissant par l’auteur même de la nature, et que ce plaisir ne nuit à personne et produit du bien aux autres, non seulement il n’est pas mauvais par lui-même, mais il est encore bon quand il produit du bien aux hommes [•], aux chrétiens, à la société, à la société chrétienne. Ainsi il faut le garder dans sa force, il faut seulement le fortifier [•] en le perfectionnant et l’ajouter au motif du Paradis, qui à la longue peut devenir de beaucoup le plus fort.

§ 87

Pour exciter les hommes à la bienfaisance nous n’avons point de ressort humain plus fort que [•] [•] l’estime, surtout quand elle est perfectionnée à l’utilité des actions des citoyens, et qu’elle est donnée avec justice par des personnes qui sont elles-mêmes fort louables. Ainsi plus M. de Turenne avait de modestie [•], moins il se vantait, plus les Français pour qui il avait si heureusement et si utilement combattu devaient s’efforcer de le récompenser dignement par les plus grandes louanges16. La modestie dans Scipion rehaussait infiniment la grande distinction qu’il s’était acquise entre les plus illustres Romains17. Et qu’y a-t-il, en effet, de plus désirable dans la société qu’un homme qui vaut beaucoup, qui a rendu de grands services, et qui, par ses manières simples et modestes, [•] se donne cependant pour [•] un homme fort peu considérable ?

§ 88

À considérer certains caractères [•] doux, raisonnables, justes, mais paresseux et indolents, on dirait qu’ils n’ont presque aucune sensibilité ni pour la honte ni pour la gloire, mais mettez-les auprès de leurs pareils et qu’ils puissent leur disputer quelques qualités, et vous les verrez bientôt s’animer à qui réussira le mieux. Il est vrai que souvent ils n’ont point de pareils à qui ils puissent rien disputer, ni figure, ni esprit, ni savoir, ni talents; souvent ils n’estiment pas assez ceux avec qui ils vivent, ou bien l’habitude de les voir les empêche de désirer d’en être estimés, ou bien ils les trouvent trop au-dessus d’eux en qualités éminentes pour oser leur rien disputer. Mais que l’on se mette ou à blâmer ces indolents ou à les louer à peu près selon la vérité, que l’on se mette à les comparer, et l’on remarquera bientôt en eux de la sensibilité, tant sur la distinction en mal que sur la distinction en bien [•]. Et c’est ce qui démontre que le bon gouvernement ne saurait assez former de classes de pareils et les obliger à vivre un peu plus ensemble, pour les piquer d’émulation, à qui méritera le mieux des louanges pour ce qu’ils font en faveur de l’augmentation du bonheur de la société.

§ 89

Il n’est que trop commun de voir de jeunes gens chercher la mauvaise compagnie ; ce n’est pas qu’ils n’aiment à être loués et distingués, mais c’est qu’ils ne peuvent être loués et distingués qu’en mauvaise compagnie, et il n’est pas fort étonnant qu’ils ne se plaisent pas à se voir toujours les derniers ailleurs. La mauvaise compagnie ne prouve donc pas qu’ils soient insensibles à la gloire, mais qu’ils ne se sentent pas assez de courage et de force pour oser rien disputer à leurs pareils.

§ 90

Je vois donc qu’il n’est pas tant question de chercher les moyens de rendre les hommes sensibles à la gloire que de leur faire bien connaître le prix des diverses espèces de gloire [•] [•] et de gloriole après lesquelles ils courent, il n’est question que de leur faire sentir le bas prix des basses glorioles.

§ 91

Il est certain qu’il peut y avoir autant de difficulté pour un poète [•] comique à surmonter ses pareils pour faire mieux qu’eux une comédie, qu’il y a de difficulté pour un politique à faire un meilleur mémoire que ses pareils pour perfectionner le gouvernement sur une matière importante. Mais comme l’emploi de l’esprit du bon poète n’est pas aussi utile à leur patrie que l’emploi de l’esprit du bon politique, ce bon poète peut surmonter les difficultés égales [•] sans avoir égard à celle[s] du bon politique, parce que l’utilité n’est pas égale. Or de cette considération sort une règle générale avec laquelle on peut juger de la valeur des ouvrages des gens d’esprit : [•], [1°] par la grandeur et le nombre des difficultés surmontées, 2° par la grandeur et le nombre des avantages durables procurés au plus grand nombre de familles.

§ 92

Nous avons vu à la foire Saint-Germain18 des hommes qui faisaient des choses très difficiles, mais parce que ces choses n’apportaient aucune utilité au public, personne ne s’est avisé de dire qu’elles méritaient de grandes louanges [•] ou de grandes récompenses : elles ne méritent en effet que l’admiration de la grande difficulté surmontée, et rien de plus, et nous ne disons point que celui qui lève un poids de trois mille livres soit dix fois plus vertueux, plus louable, plus estimable que celui qui ne saurait en lever qu’un de [•] quatre-vingt livres.

§ 93

Il y a dans les Indes des espèces de religieux idolâtres qui, pour pénitence de leurs péchés et pour plaire à leurs idoles, se tiennent si longtemps et si souvent les bras en haut [•] dans leurs prières qu’ils perdent à la fin l’usage des bras. Ils ont beaucoup de peine à y parvenir, ils surmontent pour cela de longues et de pénibles difficultés, mais de quelle utilité est-il à leur patrie, à leurs familles, qu’ils s’ôtent ainsi l’usage de leurs bras19 ?

§ 94

Je conviens que leur constance est admirable, mais loin que cette constance soit louable, elle est très blâmable de devenir ainsi volontairement inutiles à leurs familles et à leurs voisins20. Il est vrai que le peuple, avec sa sottise ordinaire, croit bonnement que les prières de tels [•] fanatiques sont beaucoup plus efficaces que les bonnes œuvres des gens sensés et vertueux, mais l’opinion du peuple ignorant devrait elle-même obliger le magistrat sage de punir et de chasser de semblables extravagants, qui abusent de la sottise du peuple ignorant.

§ 95

Si le poète voyait avec évidence le peu de valeur d’un joli ouvrage inutile en comparaison de la valeur d’un [•] excellent projet politique, si l’enfant voyait clairement qu’il y a beaucoup plus de bonne gloire à être patient qu’à faire bien des boules de savon ou à bien jouer au volant, peu à peu il se détacherait de la distinction moins précieuse [•] pour chercher une distinction plus précieuse. Et voilà proprement le but que l’on peut se proposer dans l’examen des diverses espèces de gloire auxquelles nous aspirons, afin que [•], nous détachant peu à peu des distinctions frivoles qui ne servent presque de rien au bonheur des autres, nous nous tournions plus facilement du côté des distinctions solides et vertueuses qui nous feront du moins autant de plaisir que les frivoles, et qui procureront de beaucoup plus grands avantages aux autres.

§ 96

On peut demander la raison pourquoi la préférence que nous donnent les autres sur nos pareils nous fait plaisir. Il n’est pas aisé d’en rendre une raison suffisante, car enfin leur opinion n’ajoute rien à nos qualités et comme ils peuvent se tromper en jugeant mal de nous, leur opinion ne nous ôte rien aussi de nos bonnes qualités et ne met point en nous de défauts qui n’y sont point.

§ 97

Le plaisir que nous recevons de la préférence qu’ils nous donnent n’est donc guère plus fondé en raison que le plaisir que nous cause le [•] sucre [•], le bon fruit ou quelqu’autre chose de bon à manger. Car il n’y a nulle liaison nécessaire entre l’effet physique ou le mouvement de vibration que telles parties de matière produisent sur les membranes de notre langue et de notre palais, et le plaisir [•] qui l’accompagne. Ces mêmes vibrations, ces mêmes tremblements, ces mêmes trémoussements de fibres pourraient se faire toute une journée, toute une année sans que l’homme sentit le moindre plaisir à manger ces bonnes choses, et l’on ne peut point donner de raison pourquoi tel mouvement dans ces membranes produit plutôt le sentiment de plaisir que le sentiment de [•] douleur, si ce n’est une bonté de l’auteur de la nature d’avoir attaché sagement du plaisir à manger certaines viandes propres à conserver la santé et la durée de notre machine particulière21.

§ 98

Or ce que l’on peut penser de plus raisonnable, c’est que l’auteur des hommes, par un sentiment de bonté, a voulu, d’un côté, que, pour la conservation du corps humain, l’homme eût du plaisir à manger des choses saines et propres à le conserver en santé, et qu’il sentit de la douleur à manger des choses malsaines, et, d’un autre côté, par le même sentiment de [•] bienfaisance, il a voulu que pour la conservation du corps politique et de la société humaine si nécessaire pour augmenter le bonheur de l’homme, il sentit du plaisir de [•] la bonne opinion distinguée que les hommes prendraient de lui et des louanges ou de distributions qu’ils lui donneraient.

§ 99

Il est vrai que la bonne opinion que les hommes prennent d’un autre homme lui est quelquefois utile pour en tirer diverses grâces et divers agréments, mais le désir de cette bonne opinion et de la distinction n’a souvent pour but aucune espèce d’utilité, ni aucune autre sorte de plaisir, que le plaisir simple d’être distingué entre ses pareils et de leur être préféré [•] [•] par des actions louables.

§ 100

Mais sans être obligé d’approfondir les causes du plaisir propre [•] de la distinction, il nous suffit qu’il soit aussi réel que le plaisir du goût que cause ordinairement [•] un peu de sucre à tout homme bien constitué.

§ 101

Si nous n’en avions pas l’expérience, nous ne pourrions pas prouver que [•] les bons fruits, les bonnes confitures doivent produire du plaisir. De même, si nous n’en avions pas l’expérience, nous ne pourrions pas prouver que la préférence d’estime et la distinction extérieure pussent produire tant de plaisir à un enfant, à un homme, à une femme. Mais enfin la chose est ainsi, et pour bâtir sur le plaisir de la distinction et de la préférence, il suffit que ce plaisir soit en nous très réel, très durable, très vif, surtout quand nous possédons [•] les choses nécessaires pour les commodités de la vie, car, à dire la vérité, les douleurs actuelles et continuelles de la faim, de la soif, du froid et les autres douleurs corporelles [•] ne permettent guère d’être sensible au plaisir de la distinction. Aussi voit-on que ce ne sont pas les plus pauvres qui y sont les plus sensibles, [•] les plus délicats et qui en sont les plus occupés ; les besoins pressants et perpétuels de leur vie emportent presque toute l’attention de leur esprit et occupent ordinairement presque toute leur sensibilité.

§ 102

 [•]Je ferai encore ici une réflexion importante sur le goût naturel que nous avons, tant pour les viandes saines que pour les distinctions et les louanges.

§ 103

 [•]Je conviens que l’homme devenu plus parfait pourrait manger des choses saines pour conserver sa santé par le simple motif de plaire à Dieu et d’obtenir le Paradis. Mais s’ensuit-il pour cela qu’il doive souhaiter que Dieu ne lui donne aucun plaisir à [•] les manger, puisqu’il a le même but que l’enfant, que le jeune homme, qui est de se nourrir et de conserver sa santé, et que l’homme plus parfait est, de ce côté-là, d’autant plus sûr de suivre toujours la raison suprême que la Providence ordinaire lui donne un plaisir actuel en mangeant ces choses saines ? Le christianisme perfectionne la nature, il ne la détruit pas.

§ 104

 [•]Le lecteur peut facilement faire l’application du goût naturel que Dieu donne aux hommes pour les bonnes distinctions et pour les bonnes œuvres qui produisent les bonnes distinctions [•]. Les enfants, les jeunes gens et la plupart des hommes imparfaits cherchent ce plaisir, et il en résulte le bien public de la société. Ce goût naturel est-il mauvais ? N’est-il pas même louable et vertueux ? Et quoique le motif de plaire à Dieu et d’obtenir le Paradis soit encore meilleur, plus louable et plus vertueux, l’un est-il contraire à l’autre ? Au contraire, ne sont-ce pas deux ressorts que l’on peut facilement faire conspirer aux mêmes effets ?

§ 105

 [•]Et il faut bien remarquer que le ressort naturel de la distinction est de beaucoup le plus fort [•] pour les enfants, pour les jeunes gens et pour les trois quarts et demi des autres habitants, au lieu que l’autre, quoique plus parfait, est même très faible et peu durable, même pour les plus parfaits, qui ont souvent encore besoin de s’aider, dans leurs belles entreprises, du ressort naturel. La grâce ne détruit donc pas la nature, elle ne fait que la perfectionner22.

§ 106

Il ne faut pas que le [•] souverain se trompe ; il ne sera pas distingué entre les souverains ses pareils sur les seules louanges et sur les seuls applaudissements de cette foule [•] d’officiers, de courtisans, de ministres flatteurs qui l’environnent du matin jusqu’au soir, et qui pour leur propre intérêt veulent être distingués eux-mêmes de lui à force de louanges [•], soit grossières, soit délicates. Les autres rois, les autres empereurs, soit morts, soit vivants, avaient ou ont comme eux23 une cour composée de semblables adulateurs qui n’ont que leur fortune en recommandation. Ces âmes basses font partout les mêmes fonctions et, cherchant à plaire à leurs maîtres à force de basses flatteries et de flatteries spirituelles, c’est-à-dire à force de louanges outrées sur des sujets ou méprisables ou même ridicules, [•] il ne sera nullement distingué entre ses pareils prédécesseurs et entre ses pareils vivants et entre ses pareils successeurs qu’à proportion qu’il contribuera à l’augmentation du bonheur de ses sujets et de ses voisins, par ses soins, par ses veilles, et aux dépens même de ses amusements et de ses plaisirs. Car la distinction et la bonne gloire ne vien[nen]t que de la pratique [•] de la vertu [•] distinguée, et la vertu distinguée agit perpétuellement avec force, et en surmontant ou par ses talents, ou par sa constance, des difficultés, ou des obstacles que le commun des rois ne saurait surmonter, et seulement pour le bonheur des autres.

§ 107

Aristote avait à la vérité [•] inspiré à Alexandre, son disciple, que c’était [•] en surmontant des grands obstacles et en grand nombre que l’on acquérait une grande distinction entre ses pareils, parce que la plupart des pareils sont rebutés par les obstacles [•] et par les grands obstacles. Ainsi Alexandre redoublait d’ardeur et de constance à la vue des obstacles nouveaux, à la vue des difficultés nouvelles qui se présentaient dans ses entreprises, et cela dans la pensée qu’il était le seul de ses pareils, c’est-à-dire le seul prince de son temps qui pût le surmonter [•]24. Mais, soit ignorance, soit faute de réflexion, il ne lui avait pas fait sentir que les grands obstacles surmontés ne suffisaient pas pour une grande gloire, pour une gloire précieuse, et qu’il fallait encore [•] procurer par ces victoires une très grande utilité, ou aux hommes en général, ou à sa nation en particulier.

§ 108

Il y a deux manières de surmonter les grandes difficultés : 1°. par un génie très supérieur, 2°. par une ardeur et une constance très supérieure qui puisse suppléer à la grande supériorité de génie. La grandeur du génie telle qu’était celle de Salomon supplée à la grande patience, à la grande ardeur, et épargne bien des peines pour le succès des grandes entreprises [•], et d’un autre côté, la grande ardeur et la grande constance suppléent à la grandeur du génie.

§ 109

Qu’un marchand, dans le dessein d’amasser en dix ans le centuple de mille onces d’argent qu’il possède, se donne beaucoup de soins, qu’il veille, qu’il travaille assidument, qu’il hasarde sa vie plusieurs années de suite sur un vaisseau dans les longs voyages de mer et parmi des nations barbares, cela est difficile, cela est même très utile pour lui et pour sa famille, mais il n’est point établi que cette entreprise soit ni vertueuse, ni par conséquent glorieuse, elle n’est qu’innocente et permise. C’est que son profit le paye de ses peines et des dangers qu’il a essuyés. Tavernier, Chardin [•] et tous nos autres joailliers voyageurs ont couru beaucoup de périls, ont essuyé beaucoup de peines et de fatigues, nous ne les en trouvons pas pour cela des hommes plus louables et plus vertueux. D’où vient [•] ce peu de louanges de notre part ? C’est qu’ils n’ont rien fait que pour eux, et dans la vue de s’enrichir eux et leur famille25.

§ 110

Si un général d’armée ne faisait la guerre que par les mêmes motifs qu’un marchand fait son commerce et uniquement dans le dessein de s’enrichir et d’obtenir plus de dignités que ses pareils, son entreprise ne serait pas plus louable que celle du marchand. Mais si, en suivant l’exemple du feu maréchal de Vauban et du feu maréchal de Catinat, il a pour principal but le salut et la prospérité de sa patrie, et s’il est certain qu’il ne souffrirait pas pour [•] lui seul et pour l’augmentation de sa fortune le quart de ce qu’il fait et de ce qu’il souffre par la considération de l’intérêt public, alors ses périls, ses fatigues, ses travaux, ses talents sont très louables26. Je ne blâme pas le marchand, mais je loue le bon citoyen, j’exalte le héros, qui pour avoir l’honneur de rendre de grands services à sa patrie lui sacrifie ce qu’il a de plus cher.

§ 111

Ce même maréchal de Vauban offrit de servir au siège de Turin sous les ordres d’un lieutenant général qui était naturellement son subalterne [•] ; il eût fait [•] plus que Scipion qui servit de lieutenant à son frère dans la guerre contre Antiochus. Nous avons vu aussi le maréchal de Boufflers à Malplaquet prendre les ordres du maréchal de Villars son cadet27. Telles sont les démarches du bon citoyen qui a assez de discernement pour voir qu’il n’est pas temps de disputer de dignité et de préséance, lorsqu’il est question du salut ou d’un grand avantage de la patrie ; la dignité n’y perd rien, elle n’en est [•] point rabaissée, la patrie en est mieux servie et le mérite personnel en est plus relevé.

§ 112

Si l’on y prend garde, l’idée de héros ou de demi-dieu n’a point changé depuis que nous la tenons de l’Antiquité la plus reculée. Pourquoi Hercule était-il héros ? Parce qu’il avait hasardé plusieurs fois sa vie, c’est-à-dire ce qu’il avait de plus précieux pour faire cesser les grands malheurs de son pays. Il faut donc pour l’héroïsme surmonter de grandes difficultés et, entre les choses les plus difficiles, on met avec justice la résolution de hasarder volontairement sa vie. Mais il faut encore une grande utilité pour les autres. Or rien peut-il leur être plus utile que de faire cesser parmi eux les plus grands malheurs ?

§ 113

Alexandre croyait que, pour la gloire des héros, il fallait surmonter des choses très difficiles, et c’était pour cela que les difficultés qu’il rencontrait, loin de le jeter dans l’abattement, lui donnaient un nouveau degré de courage pour les surmonter ; mais faute de bien savoir que les difficultés les plus grandes, si elles ne sont très utiles à la patrie, ne sont pas fort précieuses, il s’arrêta en beau chemin, il oublia le bonheur de la Grèce, sa patrie [•] ; il devint semblable aux hommes [•] les plus méprisables, comme les Sardanapales et les Caligulas, qui abusent de leur pouvoir ; il ne s’occupa honteusement, après ses dernières victoires, que de ses propres plaisirs et des excès de ses débauches.

§ 114

Ses commencements furent beaux, ce fut un beau projet d’affranchir pour toujours la Grèce, sa patrie, de la servitude et de la crainte des rois de Perse, mais [•] il ne fallait pas laisser cette même patrie en proie à d’autres tyrans. Il n’eut pas le courage de surmonter les attraits de la volupté, il n’eut pas ou assez de lumières ou assez de force pour s’occuper avec ardeur à acquérir une gloire durable [•] de rendre toutes les nations solidement heureuses sous son empire, et même après sa mort, en donnant aux rois, ses lieutenants et ses successeurs, le plan d’une paix perpétuelle et universelle [•] : il commença très bien et finit très mal [•].

§ 115

Peu d’hommes, peu de princes sont assez [•] clairvoyants pour voir [•] de la gloire nouvelle à acquérir, peu sont assez courageux pour chercher toute leur vie des difficultés à vaincre afin de procurer le bonheur des autres. C’est cependant l’unique chemin de l’héroïsme, c’est l’unique moyen de passer de bien loin en bienfaisance les autres princes leurs pareils.

§ 116

Pauci quos æquos amavit
Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus
28.

§ 117

Le poète a [•] sagement mis le mot ardens, mais il a omis le mot de constans, [•] il devait être uni au mot ardens, mais la mesure du vers s’opposait à la justesse de pensée, et c’est le défaut de la poésie ; la pensée obéit ici à l’expression à cause de la mesure, au lieu qu’en fait de maximes importantes, c’est à l’expression à obéir toujours à la pensée [•], et de ce côté-là on voit que la [•] prose a la préférence sur la poésie.

§ 118

Alexandre et Néron commencèrent à merveille, mais la prospérité fut fatale à leur gloire. Or sans constance dans la vertu, point d’héroïsme [•] [•].

§ 119

Dans les emplois publics [•] de l’Église, de l’épée, de la robe, plusieurs de ceux qui les exercent se bornent à jouir de la considération que leur apporte leur emploi et à rendre cet emploi utile à leurs intérêts particuliers ; ils s’occupent à s’attirer quelques distinctions frivoles, telle qu’est la distinction de faire plus de dépense que leurs pareils en meubles, en tables, en habits, en équipages [•]. La plupart d’entre eux ne connaissent pas la distinction la plus précieuse, qui est de surmonter plus de difficultés que leurs pareils pour rendre de plus grands services au public.

§ 120

Satisfaire mieux et plus exactement ses créanciers, payer plus noblement les ouvriers, prendre sur soi de faire moins de dépense pour n’être pas obligé d’emprunter, pour être plus exact que ses pareils dans ses promesses et pour assister de pauvres familles, est certainement une distinction incomparablement plus précieuse [•] que de tenir une meilleure table et de nourrir un plus grand nombre de chevaux et de valets que ses pareils. Cependant on voit tous les jours de ces personnes [•] vaines et frivoles qui cherchent la gloriole de la supériorité de la dépense inutile au public et qui ne craignent pas d’avoir quantité de procédés honteux et déshonorants avec leurs créanciers pour avoir fait ce qu’ils appellent une dépense honorable, qui est cependant en effet une dépense très déshonorante, puisqu’elle leur fait commettre des injustices envers leurs créanciers [•], et qu’elle leur fait tenir une conduite toute opposée à celle d’un homme [•] d’honneur et qui aime le vrai honneur.

§ 121

D’où vient ce désordre, si ce n’est de la fausse prévention que la considération, parmi le peuple, que procure la dépense [•] distinguée, est plus précieuse que [•] l’estime qu’apporte parmi les gens sages la conduite d’un homme rangé, d’un homme équitable, d’un homme sensé qui ne dépense rien au-delà de son revenu et qui paye exactement ses créanciers, et à qui il reste de quoi assister des familles malheureuses ?

§ 122

Il est certain qu’il est très glorieux, quand on s’est trompé dans les supputations de son revenu et de sa dépense, de reconnaître de bonne foi ses erreurs [•] par ses retranchements ; il est très glorieux de retrancher publiquement cette dépense pour trouver dans ce retranchement de quoi payer exactement ses créanciers et de quoi [•] aider les malheureux ; car il est très glorieux de faire justice aux autres à nos dépens. Cependant, faute de connaître de bonne heure et dès l’enfance la bonne gloire, la gloire de la justice, faute d’avoir appris au collège que c’est une mauvaise honte que d’être honteux de retrancher sa dépense pour pouvoir être juste et bienfaisant, on voit une infinité de gens qui mettent de l’honneur à faire une dépense qui les force à faire des actions véritablement honteuses : défaut d’éducation, défaut de discernement, défaut dans le gouvernement qui n’a pas [•] assez d’attention à faire porter des marques extérieures de mépris [•] aux prodigues, qui se distinguent par leurs injustices envers leurs créanciers.

§ 123

Il y a quantité de gens de petit esprit, tant parmi les infidèles que parmi les hérétiques, qui cherchent de la distinction par les pratiques de [•] dévotion des cérémonies de leurs religions. Mais il est certain qu’ils ne nous paraissent véritablement estimables que lorsqu’ils se distinguent dans les pratiques de justice ou de bienfaisance envers ceux mêmes qui ne sont pas [•] de leur opinion.

§ 124

Un ouvrage qui nous montrerait clairement les erreurs en détail sur l’injuste préférence que quelques gens donnent à une distinction peu utile, sur une autre beaucoup plus utile à la société, serait un ouvrage très désirable. Je sais bien qu’un tel ouvrage ne sera jamais parfait, mais [•] qu’un excellent philosophe moral le commence et il se perfectionnera d’année en année, de siècle en siècle, même par les philosophes médiocres. Et voilà proprement le principal sujet des divers traités de morale [•] que je désirerais, car je demande que la grande louange soit toujours rapportée et à la grande difficulté de l’entreprise, et à la grande utilité de cette entreprise [•].

§ 125

Ce qu’il y a de plus important pour la félicité d’un gouvernement, c’est d’entretenir soigneusement, dans toutes les professions, l’émulation pour la bonne distinction, c’est-à-dire pour la plus grande [•] utilité de la société, et non pas pour les dépenses peu utiles. Or plus les rivaux [•] vivent ensemble et se connaissent, plus l’émulation y est grande. D’un autre côté, plus l’émulation est grande [•] et bien entendue, plus ils font d’efforts pour acquérir des vertus et des talents, qui seuls puissent les faire plus aimer et plus estimer entre leurs pareils.

§ 126

Il y a une distinction très précieuse entre deux rivaux d’un grand mérite, c’est la justice qu’ils se rendent en parlant l’un de l’autre ; c’est à qui fera plus valoir une bonne action, une bonne qualité de son rival, car c’est le sublime de la justice que d’être juste contre son propre intérêt. Il est très difficile de surmonter la perte que l’on a à rabaisser les bonnes qualités et à relever les défauts de son rival, et c’est cette difficulté surmontée qui fait le prix de cette action ; mais à bien considérer l’effet de cette victoire que le rival remporte sur lui-même, il y gagne l’estime publique et une nouvelle distinction. Ainsi, par simple habileté, on devrait être très appliqué à rendre en toute occasion cette sorte de justice à ses rivaux.

§ 127

Alcibiade a fait de grandes fautes [•] dans [•] la conduite de la vie ; cela me fait soupçonner que Socrate n’a pas trouvé dans Alcibiade un sujet plus sensible à la gloire qu’à la volupté. Pour Aristote, il connaissait moins le prix de la vertu et faisait bien plus de cas des richesses et de la fortune que Socrate ; ainsi je ne suis point surpris qu’il ait inspiré à Alexandre plus d’inclination pour la grande puissance que pour la grande bienfaisance, pour le brillant que pour le solide, pour [•] les [•] glorioles que pour les bonnes gloires.

§ 128

La mollesse, la débauche ne sont d’aucune utilité à la société, elles y sont même ordinairement très préjudiciables. Cependant le poids de [•] la nature vers les plaisirs des sens, surtout dans la jeunesse, est si grand que c’est comme une nécessité qu’il entraîne presque tous les hommes, s’ils n’ont quelque contrepoids un peu plus grand qui les porte à la bienfaisance, c’est-à-dire à la vertu. Ce contrepoids, c’est le [•] désir de la bonne gloire, et c’est peut-être dans ce balancement [•] et dans l’opposition de ces deux ressorts naturels, de ces deux sortes de plaisirs que consiste le plus [•] grand usage de notre liberté.

§ 129

 [•]Si un homme, qui travaille pour être plus juste et plus bienfaisant que ses pareils [•], tâche encore de paraître tel, son motif est bon, quoiqu’il travaille pour lui-même en même temps qu’il travaille pour les autres. Mais s’il ne se fâche point quand on ne lui rend pas l’estime et la distinction qui lui est due, s’il souffre sans murmure que des hommes moins estimables que lui soient plus estimés, cette modération, qui ne tient pas les autres hommes à rigueur29 sur l’estime qu’ils font de lui, est une sorte de vertu dans laquelle quelques-uns aiment quelquefois à se distinguer, et par le grand raffinement sur la distinction, ils sont bien aise de mériter d’être distingués par la vertu que quelques-uns appellent humilité [•] [•], [qui] est le motif le plus pur et la manière la plus sublime de marcher vers la vertu. Or la vertu humaine peut aller quelquefois jusque-là, mais dans un petit nombre de sujets, et cette humilité est une action de bienfaisance sublime30.

§ 130

S’estimer faussement plus juste, plus bienfaisant qu’un autre, c’est un grand défaut, parce que c’est faire une grande injustice à d’autres ; s’estimer faussement avoir moins de talents utiles à la société, croire faussement de soi que l’on est moins juste, moins bienfaisant qu’un autre, c’est aussi un défaut, puisque c’est une erreur, et une erreur est toujours un défaut, mais c’est un défaut qui en certaines occasions peut être très utile à l’agrément de la société, en ce que celui qui se croit, qui se donne pour moins qu’il ne vaut, est très commode à la société ; mais celui qui s’estimerait ce qu’il vaut par comparaison aux autres, et qui, malgré sa propre opinion, se donnerait cependant pour beaucoup moins qu’il ne vaut, comme font les personnes qui, avec un mérite distingué, ne laissent pas d’avoir des manières simples, humbles et modestes, celui-là aurait plus de mérite que celui qui ne se rabaisserait que [•] parce qu’il croit faussement n’avoir point de mérite distingué, puisque l’on ne sait pas si, venant à se détromper, il ne voudrait pas se donner pour plus qu’il ne se donne.

§ 131

La plus parfaite humilité est donc de [•] connaître que son mérite est supérieur au mérite des autres, quand cela est vrai, et de se donner cependant pour beaucoup moins que les autres ne se donnent. Or qui ne voit que l’humilité des uns s’accommode à merveille à la présomption des autres ?

§ 132

Nous remarquons que nos plus grands hommes, soit parmi les Anciens, soit parmi les Modernes, ont été les plus simples et ont été fort éloignés dans le commerce ordinaire de ces manières hautaines et fières qu’affectent des hommes de beaucoup moins de mérite. Ces manières hautaines, à ce qu’ils s’imaginent, leur servent comme de piédestaux, dont ils ont besoin pour se faire distinguer des autres. Mais c’est faute de se connaître en bonne distinction, car rien ne pare tant un homme d’un mérite distingué que la simplicité dans ses manières quand il n’est point en public [•].

§ 133

Je dis quand il n’est point en public, car le public demande souvent une contenance sérieuse qui [•] ressemble [•] au majestueux dans les princes et dans les grands hommes, et je conviens que pour ordonner avec plus d’autorité, il est à propos d’être aidé de la majesté extérieure, [•] et le peuple, pour être gouverné tranquillement, a encore plus besoin qu’on lui inspire du respect par des manières sérieuses et éloignées de la familiarité qu’il n’a besoin qu’on lui expose de bonnes raisons, parce qu’il ne [•] s’y connaît pas ; et de ce côté-là, je ne saurais assez louer le sage éloignement que Louis XIV avait pour les manières familières, qui dans sa jeunesse [•] n’avaient point réussi avec ses courtisans. [•]

§ 134

L’homme d’un mérite distingué sait prendre les manières différentes qui lui conviennent selon le personnage, ou de personne publique ou de personne particulière, qu’il [•] a à faire le long de la journée, mais toujours pour être ou plus utile ou plus agréable à ceux avec qui il a à vivre, car c’est cette plus grande utilité qui est toujours comme une boussole [•] qui le conduit vers le but de l’homme de bien et du bon citoyen.

§ 135

Les Chinois, les Siamois, les mahométans ont leurs hommes célèbres [•] dans leurs religions [•] différentes, qui sont autant de différents fanatismes ; mais les auteurs des vies de ces hommes célèbres parmi eux n’avaient pas à beaucoup près le discernement que Plutarque avait pour les qualités du plus haut ou du moindre prix. C’est que ces auteurs ne savaient pas que ces qualités ne méritent de la distinction de notre part qu’à proportion de l’utilité qu’elles procurent à la société, et à proportion des difficultés que cette espèce d’hommes illustres ont eu à surmonter pour procurer quelque grande utilité [•] à leur nation.

§ 136

Plutarque lui-même n’avait pas [•] des idées assez claires, assez distinctes et assez constantes de cette règle, et quelquefois [•] il s’est laissé aller en faveur du faux et du brillant au préjudice du vrai et du précieux ; cela se voit particulièrement dans [•] quelques-unes de ses comparaisons.

§ 137

On ne peut pas se distinguer davantage par son courage qu’en allant à une mort certaine, et c’est une grande distinction qu’un courage au suprême degré. Mais pour rendre une action de courage très vertueuse et très glorieuse, il faut qu’il en résulte certainement une grande utilité pour le public. Une jeune Indienne qui se brûle après la mort de son mari fait une action très courageuse ; on ne peut pas lui disputer cette grandeur de courage. Mais quelle grande utilité en revient-il au public ou même à sa famille vivante ? Elle ôte à ses enfants une mère très propre à les élever avec soin. C’est donc un très grand courage très mal employé, c’est une vie utile à l’État perdue très inutilement. Voilà le jugement de l’homme raisonnable et sensé [•] sur cette action fanatique. Donc cette action qui est fort éclatante n’est en effet nullement glorieuse, nullement vertueuse, elle est même folle et extravagante, puisqu’il en revient plus de perte que d’avantage à sa famille et à l’État31.

§ 138

J’en dis de même de ce père de famille [•] fanatique qui laissant de petits enfants va se faire écraser dans les Indes sous un char de l’image de [•] quelqu’un de ses saint[e]s idoles32. J’en dis autant de la mort de Calanus, ce philosophe [•] de la cour d’Alexandre, qui se brûle vivant sur un bûcher élevé exprès en présence d’Alexandre, de toute sa Cour et d’un peuple infini33. Car enfin quelle grande utilité en revenait-il aux hommes en général et à sa patrie en particulier ? Pareilles actions ne sont que d’admirables extravagances34. La grande difficulté se trouve à la vérité dans ces actions. Mais où [•] est la grande utilité qu’en retire la nation ?

§ 139

Caton voyant les succès de César se donne un coup de poignard et se tue35. Le peuple avec sa sottise ordinaire s’écrie : « Que cette action est belle, qu’elle est vertueuse ! » Il est vrai qu’elle a la moitié de ce qui fait une action belle et vertueuse, qui est la [•] difficulté. Il faut du courage et un grand courage pour donner sa vie, mais il faut une grande utilité pour ses compatriotes ; autrement c’est une action folle et même très blâmable en ce qu’elle prive l’État et la patrie d’un homme qui aurait pu la servir très utilement en déterminant peut-être César à bien user de sa victoire [•] et rétablir la méthode des élections [•] après l’avoir perfectionné par un nouvel édit.

§ 140

Caton devait tout tenter pour obtenir la liberté de sa patrie, c’est-à-dire la liberté des suffrages dans les délibérations [•], et pour en bannir les présents, les menaces, les recommandations. Voilà ce qu’il devait tenter avant que de se donner la mort. Or il s’en fallait beaucoup qu’il n’eût tout tenté ; sa mort était donc certainement très inutile à la République, et sa vie pouvait encore être utile à [•] la République, puisque César n’eut jamais pu s’empêcher de respecter la vertu dans Caton, quoique ennemi de toute usurpation et de tout usurpateur36. [•]

§ 141

Nous ne saurions goûter les différents plaisirs ni les différentes espèces de plaisirs que [•] successivement. L’âme ne sent qu’une chose à la fois, et le plus grand sentiment anéantit le petit. On est souvent dans la nécessité d’abandonner les plaisirs d’une espèce pour les plaisirs d’une autre espèce : si, par exemple, un homme aime mieux le plaisir de la distinction que le plaisir de la table, il fera ses repas courts pour aller travailler, s’il aime mieux la table, il négligera le travail et se livrera à la délicatesse et au luxe des repas.

§ 142

Les [•] débauchés sont ceux qui préfèrent de beaucoup les plaisirs des sens au plaisir de la [•] bonne gloire. Les hommes destinés pour être illustres [•] sont ceux qui préfèrent de beaucoup le plaisir de la distinction aux plaisirs des sens. Ces deux espèces sont rares ; le commun des hommes ou les hommes du commun ne se livrent entièrement ni à la gloire ni à la paresse et à la mollesse, mais tâchent de partager tour à tour ces différentes espèces de plaisir.

§ 143

Pour faire sortir le débauché de l’habitude à la débauche, nous ne pouvons employer d’un côté que le déplaisir de la honte que les hommes attachent naturellement à la débauche, et [•] de l’autre le plaisir qu’ils attachent à la distinction que donne la vertu ; ils n’attendent rien d’un débauché que du mal. Ainsi, ou ils le haïssent, ou ils le méprisent. De sorte que, pour empêcher un jeune homme de se livrer à la débauche et de s’y accoutumer, nous pouvons employer non seulement la douleur de la honte, mais encore l’espérance du plaisir de la gloire, et c’est un des traits les plus merveilleux de la sagesse et de la providence divine d’avoir constitué les hommes de manière qu’avec le poids [•] vers la bonne gloire et avec le poids de la crainte de la honte, ils puissent même dans la jeunesse surmonter souvent les attraits et le penchant de la volupté [•].

§ 144

Tel est l’état de la nature ; [•] il y a, pour la plupart des hommes, à peu près équilibre entre le désir ou le ressort des plaisirs [•] injustes que procurent quelquefois les sens et la crainte de la honte, entre le désir des plaisirs innocents et le désir de la gloire. Mais pour le bonheur de la société, ceux qui gouvernent peuvent chaque jour augmenter par de sages règlements [•], tantôt par des marques honteuses la crainte de la douleur de la honte, et le mépris dû à la débauche ou à la profession des voluptueux [•] injustes et efféminés, et tantôt augmenter de l’autre, par des marques honorables, le désir de la distinction et de la gloire pour ceux qui quittent avec courage les étendards de la volupté et de la débauche pour courir avec leurs [•] rivaux la carrière de la vertu et de la gloire la plus précieuse. On peut faire aussi pencher la plupart des hommes vers la vertu. Mais à dire le vrai, ces sages règlements ne sont qu’ébauchés [•] chez nous, et notre politique par rapport à nos mœurs est inférieure à celle des Lacédémoniens, qui serait elle-même fort imparfaite pour un grand peuple comme le nôtre [•], cent fois plus nombreux que les Lacédémoniens.

§ 145

J’ai vu avec plaisir les très petits appointements des magistrats de la Hollande : le grand pensionnaire Heinsius n’avait de mon temps que deux mille onces d’argent d’appointements et trois ou quatre domestiques37. Cependant c’était l’homme de cette République qui avait le plus de crédit et qui pouvait disposer d’un plus grand nombre de places [•] lucratives38.

§ 146

La grande raison pour ne donner que de l’honneur et de la distinction aux principales places de l’État, c’est que, si vous y joignez le grand revenu, ces places deviennent exposées à un tas de gens médiocres qui n’ont nulle idée [•] de la belle gloire, et qui ne veulent qu’augmenter leur revenu et celui de leur famille. Or cette multitude d’aspirants, ou avares, ou voluptueux écartent par leur avidité et par leurs empressements les gens de vertu qui cherchent à mériter de la distinction et qui souvent font incomparablement moins d’efforts [•] pour acquérir des recommandations que les avares. Il faudrait qu’un ministre ne pût jamais espérer de sortir du ministère plus riche qu’il y est entré, mais seulement d’en sortir beaucoup plus honoré des gens de bien bon connaisseurs.

§ 147

Pour donner de l’éclat et de la distinction à la dépense frugale, il faut que le gouvernement [•] jette de la honte et du mépris sur la dépense de luxe et d’éclat qui ne tourne point au profit du public, et qu’il honore les riches par des honneurs publics lorsqu’ils donnent de leur superflu pour des ouvrages dont le public puisse tirer de l’utilité : par exemple, pour faire paver [•] les chemins, pour des canaux, pour des bâtiments publics, pour des collèges, pour des hôpitaux, etc. Car il faut toujours, dans un grand royaume, qu’il y ait divers canaux pour faire survider39 le trop plein des richesses des riches [•] des citoyens, et que la dépense qu’ils font en faveur du public leur apporte des honneurs publics [•], des distinctions publiques entre leurs pareils, et s’il se peut des distinctions extérieures et permanentes sur les habits.

§ 148

Il faut, d’un côté, [•] exciter [•] les hommes au travail pour amasser, mais il faut, de l’autre [•], surmonter en même temps les moyens de tirer des marques extérieures de distinction de leurs amas, soit qu’ils s’occupent dans des emplois publics, soit qu’ils s’emploient gratis pour mériter les honneurs publics, s’ils ont des talents convenables, soit qu’ils se distinguent par des dons en faveur du public, s’ils n’ont ni assez de santé ni assez de talents pour les emplois publics.

§ 149

De cette manière [•] chacun pourra goûter les plaisirs des sens [•] innocents selon la tempérance et la modération, qui est la meilleure manière de les goûter, et goûter en même temps, le long de sa vie, les plaisirs de la distinction en contribuant, ou par ses emplois, ou par ses bienfaits à l’augmentation de la félicité publique.

§ 150

Il est bon que l’homme travaille pour s’enrichir ; l’État ne saurait être riche qu’en multipliant le nombre de ses [•] citoyens riches et leurs richesses, et il est bon [•] que l’État soit riche pour résister aux fous ambitieux et injustes qui voudraient faire des conquêtes.

§ 151

Lacédémone a péri par sa pauvreté avec sa vertu, faute [•] de richesses suffisantes pour se défendre ; Rome a péri avec ses richesses immenses employées au luxe, faute de vertu, et la vertu a cessé lorsque les honneurs publics et les emplois ont été donnés ou au genre des voluptueux, ou au genre de ceux qui préféraient [•] les glorioles à la gloire, tels qu’étaient César et Pompée, caractères fort différents du caractère de Caton, qui savait beaucoup mieux qu’eux juger de la distinction plus ou moins précieuse.

§ 152

Une distinction précieuse, c’est de pouvoir souffrir [•] sans murmurer d’être pour un temps distingué en mal et condamné sans raison par le peuple même pour avoir tenté de rendre service à la patrie, c’est de travailler sans relâche pour augmenter le bonheur de cette patrie, et par conséquent de ceux mêmes qui [•] ont condamné l’innocent, c’est leur montrer qu’ils n’ont pas connu ses intentions lors de la condamnation, et qu’ils l’ont pris pour tout autre qu’il n’était [•] : tel fut Aristide à Athènes40.

§ 153

Je ne disconviens pas qu’un prince né avec un grand génie ne puisse faire [•] facilement pour le bonheur de ses sujets ce qu’un autre avec moins de lumières ne ferait qu’en surmontant courageusement beaucoup de difficultés ; il sera fort distingué par la grandeur de son génie et par la grande utilité de ses ouvrages. Mais, qu’il ne s’y trompe pas, la grande distinction viendra particulièrement des [•] peines qu’on lui verra [•] prendre et des amusements et des plaisirs qu’on lui verra sacrifier pour venir à bout [•] de son entreprise. Car s’il ne donne quelque chose de son propre bonheur pour le bonheur des autres, on ne lui [•] saura jamais tant de gré de ce qu’il fait pour les autres que s’il surmontait de grandes difficultés, quoiqu’il fasse [•] de grandes choses avec facilité ; et, effectivement, s’il peut faire tant de grandes choses avec peu de peine et de travail, combien ferait-il davantage, s’il prenait le triple de peine et s’il travaillait plus souvent pour surmonter le triple des difficultés ?

§ 154

J’avertis donc les rois qu’ils ne seront pas fort distingués entre leurs pareils, s’ils ne se proposent pour le bien public de grandes difficultés à surmonter par leur courage, par leur fermeté, par leur patience, et surtout par une sorte de constance qui [•] paraîtra à quelques-uns opiniâtreté. Et voilà pourquoi les grands hommes dans des entreprises très importantes pour la patrie, loin de se rebuter des difficultés qui se présentent, sont fort aises que les autres trouvent impossible ce qui ne leur paraît que difficile, sûrs que la grandeur des obstacles ne fait que rehausser la gloire de celui qui par un courage sublime et [•] constant vient à bout de les surmonter.

§ 155

Ainsi, qu’ils évitent comme un écueil de la gloire cette vie molle [•] et voluptueuse que les jeunes femmes, avec leurs charmes, et les courtisans habiles et agréables, avec leurs insinuations délicates, tâchent de leur inspirer. Autrement, qu’ils s’attendent à grossir le nombre [•] des rois fainéants.

§ 156

C’est de la grande activité du prince que dépend la grande activité de ses ministres, et les hommes journellement encouragés par des paroles, et surtout par l’exemple du maître, font en paix et en guerre le double et le triple d’ouvrage plus que ceux qui ne travaillent qu’avec mollesse et avec langueur [•], et tout cela avec le ressort du désir de la distinction [•]41.

§ 157

Un roi a, par sa place, un grand avantage sur ses sujets pour l’étendue de la réputation. Mais, s’il ne travaille point, et s’il ne prend pas sur [•] lui-même pour remplir mieux ses devoirs que ses prédécesseurs, il sera bientôt distingué en mal au lieu d’être distingué en bien entre ses pareils, et sa mauvaise réputation sera de même beaucoup plus étendue que celle d’un particulier [•].

§ 158

Mais, s’il vise sans cesse au plus utile et au plus difficile, il disputera bientôt de gloire avec les rois les plus illustres [•], et même les plus gens de bien disputeront à l’envi à qui lui marquera plus de reconnaissance par leur légitimes louanges. Mais, s’il est méprisable par ses qualités, il sera méprisé de tout un peuple, au lieu qu’un particulier méprisable dans une petite fortune n’est méprisé que de ceux qui le connaissent, c’est-à-dire de très peu de personnes.

§ 159

On ne saurait trop louer, aimer et admirer la beauté et la sagesse du Créateur d’avoir pour notre bonheur mis dans les hommes un si grand éloignement pour la honte et pour tout ce qui est honteux, et un si grand penchant pour la gloire et pour tout ce qui est glorieux, et de nous avoir donné en même temps les moyens de discerner ce qu’il y a de plus honteux et ce qu’il y a de plus glorieux dans le monde, puisqu’il n’y a pour cela qu’à faire réflexion, d’un côté, sur ce qui contribue le plus ou au malheur ou à la félicité des hommes et du plus grand nombre et, de l’autre, sur ce qui est de plus difficile et de plus pénible pour celui qui tâche de procurer l’augmentation du bonheur des autres : grande difficulté pour l’entrepreneur, grande utilité pour le public.

§ 160

Il est bizarre qu’un si beau principe de sagesse et de bonté ayant été une fois découvert, il se trouve encore des hommes qui, voulant se distinguer, tâchent cependant d’affaiblir dans leurs pareils [•] un grand ressort que Dieu leur a donné pour les éloigner [•] du vice et pour les exciter à la vertu, et que, poussés eux-mêmes par l’amour de la distinction, ils tentent cependant de nous ôter à nous tout désir de distinction.

§ 161

Plus les hommes sont éclairés, plus ils sont éloignés de croire qu’ils ne doivent [•] à Dieu aucune partie de leur mérite, parce qu’ils savent mieux que les autres que tout ce qui est bon en eux vient de sa [•] bonté, qu’ils ne se sont pas faits eux-mêmes, qu’ils n’ont pas présidé à leur naissance, à leur tempérament, à leur éducation, à leur fortune, et qu’ils n’ont pas fait naître les conjonctures et les occasions favorables pour faire un usage éclatant de leurs talents et de leurs vertus.

§ 162

La plus importante manière de se distinguer entre ses pareils, c’est de se distinguer en patience. On ne devient plus grand que les autres que par une longue application, par une plus grande patience dans le travail. On ne devient plus commode et plus agréable dans le commerce qu’en supportant sans se plaindre les défauts de nos parents, de nos amis, de nos pareils, de nos domestiques. Patience dans la conduite, patience dans les injustices que nous font nos supérieurs, faute de nous connaître : il faut que le grand homme se distingue autant par sa patience que par son courage et par ses talents. Les impatients ne sauraient jamais être grands hommes.

§ 163

L’homme impatient ne saurait s’appliquer longtemps de suite et ne peut, par conséquent, devenir que médiocre [•] du côté des lumières, à moins qu’il ne soit suffisamment agité par l’ambition de s’illustrer. Alors il peut acquérir des talents et se distinguer par son travail, mais si, par ses manières et par ses discours, il impatiente les autres, ceux-ci, pour se venger, l’impatientent à leur tour et lui rendent la vie dure ; il désoblige par son impatience ceux qui vivent avec lui, tandis que par ses talents il travaille pour ceux qui n’y vivent pas. Mais ses talents ne lui rapportent pas la moitié de la distinction et de l’agrément qu’ils lui rapporteraient s’il avait pu se distinguer par la patience dans le commerce autant qu’il se distingue par sa patience dans le travail. En général défaut de patience [•] est défaut de force.

§ 164

 [•]Un prince n’acquiert point sans peine la distinction d’être constant dans sa conduite ; le feu roi Louis XIV s’est distingué entre ses pareils par [•] cette réputation de constance. Aussi a-t-il poussé l’autorité plus loin que ses prédécesseurs. Or l’augmentation d’autorité opère nécessairement l’augmentation de la tranquillité intérieure de l’État, ce qui est le fondement du bonheur de la société [•] ; rien n’est plus commun et plus facile aux hommes que la légèreté et l’inconstance ; il faut aimer la gloire pour être constant.

§ 165

Ce prince tint en mourant au roi Louis XV, son successeur, un discours plein de sagesse, en lui recommandant fortement d’éviter avec plus de soin qu’il n’avait fait lui-même les occasions d’entrer en guerre avec ses voisins [•], et tâcha de lui inspirer beaucoup plus d’estime pour le titre de pacificateur de l’Europe que pour le titre de conquérant, en lui faisant remarquer les grands bienfaits que procurait le pacificateur, et les grands malheurs que causait le conquérant42 ; pour peu qu’on ait de justesse d’esprit, on remarque facilement la prodigieuse différence qui est entre ces deux espèces de gloire.

§ 166

[Texte A supprimé en (B) et (C).] [•] Cette augmentation du bonheur des sujets doit être l’unique but de celui qui gouverne, s’il veut avoir la gloire de mieux gouverner qu’aucun de ses pareils : il y a eu soixante-six rois de France43, il n’y en a eu qu’un à qui l’on ait donné le beau titre de père du peuple ; cependant il serait facile à un roi de France de faire beaucoup plus de bien à son peuple que Louis XII. Il aimait le bien public et le public l’aimait ; il sera toujours fort distingué entre les rois par sa bonté44. C’est que les rois ne savent pas que leur vraie grandeur, comme la grandeur des autres hommes, se mesure par les degrés de bonté et de bienfaisance, et non pas par un grand pouvoir, lorsque ce grand pouvoir n’est pas uniquement employé à l’utilité des autres.

§ 167

Quand on songe que le journalier gagne huit sous pour sa journée, que soit fête, soit maladie, soit faute de travail, il ne travaille qu’environ deux cent soixante jours45, qui font 104 £, qu’il faut que sur cela il se nourrisse, qu’il se loge, qu’il s’habille, qu’il se chauffe, lui, sa femme et quatre enfants, et qu’ils n’ont pas pour cela six sous par jour pour six personnes, que cependant un roi, pour la taille, lève sur lui 4 £ par an, qu’il lève 10 £ sur la famille de l’artisan, lorsque le marc d’argent est à 40 £, on demanderait volontiers lequel serait plus louable à un roi, de demander 20 s. ou 40 s. de moins par an à trois ou quatre cent mille malheureuses familles de journaliers, et un écu ou 100 s de moins à trois ou quatre cent mille familles de pauvres artisans, ou de donner libéralement 4 000 000 de moins de pensions aux courtisans et aux dames ou de faire pour 4 ou 4 000 000 de bâtiments nouveaux46.

§ 168

Les sots, qui ne se connaissent point en bonnes distinctions, et les flatteurs, qui mentent pour plaire et pour leur intérêt particulier, diront qu’il vaut bien mieux pour la gloire d’un roi que les étrangers puissent dire qu’il n’y a qu’un roi si magnifiquement logé et meublé, qu’il vaut mieux que les courtisans disent que le roi est beaucoup plus libéral et plus magnifique que ses prédécesseurs et que tous les rois de l’Europe ensemble ; ces flatteurs diront souvent que la grande magnificence et la grande libéralité méritent une grande distinction, que ce sont des vertus très utiles au bonheur de la société, comme s’il était fort louable pour un prince de prendre par force partie du nécessaire d’un million de pauvres familles pour se distinguer par la magnificence et par la libéralité.

§ 169

On voit qu’un roi qui prendrait pour glorieux ce qui serait effectivement honteux serait dans une grande erreur pour sa gloire ; je sais bien que la libéralité qui s’étend à un million de familles n’a rien de fort brillant, mais elle n’en est pas moins solide, surtout quand on voit un prince qui, pour le soulagement de malheureux, fait dans sa propre maison des retranchements de luxe et de différentes commodités, tel que se proposait de faire le grand dauphin Bourgogne qui voulait à quelque prix que ce fût avoir le plaisir et la gloire de diminuer la misère de ses sujets ; c’est ce prince qui entre ses pareils se connaissait beaucoup mieux qu’aucun d’eux en gloire précieuse et qui savait que la véritable grandeur était la grande bienfaisance exercée avec une exacte justice.

§ 170

On ne serait point surpris que Henri III, celui qu’on a surnommé le prodigue, un de nos rois des plus méprisés que nous ayons eu, pensât aussi sottement que ses flatteurs parlaient habilement et qu’il y eut un si pauvre discernement sur ce qui mérite des louanges47 ; mais on sera toujours surpris qu’un roi sensé préfère à la justice une libéralité aussi fausse et une magnificence aussi inhumaine [•].

§ 171

Comme c’est en partie le degré d’utilité du prochain et surtout de l’utilité publique qui doit régler la grandeur ou la petitesse des défauts ou des vices honteux, cela prouve que les séditieux qui excitent des guerres civiles sont, de tous les méchants, les plus criminels, et même plus exécrables que les Nérons.

§ 172

Cependant voyez l’effet du fanatisme des Turcs : un bon mahométan, doux, indulgent, humain, qui sera soupçonné de boire du vin en cachette le soir pour sa santé, chose qui ne nuit à personne et qui sert à une santé précieuse au public, sera plus odieux à un dévot mahométan que ne sera un chef de sédition qui trouve le secret d’armer les citoyens et de les faire égorger les uns les autres48.

§ 173

Les nations mahométanes ont leur fanatisme, qui leur inspire des idées fausses sur ce qui mérite plus ou moins d’estime et de louanges, de mépris et de blâme ; communément leurs saints, soit mendiants, soit solitaires, avec leurs grandes austérités inutiles, avec leurs longues répétitions de prières très stériles et leurs prétendus miracles, qui ne rendent point la nation plus heureuse, sont gens moins utiles au public qu’un bon savetier, et infiniment moins utiles qu’un bon cadi ou juge ; cependant on voit quelquefois de ces saints honorés et respectés par les sots peuples et par les princes encore plus sots et mis beaucoup au-dessus d’un bon cadi ; comparez l’utilité de ces deux citoyens et vous verrez à nu la sottise du peuple, la nuisibilité de la prévention fanatique sur ce qui est plus ou moins louable49.

§ 174

La raison ne défend pas au grand homme, au grand prince, l’usage des plaisirs des sens ; elle ne lui défend rien de ce qui peut augmenter son bonheur sans blesser la justice ; mais la raison l’empêche de s’enivrer et de s’occuper de ce genre de plaisirs ; et comme il sait s’en priver et les prendre avec modération pour s’occuper de l’utilité publique, il regagne, par cette privation et par cette modération, un degré de sensibilité pour les plaisirs innocents, ce qu’il peut en perdre dans le temps qu’il s’occupe de l’utilité publique ; car il goûte plus de plaisir dans une heure que le voluptueux de profession rassasié de plaisirs n’en goûte en quatre jours, à cause de la diminution de sensibilité pour ces sortes de plaisirs que produit nécessairement la continuation des mêmes plaisirs.

§ 175

C’est ainsi que le voluptueux de profession se méprend honteusement lui-même dans la recherche de la volupté en diminuant imprudemment la sensibilité pour les objets, de sorte qu’il se trouvera toujours qu’à tout prendre l’homme vertueux, le bon citoyen, est plus heureux et plus habile que le voluptueux.

§ 176

Il y a toujours une distinction importante à faire sur les préceptes, sur les conseils et sur les maximes de morale, car il y en a qui sont pour ceux qui ont à combattre un grand penchant pour les vices de la volupté et qui commencent à entrer dans la pratique de la justice et de la bienfaisance ; et il y en a pour ceux qui, avec le secours du penchant pour la distinction, n’ont presque plus à combattre, après avoir acquis l’habitude à la vertu ; c’est à ceux-ci que s’adressent les conseils pleins de désintéressement, qui sont les plus parfaits et suffisamment forts pour mettre les hommes parfaits en mouvement, mais trop faibles pour garantir le commun des hommes de leurs passions ordinaires et pour les faire marcher avec ardeur et avec constance vers la justice et encore moins vers la bienfaisance.

§ 177

En un mot, on peut dire que les hommes, surtout dans la jeunesse, fortifiés même par le ressort de la gloire humaine, sont encore bien faibles contre les enivrements de la volupté ; il faut donc que le gouvernement prenne bien garde de laisser affaiblir ce ressort par des opinions fausses et mal digérées et par des maximes mal entendues, qui ne sont pas suffisantes, soit pour garantir le commun des hommes des folies de la volupté, soit pour les en guérir, au lieu que les remèdes que propose la raison sont souvent très efficaces et toujours très salutaires à la société. [Fin du passage du texte A supprimé.]

§ 178

Une grande attention à donner des louanges à ceux qui travaillent ou qui sont employés pour le public, à proportion que méritent leurs travaux et l’utilité qu’ils procurent au public, est une attention très louable, en ce que, d’un côté, elle est juste, et que, de l’autre, elle est utile pour les encourager à continuer leurs travaux. Ces louanges à l’égard de celui qui les donne sans intérêt sont une preuve d’honnête homme et de bon citoyen.

 [•]Seconde partie [•]

 [•]I.

§ 179

Comme le désir de la distinction et des honneurs publics [•] est un ressort très puissant pour engager les hommes [•] aux entreprises les plus utiles et les plus avantageuses à la société, il est nécessaire que [•] l’État augmente le trésor des honneurs publics, et de l’autre qu’il les distribue avec justice, c’est-à-dire par la méthode du scrutin entre pareils [•] qui connaissent mieux que personne les talents et les qualités les uns des autres. Et voilà la seule voie d’exciter, d’entretenir et de fortifier entre eux l’émulation et l’assiduité au travail pour la plus grande utilité publique.

§ 180

Ces honneurs publics doivent avoir certaines marques extérieures et certaines préséances [•]. Ainsi pour faire ces arrangements par des lois et pour régler les différends, il faut un conseil [•] perpétuel des honneurs publics, tant pour les multiplier que pour les faire distribuer perpétuellement avec justice [•].

 [•]II.

§ 181

 [•]Il serait bon d’examiner la différente valeur des distinctions frivoles que se proposent les différents âges, les différents sexes, les différentes professions des hommes. Pour cet effet il faut consulter une règle sûre pour bien juger de ces différentes valeurs. Or cette règle est le degré de difficulté [•] de l’entreprise de l’ouvrage et le degré d’utilité pour les autres.

§ 182

Il [•] faut montrer le prix des distinctions que cherchent [•] quelques princes au lieu de celles qu’ils devraient chercher, parce que les rois [•] sages donnent le ton à leurs ministres et au reste de leur cour ; leur exemple, leurs maximes, surtout quand ils sont âgés et raisonnables, deviennent des lois exactement observées, et leur grande sagesse produit naturellement de la sagesse dans leurs sujets.

 [•]III.

§ 183

 [•]La distinction la plus précieuse d’un écolier, c’est d’être distingué par ses maîtres ou par ses régents entre ses pareils dans la pratique [•] des vertus, et surtout dans la patience, dans le progrès de ses études. C’est à ses maîtres à lui persuader que ses vertus, que ses études sont [•] les meilleurs moyens de devenir un jour capable de rendre des services considérables à sa famille, à ses parents, à ses voisins, à ses amis, à son prince et à sa patrie, et de mériter [•] les plus grands emplois, c’est-à-dire à lui montrer que la distinction la plus précieuse pour lui n’est pas de courir plus vite, de mieux sauter, de mieux jouer au volant, au ballon, à la paume, de mieux danser ou de mieux chanter. On [•] saura dans chaque classe qui est l’écolier le plus patient, le plus poli, le plus appliqué et qui a le plus d’intelligence. Or la distinction que ses pareils ont pour lui excite en eux une émulation louable pour le travail et pour la vertu.

 [•]IV.

§ 184

La distinction la plus précieuse d’une [•] dame, c’est de contribuer le plus qu’elle peut à l’augmentation du bonheur de son mari, de ses enfants, de ses parents, de ses domestiques, de ses amies et de ses voisines [•], c’est-à-dire d’être meilleure femme, meilleure mère, meilleure parente, meilleure voisine et de surmonter de ces côtés-là plus de difficultés que ses pareilles [•]. C’est de faire en sorte que tous ceux à qui elle peut avoir affaire se louent plus de sa patience et de son procédé juste et honnête que l’on ne se loue du procédé des autres [•].

V.

§ 185

À l’égard des hommes, il [•] y a dans plusieurs royaumes des ordres de chevalerie ou de dignités qui se donnent à ceux qui se distinguent ou par des services dans de grands emplois, ou par la faveur ou par la naissance. Il en faudrait un [•] où les gentilshommes fussent distingués par la justice ou par la bienfaisance envers les particuliers, c’est-à-dire meilleur citoyen, meilleur mari, meilleur fils, meilleur père, meilleur maître, meilleur parent, meilleur voisin, meilleur créancier, meilleur débiteur, meilleur ami que ses pareils, et qu’il y en eût aussi deux ou trois résidant dans [•] la capitale de chaque province. Il est certain que si chacun visait à la distinction la plus précieuse de son État, non seulement le total des familles particulières en serait beaucoup plus heureux, mais les familles voisines en seraient aussi beaucoup plus contentes, et par conséquent le total de l’État en serait beaucoup plus heureux. [•]

VI.

§ 186

Il faudrait imaginer tous les jours les moyens de rendre la grande vertu honorée et distinguée dans la société, c’est ainsi que l’on rendrait tous les jours les hommes plus attentifs à mériter la réputation la plus précieuse entre leurs pareils. Et n’est-ce donc pas un grand honneur d’être regardé comme un des plus vertueux du grand État ? Quel honneur pour Scipion Nasica d’être choisi à Rome comme le plus juste et le plus vertueux de la ville, et par conséquent comme le plus agréable aux dieux pour être dépositaire de la statue de la mère des dieux50.

§ 187

Mais les Romains ne suivirent pas [•] cette idée pour honorer toujours chez eux la justice et la bienfaisance, tant parmi les magistrats que parmi les particuliers. S’ils s’en étaient avisés, leur République ne serait pas tombée dans la corruption des mœurs, les grands honneurs auraient été rendus aux mœurs vertueuses, ces hommes d’une vertu éminente auraient eu dans les élections une grande autorité, ils auraient décrédité les [•] ambitieux injustes, les scélérats, et auraient conservé la paix, la tranquillité et la bonne émulation dans la République. Il ne serait point étonnant qu’un pays où il y aurait de pareils établissements se peuplât en peu de temps de Scipions, de Catons, de Cornélies et d’Octavies.

 [•]VII.

§ 188

Il faut avouer que nos lois d’Europe n’ont pas assez pourvu à nous faire connaître, par les récompenses et par les punitions proportionnées, les différents degrés de ce qui est ou louable ou honteux, et que jusqu’à ce que nos établissements et nos règlements [•] se mêlent d’honorer les [•] talents et les vertus à proportion qu’elles contribuent au bonheur de la société, et de rendre les vices méprisables et ridicules à proportion qu’ils contribuent au malheur de la société, nous serons toujours fort éloignés de rendre la société humaine aussi heureuse qu’elle pourrait l’être. Mais, pour faire et même pour commencer à former pareils établissements, il faut trois choses difficiles à rassembler, un grand génie [•], un grand courage et une grande autorité, c’est-à-dire ou un souverain grand homme, ou un grand homme pour ministre général du souverain.

 [•]VIII.

§ 189

Il y a certains ouvrages qui ne peuvent être commencés et achevés que par la conspiration et par l’assemblage d’un grand nombre de personnes ; telle est dans la guerre une victoire sur terre ou sur mer, un siège ou fait ou soutenu ; tel est dans la paix un règlement, un établissement très avantageux à la patrie. Il faut que chacun des conspirants au bien public puisse espérer une récompense de distinction. [•]

§ 190

François Ier, dans son ordonnance du 14 juillet 1534, ordonna un anneau d’or [•], etc.51. Si cet édit n’a pas eu de suite, ce n’est pas que l’idée n’en fut excellente, mais c’est que ce prince ne songea pas à établir un bureau perpétuel pour la faire exécuter et pour la perfectionner avec le secours de l’expérience.

 [•]IX.

§ 191

Pour mieux travailler et pour acquérir plus promptement de plus grands talents, c’est un grand secours [•] [•] entre rivaux, surtout lorsqu’ils se voient tous les jours, et c’est une des raisons pourquoi je préfère de beaucoup l’éducation des collèges [•] médiocrement bien dirigée à [•] la meilleure éducation domestique et, dans les collèges, les chambres communes aux chambres particulières ; voilà pourquoi ceux qui n’ont point de pareils, comme un prince, un gouverneur, un intendant, un premier ministre, qui n’ont point de rivaux présents, avec qui ils puissent tous les jours disputer de [•] politesse, de travail, de patience, de talents, de justice et de bienfaisance, avancent si peu dans les vertus, en comparaison de ce qu’ils avanceraient [•] avec des pareils52. Un roi ne peut avoir de pareils que dans des rois qu’il ne voit point et qu’on n’oserait même souvent louer devant lui ; il pourrait avoir pour pareils les grands rois, ses prédécesseurs, en lisant tous les jours leur histoire, mais [•] par malheur ces histoires ne sont guère lues, parce qu’elles ne sont pas assez agréablement ni assez sagement écrites53.

 [•]X.

§ 192

L’ouvrage de Lycurgue [•], législateur de Lacédémone, était beau. L’ouvrage de Solon, législateur d’Athènes, était beau aussi. Mais, en suivant leurs traces, un roi de France [•] d’un grand esprit peut faire [•] de beaucoup meilleures lois qu’eux et devenir, par la sagesse de ses lois, le législateur de l’Europe, et par conséquent du reste du monde54.

§ 193

Toute cette sagesse roulera [•] uniquement sur les différents degrés [•] des actions vertueuses. Ce détail est très grand pour des règlements, et par conséquent très difficile, mais les difficultés, quand la récompense est grande et certaine, loin de rebuter, doivent encourager. Je montrerai ailleurs que l’établissement des académies politiques et du scrutin pour les élections peuvent suppléer à ce qui manque de lumières et de courage aux [•] rois55.

 [•]XI.

§ 194

Il y a une maxime très sage, c’est d’exclure des principaux emplois publics tous ceux qui y cherchent autre chose que le plaisir et l’honneur de mieux faire que leurs pareils ou que leurs prédécesseurs, que l’homme public y trouve des marques de distinction et [•] peu [•] ou point de revenu pour lui, la disposition des emplois lucratifs sous lui sera de même faite par scrutin, ainsi qu’il aura lui-même été choisi entre ses pareils. Car il y a partout et dans toutes les conditions plusieurs hommes non voluptueux et de peu de dépense qui préfèrent la distinction entre leurs pareils à l’augmentation du revenu, comme il y a des âmes basses et vulgaires, attachées aux plaisirs des sens qui, pour s’engager à travailler pour l’utilité commune, veulent y être portées par [•] une augmentation considérable de leur revenu. Or un tel homme qui préfère le revenu, les commodités et les plaisirs des sens au plaisir de la distinction s’acquittera [•] mal de son emploi [•] et visera toujours à s’enrichir aux dépens du public.

§ 195

Il faut donc attacher les principaux emplois publics et les emplois subalternes uniquement à l’espèce d’hommes qui, selon leur condition et leur naturel, sont plus portés à la [•] vertu qu’à la volupté, et remarquez bien que la vertu est dix fois moins coûteuse à l’État et aux familles que n’est la volupté [•] ou l’avarice.


1.Cette troisième partie n’a jamais été rédigée, comme le montre son absence dans le manuscrit de 1739 (C).
2.Saint-Pierre omet de mentionner le Traité des passions de l’âme (1649) dans lequel Descartes proposait un bon usage des passions (art. 211, p. 280-281), et en particulier de celles de la gloire et de la honte.
3.Ce néologisme n’apparaît que dans la version imprimée de 1730, alors que l’auteur a revendiqué l’usage de mots nouveaux dans un article des Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts (« Observations sur les termes nouveaux et sur l’orthographe de la langue française », février 1724, article X, p. 222-234). Le terme sera attesté dans l’édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie.
4.La variante du manuscrit de Rouen (A) peut renvoyer, dans l’ouvrage du médecin Guillaume Lamy (1644-1683), Explication mécanique et physique des fonctions de l’âme sensitive, ou Des sens, des passions et du mouvement volontaire [1677], au chapitre VI : « Du sens qui sert à l’amour » (Paris, L. Roulland, 1681, p. 22-25).
5.Voir René Descartes, Dioptrique, Discours IV, AT VI, 109 : « On sait déjà assez que c’est l’âme qui sent, et non le corps ». Pour autant, l’auteur des Passions de l’âme maintient la dépendance de toutes les passions à l’égard du corps, y compris celle de l’admiration qui dépend du cerveau (art. 70-71 ; art. 137). Pour Nicolas de Malebranche, toute sensation est une modification de l’âme, donc spirituelle : voir De la recherche de la vérité, Jean-Christophe Bardout (éd.), Paris, J. Vrin, 2006, Livre I, chapitre XVII, p. 231-232 ; dans la querelle qui l’oppose à Antoine Arnauld à propos de la conception malebranchiste du plaisir, Pierre Bayle affirme que tout plaisir est spirituel et parle de la « spiritualité du plaisir des sens » (Réponse de l’auteur des “Nouvelles de la République des Lettres” à l’“Avis” qui lui a été donné [1685], in Œuvres diverses, La Haye, Compagnie des Libraires, 1737, t. I, p. 454b).
6.Tout compté : « toute déduction faite » (Furetière, 1690, art. « Compter »).
7.La fausseté des vertus humaines est le titre de l’ouvrage de Jacques Esprit (Paris, G. Desprez, 1677-1678), qui fréquentait, avec François de La Rochefoucauld, le cercle de Mme de Sablé ; chez les deux moralistes, l’idée des vertus comme vices déguisés, thème alors en vogue, alimente une critique augustinienne du stoïcisme et des valeurs héroïques : voir Bérengère Parmentier, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 65-72.
8.Le diamant d’Alençon (quartz hyalin) et le caillou de Médoc (cristal de roche) étaient utilisés en bijouterie. Le chimiste Nicolas Lémery (1645-1715), dont l’abbé avait suivi les conférences, mentionne ces « diamants faux » dans son Dictionnaire universel des drogues simples [1698] (Paris, vve L. d'Houry, 1733, art. « Adamas », p. 13, en ligne).
9.Sur ce mémoire, voir l’Introduction à Titres, § 1.
10.Sur cette place de l’intention de bien faire dans la philosophie stoïcienne, voir Pierre Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux “Pensées” de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992, p. 220-224.
11.L’expression proverbiale À qui vendez-vous vos coquilles ?, adressée à celui qui veut tromper ou « débiter quelque chose dont [on] ne fait pas grand cas », renvoie au fait de chercher à faire estimer ce qui a peu de valeur (Académie, 1694, art. « Coquille »). Saint-Pierre rapporte le mot de Pierre Nicole désignant Blaise Pascal comme un « ramasseur de coquilles » (OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XII, p. 87).
12.Voir Thomas Hobbes, De la nature humaine, chapitre VII, 6 : « Parmi ceux qui ont joui de la puissance souveraine, quelques-uns ont affecté de se rendre éminents dans les arts. C’est ainsi que Néron s’est adonné à la musique et à la poésie ; l’empereur Commode s’est fait gladiateur ».
13.Voir Plutarque, Vie de Caton le Jeune, XLIV, 3-9.
14.« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent » (Suétone, Vie de Caligula, J.-R.-T. Cabaret-Dupaty [trad.], Paris, Garnier Frères, 1893, XXX, 3).
15.« L’élévation de l’un est l’abaissement de l’autre » (nous traduisons) : voir la variante du texte de 1739 (C).
16.Saint-Évremond a laissé un Éloge de M. de Turenne (1688) qui devait s’insérer dans une Histoire de M. de Turenne, projetée à la demande de la maison de Bouillon. L’abbé de Saint-Pierre a conservé, selon ses dires, un écrit sur le caractère de M. de Turenne attribué à Saint-Évremond, que celui-ci aurait retouché lors de son exil en Angleterre et qu’il aurait adressé au duc d’York, le futur Jacques II (BPU Neuchâtel, ms. R264) ; Saint-Pierre lui-même, sans doute en référence à ce projet, a rédigé Sur la maniere d’écrire la vie de feu M. de Turenne (archives départementales du Calvados, 38 F 42 [ancienne liasse 3]) ; les qualités morales de Turenne ont été célébrées par Charles Perrault dans Des hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle (Paris, A. Dezallier, 1697, t. I, p. 25-26) ; François Raguenet (ca 1660-1722), précepteur des neveux du cardinal de Bouillon et éditeur de Saint-Évremond, a rédigé une biographie du célèbre maréchal qui parut après sa mort en 1738 (La Haye, J. Neaulme), dont le manuscrit a été consulté par Andrew M. Ramsay (1693-1743), fréquenté par Saint-Pierre au club de l’Entresol, qui écrivait lui-même une Vie du vicomte de Turenne (Paris, vve Mazières et J.-B. Garnier, 1735), approuvée par Bernard de Fontenelle, ami de l’abbé.
17.La modestie de Scipion refusant les honneurs et les pouvoirs que le peuple voulait lui décerner avait été exaltée par Valère Maxime (Des faits et des paroles mémorables, IV, I, 6).
18.Cette foire parisienne, très courue au début du XVIIIe siècle, accueillait, avec d’autres spectacles, des acrobates, des danseurs de corde et diverses attractions : voir le témoignage du voyageur Joachim Christoph Nemeitz, Séjour de Paris, c’est-à-dire, Instructions fidèles, pour les voyageurs de condition […], Leyde, J. Van Abcoude, 1727, p. 176-179, en ligne.
19.Les mortifications des moines indiens et fakirs, qui illustrent ici le thème de la prouesse inutile, étaient connues par les relations de François Bernier (1671), de Jean-Baptiste Tavernier (1676), d'Eusèbe Renaudot (1718), par les Lettres édifiantes et curieuses des Pères jésuites (depuis 1702) et par le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1re éd., Rotterdam, R. Leers, 1697, « Introduction », p. 114-115). Voir Courage, § 41.
20.Comprendre : cette constance est très blâmable, qui les conduit à devenir
21.Sur les passions qui incitent l’âme « à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps », voir René Descartes (Les passions de l’âme, art. 137) et Nicolas de Malebranche, pour qui, derrière la douceur du fruit, « nous devons reconnaître cette main invisible qui nous comble de bien » (De la recherche de la vérité, Livre IV, chapitre X, p. 83-84).
22.Adage emprunté à saint Thomas d’Aquin (ca. 1225-1274) : « Cum enim gratia non tollat naturam, sed perficiat » (Somme théologique, Ia Pars, q. 1, art. 8, ad 2um).
23.Eux : le souverain et ses pareils, dont il est question dans la phrase précédente.
24.Portrait inspiré de celui de Plutarque, Vie d’Alexandre, IV ; VII.
25.La présentation, par l’abbé, des motifs de ces voyages est très réductrice. Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689) et Jean Chardin (1643-1713), de confession protestante, faisaient le commerce des diamants en Asie et y recueillaient des informations commerciales et scientifiques : voir Ina Baghdiantz McCabe, Orientalism in Early Modern France : Eurasian Trade, Exoticism and the Ancien Régime, Oxford / New York, Berg, 2008, p. 106-115. Sur les motivations et les qualités intellectuelles de Chardin, voir Dirk Van der Cruysse, « Chardin, les voyages et les livres », in De branche en branche. Études sur le XVIIe et le XVIIIe siècles français, Kris Peeters et al. (éd.), Paris / Louvain / Dudley, Peeters, 2005, p. 253-255.
26.Vauban et Catinat, de noblesse récente, sont présentés par Saint-Pierre comme des maréchaux qui ne doivent leur élévation qu’à leur mérite : voir l’Introduction à Titres, § 7 ; Titres, § 7 ; sur le patriotisme de Vauban, voir aussi Polysynodie, § 55.
27.Sur ces exemples de soumission à l’autorité du roi, contre la prérogative de l’ancienneté entre lieutenants généraux, voir Minist. Aff. étr., § 492.
28.« Quelques-uns seulement l’ont pu [remonter des Enfers], fils des dieux que favorisa l’amitié de Jupiter ou que leur ardente vertu éleva jusqu’au ciel » (Virgile, Énéide, VI, v. 129-130, André Bellesort [trad.], Paris, Les Belles Lettres, 1967) ; à l’adjectif ardente (lat. ardens), l’abbé veut joindre le mot constante (lat. constans) pour qualifier la vertu héroïque.
29.Comprendre : qui ne tient pas rigueur aux autres hommes
30.Descartes parlait d’humilité vertueuse, affirmant que « les plus généreux ont coutume d’être les plus humbles » (Les passions de l’âme, art. 155).
31.Le rite de la sati, par lequel une veuve s’immolait en Inde sur le bûcher funéraire de son époux, était connu, au moment où Saint-Pierre écrit, par les relations des voyageurs – Jean-Baptiste Tavernier, François Bernier, Jean de Thévenot, Robert Challes –, et par les Lettres persanes de Montesquieu ; voir Frédéric Tinguely, « Aux limites du relativisme culturel : les Lumières face à l’immolation des veuves de l’Inde », Dix-huitième siècle, no 38, 2006, p. 449-462, en ligne.
32.Allusion aux dévots qui se jetaient sous les roues du char portant la statue de Jagannâtha (nom de Krishna), pendant la procession de Purî, en Inde. La pratique est mentionnée par Montaigne (Essais, P. Villey [éd.], Paris, Presses universitaires de France, 1992, Livre II, chapitre III, p. 360) et François Bernier (Voyages, Amsterdam, P. Marret, 1711, t. II, p. 104) ; voir Courage, § 41.
33.Calanos (lat. Calanus), maître des brahmanes de Taxila, en Inde, devenu conseiller d’Alexandre, le suivit dans son périple ; malade, il décida de se donner la mort et demanda qu’on lui dresse un bûcher. Son impassibilité au milieu des flammes est mentionnée par Arrien (Anabase, VII, 3) et Plutarque (Vie d’Alexandre, LXIX). Saint-Pierre minimise le courage de Calanus et souligne son inutilité dans ses Dialogues sur la divinité de l’Alcoran et du Vedam (BM Rouen, ms. 948 (I. 12), t. I, p. 563-564).Le personnage est mentionné chez Strabon, Plutarque, Arrien et Palladios : voir Claire Muckensturm-Poulle, « L’expertise éthique et politique de Calanos et Dandamis, les conseillers indiens du roi Alexandre », Dialogues d’histoire ancienne, supplément 17, 2017, p. 145-162, en ligne.
34.Ces exemples de sacrifices constatés en Inde sont évoqués dans les Essais de théodicée de Leibniz (1710, Partie III, § 257), à propos de la capacité à maîtriser les douleurs corporelles.
35.Voir Plutarque, Vie de Caton le Jeune, LXX.
36.Voir Plutarque, Vie de Caton le Jeune, LXXII, 2-3.
37.Sir William Temple estimait, en 1672, à trois cent livres sterlings les appointements du conseiller-pensionnaire, ou grand pensionnaire (Remarques sur l’État des Provinces-Unies des Pays-Bas [1674], La Haye, J. et D. Steuker, 1692, p. 118). Sur la modestie des appointements et la simplicité du train de vie des bourgmestres d’Amsterdam, voir ibid., p. 92.
38.Anthonie Heinsius (1641-1720) fut nommé grand pensionnaire en 1689, avec l’appui de Guillaume d’Orange. En charge d’une grande partie de la politique néerlandaise, il avait une réputation d’intégrité et de modestie : voir Willem Frijhoff, art. « Heinsius, Anthonie », in Dictionnaire des Pays-Bas au Siècle d’or, Catherine Secretan et Willem Frijhoff (dir.), Paris, CNRS Éditions, 2018. Sur le train de vie des gouvernants de Hollande, voir Luxe, § 13 ; Commerce, § 125.
39.Survider : « Ôter une partie de ce qui est dans un vaisseau (i. e. un vase), dans un sac trop plein » : (Académie, 1718, art. « Survuider »).
40.Selon Plutarque, ayant dénoncé les malversations de magistrats, Aristide fut accusé et condamné pour vol. Feignant d’accepter la sentence et de fermer les yeux sur les malhonnêtetés de ses concitoyens, il répondit ensuite à leurs hommages en dévoilant son mépris pour ceux qui l’honoraient quand il laissait piller les finances publiques (Vie d’Aristide, IV).
41.Le paragraphe du texte (A) (« Un homme […] l’environnent ») avait été repris dans l’imprimé (B) alors qu’il est incomplet et fait donc difficulté. Nous retenons ici la leçon (C) de 1739, qui l’a supprimé, faute d’un sens satisfaisant.
42.Interprétation très libre de ce discours rapporté par Dangeau et Saint-Simon : voir Polysynodie, § 111.
43.Ce nombre, sous le règne de Louis XV, faisait débat selon qu’on comptait Eudes et Raoul, rois carolingiens, couronnés mais pas de sang royal, comme l’expliquait Jean-Aymar Piganiol de La Force dans sa chronologie de la monarchie française (Nouveau voyage de France […], Paris, vve F. Delaulne, 1724, t. I, p VIII-XI).
44.Sur la figure de Louis XII, voir Pauvres de Paris, note 7.
46.L’abbé reprend ici la critique de la politique de Louis XIV développée dans son Mémoire sur l’établissement de la taille proportionnelle (s. l., s. n., 1717, p. 24-26, en ligne), qui lui valut une dénonciation de Polignac à l’Académie française : voir Les Registres de l’Académie française, 1672-1793, t. II, 1716-1750, C. Doucet et G. Boissier (éd.), Paris, F. Didot, 1895, p. 27-28.
47.Sur les injustices d’Henri III, voir Gouvernement, § 778.
48.La prohibition du vin fait partie des pratiques dénoncées comme sans fondement par Saint-Pierre dans ses écrits sur l’islam, d’inspiration déiste : Dialogues sur la divinité de l’Alcoran et du Vedam, BM Rouen, ms. 948, t. I (av. 1730), p. 565 ; Dialogue entre deux Persans, in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XII, p. 131 ; Anéantissement futur du mahométisme, in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XIII, p. 220.
49.Le mahométisme sert ici de masque, comme dans d’autres écrits, au christianisme, dans une redéfinition de la sainteté et de la perfection chrétienne : voir Dialogues sur la divinité…, p. 542 ; l’abbé de Saint-Pierre avait fait paraître en 1728 un « Discours sur la grandeur et la sainteté des hommes » (Ouvrages sur divers sujets, Paris, Briasson, t. I, p. 269-317) : voir en particulier le passage « Différence de grandeur entre les saints » (p. 311-314), qui affirme la primauté de la bienfaisance et de l’utilité publique.
50.Voir Tite-Live, Histoire romaine, XXIX, 10 et 14. Au moment de la deuxième guerre punique, en 204 av. J.-C., une prédiction disait que le peuple romain pouvait chasser d’Italie et vaincre son ennemi, si l’on transportait la mère de l’Ida de Pessinonte à Rome. On cherchait pour cela « l’homme le meilleur de la cité ». Publius Cornelius Scipion Nasica fut choisi.
51.Anneau donné par le roi en personne, « mémoire et preuve » de la vertu, bravoure et fidélité du légionnaire honoré et permettant de gravir les échelons de la hiérarchie militaire et d’être anobli : voir Didier Le Fur, François Ier, Paris, Perrin, 2015, p. 573 ; l’ordonnance date du 24 et non du 14 juillet, date reproduite dans les trois versions du texte.
53.Le rôle des Vies de Plutarque chez l’abbé de Saint-Pierre a été étudié par Sarah Gremy-Deprez : « De l’homme illustre au grand homme : Plutarque dans l’œuvre de l’abbé Castel de Saint-Pierre », in Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre (Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 25-27 septembre 2008), C. Dornier et C. Poulouin (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen (Symposia), 2011, p. 157-167.
54.Saint-Pierre rédigera lui-même, en « perfectionnant » Plutarque selon ses critères, une biographie de chacun des deux législateurs (OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XVI, p. 283-358).