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 [•]SUR LA DOUCEUR [•]

§ 1

La douceur [•] dans un grand esprit est une preuve de grandeur d’âme [•]. [•]

§ 2

La douceur est la vertu la mieux récompensée dès ce monde-ci.

§ 3

 [•]Pourquoi les hommes attachent-ils de la honte à céder [•] avec douceur, puisqu’il faut plus de raison et de courage pour céder que pour résister ? C’est que la plupart des hommes sont des enfants.

§ 4

 [•]Ceux qui n’ont pas assez de force pour céder avec douceur, se piquent souvent de fermeté. Mais quand cette fermeté est destituée de raison, ce n’est plus vertu, ce n’est qu’humeur, que raideur, opiniâtreté, faux héroïsme.

§ 5

 [•]La douceur suppose l’égalité et la tranquillité de l’âme, elle en est quelquefois l’effet et quelquefois la cause.

§ 6

La douceur [•] ne nous rend point indifférent aux [•] plaisirs, mais elle nous en fait faire quelquefois un sacrifice à l’amitié et à la reconnaissance.

§ 7

 [•] [•]L’homme impatient et malhabile se méprend très souvent sur les moyens d’établir et d’assurer sa domination et son autorité ; il trouve des obstacles quand il use de manières hautaines et menaçantes ; c’est l’effet de l’impatience : il changerait de manières, il aurait des manières douces, s’il prenait garde qu’il aime lui-même à être dominé par la douceur.

§ 8

Dans quelque état [•] de supériorité que l’on suppose les hommes, de père, de maître, de roi ; c’est la douceur dans leurs manières qui fait le plus solide fondement de leur autorité, comme la douceur de ceux qui sont subordonnés est le plus sûr moyen de se concilier leurs supérieurs.

§ 9

La violence [•] [•] dans certaines entreprises fait naître des obstacles que la douceur seule sait écarter [•].

§ 10

 [•]Les hommes n’ont commencé à jouir tranquillement de leurs biens, que dans le temps où les mœurs se sont adoucies.

§ 11

Par quelle fatalité les hommes qui pourraient mettre à profit pour leur bonheur, l’avantage qu’ils ont d’être réunis en corps de société, ne sont-ils occupés le plus souvent qu’à s’incommoder [•] [•] [•] ? C’est faute de bien connaître leur plus grand intérêt, c’est faute d’être doux ; c’est faute de douceur dans le commerce.

§ 12

Au défaut des armes, nous saisissons d’autres moyens de nous venger : nous nous répandons en discours injurieux, nous semons des écrits satiriques, et quel est le fruit de nos emportements ? Les coups que nous portons nous attirent les blessures que nous recevons [•] : triste état ! et d’autant plus fâcheux qu’il est notre propre ouvrage [•] lorsque nous manquons de douceur et de patience.

§ 13

 [•]L’homme doux jouit d’un sort tranquille : il ne blesse point l’amour-propre des autres, il ne heurte point les passions [•]. Dans l’adversité on ne le voit point éclater en murmures, [•] dans la prospérité il ne se méconnaît point. [•] Si [•] l’homme inégal lui fait sentir ses caprices, il s’y attend. Il lit les effets dans les causes. Il regarde moins les mauvais traitements comme des injures [•] que comme des suites d’un tempérament démasqué.

§ 14

Dans [•] [•] d’autres occasions l’homme doux insulté soupçonne de s’être attiré lui-même les injures qu’il essuie.

§ 15

 [•]L’air modeste et attentif, les gestes mesurés, le ton modéré, le parler un peu lent, les paroles gracieuses, les yeux baissés, tout sert à exprimer le caractère de la femme douce.

§ 16

 [•]La douceur nous annonce le respect, l’approbation, la confiance, la considération, l’obéissance, l’envie de nous plaire, la gaieté. Or comment ne nous plairait-elle pas plus que les autres vertus ?

§ 17

La douceur marche de concert avec la présence d’esprit si décisive dans toutes sortes de combats.

§ 18

Ne [•] confondons point la douceur [•] vertueuse avec ces fades complaisances serviles qui sont plutôt des signes de petitesse et de faiblesse que des marques de grandeur et de bonté.

§ 19

Celui dont les mœurs sont douces est à nos yeux l’homme de presque toutes les vertus [•] [•] ; c’est que l’on est doux, parce qu’on est équitable, parce que l’on est juste, parce que l’on est désintéressé, parce qu’on est patient et [•] indulgent.

§ 20

 [•]Rien de plus opposé à la douceur, rien ne déplait tant que la colère ; ce caractère annonce d’un coté toutes sortes d’injustices, et de l’autre toutes sortes de malheurs et de désagréments dans la vie.

§ 21

L’homme doux ne commettra que des fautes légères dans la société.

§ 22

L’homme vertueux qui [•] n’est pas doux et qui nous a choqué par sa rudesse, ne peut pas se réconcilier avec nous par la pratique des [•] autres vertus. Il est noble et généreux, mais [•] nous ne sommes pas l’objet de ses bienfaits ; il est fidèle à ses promesses, mais nous n’avons point contracté d’engagements avec lui.

§ 23

 [•]Les vices injustes excitent notre haine et la justifient [•] ; mais pour les défauts, il semble qu’ils ont droit à l’indulgence des personnes qui portent de la douceur dans le commerce.

§ 24

 [•] [•]L’homme doux se trouve aisément content des autres, et c’est le vrai secret de s’en faire goûter lui-même.

§ 25

Qu’est-ce qu’une assemblée d’où l’on a banni l’esprit de douceur [•] ? C’est un assemblage d’hommes qui ne savent que se craindre, se combattre et se haïr.

§ 26

 [•]Les personnes douces ont bien plus de facilité que les autres à convenir dans la dispute de l’état de la question.

§ 27

 [•]Sans cette douceur les disputes, au lieu d’éclaircir les matières, n’aboutissent qu’à aigrir, qu’à aliéner les [•] [•] [•] esprits.

§ 28

 [•]L’homme doux [•] sait ordinairement parler le langage du cœur, langage bien supérieur et bien plus éloquent que celui de l’esprit.

§ 29

Dans un combat d’opinions, [•] l’homme doux est bien plus près du vrai que celui qui se laisse emporter par la [•] colère ou par quelque autre passion.

§ 30

 [•] [•]En vous disant, je ne suis pas encore de votre avis, l’homme doux dispute peu, il vous laisse votre opinion et ne vous ôte pas l’espoir de la recevoir un jour ; ainsi il ne blesse point l’amour-propre.

§ 31

 [•]La mesure de l’estime que l’on a pour l’homme doux, fait la mesure des soins que l’on prend à lui plaire et à s’en faire goûter.

§ 32

 [•]L’homme doux rompt les coups dans la dispute et ne les repousse point. Il nous apprend que la différence des opinions ne doit point troubler le bon ordre de la société [•] : il n’y a souvent qu’à se faire crédit quelque temps les uns avec les autres, pour penser un jour de la même manière.

§ 33

 [•]L’avantage de l’homme qui a des mœurs douces, est de paraître agir au gré de la volonté d’autrui, lorsqu’il ne fait que se contenter lui-même.

§ 34

La complaisance [•] [•] que [•] nous avons pour l’homme doux, est le fruit de la complaisance qu’il a pour nous.

§ 35

La douceur est [•] une voie plus sûre pour gagner la plupart des hommes, que la voie des bienfaits [•].

§ 36

 [•]L’exemple de Socrate chez les Anciens et de St. François de Sales chez les Modernes, nous démontre que la douceur peut s’acquérir à un très haut degré, malgré un tempérament brusque et pétulant. Il est vrai qu’il faut du courage et de la constance pour avoir des attentions journalières à remarquer durant cinq ou six mois les premiers petits mouvements d’impatience qui précédent une colère honteuse, parce qu’elle est déraisonnable.

§ 37

La douceur qui procure à l’homme le calme et la tranquillité tient son esprit tout préparé à goûter le long des jours tous les plaisirs innocents, soit de la vie champêtre, soit de la vie de la ville capitale, chacun dans sa condition.

§ 38

Sans ce calme fruit naturel de la douceur, ce n’est qu’agitation dans l’esprit, inquiétudes sur les maux futurs, chagrins pour les maux présents, espèce de fièvre continue ; ainsi sans douceur, point de bonheur, et plus on est doux, plus on est heureux. Beati mites1.

Conséquences [•]

§ 39

Comme on ne saurait avoir une grande douceur sans avoir beaucoup de vertus, on ne saurait trop recommander aux enfants la pratique de la douceur [•] dans les collèges.

§ 40

S’ils sont fort doux, ils seront fort éloignés d’offenser leurs camarades.

§ 41

S’ils sont fort doux, ils pardonneront aisément les offenses qu’ils recevront de leurs camarades.

§ 42

S’ils sont fort doux, ils seront toujours disposés à faire plaisir.

§ 43

Or quel agrément dans le commerce, lorsque l’on ne craint point d’y être offensé et lorsque l’on trouve les autres tout disposés à nous faire plaisir !

Avertissement

§ 44

Une dame pour sa propre utilité, après avoir lu avec plaisir le discours de M. Nicolas sur la douceur, entreprit d’en faire l’extrait par forme de sentences, elle y ajouta encore plusieurs de ses pensées sur le même sujet. J’y en ai aussi ajouté quelques-unes des miennes. Voilà comme s’est fait ce petit écrit, qui comme pareils bons écrits, peut devenir utile à proportion qu’on en méditera souvent [•] les différents articles.


1.Expression tirée du verset de l’Évangile, placée en exergue au début du Discours de M. Nicolas (Discours qui a remporté le prix d’éloquence à l’Académie française en l’année MDCCXXXIX, Paris, J.-B. Coignard, 1739, p. [1]) : « Beati mites quoniam ipsi possidebunt terram » (« Bienheureux ceux qui sont doux ; parce qu’ils posséderont la terre », La Bible [1672], Louis-Isaac Lemaistre de Sacy [trad.], P. Sellier [éd.], Paris, R. Laffont [Bouquins], 1990, Mt, V, 4).