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OBSERVATIONS SUR LA PROMOTION PROCHAINE DES MARÉCHAUX DE FRANCE [•]

§ 1

Je suppose 1o que parmi les cent deux lieutenants généraux mis dans l’Almanach de 17331, la cour veuille choisir les douze d’entre eux, qui par leur valeur, par leur activité, par leur génie, par leurs talents, par leur santé, par leur prudence, en un mot par leur mérite national, soient plus en état que les autres de rendre de grands services au roi et à la patrie.

§ 2

2o Je suppose que le roi et les ministres veuillent avoir la plus grande sûreté d’avoir fait un excellent choix, et avoir l’avantage de le persuader aux officiers, aux soldats et au public.

§ 3

3o Je suppose que le roi et le ministre veuillent faire en sorte que les quatre-vingt-dix lieutenants généraux qui ne seront point choisis ne leur sachent aucun mauvais gré de n’avoir point été choisis.

§ 4

4o Je suppose que le roi veuille exciter parmi les officiers militaires une grande émulation, à qui acquerra, par ses travaux et par son application, plus de mérite national.

Méthode [•] pour procurer au roi et à l’État ces quatre grands avantages

§ 5

1o Que le roi partage les lieutenants généraux en trois compagnies d’environ trente-quatre chacune, à commencer la première par les promotions les plus anciennes, et les deux autres en suivant les dates.

§ 6

2o Qu’il ordonne à chacune de ces compagnies de faire quatre scrutins en quatre jours différents ; qu’ils nomment à chaque scrutin les trois d’entre eux qu’ils jugent avoir plus de mérite national, et être plus en état de rendre des services considérables au roi et à l’État.

§ 7

3o Que dans leur billet de scrutin ils écrivent ces trois noms, et qu’ils mettent leur nom cacheté au bas du billet de scrutin.

§ 8

4o Que le roi, chacun de ces quatre jours, ôte les noms des trois qu’il aura résolu de faire maréchaux de France : il aura le quatrième jour douze maréchaux de France, rangés par rangs de classe, et suivant le rang des jours du scrutin.

§ 9

5o Que le roi, avant le scrutin, fasse savoir qu’il est défendu, sur peine de privation de voix active et passive2, et même d’interdiction perpétuelle, à toute personne de solliciter ou faire solliciter aucun des élisants, pour soi ou pour un autre.

§ 10

6o Que le roi, avant que de recevoir les billets de scrutin dans son chapeau, demande en particulier à chacun des élisants s’il n’a point connaissance qu’il y ait eu aucune sollicitation en faveur de quelqu’un, soit au-dedans, soit au-dehors.

§ 11

7o Que le roi ouvre ou fasse ouvrir les billets de chacun des scrutins devant les ministres, et qu’il choisisse celui qui a le plus de voix, ou un des trois qui aura le plus de voix.

Conséquences de cette méthode [•]

§ 12

1o Dès qu’il n’y aura nulle sollicitation en faveur d’aucun intérêt particulier, qu’autant qu’il sera joint à l’intérêt public, il arrivera qu’aucun élisant, de peur de perdre sa voix, et d’être connu pour mauvais juge, par son nom écrit à la fin du billet, ne donnera point sa voix à son parent, à son ami, s’il ne croit que plusieurs autres lui donneront la leur.

§ 13

2o Comme ces trente élisants sont les hommes du monde les plus fins connaisseurs du degré de mérite national de chaque sujet de leur compagnie, et qu’il est impossible de faire avec succès aucune cabale pour un parent ou un ami dépourvu d’un mérite fort distingué : il arrivera par nécessité que le plus grand nombre de voix iront vers ceux qui dans la compagnie sont regardés comme ayant le mérite national distingué et supérieur au mérite des autres, et que ce seront ceux qui à tout prendre seront les meilleurs sujets pour la patrie.

§ 14

3o Il arrivera que le roi aura, dans chaque compagnie de trente-quatre, les quatre meilleurs de la compagnie des plus vieux, la plupart de soixante-dix ans et au-dessus, plus capables de conseil que d’exécution ; les quatre meilleurs de la compagnie des moins vieux, la plupart de soixante ans et au-dessus ; et les quatre meilleurs d’environ cinquante ans et au-dessus, les plus en état de servir par leur santé. Il aura ainsi, pour la plus grande utilité de l’État, douze excellents maréchaux de France.

§ 15

Or personne ne doute que la plus grande utilité de l’État ne doive être l’unique règle du roi, et des ministres, dans une pareille promotion ; et que toutes les vues particulières d’inclination, ou d’intérêt particulier, ne doivent céder à cette règle.

§ 16

4o Avec cette méthode, qui est toute simple, il arrivera que le roi connaîtra le degré de mérite de chacun de ceux qu’il choisira, et le connaîtra avec la plus grande certitude qu’il puisse le connaître ; il le connaîtra même mieux qu’aucun des pareils ne le connaissent présentement : parce qu’il saura le résultat des jugements de chaque particulier de la compagnie ; résultat qu’aucun d’eux ne peut savoir aussi bien que celui qui ouvre le scrutin.

§ 17

5o Il arrivera souvent que la supériorité d’ancienneté se trouvera avec la supériorité de mérite national ; mais il n’arrivera plus jamais que la supériorité d’ancienneté destituée d’un mérite national distingué soit préférée à un mérite national très distingué : ce qui était infiniment préjudiciable au service du roi et de la patrie.

§ 18

6o Il arrivera dans la suite que l’on pourra faire les promotions des autres moindres officiers militaires sur la même méthode ; et que l’on pourra plus facilement se servir de la même méthode dans la marine, dans le clergé, dans la magistrature, et dans tous les emplois où il est important au service du roi et de l’État de choisir le meilleur entre les compétiteurs.

§ 19

7o Il arrivera que l’émulation, à qui se fera plus d’amis entre ses pareils, à qui acquerra au plus haut point les talents les plus utiles à la nation, et à qui servira le plus utilement, se répandra dans tous les ordres de l’État. Ce qui est le seul moyen d’augmenter les vertus, les talents, et l’amour de la patrie ; et par conséquent le moyen le plus efficace pour augmenter le bonheur de la nation, et la réputation du règne du roi et du ministère.

§ 20

8o Il arrivera que nul des quatre-vingt-dix lieutenants généraux qui ne seront point choisis n’aura aucun sujet d’être mécontent, ni du roi, ni des ministres, qui n’auront eu aucune part aux choix : ils n’auront à s’en prendre qu’à leurs pareils, ou peut-être à eux-mêmes ; et ce qui est infiniment précieux pour le roi, il recevra de tous les gens de bien, et de toute la nation, des bénédictions à l’infini, pour avoir adopté la méthode la plus sûre pour rendre toujours justice à la supériorité de mérite national.

Avertissement

§ 21

 [•]Depuis ce mémoire on a fait plusieurs maréchaux de France, sept maréchaux de France3, et plus de quatre-vingt-dix mécontents. Et ce qu’il y a de pis, c’est que si on s’en rapporte au public, nous n’avons pas pour maréchaux de France tous ceux qui ont le plus de mérite national, nécessaire pour bien remplir cet emploi. D’ailleurs quand nous aurions effectivement les sept meilleurs, c’est une grande perte pour la confiance que les officiers et les soldats doivent avoir dans leur mérite que de n’avoir pas été indiqués au roi par leurs pareils, qui sont les seuls bons connaisseurs, comme les plus dignes de cette charge.


1.Voir cette liste dans : Almanach royal […], Paris, Vve d’Houry, 1733, p. 78-79, en ligne.
3.Furent promus en 1734, Charles-Armand de Gontaut, duc de Biron (1663–1756) ; Jacques-François de Chastenet, marquis de Puységur (1656–1743) ; Claude Bidal, marquis d’Asfeld (1665–1743) ; Adrien, duc de Noailles (1678–1766) ; Christian Louis de Montmorency-Luxembourg, prince de Tingry (1675–1746) ; François-Marie, duc de Broglie (1671–1745) ; François de Franquetot, comte de Coigny (1670–1759) ; voir Almanach royal. Année 1738, Paris, Vve d’Houry, 1738, p. 81.