Discours contre l’augmentation des monnaies, et en faveur des annuités
Introduction et annotation par Jérôme Jambu
Établissement du texte par Carole Dornier
Ce discours s’inscrit dans un contexte particulier : celui d’un tiers de siècle d’une succession ininterrompue de hausses monétaires ayant conduit à une augmentation de 50 % de la livre tournois. Après sa quasi-stabilisation en 1640-1641 avec la création des louis d’or et d’argent, la monnaie subit de nombreuses mutations entre 1689 et 1726. Plus d’une dizaine de réformes monétaires eurent lieu en moins de quarante ans1 . Celles-ci furent initiées par Louis XIV afin de financer la guerre de la ligue d’Augsbourg2 et poursuivies jusqu’au début du règne personnel de Louis XV afin d’éponger les dettes de l’État (« un secours », Monnaies, § 1). Ces véritables manipulations consistaient en un changement de cours des monnaies, généralement à la hausse. Le principe était de donner un plus haut prix à la pièce en circulation – par exemple 3 £ 2 s. au lieu de 3 £ pour un écu d’argent. Ainsi, à somme égale, le débiteur avait-il moins de métal à débourser – par exemple 95 pièces ¾ de 3 £ 2 s. pour faire 300 £, au lieu de 100 pièces de 3 £ auparavant. Cette mesure avantageait le roi de guerre dont les dépenses ne cessaient d’augmenter et les détenteurs de métal (les « dépositaires d’argent », Monnaies, § 4), à commencer par les banquiers, qui seraient ainsi en mesure de prêter davantage.
§ 2Afin de gagner davantage, il fut décidé que la nouvelle valeur des espèces, dont le titre et le poids demeuraient inchangés, serait signifiée par l’apposition d’une nouvelle image gravée (« une simple nouvelle empreinte », Monnaies, § 5), procédé inventé en 1689. Celles-ci étaient donc simplement « réformées » par surfrappe dans les ateliers monétaires du royaume. La public était invité, ou plutôt poussé par maintes mesures financièrement coercitives, à y porter ses anciennes espèces afin de les faire marquer. Et l’on s’en retournait avec moins de métal une fois la transformation effectuée – c’est-à-dire, pour 300 £ déposées en 100 anciens écus de 3 £, avec 95 ¾ nouveaux écus de 3 £ 2 s… Le roi conservait le surplus à son avantage. Ainsi la première réformation (1689-1693), par exemple, rapporta-t-elle à la monarchie 34 millions de livres nets (« un […] subside considérable », Monnaies, § 1).
§ 3L’autre forme de réforme des monnaies consistait en une refonte des espèces en circulation (« nouvelle refonte », Monnaies, § 3). Celle-ci fut rendue nécessaire en 1709 après quatre réformations (1689, 1693, 1701 et 1704) qui avaient tellement abîmé les monnaies qu’elles étaient devenues inesthétiques et difficilement lisibles. Elle induisait de reprendre toute la chaîne de fabrication du numéraire : fonte des anciennes espèces, taille et frappe des flans, etc., ce qui augmentait considérablement les délais et les coûts de production (« plus difficile et plus coûteuse », Monnaies, § 5). C’était cependant l’occasion de changer le pied des monnaies, c’est-à-dire leur valeur intrinsèque, en modifiant leur poids et / ou leur titre, et d’augmenter subrepticement le prix du métal. Le louis d’or et l’écu d’argent furent ainsi modifiés une première fois en 1709 et la Régence abusa de ce procédé. Il fut utilisé à quatre reprises (1709, 1718, 1724 et 1726) plus deux fois partiellement (1716 pour l’or et 1720 pour l’argent), tandis que de nouvelles réformations s’y intercalèrent (1716 et 1720).
§ 4Si la refonte était plus difficile à réaliser que la réformation, elle était cependant plus efficace pour lutter contre le faux-monnayage (Monnaies, § 5). En effet, nombreux furent les criminels qui tentèrent de réformer faussement les monnaies, opération qui ne nécessitait que de disposer de carrés gravés copiant l’empreinte officielle et d’un peu de force. Ces fausses réformations présentaient d’excellentes caractéristiques intrinsèques puisqu’elles étaient exécutées sur des flans sortis précédemment des ateliers monétaires et circulaient sans léser ses utilisateurs. C’est ainsi que certaines séries monétaires présentent aujourd’hui plus de faux que de monnaies légales, fabriqués parfois en quantités tout à fait industrielles3 ! C’est le roi qui perdait le bénéfice de leur transformation, qui tombait tout entier dans la poche des faux-monnayeurs et du public récalcitrant à se faire légalement escroquer par Sa Majesté.
§ 5La dernière réforme monétaire, celle de 1726, fut une refonte générale. Elle établit finalement le louis d’or de 6,75 grammes et 22 carats à 24 livres et l’écu d’argent de 27,45 grammes et 917 ‰ à 6 livres. C’est ce système monétaire que connaît Saint-Pierre en 1733. Cette réforme est considérée aujourd’hui comme l’initiatrice d’une grande période de stabilité monétaire qui dura en effet jusqu’à la Révolution française – c’est sur la base de la livre de 1726 que fut créé le franc germinal de 1801. Juste sept ans après qu’elle fut établie, Saint-Pierre ne pouvait cependant rien savoir de cette postérité et semblait craindre une nouvelle manipulation des cours, échaudé par la succession de celles des décennies précédentes4 .
§ 6Saint-Pierre s’oppose tout à fait à l’augmentation de la masse monétaire par le jeu des manipulations de cours, considérant que les inconvénients et difficultés qu’elles suscitent (hausse de prix, resserrement des stocks, fuite des métaux à l’étranger, risque de faux-monnayage, etc.) sont loin d’être équilibrés par le peu de rentrées fiscales qu’elles induisent. Si la monarchie a rapidement besoin d’argent, il est en revanche tout à fait favorable à l’emprunt auprès des particuliers selon une vieille tradition française, améliorée par la pratique anglaise des « annuités » (Monnaies, § 38). Celle-ci consiste en un remboursement proportionné d’une part de capital chaque année, avec des intérêts, selon un échéancier jusqu’à extinction de la dette. On pourrait l’assimiler à une rente à terme qui n’existe pas dans le système français où elles sont viagères ou perpétuelles, mais demeurent remboursables et dont les intérêts sont versés en quatre quartiers, c’est-à-dire par trimestre. À la fin de la guerre de Succession d’Espagne, le contrôleur général des finances Desmaretz avait, parmi d’autres expédients, créé des rentes non perpétuelles à annuités, s’inspirant du modèle anglais. Mais elles ne connurent pas le succès escompté puisque gagées sur les revenus de la taille, donc pilotées par l’État et ses financiers, dont on se méfiait alors au plus haut point (Monnaies, § 56, § 80)5 .
§ 7La préférence de Saint-Pierre dans le domaine de l’emprunt va nettement aux « rentes de l’Hôtel de ville », assignées sur des recettes royales et vendues par la municipalité réputée digne de confiance, ce qui en faisait l’« une des sources de crédit les plus constantes de la monarchie »6 . Certes le XVIIe siècle les rendit moins intéressantes puisque leur intérêt fut abaissé de 8,3 à 5 %. Mais ces rentes assuraient une part importante des ressources de la bourgeoisie naissante au XVIIIe siècle, tout en drainant son argent dans les caisses royales.
§ 8On pourrait penser qu’il y a peu de rapport entre la solution incriminée – l’augmentation des monnaies – et celle conseillée – la création de rentes de l’Hôtel de ville – pour remplir les caisses de l’État. En fait, privilégiant le prêt, Saint-Pierre ne peut en préambule de son discours central que vilipender une pratique qui trompe nécessairement le crédirentier dont il se pose en défenseur : les remboursements de capital et versements d’intérêt devant être réalisés en monnaie réelle, celle-ci ne peut pas et ne doit pas être modifiée.
Note sur l’établissement du texte
Manuscrit
Utilité des annuités, Proposition à démontrer, archives départementales du Calvados, 38 F 42 (ancienne liasse 4), p. 1-13. (A)
Copie de ce qui constitue la seconde partie dans l’imprimé, comportant des corrections et additions autographes, dont certaines ont été intégrées dans l’imprimé. Il s’agit donc d’un texte antérieur à la version contenue dans le deuxième tome des Ouvrages de politique.
Imprimé
Discours contre l’augmentation des monnaies, et en faveur des annuités, in OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. II, p. 199-230. (B)
L’abbé de Saint-Pierre a joint le discours contre l’augmentation des monnaies à l’opuscule intitulé Utilité des annuités, qui correspond à la seconde partie.
Le texte de l’imprimé est le seul dont on dispose pour la préface et la première partie du Discours. Pour la seconde partie, le texte proposé est aussi celui de l’imprimé, avec les variantes de la copie manuscrite comportant des corrections et additions autographes reproduites en variantes.