IMPORTANCE DES EXPRESSIONS MODESTES ET POLIES [•] PARMI LES ÉCOLIERS
§ 1[•] À table, lorsqu’on juge du goût des viandes, lorsqu’on dit, par exemple, le potage est [•] trop salé, ce premier vin est meilleur que le second, d’ajouter toujours [•] ces mots ou cette expression pour moi, trop salé pour moi, [•] meilleur pour moi.
§ 2C’est qu’il ne faut point choquer le goût de quelque autre qui peut n’être pas de mon goût, et je le choquerais si je n’ajoutais pas [•] ces mots pour moi, qui est un terme modeste avec lequel je ne donne point mon goût ni pour le meilleur, ni même pour bon, mais seulement pour mien.
§ 3Cette expression n’engage point à soutenir la bonté de son goût, ni à disputer avec celui qui est d’un goût différent. Ainsi on évite toute dispute sur le bon ou mauvais goût, et par conséquent toute chaleur, toute aigreur, toute impolitesse dans la dispute, ce qui est très important pour conserver de la douceur et de l’agrément dans le commerce.
§ 4Ma proposition d’ajouter ce pour moi, dans nos jugements sur les choses de goût, a été bien reçue, et plusieurs personnes raisonnables s’en servent déjà et s’y accoutument peu à peu.
§ 5Je proposerais volontiers d’ajouter la même expression pour moi, dans les jugements que l’on fait dans la musique, où il ne s’agit non plus que de goût : cet air est plus agréable pour moi que celui là, et j’y ajouterais même ces autres termes quant à présent. Ainsi je dirais, la musique française est quant à présent plus agréable pour moi que la musique italienne.
§ 6Avec cette expression modeste on ne blâme point le goût des autres. On ne prétend point que son goût est préférable au goût des autres, mais comme il est permis à chacun de rendre témoignage de son goût, du degré de son plaisir, on se restreint par ce pour moi à son propre goût.
§ 7Pourquoi prétendrais-je que mon goût est meilleur, c’est-à-dire plus commun que celui d’un autre ? Et que m’importe après tout que le mien soit le plus commun ? En ai-je plus de plaisir, en suis-je plus heureux, et qu’ai-je affaire de chercher et d’apporter des preuves que c’est le goût le plus commun ? Preuves qui ne servent qu’à commencer et à continuer des disputes qui blessent les autres, au lieu que le pour moi ne contredit le goût de personne, ne blesse personne.
§ 8Si j’ajoute ces termes, quant à présent, c’est que nos goûts changent [•] , nous devenons, pour ainsi dire, fort différents de nous-mêmes, nous n’avons pas vieux les mêmes goûts, ni au même degré, que nous avions jeunes. Nous pouvons, dans quelques années, préférer le goût de la musique italienne.
§ 9Ainsi on peut dire poliment à un autre : Je ne suis pas encore de votre goût sur la musique italienne, pour dire que l’on en sera peut-être un jour. Ce terme encore est une manière de contredire, qui est la plus polie et par conséquent la plus raisonnable.
§ 10Je propose de même lorsqu’il s’agit de deux beaux endroits d’une pièce d’éloquence, d’une pièce de poésie, de dire de même, celui-là est le plus beau, le plus agréable quant à présent pour moi, je ne suis pas encore de votre goût sur telle pièce de théâtre : que de disputes on éviterait par ces expressions modestes !
§ 11Cette expression modeste est désirable sur les jugements qui regardent les objets qui causent ou plaisir, ou douleur, ou admiration, ou mépris, et par conséquent sur les caractères des personnes aimables et estimables par leurs talents, par leur figure, par leurs vertus ; c’est que le beau, le merveilleux, l’admirable, sont des qualités relatives pour chaque personne qui les sent : telle personne est plus aimable, pour moi quant à présent, que celle-ci. Celle-ci est plus estimable, pour moi quant à présent, que celle-là.
§ 12Je croirais même que l’addition de ces termes, pour moi quant à présent, en fait de propositions ou de jugements, pourrait [•] s’étendre aussi sur le plus ou le moins certain, sur le plus ou le moins vraisemblable, sur le plus ou le moins douteux. Cette proposition est pour moi, quant à présent, beaucoup plus vraisemblable que la contradictoire.
§ 13La vraisemblance, la certitude, le doute ne sont-ce pas des qualités relatives à la personne qui juge du vrai, de l’évident, du certain, [•] du douteux, aussi bien qu’à la personne qui juge du plus ou du moins agréable qu’elle sent ?
§ 14Le plus ou moins d’évidence, de vraisemblance, de doute ne sont-ils pas du ressort du sentiment, et chacun ne peut-il pas dire ce qu’il sent quant à présent sans offenser personne ? Telle proposition est vraie, est évidente pour moi, quant à présent.
§ 15Si nos théologiens voulaient bien s’assujettir à cette addition [•] si modeste et si raisonnable dans leurs propositions, ils s’épargneraient à eux-mêmes et aux autres beaucoup de grands chagrins dans la vie ; c’est qu’ils n’auraient point de disputes [•] , ni de désir de vaincre, ni de crainte, ni de honte d’être vaincu, ni de haine contre les vainqueurs.
§ 16Mais l’homme cherche le plaisir de la victoire, de la supériorité, et pour obtenir ce plaisir, il faut disputer, il faut vaincre. Ainsi il faut de la résistance. Or peut-on s’empêcher de haïr ceux qui nous résistent ? Ainsi il se trouvera que faute d’expressions modestes et polies qui se tiennent dans les bornes de l’équité, nous blessons les autres qui par vengeance nous blessent à leur tour, et que la plupart de nos malheurs viennent de notre peu d’attention à être justes, modestes et polis dans nos expressions.
§ 17L’homme qui cherche incessamment le plaisir, en trouve à dominer et à donner ses jugements pour règle du vrai, ses goûts pour règle du goût le plus commun, du bon goût : il trouve du plaisir à être écouté comme un oracle. Ainsi il n’a garde d’ajouter ces termes, pour moi quant à présent, qui n’imposent point.
§ 18Je propose ainsi aux précepteurs un des principaux moyens de faire régner davantage dans la société la paix, la concorde, la tranquillité, la douceur, par une manière polie de s’exprimer, à laquelle ils pourraient accoutumer leurs écoliers de bonne heure, durant le temps de leur éducation.
§ 19Je ne fais que commencer à me servir de ces expressions [•] polies et modestes, cela est vrai, cela est évident pour moi, cela est plus vraisemblable pour moi quant à présent. Je ne vois pas encore cela comme vous, comme lui. [•] Ce mot encore diminue l’impolitesse qui se trouve dans la contradiction, en laissant espérer un changement d’avis.
§ 20Un jour viendra que les hommes [•] bien élevés se piqueront de cette politesse et de cette modestie. C’est que la raison universelle qui tend à diminuer [•] les désagréments du commerce et à augmenter les agréments de la société, prend tous les siècles des accroissements sensibles. [•]
§ 21Cette observation sur la politesse dans le discours ne regarde pas moins les maîtresses des pensionnaires que les précepteurs des écoliers.