SUR LES VŒUX MONASTIQUES
PROPOSITION XIX1
§ 1La bonne police doit empêcher que les mineurs n’engagent jamais leur liberté aux monastères avant vingt-cinq ans, si ce n’est pour quatre ou cinq ans.
PREUVE HISTORIQUE
§ 2Il vient de mourir en Franche-Comté, cette année 17022 , un homme de qualité de cette province, dont la vie a été bien extraordinaire. C’était l’abbé de Vatteville. Le baron de Vatteville son frère a été chevalier de la Toison d’or, ambassadeur d’Espagne en Angleterre, celui-là même qui eut à Londres cette affaire de cérémonie avec le comte d’Estrades ambassadeur de France, depuis maréchal de France, sur la préséance, et ce fut à l’occasion de cette affaire que Philippe IV, roi d’Espagne, déclara à toutes les cours de l’Europe, qu’il voulait que les ambassadeurs d’Espagne ne passassent désormais qu’après les ambassadeurs de France3 .
§ 3Mais voici l’histoire de l’abbé que me conta un homme de ma connaissance, et de la connaissance de Vatteville qui vient de terminer sa destinée.
§ 4Cet abbé, à l’âge de 17 ans, au sortir d’un sermon sur l’enfer, saisi de frayeur de l’éternité des peines des damnés que le prédicateur avait peintes vivement, se jeta dans les capucins pour éviter dans la suite les illusions des passions injustes auxquelles il s’était abandonné, mais malgré l’austérité de sa nouvelle forme de vie, il trouva en faisant réflexion sur les visites des gens du monde, et sur la violence de son tempérament, qu’il était encore trop exposé aux mêmes tentations auxquelles il cherchait des remèdes suffisants, et il jugea que le seul préservatif suffisant pour lui était de se renfermer dans la prison volontaire des chartreux.
§ 5Il obtint aisément la permission d’y entrer. Il y passa trois ou quatre ans d’une manière fort édifiante, mais il portait avec lui les principes de l’inconstance. C’était un tempérament vif, ardent, inquiet, et d’une imagination très vive qui s’allumait aisément par le souvenir des plaisirs qu’il avait goûtés, et qui étaient proportionnés à la grande sensibilité de sa constitution. Ces souvenirs agréables le vinrent troubler dans sa retraite.
§ 6Il n’avait pas assez d’occupations, ou bien elles n’étaient pas assez intéressantes pour fixer son imagination. Les agréments du monde se présentaient incessamment à son esprit. Il crut même pouvoir faire son salut en y rentrant. Ainsi, après bien de combats intérieurs, il résolut de sortir des chartreux, et de prendre dans les troupes du roi d’Espagne, son souverain, quelque emploi qui pût l’y faire subsister incognito, et sous un autre nom que le sien.
§ 7Il fallait pour cet effet escalader la muraille, et les chartreux non plus que les autres moines ne laissent pas volontiers sortir ceux qui sont dégoûtés de la vie monastique, et soit qu’ils craignent que de pareils transfuges ne décrient dans le monde leur manière de vivre, et combien on y rencontre peu de charité bienfaisante, soit qu’ils espèrent de ramener l’esprit de ceux qui s’ennuient du couvent, il est certain qu’il n’est pas si aisé d’en sortir qu’il est aisé d’y entrer.
§ 8Il écrivit donc secrètement à un de ses parents et de ses amis qui était à vingt-cinq lieues du monastère, de lui faire trouver un certain jour, à telle heure du matin, dans un petit bois à deux cents pas des murs des chartreux, un valet et deux chevaux, avec un habit d’abbé et une petite perruque. Il amasse cependant assez de pierres et de bois dans son petit jardin pour en faire une espèce de degré afin de monter sur le mur. Quelque domestique de la maison qui avait entré le jour précédent chez lui voyant cet amas de pierres et de bois soupçonna quelque chose et en avertit le soir le prieur.
§ 9Ce prieur s’était bien aperçu que depuis quelque temps il y avait du changement dans la conduite du jeune chartreux. Cela le fit aller dès le lendemain matin à sa cellule, et il le trouva effectivement dans le parc4 , qui se préparait à escalader le mur, car c’était le jour du rendez-vous.
§ 10Le prieur le harangua le mieux qu’il pût, mais le jeune chartreux persista toujours à lui dire qu’il voulait sortir. Le prieur mal avisé crut qu’il pouvait l’en empêcher de vive force, et se mit en devoir de l’arrêter par sa robe lorsqu’il était près à monter à l’échelle. Le prieur appela au secours, mais tout le monde était à l’office, et le jeune chartreux lui dit d’un ton à se faire craindre qu’il le laissât aller, autrement qu’il s’en repentirait. Le prieur le tenait et criait au secours. Le jeune chartreux tire un grand couteau de sa gaine, et en donna cinq ou six coups au prieur, le jette mort sur la place, escalade son mur, et s’enfuit dans le petit bois.
§ 11Il y trouve à point nommé ses chevaux, change d’habit, et s’éloigne le plus vite qu’il pût du couvent. Il fait repaître à sept ou huit lieues de là et continue son chemin. Enfin il s’arrêta le soir à un mauvais petit cabaret de village, ses chevaux étant rendus. Il n’y avait pour loger qu’une petite chambre, et deux petits lits, il la prend, et paye une longe de veau pour son souper. C’était tout ce qu’il y avait à manger dans le cabaret. On la mit à la broche, et cependant on lui porta du pain et du vin.
§ 12Un quart d’heure après un officier arrive bien las, et bien affamé, descend de cheval et demande à loger. On lui dit qu’il n’y avait qu’une chambre qui était retenue par un abbé, que s’il voulait lui demander un lit peut-être l’obtiendrait-il. Il se débotte, monte à la chambre de l’abbé, et lui fait sa requête le plus civilement qu’il pût. L’abbé dit qu’il ne pouvait dormir quand il y avait quelqu’un dans sa chambre, et le refuse tout net. L’officier fut sur le point de le prendre sur un ton plus haut, et de faire déloger l’abbé, mais il jugea sagement qu’il ne serait pas le plus fort dans le cabaret où tout le monde serait contre lui, il sortit de la chambre en se plaignant tout haut de l’impolitesse de l’abbé, résolu de coucher comme il pourrait sur la paille.
§ 13Il demande quelque chose à manger, on lui dit qu’il n’y a rien, mais qu’apparemment l’abbé ne mangera pas toute la longe, il prie l’hôte de lui en faire donner un morceau. L’hôte envoie faire la proposition à l’abbé qui répond qu’il a grand faim, qu’il compte de la manger toute entière. Le pauvre officier fut réduit à faire un très maigre souper dans l’espérance de trouver l’occasion le lendemain de se venger de l’abbé.
§ 14De son côté l’abbé de Vatteville qui avait grand faim, et qui n’avait point mangé de viande depuis trois ou quatre ans, fit un grand souper. Le lendemain matin il rencontre l’officier dans la cour. « N’est-il pas vrai, lui dit-il, Monsieur, que vous me trouvâtes hier fort extraordinaire — Oui, lui dit l’officier, et très malhonnête. — Ajoutez, et très brutal », dit l’abbé. Cela se disait de part et d’autre d’un ton fort aigre. L’abbé ajouta : « Mais plût à Dieu qu’il vous prit fantaisie de vous en venger. — Ma foi, dit l’officier, avec vous autres prêtres on est bien empêché à tirer satisfaction. — Qu’à cela ne tienne, répliqua l’abbé. Mon valet a deux pistolets et une épée, montons à cheval, et à cinq cents pas d’ici vous choisirez ».
§ 15Le défi accepté, ils montent tous deux à cheval et mettent le pistolet à la main. L’abbé tue l’officier sur-le-champ et s’en va droit chez son parent à qui il raconte son aventure de ce jour-là et celle du jour précédent. Ce parent lui donne promptement un cheval, un habit de cavalier, et de l’argent pour se sauver en Espagne, et quelques lettres de recommandation pour obtenir quelque emploi à Madrid. La Franche-Comté était alors sous la domination du Roi d’Espagne.
§ 16Le voilà qui part, bien différent du jour où il entra chez les capucins. Il comptait qu’il ne dédaigna pas sur son chemin les servantes de cabaret. Il s’arrêta quelques jours à Perpignan où il débaucha la fille de son hôte, en lui promettant que dès qu’il aurait obtenu un emploi il viendrait l’épouser.
§ 17Il arrive à Madrid où il se fait appeler le chevalier de Hautecour comme il en était convenu avec son parent. Dans le temps qu’il sollicitait un emploi, il lui arriva une fâcheuse aventure. Il prit querelle la nuit avec un cavalier dans la rue ; ils se bâtirent au clair de la lune ; le cavalier fut tué, et il se trouva que c’était le fils d’un grand d’Espagne qui n’avait pas voulu ce jour-là être suivi d’aucun de ses gens. Le chevalier de Hautecour se sauva, et sachant à quelle partie il avait affaire il sortit la nuit de Madrid, et se retira à une petite ville où il y avait une abbaye de filles, dont l’abbesse était proche parente de son parent. Il avait même des lettres pour elle. Il lui dit son aventure de Madrid, et qu’il croyait à propos qu’il en demeurât éloigné quelque temps, jusqu’à ce qu’il sut que les parents du mort jetaient leurs soupçons ailleurs que sur lui, ou qu’ils eussent cessé leurs perquisitions.
§ 18L’abbesse le reçut fort bien, et lui promit de le garder jusqu’à ce qu’elle pût le renvoyer avec sûreté à Madrid. Il était grand, bienfait, belle physionomie, de l’esprit, l’air et les manières de qualité. Les religieuses se plaisaient à sa conversation, et il ne s’y déplaisait pas non plus. Il y en avait une d’entre elles qui était fille de qualité, fort jeune, fort jolie, et qui n’était entrée dans le couvent qu’avec répugnance, et par obéissance pour ses parents. Ils se plurent, ils se le dirent, et trouvèrent le moyen de se voir sans grille.
§ 19Le chevalier attendait sans impatience qu’on le renvoyât à Madrid. Il fût là plus de trois mois sans s’ennuyer. Mais une autre religieuse piquée de jalousie d’avoir vu dans une occasion sa compagne un peu mieux traitée qu’elle, se douta de quelque chose et l’observa si bien qu’enfin elle surprit une lettre qu’elle porta aussitôt à l’abbesse qui envoya chercher le chevalier, lui fit beaucoup de reproches et, sans faire de bruit, l’obligea de se retirer dès le jour même. Elle lui conseilla de s’en aller à Naples, et lui donna même quelque argent pour son voyage. Le chevalier avoua le fait, fit semblant d’être fort honteux d’en avoir si mal usé envers une personne qui avait tant de bonté pour lui, témoigna bien du repentir, prit congé, et s’en alla.
§ 20Avant de s’en aller il trouva le moyen d’écrire à la religieuse sa situation, et de lui offrir de l’amener avec lui, et de l’épouser si elle voulait sortir le soir. Comme ils avaient déjà eu l’un et l’autre un pareil dessein, elle avait préparé plusieurs choses pour cela. Ainsi elle changea d’habit, monta sur la muraille et s’échappa. Le chevalier la reçut, et s’en alla avec elle à Madrid. Ils se tinrent quelques jours cachés et firent si bien qu’ils se rendirent à Lisbonne sans être découverts.
§ 21Ils y trouvent un vaisseau prêt à partir pour Smyrne. Il ne balança pas, il vendit son cheval, acheta quelques marchandises et dit au capitaine qu’il allait à Smyrne s’établir auprès du consul français son parent. Ce capitaine qui voyait sa femme jolie le crut, ou fit semblant de le croire. Le vaisseau mit à la voile, et eux bien aises d’échapper ainsi à de si grands dangers.
§ 22Il n’avait pas eu de peine à faire comprendre à sa femme qu’il n’y avait plus de sûreté pour eux parmi les chrétiens, qu’il fallait cependant commencer par se mettre en sûreté, et laisser à la fortune le soin de disposer de leur établissement.
§ 23Le capitaine les traita fort bien pendant le voyage, et jugea par leurs manières polies que ce n’étaient pas des personnes du peuple. L’amour qu’il avait pris pour la femme le rendit fort courtois, et quoiqu’il eût senti pendant le voyage qu’elle aimait trop son mari pour rien écouter de sa part, il ne fit que l’en estimer davantage, et ne l’en aima pas moins.
§ 24Le vaisseau fut assez longtemps dans le trajet parce que le vent changea lorsqu’ils étaient vers la Morée. Ils furent obligés d’y relâcher et d’y séjourner plus de trois semaines. La femme qui était fort incommodée de la mer et de sa grossesse y retrouva sa santé. Ils arrivent enfin à Smyrne. Le capitaine du vaisseau y fut deux mois, leur donna ses amis, et avant que de repartir les pria d’accepter quelque argent qu’ils lui rendraient quand ils en auraient le moyen. Ses amis, après son départ, travaillèrent de leur mieux à lui faire obtenir un emploi en Turquie pour subsister. Ils étaient dans cette espérance quand la femme tomba malade. La fièvre fut si violente qu’en cinq ou six jours elle mourut et laissa Hautecour dans la dernière désolation. Il partit quatre jours après pour Constantinople dans le dessein de prendre de l’emploi dans les troupes du Grand Seigneur. Ses amis lui donnèrent quelques lettres de créance qui lui servirent. On lui donna une honnête subsistance ; et son assiduité, sa vigilance, l’attachement qu’il fit paraître pour l’Aga de la troupe où il était, le firent bientôt distinguer. L’Aga lui proposa de faire profession du mahométisme, et n’eut pas beaucoup de peine à le persuader, non pas de croire, mais d’en faire semblant.
§ 25L’Aga ravi de l’avoir ainsi converti à sa loi vanta partout sa valeur, son esprit, sa qualité, et prit soin de le faire valoir en toute occasion à l’armée, et à la cour. Cela fit qu’il avança en peu d’années, et qu’il se trouva enfin dans un poste très considérable. Ses appointements lui donnèrent le moyen d’acheter et d’entretenir cinq ou six filles esclaves. Cette vie lui plaisait fort, et il n’eut jamais songé à la quitter sans un grand revers qui arriva à sa fortune.
§ 26Il y avait dix-sept ou dix-huit ans qu’il était fort à son aise, et fort accrédité, lorsque l’Aga son patron, qui était devenu un des plus considérables vizirs particuliers, vint à mourir. Ce vizir était vivement brouillé avec un autre qui était devenu le favori du Grand Vizir. Cela lui fit juger qu’il allait être exposé comme les autres créatures du défunt vizir à tous les ressentiments de son ennemi, et lui plus qu’un autre, puisqu’il avait personnellement contribué aux désagréments que cet ennemi avait soufferts de la cour.
§ 27Il employa cependant des amis communs pour tenter s’il n’y avait pas moyen de se réconcilier, mais on lui dit qu’il n’y avait point d’apparence, et que le vizir était trop aigri. Cela lui fit prendre la résolution pour échapper au péril qui le menaçait, de retourner dans son pays, et de s’y ménager une vie douce et tranquille. Il fallait pour cela engager le pape à lui donner un bref pour le dispenser d’entrer dans un couvent, et pour lui permettre de posséder quelques bénéfices, et, d’un autre côté, il fallait engager le roi d’Espagne, non seulement à lui permettre de vivre dans ses états, mais même à lui promettre de lui donner un ou plusieurs bénéfices assez considérables pour subsister aussi à son aise qu’il subsistait parmi les Turcs, où il avait la valeur de 18 000 livres de rente.
§ 28Dans cette vue il écrivit une lettre pour le pape dans laquelle il marquait que, touché d’un remords de conscience, il voulait se retirer dans son pays, et y mourir en chrétien. Il racontait sans déguisement ses aventures, et n’excusait en rien ce qu’il y avait de criminel, au contraire il se soumettait à une pénitence publique telle que le Saint Père le jugerait à propos, et demandait miséricorde. Il écrivait aussi une lettre pour le roi d’Espagne, et pour engager l’Empereur à lui obtenir du pape et du roi d’Espagne ce qu’il demandait, il écrivit au général de l’Empereur en Hongrie en lui envoyant ces lettres ouvertes. Il lui marquait qu’en reconnaissance de ce service, il lui promettait que, dès qu’il aurait obtenu ces grâces pour lui, il trouverait le moyen d’engager les 4 000 hommes qu’il commandait dans une embuscade, ou le général de l’Empereur les prendrait aisément tous prisonniers et lui indiqua même l’embuscade.
§ 29Hautecour fit porter toutes ces lettres par un renégat allemand, son domestique, au général. Comme les armées des Turcs et des Impériaux n’étaient pas éloignées, il eut bientôt réponse favorable du général de l’Empereur, il lui mande qu’il allait envoyer un courrier à la cour impériale, et que vraisemblablement dans deux mois il aurait les réponses du pape et du roi d’Espagne, telles qu’il les souhaitait ; et effectivement l’empereur sollicita si bien l’affaire à Rome et à Madrid que le courrier de Vienne arrivé au général, il envoya secrètement avertir Hautecour par la voie qu’il lui avait donnée. Hautecour, sans manquer à sa parole, fait donner sa troupe dans l’embuscade ; elle fût enlevée, on lui donna ses patentes et force lettres de recommandation et [il] revient en Franche-Comté vers le temps de la bataille de Saint-Gothard en 1664.
§ 30Le roi d’Espagne lui donna d’abord un petit bénéfice de 3 000 livres de rente et l’abbaye de Beaume5 de 13 000 livres de rente en ce pays-là. C’est là qu’il est mort depuis un mois à 84 ans en 1702.
§ 31Nota. Le marc d’argent qui valait alors 28 livres en vaut présentement près de cinquante en 1736 et la journée commune du journalier n’y valait alors que quatre ou cinq sous.
§ 32Il [Vatteville] était grand chasseur, surtout aux bêtes malfaisantes. Il aimait la bonne chère, il faisait beaucoup d’aumônes qu’il faisait distribuer par ses curés. L’aumône est la grande dévotion des Turcs, qui croient que tout peut se racheter avec les œuvres de bienfaisance. Il donnait des pensions à deux chirurgiens pour avoir soin des pauvres malades de ses paroisses, et pour leur fournir des remèdes. Il entretenait deux maîtres d’école, et faisait apprendre des métiers aux pauvres garçons, et aux pauvres filles. Il donnait une pension à un avocat pour lui aider à accommoder les procès entre les gentilshommes ses voisins, et pour accommoder ceux des paysans. C’était un homme haut à la main6 , et qui faisait donner la bastonnade des Turcs aux malfaiteurs, d’ailleurs voisin doux, juste, et bienfaisant. Personne ne voulait ou n’osait lui parler sur certains plaisirs qu’il avait appris chez les Turcs à regarder comme innocents. Il a conté son histoire à plusieurs personnes, et je la tiens d’un homme de qualité distingué de Franche-Comté à qui il l’a contée. On dit qu’il est mort avec beaucoup d’espérance du paradis, persuadé que Dieu lui pardonnerait ses crimes, parce qu’il en était fort repentant, et que pour les réparer, il avait été bienfaisant envers les pauvres.
RÉFLEXION POLITIQUE
§ 33Tous ces malheurs ne seraient point arrivés ni à l’abbé de Vatteville, ni à ceux qu’il a tués s’il avait été défendu par la loi d’engager sa liberté qu’après vingt-cinq ans.
§ 34Si la loi qui défend à tout citoyen d’aliéner la plus petite partie de sa terre, même au profit d’un hôpital, ou d’un monastère avant vingt-cinq ans, est une loi sage7 , la loi qui permet à l’écolier de seize ans d’aliéner pour toute sa vie sa liberté, qui lui est cent fois plus précieuse que ce morceau de terre, ne doit-elle pas être traitée de loi déraisonnable qui ne peut avoir été dictée que par un fanatisme outré, qui permet un choix très important à un âge où l’on n’a pas l’usage d’une raison suffisante pour choisir avec prudence ?
§ 35Segrais, homme d’esprit, me dit un jour que cette fantaisie de se faire religieux ou religieuse était la petite vérole de l’esprit, et que cette maladie prenait ordinairement entre quinze et dix-huit ans. La plupart en demeurent marqués. Ce sont ceux qui se repentent d’un pareil choix.
§ 36Je fus attaqué à dix-sept ans de cette maladie. J’allai me présenter au P. Prieur des prémontrés réformés d’Ardenne auprès de Caen8 , mais par bonheur pour ceux qui profiteront de mes ouvrages, il douta que j’eusse assez de santé pour chanter longtemps au chœur, et me renvoya consulter un vieux médecin du château de Caen nommé Monlien9 , qui me dit que j’étais d’une santé trop délicate. J’ai donc eu cette maladie, mais ce n’a été qu’une petite vérole volante dont je n’ai point été marqué.
§ 37Un bon règlement pourrait épargner cette maladie à beaucoup de bons citoyens jeunes, qui pour l’ordinaire ne sont pas ceux qui ont le moins d’esprit, et qui serviraient beaucoup mieux l’État et l’Église dans le monde, où l’on a bien plus d’occasions, et de moyens d’exercer la bienfaisance que dans un monastère.