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RÉFLEXIONS MORALES SUR L’UTILITÉ DE FAIRE DE BONS EXTRAITS, ET SUR LES MOYENS DE PERFECTIONNER CETTE MÉTHODE [•]

Avertissement [•]

§ 1

J’avais prié une dame de faire à sa campagne quelques extraits de certains ouvrages, elle en fit de bons et voici ce que je lui écrivis.

§ 2

Je vois avec plaisir, madame, par vos deux pages d’extraits de plusieurs bons auteurs que vous avez enfin pris le moyen le plus propre pour augmenter beaucoup en peu de temps votre esprit, et surtout votre raison qui est destinée à discerner, dans votre conduite journalière, ce qui est de plus utile au bonheur de votre vie présente et de votre vie future.

§ 3

L’esprit, lorsqu’il manque du discernement qui est nécessaire pour connaître ce qui est le plus important au bonheur, n’est guère estimable. Il s’égare et égare les autres en s’éloignant [•] du but de la raison universelle, qui doit être l’augmentation du bonheur.

§ 4

Vous allez [•] augmenter tous les jours votre sagesse. Or votre sagesse peut-elle augmenter tous les jours [•] sans augmenter tous les jours votre bonheur, c’est-à-dire sans jouir avec plus de calme et de sensibilité de tous les plaisirs innocents de la vie, et sans avoir plus d’espérance d’un avenir délicieux, espérance qui console dans les peines et dans les afflictions passagères ?

§ 5

Par le nombre et la nature de ces extraits, il m’a paru que vous êtes un peu plus touchée des pensées agréables ou agréablement écrites que des pensées où il y a plus d’utile que d’agréable.

§ 6

Les enfants, à cause de leur peu de raison, cherchent plutôt l’agréable présent que l’utile qui est un plus grand agréable [•] mais futur. Ce qui serait à désirer, c’est que les bons auteurs joignissent toujours le très utile au très agréable [•], et tant qu’ils ne viseront qu’à l’agréable présent, ils ne seront pas excellents auteurs.

§ 7

C’est un défaut de sagesse et de raison de donner trop d’estime à l’agréable présent, [•] lorsqu’il est de peu de durée, et d’estimer peu le plus utile qui est le plus agréable pour l’avenir et incomparablement plus durable.

§ 8

Le sage heureux remplit [•] la plus grande partie de sa vie de plaisirs innocents entre lesquels il compte le plaisir que donne l’espérance d’une vie heureuse et éternelle, que l’on n’acquiert que par des œuvres journalières de justice et de charité bienfaisante.

Utilité de [•] faire de bons extraits

§ 9

1°. Faire des extraits [•] est une occupation qui d’un côté vous deviendra aussi facile et du moins aussi agréable que vos ouvrages des mains, et qui de l’autre vous sera incomparablement plus utile.

§ 10

2°. Vous serez bien moins dépendante de la société du grand monde quand vous saurez que vous retrouverez avec plaisir votre cabinet et les plus belles pensées des plus grands esprits [•] anciens et modernes, et vous en serez plus recherchée des autres quand vous en serez moins dépendante.

§ 11

3°. Le grand monde est souvent d’une grande dépense et ne convient même guère aux femmes quand elles [•] sortent de la jeunesse, parce que les hommes ont plus d’attention pour les plus jeunes et pour les plus belles. Cependant si les dames n’ont commencé dès vingt ans [•] à cultiver un peu leur raison par la lecture, et surtout par cette méthode de faire des extraits, elles demeurent toute leur vie enfants, c’est-à-dire incapables de raisonner juste : ce sont de bonnes commères de quartier qui passent leur vie sans grande considération entre leurs pareilles. C’est que l’esprit ne s’élève que par le commerce journalier avec les personnes spirituelles ou du moins avec les ouvrages de gens d’un esprit supérieur.

§ 12

4°. Ces extraits, si vous les relisez de trois en trois mois, vous mettront bien mieux en état de converser agréablement avec les hommes les plus spirituels et les plus sensés qui font la réputation des autres ; il vous sera plus facile de leur faire des questions convenables et importantes et de profiter ainsi agréablement de toutes leurs découvertes et de leurs lumières.

§ 13

5°. À force de voir de beaux endroits, on se forme, sans y penser, le goût du beau, du grand, du plus estimable, et l’on aperçoit bien plus facilement les défauts de justesse qui restent dans plusieurs beaux morceaux et l’on peut même essayer de les rectifier.

§ 14

6°. Quand vous aurez ainsi cultivé votre raison deux ou trois ans de suite, vous vous apercevrez vous-même [•] avec étonnement et avec plaisir, par la comparaison de vos premiers extraits et de vos premières réflexions avec vos nouvelles réflexions, de l’accroissement de la justesse [•] et de la pénétration de votre esprit. Mais ce qui est de plus important, vous vous apercevrez, et les autres, encore plus que vous, s’apercevront de l’accroissement de cette partie de la bienfaisance que l’on nomme [•] indulgence, douceur qui rend le commerce des personnes polies si agréable.

§ 15

Cette distinction entre vos pareilles vous procurera beaucoup d’agréments dans cette première vie, et la pratique de cette bienfaisance pour plaire à Dieu vous donnera beaucoup de contentement présent et beaucoup plus de fondement pour espérer les grandes joies de la vie future, et vous serez ainsi, en peu de temps, beaucoup plus heureuse et beaucoup plus estimable et aimable que vous [•] ne seriez sans cette pratique journalière.

§ 16

Je vous félicite, madame, de ce que vous avez ainsi trouvé le moyen de vous approprier les pensées les plus précieuses des plus grands et des plus beaux esprits. Vous vous amusez agréablement, en vous instruisant de ce qu’il y a de plus important, au lieu que les dames qui lisent sans rien écrire [•] s’amusent sans s’instruire ; aussi demeurent-elles sur beaucoup d’opinions dans l’enfance de l’esprit et dans un degré de bonheur assez médiocre.

Moyens de perfectionner [•] cette méthode

§ 17

1°. Ceux qui ne cherchent non plus que les enfants que des plaisirs présents, sans songer à [•] ceux qu’ils pourraient acquérir pour l’avenir, ne lisent que des romans, des comédies, des contes de fées ; mauvaise nourriture qui rend l’esprit malsain, mécontent des autres, impatient, de mauvaise humeur, incapable d’application suivie, ils demeurent avec les défauts des enfants sans en avoir les grâces.

§ 18

2°. Il y a des livres où la raison est souvent mêlée avec le fanatisme des [•] Anciens qui ont commencé par être enfants et ignorants. C’est à vous, avec votre bon esprit, d’en extraire les endroits les plus raisonnables et les plus utiles, et il vous arrivera même que des pensées communes, fausses, inutiles, vous en feront naître de nouvelles, de justes et de fort importantes que vous aurez soin d’écrire, et qui vous seront plus utiles que les pensées des autres, lorsqu’elles n’ont pas encore eu le loisir de devenir entièrement les vôtres [•], et de l’incorporer avec le reste de votre caractère.

§ 19

Comme on a plus de loisir à la campagne, vous pouvez mettre ce séjour beaucoup plus à profit pour [•] la pénétration que le séjour de la ville qui sert, à la vérité, à rectifier par la conversation ce que vous aurez trouvé à la campagne par la méditation sur vos propres extraits.

§ 20

3°. Les endroits des livres où l’on ne trouve que de l’agrément et de l’esprit ne valent pas toujours la peine d’être copiés, mais seulement ceux où l’utile et le raisonnable [•] surpassent ce qui s’y trouve d’agréable.

§ 21

4°. Il serait à souhaiter, pour augmenter [•] les lumières de votre esprit et de votre sagesse, que vous fissiez vos efforts pour embellir ces beaux et bons endroits que vous aurez extraits des philosophes, et pour vous les rendre encore plus utiles par de nouvelles applications à votre conduite journalière. Car c’est un but de tous les jours de goûter le plaisir et de pratiquer plus fréquemment la justice et la bienfaisance envers tous ceux qui vous environnent.

§ 22

Il y a de bons livres qu’il suffit de lire une fois, il y en a d’autres dont il est utile d’en lire et d’en relire plusieurs chapitres toute la vie, et surtout vos propres recueils, lorsque vous les aurez perfectionnés dans cinq ou six ans.

§ 23

5°. Vous profiterez moins de vos bonnes observations en multipliant vos lectures, qu’en [•] perfectionnant vos extraits.

§ 24

6°. Une preuve que vous aurez fait du progrès dans la sagesse, c’est si vous diminuez tous les [•] mois ou tous les ans le nombre de vos observations sur les pensées les plus agréables, mais les moins utiles.

§ 25

Souvent le brillant peu utile nous séduit au point que nous le préférons au plus utile, c’est l’enfance de l’esprit, c’est manque de discernement [•].

§ 26

7°. N’écrivez [•] point les observations qui peuvent vous attrister, mais seulement celles qui consolent ou qui donnent de la joie : amusements journaliers, plaisirs innocents, conduite vertueuse, espérance du Paradis. Voilà ce que conseille la sagesse et la raison universelle.