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QUESTION POLITIQUE SUR LE MARIAGE

§ 1

Vous me demandez si, en ne consultant que la morale et la politique de la raison universelle, je conseillerais quelques changements dans nos lois sur le mariage. Je n’ai pas assez médité sur les avantages et sur les inconvénients de la multiplicité des femmes et sur la permission de faire des contrats de mariage pour un temps limité ; mais jusqu’à présent il me semble que nos lois sur cet article sont, à tout peser, les meilleures qui soient sur la terre et dans lesquelles les inconvénients sont moindres et en moindre nombre.

§ 2

Le sage législateur doit viser à l’augmentation du bonheur de ses sujets, à la multiplication de ces mêmes sujets, et surtout à l’éducation des enfants qui tend à l’acquisition de la prudence et des talents et principalement à leur faire observer la justice et pratiquer la bienfaisance pour plaire à Dieu.

§ 3

De là il suit que la loi doit viser à multiplier les mariages entre ceux qui peuvent nourrir et donner ou faire donner à leurs enfants une bonne éducation. Nous savons par expérience que les pères et les mères désirent plus l’augmentation du bonheur de leurs propres enfants que l’augmentation des enfants des autres et que ce désir s’augmente durant le temps de leur enfance qu’ils passent dans la maison paternelle1.

§ 4

De là il suit que, pour le bien des enfants, il est à propos que les mariés demeurent ensemble avec leurs enfants et le plus longtemps qu’il est possible.

§ 5

De là il suit qu’il est plus à propos que les contrats de mariage soient pour la vie des mariés, parce que, si c’était pour un temps limité, leur affection pour leurs enfants diminuerait, ils travailleraient moins pour augmenter le bonheur de ces enfants. Ainsi les richesses de l’État diminueraient à proportion de la diminution du travail des sujets.

§ 6

Il est évident que si les quinze femmes de ce mahométan avaient été à quinze maris, il en serait venu plus d’enfants. De là il suit que pour le bien de l’État il vaut mieux en général qu’un mari n’ait qu’une femme.

§ 7

À l’égard de la liberté de répudier ou de se séparer, elle me paraît très opposée à l’intérêt des enfants quand il y en a ; mais quand il n’y en a pas, après dix ans de mariage, la loi pourrait laisser cette liberté aux mariés à certaines conditions en faveur de celui qui ne la demanderait point. Mais c’est peu de chose et nos séparations volontaires de biens y suppléent assez en général. Ceux qui se sont unis pour être mieux peuvent aussi se séparer pour être mieux, pourvu que le tiers, c’est-à-dire les enfants, n’en souffrent point.

§ 8

Au reste, si les mariés songeaient le matin, à midi et le soir qu’ils doivent observer la justice l’un envers l’autre, encore plus qu’envers d’autres personnes ; s’ils songeaient de même que, selon la raison universelle, ils sont encore plus obligés à pratiquer la bienfaisance l’un envers l’autre qu’envers toute autre personne pour plaire à Dieu et pour obtenir le Paradis, il arriverait d’un côté que, se déplaisant plus rarement par des contradictions, ou du moins réparant l’offense, et de l’autre que se faisant mutuellement plus souvent de petits plaisirs par des attentions obligeantes, il en résulterait qu’un pareil mariage serait une condition très souhaitable en cette vie et très méritoire pour la seconde vie.

§ 9

Une minute de bonne lecture à chacun de ces trois temps de la journée leur suffirait pour rendre leur vie heureuse. J’appelle bonne lecture, d’un côté l’exposition de la punition et de la récompense de la vie future, et de l’autre l’exposition des différentes manières de se faire du plaisir, et du plaisir l’un à l’autre. Et voilà de ces petits livres très importants au bonheur de la société. On ne saurait en composer trop de cette espèce. Vous voilà instruit de mes opinions. Je les garde par provision en attendant qu’il m’en vienne de meilleures, c’est-à-dire de plus vraisemblables. Adieu. Je veux dire : puissiez-vous obtenir le Paradis par vos actions de bienfaisance.


1.Comprendre : durant le temps que les enfants passent dans la maison paternelle. Montesquieu écrit dans ses Pensées : « La polygamie est déraisonnable en cela que le père et la mère n’ont pas la même affection pour leurs enfants étant impossible qu’un père aime cinquante enfants comme une mère deux » (nous modernisons l’orthographe), no 1118 (ca 1734-1739), in Montedite. Édition critique des “Pensées” de Montesquieu, Carole Dornier (éd.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2013, en ligne.