Sur le luxe
Introduction, établissement et annotation du texte par Carole Dornier
L’abbé de Saint-Pierre semble s’être intéressé tôt dans sa carrière d’écrivain moral et politique à la question du luxe. Dans les Fragments de morale inédits rédigés, selon l’auteur lui-même, entre 1685 et 1693, l’abbé préconise la suppression des métiers du luxe, la distribution du superflu aux pauvres, l’interdiction des boissons et mets rares, comme les vins de Hongrie, mauvais pour la santé et soustrayant des moyens qui pourraient soulager la misère, et l’orientation du plaisir de se distinguer vers des objectifs utiles socialement1 . En 1734, dans le chapitre IX de son Essai politique sur le commerce, Jean-François Melon soulignait l’intérêt économique de la dépense somptuaire. Saint-Pierre rédige en novembre 1734 des observations sur l’ouvrage, dont Melon connaissait peut-être la teneur avant la publication de son Essai car, sans revenir sur son opinion en faveur du luxe, il en tiendra compte dès la première édition, en reprenant avec déférence certaines suggestions de l’abbé en faveur de « marques glorieuses » pour les bienfaiteurs publics : l’utilisation du mot bienfaisance, comme la mention des marques de distinction en faveur de ceux qui font paver les grands chemins et construire des fontaines à leurs frais, témoignent de ce souci de ne pas négliger les remarques de son aîné, par une concession du reste sans grande portée2 . Cette même année 1734, dans une série assez hétérogène d’Observations « Concernant le gouvernement intérieur de l’État », l’abbé trouve l’occasion de publier ses propres réflexions à ce sujet, sans aucune allusion à l’ouvrage de Melon. Il est possible que son Observation très importante sur le luxe ait été rédigée avant la lecture de l’Essai, même si l’abbé, qui plaide pour des lois somptuaires, semble l’avoir déjà lu lorsqu’il concède l’idée d’un superflu relatif aux différentes conditions sociales3 . Ce n’est que tardivement, en 1739, que Saint-Pierre, dans la perspective probable d’une nouvelle édition, répond explicitement aux apologistes du luxe, alors que l’Essai de Melon a été réédité en 1736 et que sont parus le Mondain (1736) et la Défense du Mondain (1737) de Voltaire, dont la forme en vers et la verve satirique contribuent à populariser le thème4 .
§ 2Les lois et les édits somptuaires promulgués par la monarchie française sur l’usage des parures, étoffes, pierres et métaux précieux s’étaient succédé au cours du XVIIe siècle pour répondre à des objectifs divers : lutter contre la confusion des conditions, le déficit de la balance commerciale, la corruption et la ruine des différents états. Sans réel effet, ils seront remplacés par des taxes sur les produits de luxe. Sous la Régence, les édits somptuaires de 1719-1720 s’expliquaient par le souci de protéger le Système ou de prendre des mesures pour satisfaire l’opinion, sans réelle portée, comme celle de 1719 concernant les habits des gens de livrée. La même année et dans le même esprit, on interdit certains jeux5 .
§ 3La question du luxe, thème moral traditionnel, avait été renouvelé à partir de la fin du XVIIe siècle. Le déclin espagnol, l’essor de la Hollande et de l’Angleterre illustrent l’idée que la puissance des États européens doit plus au commerce qu’à la conquête, que la consommation et l’ouverture de marchés participent à la prospérité des États6 . Par ailleurs l’arithmétique politique, la pensée quantitative et l’émergence d’un savoir économique contribuent à faire adopter, à propos du luxe, une perspective conséquentialiste et anomique. Si, dans le discours moral, le luxe est la conséquence de la vanité, pour Bernard Mandeville et les apologistes du luxe qu’il a inspirés, la vanité est un vice nécessaire à la prospérité collective.
§ 4Les vues de Saint-Pierre divergent de celles de Mandeville, de Melon et de Montesquieu par le caractère normatif de ses conceptions économiques, indissociables de sa pensée morale, et par les objectifs qu’il assigne à une prospérité qu’il associe néanmoins comme eux à l’intensification des échanges et à la paix en Europe. Il refuse l’idée d’un abandon anomique aux vices privés, convaincu que les intérêts et les passions ne sont pas des forces toutes négatives mais doivent être canalisés par le législateur7 . Dans le sillage de son Projet pour mieux mettre en œuvre le désir de la distinction entre pareils, l’abbé explique l’appétit de luxe comme un désir de se distinguer mal dirigé (Luxe, § 4 ; § 7). Est luxe un usage inutile du superflu, c’est-à-dire, selon l’utilitarisme de l’abbé, ce qui ne contribue pas à diminuer les maux ou à augmenter le bien-être du plus grand nombre de personnes. C’est pourquoi il préconise des lois somptuaires et des règlements destinés à encourager l’utilisation de ses richesses pour l’« utilité publique ». Le législateur doit favoriser le labeur, l’utilisation utile des talents et des biens, la modération, la répartition de l’abondance.
§ 5Les dépenses, à Meudon, de Louvois, le célèbre ministre de Louis XIV, déjà incriminé dans le Discours sur la polysynodie pour sa responsabilité dans la politique belliciste du souverain (Polysynodie, § 2) viennent illustrer un désir de distinction mal entendu. Cet exemple se prolongera en diatribe dans l’addition de 1739 : visant sans doute les arguments de Melon, mort l’année précédente, qui avait écrit que « celui qui dépense à bâtir, à dorer un superbe palais ne fait rien de contraire à l’État ni à la morale »8 , Saint-Pierre fustige un goût du faste qu’il attribue, comme sectateur du progrès de la raison, à une conception arriérée de la gloire.
§ 6Si cette Observation n’eut sans doute guère d’écho – seule la Bibliothèque raisonnée en donna, en 1735, un compte rendu purement descriptif –, elle n’en développe pas moins une critique de la dépense somptuaire qui, sans revenir à une conception traditionnelle du luxe corrupteur, sera en partie celle des physiocrates défendant les investissements productifs9 . Derrière le recours à un thème moral qui semble opposer apologistes novateurs et détracteurs nostalgiques apparaissent de nouvelles sources de divergence : rôle de la demande et de la consommation, distinction entre consommations productives et improductives, allocation des moyens de production. Loin de penser que la richesse finit par se diffuser harmonieusement, l’abbé formule sa critique du luxe à partir du critère d’utilité étendue qui lui sert à apprécier les conduites des particuliers, comme les choix politiques des gouvernants.
Note sur l’établissement du texte
Manuscrits
Observation très importante sur le luxe, BPU Neuchâtel, ms. R241, p. [1-7]. (A)
Mise au net presque identique au texte de l’imprimé, mais antérieure, comme le montre un élément qui y sera supprimé (Luxe, § 11). Quelques corrections autographes ont été effectuées après l’impression.
Sur le luxe, BPU Neuchâtel, ms. R233, p. 24-37. (C)
Version revue et mise au net, datée (p. 37) : « Revu à Hénonville 8 juin 1739 ». Le nouveau titre et l’absence de toute référence à l’intégration dans une série d’Observations souligne l’autonomie de cet opuscule. L’auteur a ajouté un développement pour répondre à un partisan du luxe (Luxe, § 24-37).
Imprimé
« Observation V très importante. Sur le luxe », in Ouvrages politiques, Rotterdam, J. D. Beman, 1734, t. VII, p. 32-41. (B)
Réflexion intégrée dans une série d’Observations diverses et initialement autonomes, rassemblées sous la désignation « Concernant le gouvernement intérieur de l’État ».
L’abbé de Saint-Pierre, en 1739, a repris et complété le texte de l’imprimé. Âgé et physiquement diminué, il n’améliore pas cette première version connue mais la rend parfois redondante. En revanche, il y ajoute un développement qui témoigne de ses échanges avec les partisans du luxe. Le texte de base proposé est celui de l’imprimé (B), avec les variantes des deux manuscrits (A) et (C), et nous présentons à la suite la longue addition du texte. (C)